LA PEINTURE MONOCHROME

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LA PEINTURE MONOCHROME
LA PEINTURE MONOCHROME
Lorsqu’en 1915 Kasimir Malevitch (1978-1935) présente à Saint-Pétersbourg son exposition
intitulée Dernière exposition futuriste: 0,10, dans laquelle figure Quadrangle, le «Carré noir
sur carré blanc», il distribue un tract dans lequel il déclare: «Je me suis transfiguré dans le
zéro des formes». Affirmation de la plus grande réserve de la volonté artistique et de
l’autonomie de la forme, Carré noir sur carré blanc est un tableau clé de l’art moderne par
son adéquation totale entre «image» et fond, son absolu formel. Kasimir Malevitch avait
alors peint le premier tableau sans image. Quelques années plus tard, devant les trois
tableaux assurément monochromes d’Alexandre Rodtchenko (1981-1956), Couleur rouge
pur, Couleur jaune pur, Couleur bleu pur (1921), le critique d’art Nicolas Taraboukine
stigmatise l’évolution subie par les formes artistiques» car «ce n’est plus une étape qui
pourrait être suivie de nouvelles autres, mais le dernier pas, le pas final effectué au terme
d’un long chemin, le dernier mot après lequel la peinture devra se taire, le dernier “tableau”
exécuté par un peintre».
Jalonnant le XXe siècle, diverses expériences et théories se sont confrontées à la question
de la monochromie, telle que l’a résumée Ad Reinhardt (1913-1967) dans la formule: «Un
tableau, une couleur». Toutes, cependant, interrogent le fait qu’une oeuvre d’art puisse se
suffire d’une seule couleur apposée sur un plan pour l’être. Leur récurrence prouve que cette
peinture que l’on disait «arrivée au bout du chemin» est toujours reconduite, de variations
infimes en transmutations inattendues. Cette diversité atteste que le monochrome n’est pas
une limite ultime mais un territoire pictural à part entière même s’il semble conserver son
statut d’icône la plus énigmatique de l’art moderne. Il rejette le dessin, il rejette la
composition, il ne propose ni sujet, ni histoire, ni écriture. De fait, dès le début, le
monochrome assume une fonction critique envers tous les types de peintures qui l’ont
précédé. Il ne donne à voir que le fond, sans figure, comme si cette dernière s’y était
dissoute.
Après avoir occupé le premier plan dans l’art occidental à l’époque de la première guerre
mondiale, le mouvement réductionniste va se tenir en retrait pour une trentaine d’années, la
peinture revenant à la complexité formelle et au savoir-faire. Le monochrome ne disparaît
toutefois pas complètement des cimaises. Pour parangon, le remarquable tableau de Joan
Miró (1893-1983) de 1925, Peinture, presque entièrement bleu avec une petite tache en haut
à gauche. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, «l’art au-delà de la forme»
(Malevitch) redevient un des thèmes majeurs de la peinture. Les années 1950-1960 ouvrent
d’autres perspectives, d’autres problématiques que celles de l’analyse réductionniste. Yves
Klein (1928-1962), qui expose ses monochromes à Londres en 1950, s’attache à donner au
monochrome une définition conceptuelle. Comme Malevitch, il est influencé par une tradition
occulte de spiritualité. Le bleu est, pour Klein, la couleur de l’infini et il envisage ses
monochromes bleus comme des «portraits» du ciel. «Par la couleur, écrit-il, je ressens le
sentiment d’identification complète avec l’espace. Je suis vraiment libre. […] Dès qu’il y a
deux couleurs dans un tableau, un combat est engagé.»
Les White Paintings (1952) de Robert Rauschenberg (pour prendre un autre exemple de
monochromes qui loin de signifier un terme peuvent au contraire apparaître comme un
commencement) sont, selon les mots de John Cage, des «aéroports pour les ombres et pour
la poussière mais dont on pourrait aussi dire qu’ils sont des miroirs de l’air». Ils sont plage
qui peut accueillir tous les contenus possibles. Rauschenberg indiquera qu’il faut accrocher
ces peintures de manière qu’elles captent les ombres des spectateurs, ajoutant que «les
peintures blanches sont des compositions ouvertes en ce qu’elles réagissent à une activité
extérieure à leur champ». À partir des années 1970-1980, le monochrome connaît une
diffusion quasi universelle. Il déborde de la toile, envahit l’espace, multiplie ses supports,
devient immatériel dans les ambiances lumineuses de Dan Flavin (19331996) ou d’Otto
Piene (*1928) qui disait en 1958 que son«objectif artistique était d’explorer la lumière comme
sphère de la couleur». Il conquiert aussi la sculpture, comme dans les séries de rectangles
de plâtre encadrés entièrement peints d’une seule couleur d’Allan McCollum (*1944).
Pour le spectateur, la rencontre avec les peintures sans images est le lieu d’une expérience
du regard qui se fait dans l’instant même, sans dériver hors du champ coloré vers les
questions d’harmonie ou de dissonance des couleurs, de relations et de comparaisons des
éléments de la composition. A priori, ce champ peut paraître très étroit. Cependant les
ressources du médium confèrent nombre de qualités sensibles et perceptuelles à ces
peintures: les pigments, les dimensions des toiles, le format, les surfaces, lisses ou
rugueuses, brillantes, mates ou satinées, peintes à l’huile, à l’acrylique ou à la tempera à
l’oeuf, avec un pinceau, une brosse, un couteau, un rouleau ou un pistolet. Mais le
monochrome, pour univoque qu’il apparaisse, est en réalité d’un fonctionnement plus
ambigu. Pour des peintres qui manient la couleur, la facture, le geste de peindre, la qualité
physique peut symboliser un idéal. D’autres, au contraire, insistent sur la neutralité,
l’anonymat de la facture, les conditions techniques de production pour affirmer l’autonomie
de l’objet pictural, ainsi qu’a pu l’énoncer Frank Stella (*1936): «Ce que vous voyez est ce
que vous voyez». Entre condensation de signes et absence de fonction expressive, il y a le
plaisir de la couleur seule, plaisir qui transparaît sous la plume d’Oscar Wilde en 1891: «La
couleur simple, que ne gâte aucune signification, et qui ne s’allie à aucune forme définie,
peut parler de mille manières à l’âme». (FN)

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