L`OUVRIER EN FRANCE AU MILIEU DU 19 SIECLE (années 1840

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L`OUVRIER EN FRANCE AU MILIEU DU 19 SIECLE (années 1840
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L’OUVRIER EN FRANCE AU MILIEU DU 19
ème
SIECLE (années 1840-1860)
HK1 – CB – décembre 2008 – corrigé janvier 2009.+ documents annexes
Problématique générale et arguments historiques
+Le sujet porte sur le milieu du XIXème siècle au sens large, ce qui n’exclut pas de s’aider de
quelques repères chronologiques dans la mesure où la France s’industrialise de 1840 à 1864. De plus,
les trois régimes qui se succèdent n’ont pas exactement la même image de l’ouvrier (ni de la
« question sociale ») :
- La Monarchie de Juillet est libérale, plutôt hantée par la peur de l’ouvrier (dans les villes), qu’elle
assimile autant au sans-culotte qu’au prolétaire miséreux et dangereux.
- La Seconde République met d’abord l’ouvrier sur un piédestal, avant que ne se ravive bien vite la
peur du rouge (répression sans pitié de juin 1848, Parti de l’Ordre au pouvoir)
- L’Empire tente de concilier une vision socialiste de l’ouvrier, associant certains éléments des
utopies sociales aux vues paternalistes et mutualistes du patronat d’Empire, le tout avec un forte
composante coercitive qui ne s’atténue qu’en 1860/64, sous la pression à la fois des Libéraux et de
la gauche bonapartiste (droit de grève).
Il est cependant délicat de s’en tenir à une perspective chronologique, au risque de faire l’histoire
politique du monde ouvrier. Ce n’est pas le sujet ou seulement une partie de celui-ci.
+La typologie est évidemment importante : qu’est-ce qu’un ouvrier ? Comment définir l’ouvrier ?
Existe t-il même un ouvrier, tel qu’on se le représente à la fin du siècle ? Ce n’est pas un sujet sur les
ouvriers en tant que classe sociale, mais sur un type social en voie de transformation et même en voie
de désintégration, si l’on s’en tient à son ancienne définition (un travailleur manuel et salarié,
relativement libre de son temps et souvent qualifié). Une nouvelle identité de l’ouvrier se forge au
XIXème siècle tend à se définir - probablement sous l’Empire - en rapport surtout avec le
développement de la grande industrie et des mines :
-Il exerce un travail manuel, considéré comme une marchandise, au même titre qu'une
matière première.
- Il est salarié, soit à l'unité de temps, généralement à la tâche,et ne possède pas son outil de
travail.
- Il vit en milieu urbain ou périurbain (c'est la naissance de cités ouvrières dans les villes
industrielles).
- Il est la première victime des aléas de la conjoncture (chômage) et de la loi du profit
(salaires bas, conditions de travail pénibles, durée de travail), ce qui pose la question
lancinante du paupérisme ouvrier.
Il faut impérativement préciser qu’au milieu du XIXème, ce schéma de classe est encore très
incomplet : si l’ouvrier d’usine tend à devenir une norme sociale (le « prolétaire » par excellence selon
Marx, qui ne dispose que de sa capacité de travail et reste dépendant de la machine), l’ouvrier agricole
existe aussi, de même qu’il y a l’ouvrier-artisan, le compagnon de métier, l’ouvrier qui travaille à
domicile, le paysan-ouvrier qui pratique la double activité en usine et aux champs etc. Quel rapport y a
t-il finalement entre l'ouvrier de métier très qualifié et alphabétisé (dans l'imprimerie par exemple,
dans la soierie lyonnaise) et le prolétaire sans qualification des grandes fabriques et des mines ? Entre
l'ouvrier en milieu rural (ouvrier agricole, petit artisan à domicile) et celui qui travaille à Paris dans les
modernes usines métallurgiques de matériel de chemin de fer ?
De fait, le monde ouvrier est un monde hétérogène et stratifié, en fonction des degrés de qualification
(du contremaître d'usine à l'ouvrier recruté à la tâche ou à la journée), du lieu de travail (domicile ou
usine), de l'activité (ouvrier des industries mécaniques ou mineur de fond), de l'âge et aussi du sexe.
Quant au nombre d’ouvriers, si l’on s’en tient aux seuls ouvriers de la grande industrie, ils ne sont pas
plus de 1,2 millions au milieu du XIXème siècle (et la moitié dans l’industrie textile). En y ajoutant
les artisans et ouvriers à domicile, on atteint 4,4 millions, soit moins de 25% de la population active.
Les ouvriers agricoles sont nettement plus nombreux que les ouvriers de l’industrie et l’on compte
encore en France sous l’Empire un patron pour deux ouvriers ! C’est dire si la concentration
industrielle est faible.
Aussi, il ne faut pas oublier que l’ouvrier est aussi - souvent, même - une ouvrière (la féminisation du
domestic system est bien connue, mais c’est aussi vrai dans la grande industrie textile, qui emploie
50% de femmes), qu’il est aussi – et cela nous choque - un jeune enfant, en dépit des lois Guizot de
1841, guère appliquées et n’interdisant d’ailleurs pas cette forme d’esclavage. L’enfant-ouvrier est
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employé dans les filatures, les mines (20% du personnel à Carmaux en 1850), les forges, et cela dès 89 ans, parfois moins.
Toutefois, il faut envisager ces ouvriers dans un cadre familial solidaire : les activités de l’homme et
de la femme sont souvent complémentaires et les enfants apportent un appoint salarial non
négligeable. Alors que le chômage est une forme d’insécurité comme les autres, l’activité de toute la
famille est une garantie parmi d’autres, probablement la plus efficace. A Rouen dans l'industrie textile,
une famille de 5 personnes peut gagner plus de 5 F par jour (soit le salaire d'un ouvrier parisien très
qualifié).
+Faute d’une véritable unité de classe, sans laquelle toute « conscience de classe » est très théorique,
l’attachement aux formes traditionnelles d’activité économique demeure probablement la valeur la
mieux partagée au milieu du XIXème. C’est d’ailleurs ce qui ralentit la croissance de la grande
industrie et rend les patrons mécontents sinon découragés : que faire contre la pluriactivité et la
dispersion des forces productives, contre l’indéfectible enracinement terrien, le faible exode rural, sauf
(peut-être) en période de crise conjoncturelle. Et encore, tous les documents prouvent que la double
activité constitue une solution efficace contre la précarité : en 1847/1848, dans l’Aube textile
(bonneterie), sur 40 000 travailleurs, 34 000 ont pu trouver des ressources qui manquent à la ville et
survivre. Un châlier de l'industrie ne travaille que 180 à 200 jours par an, en fonction de la demande
saisonnière, mais au fond cela l'arrange pour pratiquer une autre activité. Partout en France, on
travaille au milieu du 19ème « à temps partiel », de manière saisonnière ou alternée. Et si ce n’est pas
possible sur place, on se déplace volontiers, et même très loin (mais les ouvriers migrants reviennent
presque toujours au pays).
Au fond, l’ouvrier est certes déstabilisé par la croissance de la grande industrie, par l’urbanisation et
les transformations qui s’y rattachent. Mais il résiste et y met une belle énergie !
La question de l’intégration de l’ouvrier français dans la société industrielle se pose, au sens où ce
dernier ne gagne rien – c’est son sentiment profond - à travailler selon les nouvelles conditions
imposées dans l’industrie, dans le bâtiment ou dans les mines (voir les règlements contraignants des
sociétés minières, qui valent un long exposé sur le sujet !). La société rurale traditionnelle est pour
l’ouvrier un cadre beaucoup plus protecteur, même s’il serait évidemment absurde de l’idéaliser. De
même, le monde urbain des métiers permet de valoriser « l’imagination bricoleuse du peuple »
(D.Roche).
Et si ce peuple ne peut guère trouver dans des structures syndicales encore inexistantes une forme
d’aide et d’assistance, il peut compter sur les solidarités villageoises ou de quartiers. On compense
alors les difficultés de la vie par des réflexes collectifs identitaires, par la reconstitution des « cultures
de pays » dans les grandes villes. Au-delà des liens familiaux se créent un peu partout des « sociétés »,
qui s’apparentent aux confréries d’Ancien Régime (sociétés de chant et à boire, de joueurs de carte, de
boules etc....). L’empire valorise le développement des sociétés de secours mutuel, ce qui permet la
multiplication des associations ouvrières.
La logique industrialiste est d’une autre nature : les grandes usines qui concentrent la production et
monopolisent la force vapeur, les expropriations qui relèguent les travailleurs loin des centres-villes ou
des quartiers bourgeois donnent une image de modernité qui ne convainc guère l’ouvrier. Certes, tous
les travailleurs ne peuplent pas les « zones » photographiées sous l’Empire par Marville, mais les
conditions du peuplement ouvrier se dégradent à mesure que disparaissent les formes de solidarité qui
protègent des incertitudes du lendemain. Derrière les préoccupations hygiénistes de
« désentassement » des quartiers ouvriers se profile dès les années 1840 la logique hausmannienne :
faire partir les ouvriers des centres où ils ont leurs repères, leur histoire, briser aussi l’identité
collective d’une classe révolutionnaire, ne jamais revivre la Terreur ni juin 1848...
L’ouvrier devient en fait un émigré, un déraciné, un étranger (cf. La chanson des maçons de la
Creuse), ce qui en fait alors souvent un résigné, parfois un révolté, plus rarement un homme heureux
de son sort (le paysan ne se plaint pas, l’ouvrier exprime lui plus volontiers sa colère). Il faudrait
d’ailleurs distinguer deux grandes catégories : l’étranger de l’intérieur (le Creusois, l’Auvergnat,
l’Ariégeois etc), qui bon gré mal gré s’adapte au milieu hostile et l’étranger de l’extérieur (le Belge,
l’Italien dans les zones frontalières), qui subit vexations, quolibets et jalousies professionnelles (les
travailleurs étrangers sont près de 400 000 en 1851). Le sentiment d’isolement, d’abandon est d’autant
plus fort que les « politiques sociales » sont inexistantes : peu de lois ou très de faible effet sur le
quotidien harassant, pas d’assurances chômage ni vieillesse ni maladie, pas de véritables limites au
temps de travail.
+La question est donc de savoir si la condition de l’ouvrier évolue favorablement au milieu du siècle,
en pleine poussée d’industrialisation : travail, logement, nourriture, salaire etc. La question relève
donc en grande partie de l’anthropologie sociale : que gagne l’ouvrier et comment est-il payé ?
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Comment est-il logé ? Que mange t-il ? A quoi aussi ressemble t-il - y a t-il vraiment un « costume
ouvrier » typique ? Qu'est-ce que le « luxe » pour un ouvrier ?
L’image de l’ouvrier est évidemment très dépendante d’un système de représentations sociales. Elle
doit beaucoup aux philanthropes, médecins, enquêteurs (Adolphe Blanqui, à Rouen), à quelques
sociologues (F.Le Play), aux idéologues socialistes (Marx, Proudhon), à quelques hommes politiques,
ainsi qu’aux romanciers attentifs à la condition ouvrière (Zola, Hugo) ou qui diffusent en feuilleton la
peur des classes dangereuses (Eugène Sue). Les enquêtes sociales, qui se multiplient sous la
Monarchie de Juillet puis sous l’Empire sont de ce point de vue éclairantes, dans une perspective
morale et hygiéniste (ainsi le docteur Villermé dans les années 1840). Cette perspective est un peu
celle de Zola dans ses romans naturalistes : les figures de l’ouvrier ou de l’ouvrière n’y sont guère
reluisantes, à quelques exceptions près. Sans multiplier les exemples concrets, l’enquête d’Adolphe
Blanqui à Rouen (sous la Monarchie de Juillet) nous présente une situation du point de vue de
l’ouvrier dans les grandes manufactures textiles ; celle de Villermé est aussi un modèle du genre. Les
enquêteurs décrivent la fatigue, la maladie, le stress, les nombreux accidents du travail, les vapeurs
toxiques, les explosions, les incendies etc. La « pathologie urbaine » (Louis Chevalier) emporte trop
souvent l’ouvrier déraciné : promiscuité dans des logements insalubres et trop petits (caves, greniers,
baraques, garnis, même pour des familles), mobilier inexistant, nourriture sommaire (pommes de terre
et soupe, pain noir)....Les épidémies ne sont pas rares (le choléra dans les années 1840) et la typhoïde,
la méningite, la tuberculose, la syphilis, déciment les quartiers ouvriers des grandes villes ;
l’alcoolisme et les liaisons illégitimes détruisent les familles (cf.Zola), les rixes et la violence sont
monnaie courante dans les cabarets ou dans la rue et les prêtres déplorent une déchristianisation
massive (à Saint-Sauveur à Lille, pas plus de 10% d’ouvriers pratiquants). Les salaires moyens
demeurent faibles (2F à 3 F par jour en moyenne pour les hommes, 1F pour les femmes, 0,50F pour
les enfants) et le moindre retournement de conjoncture plonge l’ouvrier dans l’indigence la plus totale,
à la merci de la charité publique. Difficile dans ces conditions d'épargner (à moins de 4F/jour c'est
même impossible) ou de s'offrir quelques petits luxes domestiques : cage à oiseaux, rideaux, buffet,
quelques cadres, du papier peint.
+Sur le plan politique, l’ouvrier est plus conservateur qu’on ne l’imagine, même s’il y a toujours et
une avant-garde révolutionnaire (blanquiste, par exemple, puis anarchiste) et qu’il existe une
authentique mémoire ouvrière des soulèvements (1831, 1834, 1848, 1851). De toute façon, l’ouvrier
fait peur au milieu du 19ème : peur sociale, peur de la « classe dangereuse », rouge dans l’imaginaire
bourgeois.
Les différents régimes tentent de prendre en compte l’ouvrier, à l’intégrer dans le tissu social, à
désamorcer tout processus insurrectionnel. De ce point de vue, le suffrage universel peut très bien
apparaître comme une stratégie allant dans le sens d’un « désamorçage ». Grâce au suffrage universel,
on peut citer des exemples remarquables d’intégration citoyenne : un d’ouvrier peut devenir un
ministre ou un député, il peut devenir un « Monsieur », comme l’ouvrier Albert sous la Seconde
République, le maçon Martin Nadaud, l’ouvrier H.Tolain sous l’Empire). Selon G.Noiriel, qui affine
l’analyse, les élections de 1848 à 1852 illustrent le bien fondé d’une stratégie encourageant la
séparation entre l’ouvrier artisan urbain et la grande industrie rurale. Le monde des métiers vote rouge,
démoc-soc, annonçant l’engagement des décennies suivantes, tandis que les ouvriers d’usine d’origine
rurale se rallient pour une grande part au parti de l’Ordre et à Bonaparte.
Dans cette même stratégie de contrôle, les politiques sociales sont de plus en plus paternalistes, à
l’image des actions menées par les capitaines d’industrie, ainsi Schneider au Creusot. Sont-elles
émancipatrices ? La réalité est de toute façon à nuancer. Face à la résistance de l’ouvrier au cadre
qu’on lui propose, le patron doit composer. La pénurie de main d’œuvre est constante entre 1840 et
1860 et le but avoué est de fixer l’ouvrier près de l’usine ou de la mine, et si possible de lui donner une
qualification, un savoir-faire mécanique. Or la mécanisation du travail, qui va triompher à la fin du
19ème siècle, est encore rare sinon impossible à appliquer dans certaines régions, où la production de
forges est même rendue impossible à cause de l’opposition rurale. Et dans les villes, les patrons sont
face à des guérillas larvées, des grèves nombreuses (quoique illégales), des actes de mauvaise volonté,
qui sont presque toujours des formes de refus de l’innovation industrielle. L’ouvrier tisseur parisien
n’a que faire des métiers Jacquart : ils sont chers, complexes et entraînent de fait la concentration qu’il
redoute le plus. Le capitaine d'industrie Schneider croit avoir trouvé au Creusot la solution, grâce au
"patronage" (le terme est employé par F.Le Play), forme de proto-paternalisme qui passe par
l'intégration à une "famille", à travers le contrôle de l'espace local et du temps des hommes. : instruire
l'ouvrier, le soigner; et surtout le loger, tels sont les objectifs entrepreneuriaux. Grâce à la maison – et
non plus à la terre, désormais sur le territoire de l’usine – l’ouvrier devient moral ; c’est bientôt sa
maison qui le possède, affirme Emile Cheysson, directeur de l'usine du Creusot, elle le moralise,
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l’assied, le transforme. Les « cités ouvrières » sont marquées par l'esprit utopique fouriériste de la
première moitié du 19ème siècle et elles ne forment que de notables exceptions : la Cité Napoléon
(inaugurée en 1851) rue Rochechouart et surtout le Familistère de Guise (Aisne), fondé par Godin
(industriel bien connu pour ses poêles à charbon en fonte) en 1859 et occupé dès 1865. Godin veut
appliquer à la lettre les théories de Fourier et de Considérant sur le gouvernement de l'air, de l'eau et
de la lumière dans le phalanstère (communauté de travail fouriériste). L'industriel Dolfuss à Mulhouse
crée lui dès 1853 une Société mulhousienne des cités ouvrières : il encourage la construction de
maisons d'un étage avec cave, cellier, grenier, 1 pièce principale et 3 chambres à l'étage, vendues entre
2000 et 3000F (versement de 300 à 500F puis règlement mensuel de 20 à 30F). En 1863, 560 maisons
sont construites dont 488 vendues, et avec elles tout une ville avec hôpital, restaurant à bon marché,
commerces, chambres meublées pour ouvriers célibataires, commerces etc…
Le modèle paternaliste "travail, religion et famille" est bien aux antipodes de ce que les idéologies
socialistes tentent d'élaborer au 19ème siècle pour régler la question sociale : le conflit de classe résulte
d'un rapport de force qu'on doit pouvoir inverser, que cela soit par la grève, par la négociation ou par
l'insurrection.
L’ouvrier est bien au cœur d’un « gigantesque paradoxe » (E.Hobsbawm), celui d’un pays où le
paysan – et avec lui la production agricole – restent l’élément vital de l’équilibre économique, tandis
que l’industrie demeure encore largement dominée par les activités traditionnelles et peine à suivre le
développement capitaliste du voisin britannique. Un autre paradoxe est celui d’un pays où l’ouvrier est
associé à la révolution et au désordre (« classes laborieuses, classes dangereuses »), alors que
l’extrême diversité des situations ouvrières fait de ce groupe social un agrégat aux idéaux
contradictoires.
Plan indicatif
I/ L’ouvrier entre champs et villes : la recherche d’une identité sociale
A. Une typologie problématique : l’ouvrier introuvable.
B. Niveaux de vie et modes de vie : l’ouvrier est-il un « pauvre » ?
C. Conditions de travail et stratégies sociales : l’attachement de l’ouvrier aux formes
traditionnelles d’activité.
II/ L’ouvrier, force et menace entre révolution politique et révolution de l’industrie
A. L’ouvrier dans la crise du milieu de siècle : un révélateur du malaise social
B. L’ouvrier entre en politique : une émancipation relative
C. Les formes d’encadrement des «classes dangereuses» : l’ouvrier réprimé, surveillé,
canalisé.
chronologie indicative (non fournie avec le sujet)
1841 : Loi Guizot sur le travail des enfants
1842-43 : publication en feuilleton des Mystères de Paris
1844 : 31 mars.- Début de la grève des mineurs de Rive-de-Gier (Loire), qui dure plus de deux mois,
contre les conditions de travail imposées par la Compagnie.
1845 Janvier.- La Réforme lance " La Pétition des Travailleurs " dans les ateliers de Paris.
1846 : crise économique, manifestations, émeutes
1847 : procès de Blanqui
1848 : limitation de la journée du travail, journées de juin
1849 : l’ouvrier Albert est déporté ; loi rappelant l’interdiction des grèves : le maçon Martin Nadaud est
élu sur les bancs de la Montagne à la Législative
1851 : barricades et révoltes sporadiques suite au coup d’état de Louis-Napoléon
1853 : 1er juin.- Loi sur les conseils de prud'hommes. Les ouvriers n'ayant pas cinq ans d'expérience
et trois ans de domiciliation dans la circonscription sont exclus du vote.
1854 : Livret ouvrier
1858 : Loi de sûreté générale
1860 : 17 octobre.- L'ouvrier Henri Tolain demande l'envoi d'une délégation ouvrière à l'Exposition
internationale de Londres.
1862 : 19 juillet-15 octobre.- 183 délégués parisiens de diverses professions, parmi lesquels Tolain,
vont à Londres à l'occasion de l'Exposition universelle et prennent contact avec les représentants du
mouvement ouvrier anglais.
1864 : droit de grève
Zola publie L’Assommoir en 1877 et Germinal en 1885
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DOCUMENTS ANNEXES
L'on a fait des chansons
De toutes les manières,
Des filles, des garçons
Des guerriers, des bergères.
Pour ne pas répéter
Une chose ennuyeuse,
Moi je veux vous chanter
Les ouvriers de la Creuse.
Quand revient le printemps,
Ils quittent leur chaumière:
Adieu amis, parents,
Enfants, pères et mères.
Ah! quel grand désespoir
Pour la femme vertueuse
En disant au revoir
Aux ouvriers de la Creuse.
Les voilà donc partis
Pour faire leur campagne;
Ils s'en vont à Paris
En Bourgogne, en Champagne,
Lyon, Bordeaux, même ailleurs..
Ils ont la main calleuse,
Ce sont des travailleurs
Les maçons de la Creuse.
Quand ils sont arrivés,
S'ils trouvent de l'ouvrage,
Se mettent à travailler
Avec un grand courage,
Sans trop s'épouvanter
D'une vie laborieuse.
L'on devrait respecter
Les maçons de la Creuse.
Que ces chemins de fer
Qui traversent la France
Ont coûté de revers,
De maux et de souffrances;
Ces ponts et ces canaux
De la Saône à la Meuse
Ont coûté bien des maux
Aux ouvriers de la Creuse.
Malgré leur dur labeur
En travaillant ils chantent
Ils ont la joie au coeur
Et l'âme bien contente.
La dernière saison
Est pour eux bien flatteuse
Pour revoir leur maison
Au pays de la Creuse.
Les travaux sont finis
Enfin, pendant l'hiver
En novembre en décembre,
C'est leurs belles journées,
On les voir réunis
Ils vont se promener
Pour s'en aller ensemble.
Avec leurs bien-aimées.
Vous voyez ces enfants
Dans ces tristes saisons
La figure joyeuse
Les filles sont heureuses
Pour revoir leurs parents
D'avoir dans leurs maisons
Au pays de la Creuse.
Les garçons de la Creuse.
(…)
Chanson écrite par Jean Petit (1810-1880) entre 1855 et 1860
PAYSAGES OUVRIERS
Gravure de l’usine Schneider au Creusot sous l’Empire
Voyez le Panthéon
Voyez les Tuileries,
Le Louvre et l'Odéon,
Le Palais d'Industrie,
De ces beaux monuments
La France est orgueilleuse,
On doit ces agréments
Aux ouvriers de la Creuse.
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Règlement intérieur de la Compagnie des Mines de l'Est en 1863
1- Respect de Dieu, propreté et ponctualité sont les règles d'une maison bien ordonnée.
2- Dès maintenant, le personnel sera présent de 6 heures du matin à 6 heures du soir. le
dimanche est réservé au service religieux. Chaque matin, on dit la prière dans le bureau
principal.
3- Chacun est tenu de faire des heures supplémentaires si la Direction le juge utile.
4- L'employé le plus ancien est responsable de la propreté des locaux. Les plus jeunes
s'annoncent chez lui 40 minutes avant la prière et sont également à sa disposition en fin de
journée.
5- L'habillement doit être simple. Le personnel ne doit pas se vêtir de couleurs claires et doit
porter des bas convenables. il est interdit de porter des caoutchouc et mentaux dans les
bureaux car le personnel dispose d'un fourneau. Exception sera faite en cas de mauvais temps
pour les foulards et chapeaux. On recommande en outre d'apporter chaque jour, pendant
l'hiver, quatre livres de charbon.
6- Il est interdit de parler pendant les heures de bureau. Un employé qui fume des cigares,
prend des boissons alcooliques, fréquente des salles de billard ou des milieux politiques est
suspect quant à son honneur, son honnêteté et sa correction.
7- Il est permis de prendre de la nourriture entre 11 heures 30 et 12 heures. Toutefois, le
travail ne doit pas être interrompu.
8- Devant la clientèle, la Direction et les représentants de la presse, l'employé témoignera
modestie et respect.
9- Chaque membre du personnel a le devoir de veiller au maintien de sa santé. En cas de
maladie, le salaire ne sera pas versé. On recommande à chacun de mettre une bonne partie de
son gain de côté afin qu'en cas d'incapacité de travail et dans sa vieillesse, il ne soit pas à la
charge de la collectivité.
10- Pour terminer, nous attirons votre attention sur la générosité de ce nouveau règlement
dont nous en attendons une augmentation considérable du travail
Photographie de Charles Marville : la « zone ouvrière » vers 1860 aux portes de Paris
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profession de foi ouvrière en avril 1848
" Aux électeurs des Bouches-du-Rhône "
Circulaire électorale de Louis Langomazino, ouvrier mécanicien chaudronnier de Marseille pour les
élections à l'Assemblée constituante (mars-avril 1848)
CITOYENS,
Encouragé par des Patriotes sincères, je viens offrir à la Patrie mon intelligence, mon cœur et mon
bras . Serai-je trouvé digne de vos suffrages ? C'est ce que vous aurez à résoudre. Je ne ferai pas mon
panégyrique ; mais je vous donnerai quelques aperçus sur ce qui me touche, afin de vous aider dans
la recherche de ma valeur comme citoyen.
J'ai été, je suis et serai toujours Républicain. Je l'ai été car toutes les actions de ma vie ont toujours
tendu vers les grands principes égalitaires, car tous mes écrits antérieurs respirent l'esprit de la
Démocratie ; car alors qu'il y avait au moins de l'audace à proclamer cette opinion, je n'ai pas hésité
à le faire. Je l'ai été, car je me suis toujours associé et j'ai toujours pris une part active à tous les
efforts que les Républicains ont tenté pour faire triompher leurs idées. Je suis devenu Républicain le
jour où de constantes et laborieuses études me firent entrevoir tout ce qu'il fallait encore conquérir
de libertés publiques pour arriver à l'Egalité, à la Fraternité ; je fus porté à l'étude des questions
sociales par ce besoin d'aimer et d'être aimé qui est selon moi, l'expression la plus vraie du
Républicanisme. Sans l'Egalité, pas d'amour.
Je suis Républicain, car je me sens animé du désir de coopérer dans la mesure de mes moyens, de
mon intelligence et de mes sentiments à la consolidation, à la glorification et à la perpétuation du
règne de la Liberté, la seule souveraine légitime de la France et du monde entier. Je serai toujours
Républicain, je vous le promets. Je consacrai toute ma vie, mes courtes heures de loisir à la culture de
mon intelligence ; constamment, et avec une égale ardeur, j'ai cherché à façonner mon esprit aux
belles pensées, mon cœur aux bons sentiments ; je me suis enfin pénétré des droits et des devoirs du
citoyen.
Mes études, forcément entravées par les exigences d'un lourd métier, n'ont pu faire de moi un savant,
mais j'ai l'orgueil de croire qu'elles ont eu pour résultat de me donner le discernement du bien et du
mal, du mensonge et de la vérité. Je n'ai adopté exclusivement aucune secte sociale ; jamais je n'ai
voulu me mettre à la remorque d'un nom propre, suivant cette maxime d'un esprit éminent : "
Rallions-nous autour des idées, elles restent, les hommes s'en vont ".
Je ne repousse pourtant aucune de ces sectes qui ont fait tant de bien puisque toutes, elles ont
convergé vers un même point : Liberté, Egalité, Fraternité. Nous devons au contraire leur être
reconnaissants des bons services rendus à la cause du peuple, des luttes incessantes et souvent
périlleuses qu'elles ont soutenues pour amener le triomphe de la vérité ; si elles renferment des
imperfections, elles ont toutes des idées qu'il faut bien se garder d'exclure ; c'est en nous éclairant
tous sur le mérite réel de ces idées, en élaguant sans hésiter celles qui reposent sur des principes faux,
que nous arriverons à une solution définitive et rationnelle des grands problèmes sociaux. Je suis prêt
à répondre à toutes les interpellations qui pourront m'être faites sur mes antécédents ; je repousse
d'avance toute accusation qui ne se produirait pas au grand jour ; il ne peut avoir que celles qui sont
mal fondées qui puissent craindre la publicité ; tous les actes de ma vie sont purs ; quelques-uns peutêtre sont louables, ce n'est pas à moi de les faire ressortir.
Voici maintenant mon opinion sur l'état actuel de la République et sur les diverses questions que sera
appelée à résoudre l'Assemblée Constituante. Je considère la guerre comme un fléau. La paix est
l'état normal de la nature ; mais la paix glorieuse qu'on n'achète pas au prix de son honneur. Cette
paix avec laquelle tout progresse et s'agrandit, qui est propice au développement de l'intelligence, le
don le plus précieux que Dieu ait fait à l'homme, la paix consacrant le principe Fraternité, poussant à
la propagation des idées libérales. Mais le jour où des despotes voudraient en profiter pour enchaîner
les peuples et neutraliser leurs efforts vers la liberté, je mêlerais ma voix à la voix des milliers de
citoyens qui se lèveraient comme un seul homme pour frapper à coups redoublés sur l'hydre de la
tyrannie. J'adhère complètement au manifeste du citoyen Lamartine ; comme lui je désire que la
France jouisse dans la circonscription de ses limites, des libertés conquises au prix de tant de sang
précieux ; qu'elle respecte toutes les nationalités ; qu'elle leur souffle l'air vivifiant et pur qu'elle
respire ; qu'elle rende enfin à celles qui se tordent dans une longue agonie la vie et la liberté. Une
fusion bien franche et bien sincère doit s'opérer dans toutes les classes de la société ; plus de ligne de
démarcation parmi les enfants de la grande famille humaine ; égalité dans toute l'acception de ce mot
; égalité de droits, de devoirs, de condition, de considération ; que tout travail soit également honoré,
tout travail étant également nécessaire. Encouragement au développement de l'intelligence par des
récompenses morales plutôt que matérielles ; c'est le moyen d'élever l'esprit à la hauteur des plus
grandes conceptions. Que la justice n'ait pas deux poids dans sa balance ; que son temple soit
accessible à tous ; que la clé d'or ne soit plus la seule qui ouvre ses portes. Que tous les emplois
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scientifiques, littéraires, administratifs, etc., ne soient accordés qu'au mérite et en dehors de toutes
considérations, n'importe de quelle nature ; et pour arriver à ce résultat, qu'on n'accorde de place
qu'à celui qui sort victorieux d'un concours où chacun soit appelé à donner la mesure de ses
aptitudes. Pour la prospérité des arts et des sciences, récompenses à tout citoyen qui, par des études
sérieuses, aura fait faire à l'esprit humain un pas vers de nouvelles découvertes. Encouragement à
tous ceux dont les efforts tendent vers ce but. La conscience d'un citoyen est un tabernacle sacré dans
lequel il ne doit pas être permis de fouiller ; que chacun professe sa religion et manifeste ses
croyances en toute liberté ; mais que l'Etat soutienne également tous les cultes et ne permette pas à
l'un d'absorber tous les autres, que le prêtre vive de l'autel ; que le nombre en soit limité dans les
proportions que ne doit pas commander une déplorable parcimonie, mais bien les besoins de la
morale. Qu'on fasse disparaître des temples de la prière tout ce qui peut rappeler à l'esprit l'amour
des choses matérielles ; que la prière ne soit plus mise à contribution, ce qui n'a pas peu contribué à
l'indifférence en matière religieuse dans l'esprit d'un grand nombre de Citoyens ; que le luxe effréné
en soit banni pour faire place à l'humilité que toute religion commande ; que la prière pour le pauvre
ne soit pas faite avec une négligence immorale ; que les dépouilles mortelles des malheureux ne soient
plus jetées dans la terre comme la chair d'un animal gangrené. Que les couvents soient abolis ; le
meilleur moyen d'élever son âme à Dieu c'est de remplir fidèlement ses devoirs de Citoyen, de fils, de
père et d'époux ; le travail est aussi une prière. Cette réclusion volontaire n'est ni dans les lois de
Dieu ni dans les lois de la nature ; elle ne peut enfanter que des monstruosités ; l'homme en naissant
a reçu une mission qu'il doit remplir parmi ses semblables ; chacun est nécessaire à tous ; c'est donc
désobéir à la loi divine que de vivre dans cette solitude.
La retraite cloîtrée décèle plutôt de la lâcheté qu'un véritable amour de Dieu. Que des écoles
nationales et gratuites où l'éducation sera donnée à tous également soient créées ; qu'on observe
l'enfant à cet âge où les tendances se manifestent et que le complément de son éducation
professionnelle lui soit donnée dans le sens de sa vocation. C'est de cette façon seulement que le
travail, quel qu'il soit, deviendra attrayant, puisqu'il sera fait avec ferveur, et que les arts, les
sciences et l'industrie marcheront à pas de géant vers le plus proche degré de perfectibilité.
Mais surtout ce qui doit être pour tous l'objet des plus vives sollicitudes, c'est l'organisation du
travail.
On parle de difficultés ; quelles qu'elles soient, il faut arriver à la solution de ce problème si difficile ;
par ce moyen, la République s'établira sur des bases inébranlables. La souffrance aigrit et divise ;
que chacun des membres du corps social reçoive, en retour de son travail, la rémunération
proportionnée à ses besoins présents et à venir, afin que tous viennent se rallier autour du
gouvernement qui la leur aura donnée. Les mendiants ne sont plus possibles. L'Etat doit avoir à sa
charge les impotents et les invalides, non pas traités comme des malfaiteurs, mais bien comme des
malheureux dont il faut adoucir les douleurs. Leur créer une existence honorable à l'abri de tous
besoins, et alors que l'infirme sera abrité, que le travailleur aura du travail assuré, l'oisif sera seul
sous le coup de la loi sur le vagabondage. La peine de mort est un anachronisme depuis les temps les
plus reculés, où le criminel subissait un châtiment épouvantable. La civilisation a emporté dans sa
course tout ce que la barbarie des temps passés avait eu de cruel. On a compris qu'il en fallait pas
être plus criminel que le criminel lui-même.
C'est à la République à porter le dernier coup sur l'instrument infâme de l'expiation, de l'anéantir à
jamais. La justice humaine doit corriger et non détruire ; elle ne doit en aucun cas, ravir ce qu'elle ne
peut rendre , car elle est susceptible d'erreur. Dans quelle circonstance que le sort doive me placer, je
n'oublierai jamais que j'appartiens à la classe ouvrière ; j'ai souffert de ses maux, j'ai partagé et je
partage encore sa misère. Je connais ses besoins moraux et matériels, et je sais que c'est elle qui a le
plus de droit à la sollicitude de la République, puisqu'elle est la plus malheureuse.
A l'heure où la patrie fait appel à tous ses enfants, quelle que soit leur condition ; à l'heure où elle
demande à chacun de nous son concours, pour accomplir la plus grande de toutes les œuvres sociales
: l'affermissement de la République ; il est du devoir de tous ceux qui se sentent animés de ce feu
sacré qui depuis si longtemps, brûle le cœur des vrais patriotes, de coopérer à l'œuvre immense qui
va s'accomplir. J'ai compris toute l'étendue du mandat que veulent me confier vos suffrages, et je
n'hésite pas à l'accepter ; fort de votre concours, je le remplirai sans faiblesse et sans hésitation, car
dans mon cœur comme dans le vôtre, je n'ai qu'une devise : LIBERTE, EGALITE, FRATERNITE !
De ma bouche ne s'échappera jamais qu'un cri : VIVE LA REPUBLIQUE !
Louis LANGOMAZINO
Ouvrier mécanicien -chaudronnier
Président de l'Athénée Ouvrier
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Annexe 2 : extraits du rapport du docteur Villermé (vers 1840)
Le quartier de Lille où il y à, proportion gardée, le plus d’ouvriers pauvres et de mauvaise conduite, est celui de
la rue des Étaques et des allées, des cours 2 étroites, tortueuses, profondes, qui communiquent avec elle.Les plus
pauvres habitent les caves et les greniers. Ces caves n’ont aucune communication avec l’intérieur des maisons :
elles s’ouvrent sur les rires ou sur les cours, et l’on y descend par un escalier, qui en est très souvent à la fois la
porte et la fenêtre. Elles sont en pierres ou en briques, voûtées, pavées ou carrelées, et toutes ont une cheminée ;
ce qui prouve qu’elles ont été construites pour servir d’habitation. Communément leur hauteur est de 6 pieds à 6
pieds et demi, prise au milieu de la voûte, et elles ont de 10 à 14 ou 15 pieds de côté .C’est dans ces sombres et
tristes demeures que mangent, couchent et même travaillent un grand nombre d’ouvriers. Le jour arrive pour eux
une heure plus tard que pour les autres, et la nuit une heure plus tôt. Leur mobilier ordinaire se compose, avec les
objets de leur profession, d’une sorte d’armoire ou d’une planche pour déposer les aliments, d’un poêle, d’un
réchaud en terre cuite, de quelques poteries, d’une petite table, de deux ou trois mauvaises chaises, et d’un sale
grabat dont les seules pièces sont une paillasse et des lambeaux de couverture. Je voudrais ne rien ajouter à ce
détail des choses hideuses qui révèlent, au premier coup d’oeil, la profonde misère des malheureux habitants ;
mais je dois dire que, dans plusieurs des lits dont je viens de parler, j’ai vu reposer ensemble des individus des
deux sexes et d’âges très différents, la plupart sans chemise et d’une saleté repoussante. Père, mère, vieillards,
enfants, adultes, s’y pressent, s’y entassent. Je m’arrête... le lecteur achèvera le tableau...Eh bien ! les caves ne
sont pas les plus mauvais logement elles ne sont pas, à beaucoup près, aussi humides qu’on le prétend. Chaque
fois qu’on y allume le réchaud, qui se place alors dans la cheminée, on détermine un courant d’air qui les sèche
et les assainit. Les pires logements sont les greniers, où rien ne garantit des extrêmes de température : car les
locataires, tout’ aussi misérables que ceux des caves, manquent également des moyens d’y entretenir du feu pour
se chauffer pendant l’hiver...Et que l’on ne croie pas que cet excès du mal soit offert par quelques centaines
d’individus seulement, c’est à des degrés divers, par la grande majorité des 3000 qui habitent le quartier de la rue
des Etaques, et par un plus grand nombre d’autres encore qui sont groupés, distribués dans beaucoup de rues, et
dans peut être soixante cours plus ou moins comparables...Chez presque tous les fabricants, la journée est de 15
heures, sur lesquelles on en exige 13 de travail effectif. A Lille et dans ses faubourgs les ouvriers ordinaires du
sexe masculin gagnaient par journée de travail, avant la crise des années 1836 et 1837, de 28 à 35 ou 40 sous, et
communément 30 sous. Les plus forts, depuis 35 jusqu’à 50 sous, mais le plus grand nombre 40 à 45 sous ; Les
plus habiles, les plus intelligents, ceux dont l’apprentissage est long, difficile, ou l’industrie particulièrement
recherchée, depuis 45 sous jusqu’à 6 fr., mais la plupart 3 fr ou près de 3 fr. ;
Les femmes bonnes et adroites ouvrières, de 20 à 40 sous, les autres de 12 à 20 sous ;
Les jeunes gens de 12 à 15 ans, depuis 12 sous jusqu’à 25 ;
Et les enfants plus jeunes, de 6 à 15 ou 16 sous. Ainsi, en supposant une famille dont le père, la mère et un enfant
de 10 à 12 ans reçoivent des salaires ordinaires, cette famille pourra réunir dans l’année, si la maladie de
quelqu’un de ses membres ou un manque d’ouvrage ne vient pas diminuer ses profits, savoir :
Le père, à raison de 30 sous par journée de travail 450 fr.
La mère, ................ 20 ........................................ 300 .
Un enfant, ..................11 .......................................165
En tout .................................................................. 915
Voyons maintenant quelles sont ses dépenses.
Si elle occupe seule un cabinet, une sorte de grenier, une cave, une petite chambre, son loyer, qui s’exige par
mois ou par semaine, lui coûte ordinairement dans la ville, depuis 40 fr. jusqu’à 80.
Prenons la moyenne 60 fr.
Sa nourriture environ :
14 sous par jour, pour le mari ............. 255
12 sous par jour, pour la femme ........ 219
9 sous par jour, pour l’enfant .............. 164
soit en tout ...........................................638
Mais comme il y a très communément plusieurs enfants en bas âge, disons 738 fr.
C’est donc, pour la nourriture et le logement 798 fr.
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Il reste par conséquent, pour l’entretien du mobilier, du linge, des habits, et pour le blanchissage, le feu, la
lumière, les ustensiles de la profession, etc., une somme de 117 fr.
Certes, ce n’est pas assez. Supposez une maladie, un chômage, un peu d’ivrognerie, et cette famille se trouve
dans la plus grande gêne...
La nourriture habituelle des plus pauvres ouvriers de Lille se compose de pommes de terre, de quelques légumes,
de soupes maigres, d’un peu de beurre, de fromage, de lait de beurre 1 ou de charcuterie. Ils ne mangent
ordinairement qu’un seul de ces aliments avec leur pain. L’eau est leur unique boisson pendant les repas ; mais
un très grand nombre d’hommes, et même des femmes, vont chaque jour au cabaret boire. de la bière ou, plus
souvent encore, un petit verre de leur détestable eau de vie de grains. Les ouvriers aisés se nourrissent mieux ; ils
ont assez souvent le pot au feu ou quelque ragoût dans lequel il entre de la viande, et le matin une tasse de café
ordinairement mélangé de chicorée, pris au lait et presque sans sucre. Enfin il existe à Lille, comme dans les
autres villes manufacturières, des traiteurs-gargotiers chez lesquels beaucoup d’ouvriers vont faire chaque jour
un repas. Ils y portent leur pain, se font tremper la soupe et choisissent un mets. Parmi ceux ci, il y en a même
qui ont leur ménage en ville ; mais alors la femme, qui travaille comme son mari dans les manufactures, n’a pas
le temps de faire la cuisine. Les ouvriers de Lille sont très souvent privés du strict nécessaire ; et cependant ils ne
se plaignent point trop de leur sort, et ne se portent presque jamais à des émeutes. Sous ce rapport seulement, ils
ressemblent aux malheureux ouvriers des manufactures de l’Alsace. La douceur, la patience, la résignation,
paraissent être d’ailleurs le fond du caractère flamand. Ils offrent très souvent une constitution scrofuleuse,
surtout les enfants, qui sont décolorés et maigres. Les médecins de la ville m’ont affirmé que la phtisie
pulmonaire moissonne beaucoup plus d’ouvriers en coton et de filtiers que d’autres habitants.
M.Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de
laine et de soie (1840) (Paris, 1840), t. 1, p. 80 sq
Annexe 3 : LOI RÉGLEMENTANT LE TRAVAIL DES ENFANTS (22 mars 1841)
Bulletin des Lois, 1841, numéro 795, loi n° 9203.
Louis Philippe, Roi des Français, à tous présents et à venir.
Salut.
Article Premier.
Les enfants ne pourront être employés que sous les conditions déterminées par la présente loi,
1°Dans les manufactures, usines et ateliers à moteur mécanique ou à feu continu, et dans leurs dépendances ;
2° Dans toute fabrique occupant plus de vingt ouvriers réunis en atelier.
Art. II.
Les enfants devront, pour être admis, avoir au moins huit ans.
De huit à douze ans, ils ne pourront être employés au travail effectif plus de huit heures sur vingt quatre, divisées
par un repos.
De douze à seize ans, ils ne pourront être employés au travail effectif plus de douze heures sur vingt quatre,
divisées par des repos.
Ce travail ne pourra avoir lieu que de cinq heures du matin à neuf heures du soir
Art. III.
Tout travail entre neuf heures du soir et cinq heures du matin est considéré comme travail de nuit.
Tout travail de nuit est interdit pour les enfants au dessous de treize ans.
Si la conséquence du chômage d’un moteur hydraulique ou des réparations urgentes l’exigent, les enfants au
dessus de treize ans pourront travailler la nuit, en comptant deux heures pour trois, entre neuf heures du soir et
cinq heures du matin.
Un travail de nuit des enfants ayant plus de treize ans, pareillement supputé, sera toléré, s’il est reconnu
indispensable, dans les établissements à feu continu dont la marche ne peut pas être suspendue pendant le cours
des vingt quatre heures.
Art. IV.
Les enfants au dessous de seize ans ne pourront être employés les dimanches et jours de fêtes reconnus par la loi.
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Art. V.
Nul enfant âgé de moins de douze ans ne pourra être admis qu’autant que ses parents ou tuteur justifieront qu’il
fréquente actuellement une des écoles publiques ou privées existant dans la localité. Tout enfant admis devra,
jusqu’à l’âge de douze ans, suivre une école.
Les enfants âgés de plus de douze ans seront dispensés de suivre une école, lorsqu’un certificat, donné par le
maire de leur résidence, attestera qu’ils ont reçu l’instruction primaire élémentaire.
Art. VII.
Des règlements d’administration publique pourront :
1° Étendre à des manufactures, usines ou ateliers, autres que ceux qui sont mentionnés dans l’article premier,
l’application des dispositions de la présente loi ;
2° Élever le minimum de l’âge et réduire la durée du travail déterminés dans les articles deuxième et troisième, à
l’égard des genres d’industrie où le labeur des enfants excéderait leurs forces et compromettrait leur santé ;
3° Déterminer les fabriques où, pour. cause, de danger ou d’insalubrité, les enfants au dessous de seize ans ne
pourront point être employés ;
4° Interdire aux enfants, dans les ateliers où ils sont admis, certains genres de travaux dangereux ou nuisibles ;
5° Statuer sur les travaux indispensables à tolérer de la part des enfants, les dimanches et fêtes, dans les usines à
feu continu ;
6° Statuer sur les cas de travail de nuit prévus par l’article troisième.
Art. XII.
En cas de contraventions à la présente loi ou aux règlements d’administration publique rendus
pour son exécution, les propriétaires ou exploitants des établissements seront traduits devant
le juge de paix du canton et punis d’une amende de simple police qui ne pourra excéder
quinze francs.
Les contraventions qui résulteront, soit de l’admission d’enfants au dessous de l’âge, soit de
l’excès de travail, donneront lieu à autant d’amendes qu’il y aura d’enfants indûment admis
ou employés, sans que ces amendes réunies puissent s’élever au dessus de deux cents francs.
S’il y a récidive, les propriétaires ou exploitants des établissements seront traduits devant le
tribunal de police correctionnelle et condamnés à une amende de seize à cent francs. Dans les
cas prévus par le paragraphe second du présent article, les amendes réunies ne pourront jamais
excéder cinq cents francs
APPLICATION DE LA LOI GUIZOT
"Les enfants sont admis sans aucune condition d'âge dans les usines et manufactures, et y sont
soumis à un travail prolongé, qui dépasse leurs forces, ruine leur santé, et ne laisse aucune
place à la culture de leur intelligence et de leurs facultés morales. Sur 5 480 enfants que
compte l'arrondissement de Lisieux, 1 040, c'est-à-dire un cinquième environ, ne fréquentent
pas les écoles parce que leurs parents aiment mieux leur faire gagner de suite une modique
rétribution dans les manufactures que d'assurer leur avenir en les laissant grandir dans des
conditions de salubrité physique et morale.
Ces enfants n'atteignent jamais qu'un développement incomplet et donnent à leur tour
naissance à des générations plus malingres et plus rachitiques encore. Aussi est-on effrayé
pendant la session des conseils de révision, de trouver dans un pays où la race serait
naturellement belle si elle vivait dans des conditions normales, un si grand nombre de jeunes
gens physiquement défectueux, qu'il est très difficile de parfaire le contingent.
Le remède se trouve du reste tout entier dans la loi du 22 mars 1841 sur le travail des enfants
dans les manufactures, et la seule difficulté consiste à la faire exécuter. De nombreuses
tentatives ont été faites pour y parvenir, mais il faut le reconnaître, jusqu'à présent elles ont été
complètement infructueuses, et la loi du 22 mars est restée une lettre morte."
Extrait d'un rapport du sous-préfet de Lisieux, 30 septembre 1858. Archives départementales
du Calvados, série M, police générale, rapports, 1852-1859
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La forge Cail à Paris vers 1860