Hamlet, anatomie de la mélancolie
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Hamlet, anatomie de la mélancolie
2013 Entretien avec Valentin Rossier Rue de Saint-Jean 92, Genève mardi 9 avril 2013 1 Hamlet, extrémités se bordent de deux mursrideaux organiques à la transparence épaisse, une issue probable entre l’abattoir et un monde parallèle. Il y a un côté tribunal dans cette mise en espace, une sorte de mise à mort publique. « Je suis affreusement entouré », nous dit Hamlet. On l’épie, on active sa paranoïa. Il n’a pas d’échappatoire, sauf quand il sort. Je ne saurais pas raconter autrement cette pièce que dans un tel dispositif. L’aspect à l’italienne me paraît trop direct. Je préfère l’idée de la trappe, travailler avec le fait qu’il est observé de partout. Tout le monde l’espionne, le sonde, essaie de comprendre ce qu’il a, pour de multiples raisons. anatomie de la mélancolie William Shakespeare / Valentin Rossier Du 12 juin au 6 juillet Théâtre 1h45’ Tout public dès 14 ans Retour à Hamlet après une création en 2005 au Théâtre du Loup et une reprise en 2006 au Théâtre de Vidy. Et c’est encore vous qui interpréterez Hamlet… Une obsession ? Probablement. Mais vouloir jouer Hamlet est ridicule. On ne peut que projeter sa pensée. C’est plus que sa pensée. On ne peut pas mettre de visage. On dit souvent que les pièces sont universelles et intemporelles, on pourrait dire d’Hamlet qu’elle est éternelle. Tout le cosmos, quoi ! Une affaire de métaphysique. Hamlet n’est plus un personnage, c’est une entité. Et puis, cette figure du héros en antihéros qui ne parvient pas à venger son père, c’est le début de la réflexion d’un homme éminemment moderne. Vous semblez nous dire qu’il faudrait plus d’une vie pour (re)lire cette œuvre. Qu’est-ce qui a bougé dans votre lecture pour choisir d’aborder ce texte depuis le comportement schizophrénique et pathologique d’Hamlet, pour nouvelle orientation de mise en scène ? La lecture évolue au gré d’autres textes que l’on prend soin de croiser avec le temps. Pierre Bayard est une de ces lectures qui ont influencé mon désir de retravailler cette pièce. Mais il est important de dire que ce n’est peut-être pas Hamlet, mais bien quelqu’un qui se prend pour Hamlet. C’est une façon détournée de donner une plus grande importance analytique au personnage. Plus de drôlerie et de décalage sans doute aussi. Pour scénographie, le dispositif repris ici est le même que sur la précédente création : couloir psychiatrique organisé en mode bifrontal, avec effet ping-pong garanti dans l’auditoire. Qu’est-ce qui anime la conviction d’une telle écriture de l’espace scénique et dramaturgique ? La scène s’apparente ici à un long couloir de 2 mètres sur 15 dont les Faut-il y deviner une volonté de prise en compte plus directe du public, en matière de mise en scène ? Non, c’est un piège… Je fais partie de ces metteurs en scène qui se battent pour avoir le droit de venir dormir au théâtre, pourvu qu’ils dorment bien. Je n’aime pas particulièrement « casser le quatrième mur ». Pour tout dire, à choisir, je préférerais le reconstruire ! Prendre directement à partie et à témoin le spectateur n’est pas une voie vers laquelle je m’aventure. Quant à présumer de quelle nature sera notre relation scène-salle, on verra quand le public sera là. « L’objet du théâtre, c’est de présenter un miroir à la nature, c’est de montrer à la vertu son portrait et à l’ignominie son visage », nous dit Hamlet lui-même. Donc, je me contenterai de montrer. Un couloir psychiatrique en forme de catwalk où Hamlet nous apparaît donc d’emblée en pleine crise de schizophrénie dès la première scène d’ouverture, pour une relecture d’Hamlet et du Spectre très singulière… Cette entrée permet de faire jouer à Hamlet tous les personnages du début de la pièce. Dans cette première scène, Shakespeare s’est concentré pour crédibiliser le Spectre par trois témoins oculaires. Ici, j’ai choisi que les témoins soient inventés, joués par Hamlet. Du coup, ce sont les infirmiers qui, vus en transparence, deviennent le Spectre. Mais je vais encore plus loin, quand les infirmiers arrivent et jouent Horatio et Bernardo en disant qu’ils ont vu le Spectre ! Dans cette version, les infirmiers font leur travail de psychologues, jouent le jeu et s’en amusent, comme je m’en amuse moi-même. Le royaume est donc un hôpital psychiatrique avec Hamlet pour principal patient. Une version qui poserait alors les autres personnages en infirmiers du château ? Peut-être que la folie est environnante, des infirmiers certes ! Mais des fous plus que certains ! Cela dit, je n’ai pas envie de faire une comédie psychiatrique ! Il faut pouvoir être très fin avec cette affaire, laisser le doute s’installer par rapport aux places et rôles de chacun des personnages. Car il se pourrait bien que les pistes soient bien plus brouillées que cela ! Et si Hamlet était au fond le moins fou de tous ? Après le monologue du Spectre, Hamlet dit : « il se peut que j’endosse le manteau de la folie ». A partir du moment où il nous apparaît aussi lucide en parlant lui-même de sa folie, il se pourrait bien que tous les rôles s’en trouvent brutalement inversés ! La folie ne serait alors plus du tout là où on pensait la trouver. Quand Hamlet dit que le monde est fou et que, fort heureusement, il est là pour agir, on peut aisément percevoir un côté mégalo. Mais la folie ne veut pas dire forcément que nous sommes en tort. Ainsi donc, ce ne serait plus Hamlet le fou, mais bien plutôt les autres personnages ? Ou bien Hamlet serait-il seul, en train d’halluciner toute la pièce et tous les personnages qui vont avec ? D’une manière pragmatique, quand j’ai joué Hamlet au Théâtre de Vidy en 2006, j’ai commencé à imaginer que les autres personnages n’existaient pas et qu’Hamlet les hallucinait. Cela m’a beaucoup aidé pour aller plus loin dans cette nouvelle version aujourd’hui. Par exemple, le personnage d’Horatio est très intéressant. Il peut être considéré comme l’ami imaginaire d’Hamlet. Si on lit bien le texte, on remarque qu’il est toujours là quand il l’appelle, toujours sorti de nulle part, à la manière d’un spectre ! Cette question du théâtre dans le théâtre est là en permanence. La mise en abîme avec laquelle s’amuse Shakespeare est une clé de lecture qu’il ne faut pas négliger. Si bien qu’à la fin de la pièce Hamlet aurait tellement « joué Hamlet » qu’il pourrait alors se mettre à rejouer le début, et nous pourrions nous demander si ce que nous avons vu est véritablement Hamlet… Un célèbre réalisateur danois, Lars Von Trier, reprenait volontiers la célèbre citation « Il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark » pour signer une série TV culte : L’Hôpital et les Fantômes. Le royaume était ici représenté par un hôpital en décomposition hanté par les spectres de ses anciens patients, entre sciences exactes et sciences occultes, entre réalité et fiction. On y est presque on dirait ? Absolument! Cette transposition dans un hôpital est une piste qui permet d’avoir une lecture psychanalytique d’Hamlet. Cela me permet d’interroger le concept de surmoi, après Freud. J’ai la sensation que c’est une façon toute contemporaine d’aborder cette pièce. Le choix du soustitre Anatomie de la mélancolie n’est pas superflu. Je l’ai emprunté à Robert Burton (1576-1640), l’ancêtre de la psychanalyse, qui analyse les causes, symptômes, effets et caractéristiques les plus inattendus des manifestations de ce nouveau mal qu’est la mélancolie. La mélancolie est une chose nouvelle à l’époque shakespearienne, une pathologie toute moderne avec une conscience du monde où l’on vit qui peut rendre vraiment dépressif. On cherche tous ici les pourquoi et les comment d’une maladie psychique, dont le nom moderne est dépression. Dans le monde de la psychanalyse, Hamlet, c’est une mine ! Vous savez revenir ici à des collaborations déjà éprouvées l’an dernier avec trois interprètes de La Ronde (reprise cette année du 17 au 22 septembre) ; vous invitez non plus au titre de metteur en scène mais au titre d’interprète un José Lillo notamment remarqué dans votre précédente saison en 2012 sur une de ses créations (Le Petit-Maître corrigé) ; et vous ajoutez à la distribution un de vos invités sur cette saison 2013, Roland Vouilloz, accueilli avec Délivresse (du 14 au 24 août). Une certaine fidélité voire une « famille d’artistes » avec laquelle vous naviguez ? Toute fidélité dans ce métier est provisoire et ne dure qu’un certain temps. On ne peut pas avancer si on travaille toujours avec les mêmes. Mais j’avoue que c’est un avantage de retravailler avec certaines personnes, c’est un gain précieux. En pensée, il faut toujours bien choisir ses alliés. Le théâtre c’est quand même cela : il se fait mieux quand les participants se connaissent un peu. Disons alors que j’ai une fidélité à la mesure de notre profession : intermittente. Texte William Shakespeare Traduction Yves Bonnefoy Mise en scène Valentin Rossier Avec Jean-Alexandre Blanchet, Alain Borek, Caroline Cons, David Gobet, José Lillo, Jacques Michel, Anna Pieri, Valentin Rossier, Roland Vouilloz Son Polar (Eric Linder) Lumière Jonas Buhler Scénographie Jean-Marc Humm Costumes Nathalie Matriciani Coproduction Helvetic Shakespeare Company / Théâtre de l’Orangerie (création 2013) Avec le soutien du Service culturel Migros Genève