se révolter

Transcription

se révolter
Et si on osait…
se révolter
Lola Lafon, la rebelle
Photo © Lynn S.K.
Activiste dans les milieux autonomes parisiens, portevoix de la jeune génération féministe, la Française Lola
Lafon raconte, dans ses romans et chansons, sa vie cabossée mais toujours menée sans compromis. Une belle
invitation à la liberté.
Annabelle Georgen
En quelques mots
● Chanteuse et romancière, Lola Lafon garde de sa jeunesse toute la force de ses idéaux et de sa révolte.
● Victime d’un viol à l’âge de 24 ans, elle a tiré de cette
expérience traumatisante “le combat d’une vie”.
● Elle vient de sortir un album et un roman qui invitent à
la liberté, à la colère et à la solidarité.
6
axelle HS 2011.indd 6
Un visage tendre et joufflu aux larges yeux cernés par les
nuits sans sommeil, encadré par de longs cheveux blond
pâle qui s’enroulent en petites lianes autour de la capuche
du sweat-shirt qu’elle a planté sur son jupon de fée. Lola
Lafon a la dégaine d’une éternelle ado anar sur cette photo
qui accompagne son dernier album, “Une vie de voleuse”,
sorti en mars dernier. Elle ne ressemble pas aux chanteuses
qui se donnent des airs faussement négligés face à l’objectif. On l’imagine habillée ainsi aussi bien à l’épicerie du
coin que levant le poing dans une manif ou sur la scène…
Du haut de ses 36 ans, Lola Lafon compte parmi celles et
ceux qui n’ont pas troqué leurs idéaux de jeunesse contre
le confort d’une vie rangée, qui n’ont pas remisé leur révolte dans une boîte à souvenirs qu’on ressort de temps en
temps avec une nostalgie béate. “Je n’ai jamais cru, quand
on me le disait, que je m’apaiserais, que je m’assagirais avec
le temps. Et effectivement, j’avais raison, aucun apaisement à
l’horizon !”, constate-t-elle aujourd’hui, contente de ne pas
s’être trompée. Activiste d’extrême gauche non encartée,
proche de la mouvance altermondialiste, elle va planter
sa tente aux abords des G8, défile au sein des Black Blocs1
dans les manifs et s’attaque aux vitrines des magasins,
symboles du monde capitaliste.
Dans ce roman âpre et
hautement autobiographique,
elle raconte son histoire, celle
d’une vie amochée par un viol
l’année de ses 24 ans.
RITOURNELLES BALKANIQUES
Avant d’entrer dans un studio d’enregistrement en 2006
pour son premier album, “Grandir à l’envers de rien”, Lola
Lafon a écumé pendant sept ans les petites salles de
concert avec ses musiciens : le Belge Olivier Lambert à
la guitare et aux samples, le Français Julien Rieu de Pey
à la basse, et le Serbe Ivica Bogdanic à l’accordéon. De
ces années de scène résultent des morceaux entêtants
axelle HS • juillet-août 2011
14/06/11 16:11
J’ai osé !
t
me, ça pouvai
qu’être autono
é
is
al
ré
i
j’a
es
,
tr
s au
“Un jour
au soutien de
re faire appel
di
r
oi
ul
vo
i
ss
au
ites. Ça m’a to
ses propres lim
t
in
te
at
a
e
m
on
fem
quand
e j’avais de la
ée de l’idée qu
ér
lib
t
en
m
”
le
e.
ta
toute seul
it tout assumer
parfaite qui do
Sarah, 26 ans.
LE COMBAT D’UNE EXISTENCE
et diablement dansants à la belle patine, joyeux mélange d’électro, de ritournelles balkaniques et de folk,
sur lequel elle pose une voix tantôt fragile, tantôt
gouailleuse, toujours fébrile, sautant du français au
roumain, faisant le grand écart entre complaintes libertaires vibrantes et comptines murmurées.
Son goût pour la musique des pays de l’Est lui vient
tout droit de son enfance. Fille de profs, Lola Lafon a
grandi en Bulgarie et dans la Roumanie de Ceausescu.
Son père est français, sa mère biélorusso-polonaise.
Que ce soit à Bucarest ou à Paris, où elle emménage à
l’âge de 12 ans, elle sera considérée comme une étrangère par ses camarades de classe. “Je me suis toujours
sentie décalée”, confie-t-elle. À son arrivée à Paris, elle
se souvient avoir été fascinée par les affiches de pub
aux dimensions staliniennes où des corps dénudés
se cambrent d’extase. “J’ai découvert cette image de la
femme ultrasexuée, consommée, consommable. Malgré
une mère féministe qui était horrifiée, j’étais fascinée par
ces pubs et par les magasins.” Jusqu’à ce qu’elle découvre
Patti Smith à l’adolescence, et avec elle Rimbaud, la
poésie, le goût d’écrire.
Son premier livre, Une fièvre impossible à négocier, fait
l’effet d’une bombe à sa parution chez Flammarion en
2003. Dans ce roman âpre et hautement autobiographique, elle se cache à peine sous le prénom de Landra
et raconte son histoire, celle d’une vie amochée par un
viol l’année de ses 24 ans. Elle connaissait son agresseur : un homme “insoupçonnable”, précise-t-elle. “On a
encore l’image du violeur qui arrive dans le parking, mais
dans plus de 80 % des cas de viol, il s’agit d’un des proches
de la victime”, explique-t-elle. Pour survivre, Landra-Lola
coupe les ponts avec sa “première vie”, comme elle dit.
axelle HS • juillet-août 2011
axelle HS 2011.indd 7
Photo © Lynn S.K./Flammarion
Je n’ai jamais pensé que j’allais
me marier et avoir des enfants,
mais plutôt : “Vole ta vie, il ne va
pas suffire le prince charmant !”
Danseuse classique professionnelle à l’époque, elle tire
un trait sur sa carrière. Sa guérison, son émancipation
passeront par une existence marginale, dans les squats
peuplés d’activistes libertaires du Paris des années 90.
Le procès, faute de preuves, aboutira à un non-lieu.
“J’étais en colère. J’étais une bombe humaine”, se souvient
Lola Lafon. Cette rage, plutôt que de la retourner contre
elle-même, elle en a fait son carburant, y puisant une
“belle force” pour participer à des actions de guérilla urbaine et pour écrire. Son roman rencontre un vif succès,
sa boîte mail et sa boîte aux lettres se retrouvent submergées de courriers de femmes qui ont été victimes
d’un viol. “Cela va être le combat d’une vie ; même si c’est
un peu gros de dire ça, c’est sûr”, estime Lola Lafon.
7
14/06/11 16:11
J’ai osé !
“Un jour, j’ai osé répondre à l’invitat
ion d’un groupe de femmes car je sent
ais
que j’avais besoin de sortir de che
z moi pour souffler. Petit à petit, je
me suis
intégrée, sentie à l’aise, car acceptée
telle que je suis et j’avais envie d’éc
hanger mes idées, mon savoir. De ce
fait, j’ai découvert que moi aussi,
je peux
apporter aux autres cette énergie
qui dormait en moi.”
Jeanine, 61 ans.
Alors quand, en 2009, elle lit les messages de soutien qui affluent du monde entier à l’adresse du cinéaste Roman Polanski
arrêté à Zurich – après plus de 30 ans de traque par les ÉtatsUnis – pour avoir eu des “relations sexuelles avec une mineure
de 13 ans”, forcément, ça ne passe pas. Elle cosigne avec une
autre féministe française, Peggy Sastre, une tribune qui sera
notamment publiée dans le quotidien Libération. Le texte dénonce les propos de ceux pour qui l’adolescente en question
“était toujours habillée trop court, trop moulant, trop transparent,
[ceux] pour qui elle le voulait bien, faisait déjà femme, était une
pute, ce n’était pas le premier, et ça l’arrangeait bien, qu’il prenne
les devants. Trop provocatrice, trop inconsciente, trop lolita, trop
menteuse, trop folle – et si ce n’est pas elle, c’est donc sa mère qui
l’a laissée aller au rendez-vous.” Les journalistes ont conseillé à
Lola Lafon, pour son bien-être, de ne pas lire les commentaires
laissés sous le texte par les internautes.
Lorsque le viol revient sur le devant de la scène médiatique, en
mai dernier, avec ladite “affaire DSK” 2, Lola Lafon est tout aussi
révoltée par l’attitude de certains politiques qui ont essayé de
blanchir coûte que coûte le patron du FMI : “C’est pire qu’une
consternation, ça nous ramène toutes à l’ampleur des dégâts, à la
difficulté de se faire entendre quand on dit qu’on a été violée.”
SI TU VEUX UNE VIE, VOLE-LA
Sur l’une de ses nouvelles chansons, elle met en musique les
mots de l’écrivaine allemande Lou Andreas-Salomé : “Une vie,
si tu veux en avoir une, vole-la”. Cela sonne comme un hymne
à l’émancipation. “Je n’ai jamais pensé que j’allais me marier et
avoir des enfants, mais plutôt : “Vole ta vie, il ne va pas suffire le
prince charmant !” Le monde me paraît trop vaste et puis, fondamentalement, je suis très indépendante. L’idée de se réaliser à travers l’autre ne m’intéresse pas. Je ne crois pas à la valeur couple”,
explique-t-elle.
Même si elle n’habite aujourd’hui plus en squat, elle continue
de mener une existence à la marge, refusant de sacrifier sa
liberté pour la trinité moderne “vie de couple avec enfants
dans un appartement”. “C’est un pari risqué pour une femme”,
estime-t-elle, avec une pointe de fierté dans la voix. Elle a préféré s’inventer une vie bohème, au jour le jour, sans contraintes
ni filet de sécurité. Une vie à la belle étoile, une vie de voleuse,
assurément. ■
1 Un Black Bloc est un regroupement éphémère d’activistes au cours d’une manifestation.
2 Où le patron du FMI Dominique Strauss-Kahn est accusé d’agression sexuelle sur une
femme de ménage de l’hôtel new-yorkais où il logeait.
8
axelle HS 2011.indd 8
“Une vie de voleuse”, Le Chant
du Monde/Harmonia Mundi,
mars 2011.
Nous sommes les oiseaux de la tempête
qui s’annonce
Émile est morte. Son cœur a cessé
de battre un samedi, dans un café.
Pendant que les médecins tentent
de la ramener à la vie, sa meilleure
amie – une danseuse roumaine qui
ne danse plus – écrit pour elle le
compte-rendu des jours qu’elle n’a
pas vécus. Elle lui raconte aussi leur
amitié, leur première rencontre un
mardi soir, dans un cercle de parole
destiné aux victimes de viol… Tandis qu’Émile reprend peu à peu des forces, la narratrice fait
la connaissance de celle qu’elle surnomme “la Petite fille au
bout du chemin”, une jeune femme qui refuse de prendre ses
antidépresseurs. Dehors les banlieues brûlent, la chasse aux
sans-papiers et les arrestations préventives s’intensifient. La
fièvre finit par gagner les deux filles qui décident à leur tour
de se rebeller.
Au risque de sembler parfois un peu brouillon, le récit se positionne à la croisée de la politique-fiction, de l’autobiographie et d’une version libertaire de “Thelma et Louise”. Comme
dans son premier livre, Une fièvre impossible à négocier, Lola
Lafon construit son roman autour du traumatisme du viol,
cette blessure intime toujours pas cicatrisée, et sa propre
histoire se télescope avec celle de la narratrice, sans qu’on
puisse jamais démêler le réel du fantasmé. (A.G.)
Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, Flammarion 2011. 432 p., 20 eur.
axelle HS • juillet-août 2011
14/06/11 16:11