Extrait - Le Souffle d`Or
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Extrait - Le Souffle d`Or
Ma peau Ça pique ! Ça brûle ! Je suis mal dans ma peau et elle me le fait savoir. J’ai 12 ans lorsque surgit ma première « crise d’eczéma ». Héritage maternel ingrat que j’accueille tant bien que mal au sortir de l’enfance. Sitôt arrivé dans ma vie, l’eczéma se sent en terrain conquis. Ma peau qui gratte, ma peau qui s’ouvre, ma peau qui souffre. Rougeurs, démangeaisons incontrôlables, irritations. J’ai mal et honte à la fois. Je n’ose plus me regarder dans la glace. Et me sens terriblement impuissante devant cet eczéma qui gagne du terrain jour après jour. Des pliures de mes bras où il a établi son quartier général, il commence à ravir le contour de mes lèvres et à cerner mes yeux. Quand l’eczéma est au meilleur de sa forme, il envahit mon cou et mes oreilles qui ne sont plus que crevasses suintantes. L’invasion est fulgurante dès la première crise. Comme s’il voulait se rattraper de toutes ces années d’enfance pendant lesquelles il était en sommeil au fond de moi. Je peux m’estimer heureuse qu’il m’ait épargnée jusqu’à la puberté, cela aurait pu m’arriver bien plus tôt. Sentence 14 Peau neuve unanime des médecins qui s’accordent tous sur le fait que lorsqu’on a un « terrain » propice à « l’eczéma atopique », il peut ressurgir à tout moment. Une fois qu’il vous frappe, vous êtes mariés à vie. Il fait partie de votre constitution, conséquence de la nature hypersensible de votre peau et de celle de votre système digestif. C’est un fait, ou une fatalité. Allez expliquer ça à une adolescente qui a l’impression d’avoir grandi trop vite et qui a tellement de mal à s’intégrer dans ce monde d’adulte en devenir… L’eczéma survient dans ma vie à un moment où je me sens déjà si seule. Incapable de me faire de nouvelles amies parmi ces collégiennes qui rivalisent toutes d’ingéniosité pour ressembler à de vraies petites femmes. Fini le temps de l’innocence où je passais des heures à grimper aux arbres, les jeunes filles de mon âge ont d’autres occupations : leur apparence, leur style vestimentaire et les garçons. Jeans et chaussures de marque, mascara aguicheur, rouge à lèvres brillant, fond de teint copieusement étalé pour masquer les moindres imperfections cutanées, décolletés plongeant découvrant les poitrines naissantes. Un univers féminin orienté autour du paraître et de la séduction qui m’est complètement étranger, et dans lequel je m’efforce tant bien que mal de trouver une place qui me corresponde. Une place que je sens différente de la majorité de mes camarades de classe. Plus je les observe, plus je trouve leurs manières et leurs codes de conduite incompréhensibles. Ma peau 15 Elles ne pensent qu’à se montrer, quand moi j’ai envie de me cacher. Dissimuler mon corps de jeune femme en pleine floraison. Retarder le plus possible mon entrée dans l’âge adulte. La fidélité à la mode, au style et à l’attitude « cool » du moment, tout est prétexte à s’observer et à juger l’autre. Hors de question de passer pour une ringarde, la pire honte qui soit sur terre ! Tant de jugements et de critiques gratuits prononcés par-derrière, pour ensuite faire comme si de rien n’était face à la personne concernée. Les comportements hautains et dédaigneux des adolescentes de mon âge me soulèvent le cœur. Je ne peux m’empêcher de les trouver superficiels et vides de sens. Au collège, l’hypocrisie est de rigueur, autant que ces bises interminables qu’on se force à répéter chaque matin sur les joues de personnes que l’on n’aime pas. Uniquement par conformisme. La norme, le paraître, l’image stéréotypée de la femme sont les trois piliers de la religion des adolescentes. Douloureuse transition vers le monde des adultes, un monde que j’ai envie de fuir à grandes enjambées et dans lequel j’avance chaque jour un peu plus, malgré moi. Je me sens différente et fais mon possible pour que personne ne le remarque. En surface, je suis une jeune fille souriante et m’entends bien avec tout le monde. À l’intérieur, la solitude me pèse. Et l’arrivée de l’eczéma, avec ses rougeurs atroces, ne fait qu’empirer mon mal-être. Un vrai coup de grâce pour ma confiance en moi déjà 16 Peau neuve si ébranlée. Je me sens affreuse. J’ai terriblement honte de ma peau qui s’écaille et rougeoie sur mes bras et mon visage. À la maison, ce n’est guère mieux. Je m’enferme dans mon mutisme. Mon grand frère occupe le devant de la scène avec l’explosion tonitruante de sa crise d’adolescence. La présence de sa petite sœur l’insupporte. Nos contacts se résument au strict minimum : grognements, injures et coups répétés. Envolée la belle complicité de notre enfance, la guerre est ouvertement déclarée : aucune trêve possible. Mes parents assistent, impuissants, aux conflits violents qui se jouent quotidiennement entre nous. Et leur inquiétude grandit devant le mal-être croissant qui se lit sur mon visage. Ma peau parle pour moi. Elle dit ce que je ne suis pas capable de mettre en mots. Mes émotions et ma solitude intérieure qui me rongent d’autant plus que je n’arrive pas à les exprimer. Ni à mes parents, ni aux quelques amies d’enfance, qui ne vont pas au même collège que moi, et que je vois de temps en temps le week-end. Quoi qu’il arrive, je continue de faire bonne figure et de prétendre que tout va bien. Je reste stoïque. Jusqu’à ce que mon mal-être s’étende aussi la nuit. Impossible de trouver le sommeil, je me retourne des heures et des heures dans mon lit jusqu’à ce que je finisse par sombrer d’épuisement. Aux grands maux, les grands moyens ! Alertée par mes insomnies et l’état de ma peau qui empire de jour en jour, ma mère m’emmène Ma peau 17 chez un homéopathe acupuncteur qui l’a, selon ses dires, « miraculeusement » guérie de son eczéma dix ans auparavant. J’y vais le cœur rempli d’espoir et ressors de son cabinet avec mon premier traitement en poche. La pharmacienne me tend d’étranges potions et piqûres à m’administrer pendant plusieurs mois, auxquelles s’ajoute un régime sans gluten et sans produits laitiers : interdiction de manger des aliments contenant de la farine de blé, d’orge ou de seigle. Pour quelqu’un comme moi, qui a toujours adoré manger du pain et des pâtes, la sentence est lourde… Et pourtant, j’y adhère aussitôt car il en va de mon salut. Les semaines, les mois passent. Ma peau est toujours en lente rémission. Je lorgne de plus en plus sur les assiettes terriblement appétissantes de mes parents et de mon frère. Plaisir ou privations ? L’eczéma est toujours là, en sourdine. Pas d’indices en faveur d’une intolérance alimentaire. J’abdique ! Je souffre déjà assez sans avoir en plus à m’infliger un régime qui me prive des choses que j’aime et ne fait qu’accroître le malaise qui est à la racine de mes maux : la terrible impression de ne pas être comme tout le monde… * ** Crise, apaisement, cicatrisation, re-crise, apaisement, cicatrisation. Les années s’enchaînent, 18 Peau neuve identiques les unes aux autres. Aucune amélioration notable de mon état. Dermatologues, allergologues et médecins homéopathes se penchent tour à tour sur mon cas, tous impuissants à me soulager sur le long terme. Chercher ce qui déclenche mes crises devient un vrai casse-tête, l’enquête de ma vie. Je mène une véritable croisade pour identifier la ou les causes de mon mal-être. Mes états émotionnels ? Mon alimentation ? Les matières des vêtements que je porte ? Le savon, les crèmes et shampoings que j’utilise ? L’eau calcaire de ma douche ? J’observe, je scrute et passe au crible tous les éléments potentiellement agressifs pour ma peau. Parfois l’eczéma disparaît miraculeusement de ma vie pendant plusieurs semaines. L’été surtout, pendant les grandes vacances. L’absence de stress ? L’eau de mer, les vêtements d’été qui laissent ma peau respirer ? Ce sont autant de facteurs qui semblent améliorer mon état, mais pas toujours… À chaque fois que je pense obtenir l’embryon d’une piste, elle se dérobe devant moi. Impossible de mettre le doigt sur la « véritable cause » de mon malaise chronique. C’est comme si j’étais allergique à tout et à rien à la fois. La vie de ma peau est un mystère insondable, abyssal. L’eczéma, mes allergies, sont des réactions de défense. La manière que mon corps a trouvée pour se protéger des attaques potentielles venues de l’extérieur. Ou de l’intérieur ? Ma peau 19 Assez de m’entendre répéter que c’est « psychosomatique » ! Comment est-ce que je pourrais être l’auteur de mes propres souffrances, alors que mon souhait le plus cher est qu’elles disparaissent ? Plus mon enquête progresse, moins j’ai l’impression d’avancer. Les indices contradictoires s’accumulent. Les crises s’enchaînent et aggravent de manière inéluctable les plaies qui peinent à se refermer. Je n’ai plus qu’à faire avec. Vivre avec le malaise perpétuel d’être dans une peau inconfortable, rigide et crevassée. Accepter mon sort, aussi pénible soit-il. Pour mes quinze ans, un nouvel hôte s’invite dans ma vie : « l’urticaire à l’effort ». Expression barbare qui désigne les boursouflures qui envahissent mon corps, dès l’instant qu’il subit un contraste chaud-froid trop rapide. Ce qui, dans la vie de tous les jours, arrive très souvent. Par exemple, dès que j’ai le malheur de faire du sport ou de courir après mon train le matin. S’ensuivent alors vingt minutes de torture, le temps que ces pustules – incroyablement irritantes – disparaissent aussi rapidement qu’elles sont arrivées. L’urticaire n’est que de passage, il va et vient sans laisser de traces. À la différence de son cousin l’eczéma qui squatte son hôte et le vampirise. Toujours prêt à revenir insidieusement au moment où on l’attend le moins. Question démangeaisons par contre, ils ne jouent pas dans la même catégorie, l’urticaire l’emporte haut la main ! En cas de crise, arriver à ne pas 20 Peau neuve me gratter est de l’ordre du supplice : Respirer, respirer. Regarder par la fenêtre du train. Surtout penser à autre chose. Il fait beau dehors, la journée s’annonce agréable… Absorbés par leurs pensées, mes voisins de wagon sont à mille lieues de se douter du malaise que je suis en train de vivre sous leur nez. La mâchoire crispée et le souffle coupé, je déploie des efforts surhumains pour résister aux démangeaisons. En silence. Des larmes me montent aux yeux tellement la brûlure est vive. Ne plus penser à mon corps, à ma peau qui enfle et qui implose de l’intérieur. La crise va passer. Je souffle. Les boutons vont bientôt disparaître. Je m’échappe et me mets à rêver d’un ailleurs… N’importe où, mais que ce soit en dehors de ce corps qui me cause tant de souffrances ! * ** Après avis des médecins, je consens à employer la manière forte : comprimé antihistaminique1 à chaque fois que je vais faire du sport. C’est soit un comprimé, soit l’arrêt total de tout exercice physique, puisque mon corps ne supporte plus sa propre sueur… Grâce à cet antihistaminique, plus de crises d’urticaire, plus de 1. Les antihistaminiques bloquent les récepteurs d’histamine, molécule libérée pendant la réaction allergique et responsable de la démangeaison. Ma peau 21 démangeaisons. Je peux à nouveau transpirer et faire du sport sans vivre le martyre. Méthode pansement qui revient à faire taire provisoirement les symptômes, qui réapparaissaient de plus belle dès que je n’ai pas pensé à prendre l’un de ces précieux comprimés. Un traitement médicamenteux efficace sur l’instant, mais qui ne règle absolument pas mon problème sur la durée. Il peut même l’empirer en créant une dépendance. Comme c’est le cas, par exemple, pour les crèmes à base de cortisone2 que les médecins peuvent prescrire en cas de crise d’eczéma. Un traitement alternatif ? Une manière de soulager ma peau sur le long terme ? À chaque grande crise, me voilà repartie frapper à la porte d’un nouveau médecin, avec l’espoir que cette fois-ci sera la bonne. Qu’on me prescrira enfin un traitement qui soulagera durablement mes maux. Comme ce jour où je suis allée chez un allergologue faire un test très complet. Résultat : aucune allergie à un aliment en particulier, juste de multiples « intolérances alimentaires ». Ce qui équivaut à éviter (surtout en période de crise) de nombreux aliments comme : le chocolat, les fraises, les tomates, les agrumes, les produits laitiers, les arachides. Pour identifier de potentielles allergies de contact, il me colle dans le dos des échantillons de plusieurs produits que j’utilise au quotidien. 2. Hormone utilisée pour son action anti-inflammatoire. 22 Peau neuve Cette fois, la pêche est bonne. Au bout de deux jours, de nombreuses plaques d’eczéma apparaissent, les plus grosses aux endroits des échantillons de shampoings et de lessives : rejet radical de la part de mon corps. Je suis soulagée d’apprendre cette nouvelle et me mets alors en quête d’éliminer ces produits toxiques de ma vie, en cherchant tant bien que mal des équivalents moins nocifs pour ma peau. Ce qui n’est pas chose facile dans notre culture où on retrouve des dérivés du pétrole dans toutes les crèmes, les produits cosmétiques et les habits. Petit à petit, je récolte de nouvelles pièces du puzzle. Je commence à connaître de mieux en mieux les facteurs qui aggravent mon état et à identifier ce que mon corps rejette. Je poursuis ce travail d’enquête pendant plusieurs années, et rencontre enfin un médecin homéopathe qui me prescrit un traitement efficace. Il arrive à stabiliser mon eczéma et me débarrasse enfin des crises d’urticaire que j’endure depuis six ans. J’aime l’approche humaine de ce médecin. Il est le premier à répondre à mes questions et à s’intéresser à ma vie. Nos échanges me permettent de mieux comprendre ce qui se passe dans mon organisme. Il m’explique, avec une grande pédagogie, combien tout est relié dans le corps humain. Il m’aide à comprendre que l’eczéma ou l’urticaire ne sont que des symptômes superficiels d’un déséquilibre interne, qui existe à des niveaux plus profonds de mon organisme. Ma peau 23 Ce que d’autres personnes auraient facilement évacué par la digestion, l’urine ou la sueur, sort chez moi par la peau. Ma peau est l’unique porte de sortie que mon organisme, déjà complètement surchargé de travail, a trouvée. Maintenant que je commence à comprendre « comment » l’eczéma est arrivé dans ma vie, reste la grande question du « pourquoi ? ». Quelle est la véritable cause de mon mal-être ? Comment se fait-il qu’à mon si jeune âge, mon système digestif soit déjà surchargé ? Qu’est-ce que je n’arrive pas à « digérer » dans ma vie ? * ** Eczéma, urticaire, allergie au soleil, zona. Pendant plus de dix ans, mon corps décline une à une ses stratégies de défense épidermique. Emportant avec lui tous mes espoirs de retrouver un jour une peau « normale » qui ne ressemble pas à un cratère en menace permanente d’éruption. Ma peau n’est que souffrance. Une souffrance que j’ai bien du mal à accueillir avec compassion et que je n’arrive pas à regarder en face. Je ne la supporte plus. Je ne ME supporte plus. Cette souffrance que j’endure malgré moi, je la rejette de toutes mes forces. Cercle vicieux dans lequel je m’enferme moi-même, accablée par les maux qui touchent ma peau, qui sont à la fois la source et la conséquence de mon malaise intérieur. Plus ma peau est couverte 24 Peau neuve d’eczéma, moins je m’aime, et plus j’ai envie de m’isoler du monde. Je me coupe de l’extérieur, trop honteuse de qui je suis. Désamour, champ de bataille intérieur, peur de l’autre. Mon contact avec l’extérieur est rompu. Ma peau bat et vibre au rythme de mon équilibre interne. Un équilibre que je suis bien en peine de trouver tant que je continue de fuir mon intériorité, ma sensibilité et mes émotions. Jusqu’au bout des limites… Mexique, février 2006. J’ai 24 ans. J’habite dans la fourmilière humaine de Mexico depuis six mois. Ville-champignon en croissance perpétuelle, mégalopole surpeuplée aux mille visages, la capitale mexicaine vibre aux cris des marchands des rues et des coccinelles qui pétaradent. Un univers frénétique où la vie bat son plein. Intense, colorée, âpre, mouvementée. Passionnée d’archéologie mexicaine, je suis venue étudier à l’École Nationale d’Anthropologie et d’Histoire avec un ami et collègue doctorant français, Clément. Les premiers mois, nous partons explorer plusieurs sites archéologiques dans les régions alentour. Je redécouvre avec bonheur le Mexique qui m’avait tant fascinée lors de mon premier voyage quand j’avais 15 ans. La splendeur des paysages s’étend sous un ciel bleu profond. Les contrastes sont au rendezvous : montagnes, volcans, plaines arides ou forêts tropicales luxuriantes. À moins d’une heure de la capitale, l’animation survoltée de la ville laisse la place à la nonchalance des petites bourgades où le temps semble s’être arrêté.