Marie-Hélène Lafon - Alliance Française van Oost

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Marie-Hélène Lafon - Alliance Française van Oost
Marie-Hé lè neLafon
Hoger Instituut voor Franse Cultuur
Recollettenlei 3, 9000 Gent
8 december 2011
A. Biographie
Marie-Hélène Lafon est née en 1962 dans le Cantal. Elle vit depuis 1980 à Paris, où elle enseigne les
lettres classiques. Elle commence à écrire en 1996 et publie en 2001 son premier roman, Le soir du chien,
chez Buchet Chastel. Le roman reçoit le prix Renaudot des lycéens. Depuis 2001, Marie-Hélène Lafon a
publié sept romans,dont le dernier, L’annonce est paru en 2009 chez Buchet Chastel. À côté de son
œuvre de romancière, elle a écrit le texte de plusieurs livres de photographies, dont Cantal (2005), qui
présente le travail de Pierre Soissons
http://www.unil.ch/webdav/site/fra/users/awiser/public/programme_Romans_du_XXIe_siecle
B. Bibliographie et comptes rendus
1. Nouvelles/Romans
* Le soir du chien, Buchet Chastel, 2001 (Prix Renaudot des lycéens 2001)
* Liturgie, Buchet Chastel, 2002 (nouvelles) (Prix Renaissance de la Nouvelle 2003)
* Sur la photo, Buchet Chastel, 2003
Certaines phrases annoncent notre disparition : on n'y apparaît jamais que de profil
ou de dos, dans le lointain déjà. Observons un évanouissement.
Un pronom est mis pour un nom. On pourrait même dire qu'il efface le nom, qu'il
l'absente, momentanément. Dans Sur la photo de Marie-Hélène Lafon, le prénom du
personnage, Rémi, n'apparaît que trois ou quatre fois, pas plus. Le reste du temps, c'est
" il ". Beaucoup de phrases partent de ce " il ", dans une sorte d'insistance pronominale
qui, en même temps qu'elle désigne le personnage, l'éloigne, nous le montre dans cet
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éloignement un peu comme de profil ou de dos, comme isolé au départ des phrases qui cherchent à le
dire, une à une, revenant toujours à lui, sans faire trop de lien d'une phrase à l'autre, sans embrayer
vraiment sur un récit où le " il " pourrait se départir de son isolement. On pense un peu aux Choses de
Perec parfois, dans cette description distanciée des personnages, d'apparence neutre mais secrètement
mélancolique, dans cette succession un peu litanique des phrases, et dans leur accélération finale.
Mais à au moins trois reprises dans Sur la photo, le pronom cède la place, toujours dans le même
mouvement de la phrase : un, deux, trois. Cela se passe notamment à la page 48 : " Dans cette soirée, à
Marseille, il, lui, Rémi, avait trouvé Isabelle. " C'est à chaque fois le même sursaut, le même
tressautement de la syntaxe. Ainsi page 61 : " Il, lui, Rémi, marchait dans l'ombre du platane. " Comme si
le narrateur soudain se réveillait d'une certaine inattention à son personnage. Comme si on allait pouvoir
rompre la monotonie de la répétition des " il ". Comme si le personnage allait cesser de se dérober
derrière son " il " : la phrase le ferait se tourner sur lui-même, s'apprêterait cette fois-ci à nous montrer
son visage, face à face.
On aurait pu avoir : " Dans cette soirée, à Marseille, il avait trouvé Isabelle ", ou bien : " Dans cette soirée,
à Marseille, Rémi avait trouvé Isabelle. " Mais le " Il, lui, Rémi " fait comme un plan rapproché dans la
phrase, dans un soudain mouvement. Dans un accroc à même la phrase, un tressaillement. C'est dans le
cours du texte une interpellation : oui, toi, Rémi, c'est bien de toi qu'il s'agit ! Encore un personnage qui
croyait échapper à son narrateur, se perdre dans l'ombre du platane, l'air de rien se fondre dans le
décor... Cela ravive dans l'écriture l'effet d'une voix, donnant brusquement chair. Manière, un peu, de
rattraper le " il " par la manche avant qu'il ne disparaisse tout à fait dans l'anonymat. Mais sans
beaucoup d'espoir.
Les phrases dans ce livre ressemblent un peu au geste du photographe : cadrer serré, saisir des instants
de la vie d'un homme quasiment anonyme, dans son passé, son enfance campagnarde et sauvage, isolée,
dans son présent adulte, tout aussi isolé, dans sa vie de famille, son travail, dans toutes ses vies éparses,
mêlant les temps, les espaces, n'attrapant jamais que des détails d'une présence au monde des plus
aléatoires. Toute la justesse de ce roman est là, dans cette manière très sensible qu'a l'écriture de
s'approcher du personnage, juste dans l'espoir de saisir quelque chose de l'énigme d'une vie, d'en
conjurer la fatalité peut-être. Toute la justesse des phrases du livre tient en leur isolement dans le récit :
elles se donnent à lire pour elles-mêmes, l'une après l'autre, sans rien nommer que d'éphémère.
Xavier Person, Le matricule des anges, 49, janvier 2004, http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=17358
* Mo, Buchet Chastel, 2005
* Organes, Buchet Chastel 2006 (nouvelles)
Le nouveau livre de Marie-Hélène Lafon recueille douze nouvelles, qui toutes relatent
les battements de sang et les borborygmes de corps en plein éveil.
Sur le bandeau illustrant la couverture, une image floue d'eau qui coule, en remous
glissant sur des roches opaques et luisantes. Quelque chose d'énergique et de visqueux
à la fois. La thématique du recueil est là, déjà. Dans la première nouvelle, deux garçons
vaquent à la tâche printanière qui leur est réservée : administrer aux taupes la bouillie
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de vers empoisonnée. " Ils ne voient pas les taupes. Ils se demandent comment elles sont et les imaginent
velues et aveugles, le squelette infime et malléable, grasses sous la fourrure prune ou violine, munies de
pattes courtes et véloces.
" La besogne accomplie, ils s'arrêtent au bord de la rivière pour y plonger leurs mains, tandis que " sous
eux les taupes meurent dans le désordre de leur sang ". Derrière le terme Organes, Marie-Hélène Lafon
place l'évocation du souterrain et de l'interne, ce qui a lieu au dedans. C'est le mystère du corps des
autres, et celui de son propre corps, ses humeurs, ses désirs et ses éveils avec lesquels il faut s'arranger.
C'est l'adolescence, sa curiosité mêlée de honte pour les choses de la chair, et l'appel du désir lorsque
apparaît dans le poste de télévision la speakerine avec sa poitrine collée à l'écran. C'est aussi le corps des
femmes fatiguées par les grossesses, et ce qu'on entend des discussions d'adultes au travers d'une
cloison, l'oreille collée tout contre. Dans le texte intitulé " La robe ", une mère parle au téléphone avec sa
sœur. Sa voix se module, se fait sourde et " descend dans son ventre tout près des orifices " lorsqu'elle
évoque les choses secrètes. Les enfants guettent les signes, les enfants s'interrogent. Ils revêtent en
cachette la robe de mariée de la mère, rituel furtif, comme pour se loger à nouveau en elle, à l'abri, et
savourer le frisson de se glisser dans la peau d'un adulte.
Un corset, une tirelire, une aube de communiante, autant d'objets qui donnent leurs titres aux nouvelles,
autour desquels Marie-Hélène Lafon tourne lentement, les révélant en quelques pages centre d'un
rituel, d'un dégoût, d'une attirance. Des objets qui habillent les corps ou s'en font le simulacre de ces " ils
" ou " elles ", rarement nommés, personnages contenus dans des pronoms personnels qui suffisent à
leur densité. " Ils " des frères et sœurs, " elles " des femmes qui boivent le café dans la cuisine, coudes
collés à la nappe en toile cirée, parlant de leurs filles et de leurs hommes, et " eux " ces hommes, qui
vont à la pêche aux grenouilles pendant que les femmes dorment. On est à l'écoute des pulsations, de ce
qui a lieu en eux, comme le ferait un médecin avec son stéthoscope. L'écriture se tient à distance,
captant les sensations et les ambiances, d'odeurs et de toucher, une écriture qui supporte d'être
auscultée comme le sont les personnages, d'être lue à voix haute, parce qu'elle est maîtrisée, scandée,
tenue : " Les taupes ne dorment qu'agitées de tressaillements incessants, pour dormir elles se
rassemblent en un monceau tressautant, les taupes ont peur, elles vivent dans la peur et ne vivent pas
très longtemps (...) " Le rythme est là, les lieux et le temps se situent d'eux-mêmes. L'univers de MarieHélène Lafon est fait de campagne française, avec ses petites gens, ses pensionnats, ses cars d'école et
l'arrivée au village, chaque année, de la colonie de vacances et de ses monitrices.
À un auteur qui sait poser en quelques phrases un décor, la forme brève ne peut que convenir : " Dehors
l'été crépitait, tendu de bleu. On le devinait, cuisant, aux articulations des volets métalliques qu'il
soulignait d'un trait dur. Tout se taisait et ce silence bruissait parfois autour des lanières du rideau de
plastique épais qui garnissait l'entrée du couloir. "
Lise Beninca, Le matricule des anges, 70, février 2006, http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=51798
* La maison Santoire, Le bleu autour, 2007
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* Les derniers indiens, Buchet Chastel, 2008
Les gens d'en face
Par Baptiste Liger (Lire), publié le 01/02/2008
Marie-Hélène Lafon traque le secret d'une femme et de son frère, reclus dans leur
passé, qui épient avec dédain leurs voisins.
Il n'est pas besoin de chercher de l'autre côté de l'Atlantique, ni dans les quartiers
populaires de Bombay, pour les trouver, Les derniers Indiens. Ils vivent près de nous, dans la France dite
«profonde», en plein coeur du Parc régional des volcans d'Auvergne. Ils n'ont pas de réserve, et tentent
de faire survivre leur tribu, celle des Santoire, dont ils protègent le nom comme un totem sacré.
Aujourd'hui, il n'existe plus que deux spécimens, Marie et son frère Jean. Ils avaient un frère aîné, Pierre,
mais il est mort à trente-trois ans, en 1968, le jour de la fête de la Saint-Roch. Il était le fils préféré de
leur mère, qui, telle une araignée, a tissé sa toile autour de ses autres enfants et les a rendus prisonniers
de celle-ci. Le père n'a pas eu sa place dans ce clan, ou si peu. Jean et Marie vivent maintenant tous les
deux, presque en couple et sans enfant, dans la vieille demeure hantée par le passé. Pour conjurer la
décrépitude de la fratrie et ce parfum de mort qui colle aux objets de la maison, il n'y a qu'à épier les
gens d'en face. Ces «autres» dans lesquels Sartre voyait l'enfer. Une tribu adverse dont on épluche les
ordures des yeux. Une «smala» avec des «garçons aussi longs et maigres que les filles étaient courtes et
larges, tous blancs et blonds, les yeux bleus et saillants, tous sur le même modèle, de père en fils, Pierre
les appelait les Martiens.» Mais avec les années, ces rivaux venus de rien ont su faire fructifier leurs
économies, ont investi, remboursé leurs crédits, fait grossir la famille et sont donc naturellement montés
dans la hiérarchie sociale, renvoyant les Santoire face à leur inexorable déclin. Mais l'ascension de ces
«gagnants» a sa zone d'ombre et de malheur, avec la disparition de la petite Alice, victime d'une
mauvaise rencontre qui lui fut fatale.
Dès les premières lignes des Derniers Indiens, Marie-Hélène Lafon instaure un climat désabusé et
étouffant, tenu au long du récit, qui peut rappeler Pays perdu de Pierre Jourde et Ma vie parmi les
ombres de Richard Millet. Cette magnifique chronique d'un monde agonisant est portée par de longues
phrases, qui semblent résister au point final comme un corps malade refusant de rendre l'âme. Et
qu'importe si ce combat est perdu d'avance, puisqu'il aboutit à un beau requiem.
http://www.lexpress.fr/culture/livre/les-derniers-indiens_813501.html
* L'annonce, Buchet Chastel, 2009 (prix Page des libraires 2009, Prix Paroles d'encre 2009)
Théâtre d'une tension entre un possible salut amoureux et l'hostilité d'une parentèle
auvergnate, L'Annonce sanctifie l'ordinaire.
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Du hameau de Croisset, le vendredi 16 janvier 1852, dans une lettre adressée à Louise Colet, Flaubert
énonce le désir d'écrire un " livre sur rien " : un livre " qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le
sujet serait presque invisible ", et " qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style ". Cette
formule, à la fois sibylline et fondatrice, inspirera, inspire encore, de nombreux auteurs. Voici peut-être
l'une des raisons pour lesquelles Marie-Hélène Lafon s'emploie, depuis la publication de son premier
roman Le Soir du chien (Buchet Chastel, 2001), à façonner une oeuvre où l'éloquence du style contraste
avec la simplicité chaque fois renouvelée du sujet. Lectrice " voyeuse " de celui qu'elle surnomme
ironiquement le " Bon Gustave ", travaillée par le canevas suggestif d'Un coeur simple, elle soumet son
écriture à l'égrènement des " recommencements fades ", à la description quasi entomologique des petits
riens qui affectent les " humains réfugiés blottis dans les pièces éclairées des maisons dérisoires. "
L'Annonce ne déroge pas à ce qui, dans la plupart des textes de Marie-Hélène Lafon, constitue la matrice
d'un espace dramatique privilégié : l'insularité de son Cantal natal. À la rivière La Santoire et aux murs
resserrés des Derniers Indiens (Folio, 2009), au pensionnat de Saint-Flour et à la maison orgueilleuse de
Sur la photo (Points, 2005), succède donc la campagne orageuse de Fridières, ses " brassées de phlox ",
sa nuit et ses troupeaux de Salers. C'est là, au coeur de ce " royaume clos ", entre les " craquements
intestins " d'une grange, les " robustes odeurs " d'une étable et le " moutonnement dru " des prés et des
bois, que l'étrangère de L'Annonce mène une " guerre d'usure et de patientes tranchées ". Annette, tout
ensemble mère de 37 ans, femme effacée et créature indésirable, doit non seulement apprivoiser les
exigences de ce " pays très perdu ", mais aussi, surtout, lutter contre le despotisme d'un " stupéfiant trio
de génies autochtones " : Nicole, Pierre et Louis, la soeur omnipotente et les oncles octogénaires de Paul.
Au rebours des Derniers Indiens, roman tragique narrant la cohabitation muette d'une soeur et d'un
frère, L'Annonce est le récit d'une rencontre amoureuse banale et singulière. Paul, déterminé à ne pas
vieillir auprès d'une soeur qui éructe sa loi, est décidé à prendre une femme, avec lui, " à son côté pour
les jours et les nuits pour vivre et durer ". Agriculteur fermier de 46 ans, il passe une annonce dans un
journal. De Bailleul, une femme répond qui, pour fuir l'alcoolisme violent du père de son enfant, est
prête à recommencer ailleurs, autrement. Fin juin, au moment où le pays est " gonflé de lumière verte ",
après deux rencontres à Nevers, Annette, flanquée de son fils Éric, s'installe à Fridières. Entre Paul et
Annette, ni lyrisme d'opérette ni sentimentalisme accessoire, tout s'exprime à travers les croisements et
les élancements de la chair. D'abord captivée par ses mains, l'intruse du Nord va définitivement céder au
désir d'un " corps en état d'urgence, aiguisé par les travaux immuables et les fenaisons pressantes " : le
corps de Paul.
L'étrangère mène " une guerre d'usure et de patientes tranchées ".
Taiseux, incapables d'" enjuponner de bavardages commodes " leurs gestes quotidiens, les personnages
de Marie-Hélène Lafon ruminent ou rêvassent. Convertie à la " religion de la discrétion ", Annette noircit
les pages de mots croisés de La Montagne quand les deux oncles, goguenards, remuent d'" obscures
pensées ". Bien qu'elle abandonne volontiers son appartement parisien pour la " pierre grenue " d'une
ancienne ferme située aux alentours de Saint-Amandin et qu'elle s'autoproclame " brute en littérature ",
Marie-Hélène Lafon ne verse pas dans le réalisme régional. Le Cantal, comme le comté faulknérien de
Yoknapatawpha, est un creuset symbolique où s'agitent des âmes tiraillées par la " conscience fugace de
l'humaine insignifiance ", de la honte et de la vanité des mots. Saturée d'ellipses - l'ellipse qui, selon les
propos de l'auteur, " menace ses livres d'extinction, les frappe d'un interdit potentiel, l'interdit étant
évidemment atavique, sociologique et familial " -, la lecture de L'Annonce confond, frustre et fascine.
Mais cette gamme de sentiments contradictoires, que seuls les plus grands livres provoquent, ne soustend-elle pas le désir du corps silencieux de l'écrivain dont l'éthique consisterait à " dire sans dire avec de
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la glose, mais en donnant à sentir, à inventer, à l'intérieur même du texte, dans ses blancs " ? Et si,
comme l'" écriture très soignée, ronde souple et opulente " de l'enfant Éric, L'Annonce fabriquait du lien :
le don de la fécondité d'un phrasé quasi organique, au plus près du souffle, fait aux lecteurs.
Jérôme Goude, Le matricule des anges, 106, septembre 2009, http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=62160
2. Livres photographiques
Rédaction des textes de :
* Ma créature is wonderful de Bernard Molins, Filigranes éditions, 2004
* Cantal, Photographies de Pierre Soissons, Quelque part sur terre, 2005
* L’air du temps de Béatrice Ropers, Husson, 2007
C. Entretiens
1. Les Derniers indiens
Au fond d'une vallée en déshérence, Les Derniers Indiens conte la vacuité d'existences paysannes rivées à
la scansion ritualiste et sclérosante du quotidien. Avec ce quatrième roman, Marie-Hélène Lafon impose
un ton et un style.
Entre un poste de télé prolixe et une table protéiforme, un homme et une femme émergent
douloureusement de l'espace rencogné d'une maison auvergnate qui rétrécit comme peau de chagrin :
Marie et Jean Combes. Le nouveau roman de Marie-Hélène Lafon, Les Derniers Indiens, exhibe les
sombres atours d'un huit clos dont le point névralgique est Renée Santoire, la mère vindicative et
dévorante de Marie et Jean. Veuve de Pierre, l'aîné d'élection, orgueilleuse légataire des insignes
propriétés paternelles, la mère Santoire aura, sa vie durant, perpétué les valeurs ataviques, ruminant
une haine démesurée des mésalliances, du progrès et des sanies corporelles, se repaissant d'expressions
proverbiales univoques. Des expressions qui, bien après sa mort, sourdent et emplissent l'air confiné des
pièces " mangées d'ombres " de la maison dans laquelle Marie et Jean, reclus et statiques, usent du linge
maternel et célèbrent le culte de la rétention tout en lorgnant du côté des Lavigne, leurs voisins.
L'univers particulier de Marie-Hélène Lafon, sa poétique, repose en effet sur la coprésence irréductible
de mondes antagonistes. L'un annonçant inéluctablement la mort lente de l'autre. Ainsi, Marie exprime
son chaste bovarysme en épiant les moindres faits et gestes des femmes Lavigne et glane des
impressions fugaces, des " bribes de chocolat cuit " ou des " élancements souverains de violette ". Hors
du monde, ses désirs forclos se satisfont du spectacle de la débauche consumériste des voisins, ainsi que
du mystère de la disparition des vêtements du cadavre de l'Alice, une cousine des Lavigne...
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À Paris, non loin de la station de métro Bel air, dans un appartement feutré et coloré, Marie-Hélène
Lafon, femme " embarquée ", se passionne, passionne, s'emporte et emporte.
En exergue de Mo, votre troisième roman, vous citez Fellini qui dit être toujours autobiographique,
même quand il relate la vie d'un poisson. Avez-vous vous-même adopté ce credo ?
Tous mes livres - peut-être Le Soir du chien (son premier roman, ndlr) un peu moins que les autres - sont,
de manière intestine, autobiographique. Je suis partout. Je m'éclate et me suis mise en morceau partout.
Sur la photo est en ce sens mon livre le plus douloureux, le plus écartelé.
Il n'y a pas de hiérarchie pour moi là-dedans. Il ne s'agit pas de penser que la seule littérature qui vaille
est une littérature autobiographique. Simplement, quand je me suis mise au travail, j'ai été forcée de
reconnaître que je ne savais rien faire d'autre que d'être tout le temps derrière les mots. C'est pourquoi
j'éprouve l'absolue nécessité du détour. Il faut de la transposition, du secret. Ça passe par la langue. Il y a
une stratégie d'évitement qui, au bout du compte, consiste à mettre ses organes dans le livre.
Maria, Marlène (contraction de Marie-Hélène) et, maintenant, Marie. Comment justifiez-vous
l'occurrence de ce prénom dans vos romans ?
La Marie des Derniers Indiens aurait une des vies que j'eusse pu avoir si j'étais née trente ans plus tôt.
D'où cette difficulté de me détacher de ce prénom. Paradoxalement, il m'est apparu très tôt qu'il y avait
une impossibilité pour Marie à dire " je ". Elle n'est pas suffisamment constituée pour cela. De surcroît,
Marie est le prénom fondateur. Celui de la vierge qui renvoie au terreau catholique qui est le mien. J'ai
été pensionnaire à Saint-Flour, dans le Cantal, de la cinquième à la terminale. En 73, on y vivait de façon
très sécurisante. C'est un royaume clos que j'ai beaucoup aimé. Il était cruel, mais j'aimais ça.
Mo qui semble le livre le plus éloigné de ces préoccupations est truffé de références religieuses. C'est un
livre rédigé en stations comme les stations du chemin de croix. Mais ce fil religieux est dévidé dans
l'ensemble de mes romans, puis dans mes livres de nouvelles, Liturgie et Organes. C'est ma quincaillerie,
mon magasin des antiquités catholiques (rires). Je la transporte avec moi comme une réserve
inépuisable.
Les Derniers Indiens est une oeuvre sur le " rien ", sur l'incroyance. Marie perd la foi. Ce trait est-il la
confession voilée d'un désaveu intime ?
L'éducation religieuse est à la fois une sorte de corset et un ensemble de repères qui m'ont été donnés
jusqu'à l'âge de 16 ans. À cet âge, il est arrivé ce que je prête au personnage de Marie à qui ça arrive plus
tard. Ça s'est détaché et je suis devenue complètement athée. A contrario de Marie, pour l'avoir éprouvé
de l'intérieur, je me souviens de la consolation que ça a été, de l'efficience que ça a eu. Pourtant, j'ai tous
les sacrements, à l'exception de l'extrême onction. J'y ai cru avec un sentiment de paix et d'adéquation
au monde. C'est pourquoi, encore aujourd'hui, j'ai des amis proches dont la foi me touche.
L'incipit des Derniers Indiens sécrète de l'indécidable. Le lecteur doit patienter quelques lignes pour
connaître la nature des rapports unissant Marie et Jean...
Bien sûr, et ça, c'est tout à fait volontaire. C'est un couple. Et " le fils, le frère " clôt la première unité
textuelle avant que le blanc ne nous laisse un temps de respiration. Il est évident que je voulais tenir le
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mot " frère " en bride pour que l'incarnation de ces personnages soit une incarnation de couple. Tout le
monde les conçoit comme tel. Finalement, l'obsession que Marie a de la perte du corps de l'Alice, de ses
vêtements perdus, cette litanie qui parcourt tout le livre du corps blanc de l'Alice dans les bois, nu et
transpercé, procède de manière très lancinante d'un désir incestueux. L'œuvre de chair du frère est là. Et
c'est cela que Marie caresse tout le temps. Elle caresse même, dans ses rêves, la possible étreinte qui n'a
pas eu lieu entre le frère mort et l'Alice.
L'inceste n'est-il pas aussi dans l'immobilisme qui pousse Marie et Jean à demeurer dans le sanctuaire
maternel ?
La dimension incestueuse est partout. La mère dort avec Pierre pendant toutes les années de la captivité
du père. Lui, ensuite, va partir avec une femme mariée, une mère. Croyant s'échapper, il revient mourir
dans la maison et les bras de la mère. Il est puni par où il a pêché : le corps. Et son corps, ses dépouilles,
sont rendus à l'étreinte de la mère. Les seules choses qui soient sauvées, ce sont les photos du Maroc
dérobées par Marie où il est question du corps du frère. Marie est dans un inceste sous-jacent avec ce
frère.
En contrepoint, vous décrivez une scène démultipliée et burlesque au cours de laquelle la mère se
meut en " ardente Jeanne d'Arc " maugréant contre l'obscénité du rut canin...
Dans Les Derniers indiens, la sexualité est en effet du côté des chiens. Ils font ce que les hommes ne font
pas, avec constance et sans penser à mal (rires). Il y a comme une sorte d'innocence de la bête. Pour la
mère, il n'y a pas pire engeance que les chiens roturiers et les chiennes...
Le corps, il faut donc le tenir en laisse. Il ne doit pas jouir. Tous les moyens sont bons pour empêcher
cette catastrophe. La jouissance sexuelle fait courir le risque de proliférer, donc de déborder. Dans mes
livres, c'est un danger qu'il faut refuser, encadrer, interdire, le plus radicalement qui soit. Ça a des
conséquences désastreuses. Entre autres, le viol perpétré par Jean. En outre, l'accomplissement ultime
de la sexualité est un sacrifice ; un sacrifice au sens des antiques sacrifices aux dieux. Le glaive est porté
dans la chair comme Agamemnon sacrifie à Iphigénie sur l'autel. Le père sacrifie à la fille.
À l'exception de Mo, l'action ténue de vos textes se déroule dans l'univers d'un Cantal désolé.
Pourquoi décrivez-vous systématiquement ce microcosme peuplé de vies frustes ?
Parce que l'expérience première est celle-là. Je suis née là-dedans. Je suis un écrivain, un être, de la
lisière. Ma vie parmi les ombres de Richard Millet m'a aidé à comprendre combien je venais du pays de la
mort. Nous venons, lui et moi, d'une société défunte et qui n'en finit pas de puer la mort. Le monde d'où
je viens et dont il est question dans tous mes livres est mort-né. C'est une impression ineffaçable, qui
dure toujours, au présent, comme dans Sur la photo. J'ai été obligée de m'inscrire, par le hasard de ma
naissance, dans un pays exsangue, vidé. Un pays sucé jusqu'au sang par l'exode rural.
Et même Mo, qui est un livre du bitume, porte les stigmates d'une mort annoncée, tout au moins d'une
vision extrêmement désespérée de ce qui pourrait advenir du monde de la cité. Je travaille dans ce
monde-là ; j'ai les mains dans le cambouis. J'enseigne la langue française, le latin et le grec, à des élèves
issus à 80% des communautés maghrébines et africaines. Je sens que la situation est de plus en plus
tendue entre eux et le monde et je me demande quelle place ils auront, comment ils feront pour y
trouver du sens. Je mesure mon impuissance et je ne peux pas me mettre hors jeu. Les fenêtres de la
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salle où j'enseigne, porte de Bagnolet, donnent sur le périphérique et le centre commercial Auchan Bel
Est. Voilà leur espace de liberté, de désir...
" L'écriture est une étreinte avec le matériau verbal. Et qui dit étreinte, dit lutte, violence, viol. C'est de
l'empoignade, du corps à corps avec la viande des mots. "
À travers le cancer de Pierre et le viol de l'Alice, la mort hante Les Derniers Indiens. Cette torpeur
sépulcrale que l'on retrouve dans vos livres est-elle le fruit d'une lecture assidue des tragiques grecs ?
Oui, en ce sens qu'il y a de l'inéluctable. On n'échappe à rien. C'est le fatum. Mais davantage que les
tragiques grecs, c'est la crudité insensée de l'Iliade qui m'a profondément marquée. L'Iliade offre une
vision précise, descriptive et clinique, de la façon dont la mort pénètre dans les corps. D'où aussi ma
dévotion au personnage d'Achille qui sait qu'il ne reviendra pas de Troie et qui, cependant, va accomplir
son destin, le rencontrer. Quant à la mort, je ne peux pas ne pas y penser. Nous mourons à chaque
seconde. Ce qui ne m'empêche pas d'être quelqu'un de vivant.
De manière très distincte dans Les Derniers Indiens, mais aussi dans Sur la photo, êtres animés et
objets donnent l'impression d'interchanger leurs qualités. Pourquoi ?
En effet, les corps sont des objets et les objets sont incarnés. Les objets ont une peau. Dans Les Derniers
Indiens, le bois de la porte du placard dans lequel la mère de Marie a rangé en reliques les vêtements de
son propre père est un bois que l'on frôle. Et ce frôlement est incestueux. La mère est dans l'étreinte
avec le corps mort de son propre père chaque fois qu'elle touche ce placard. Il y a une circulation
constante de la viande des vivants aux corps des choses et une consolation possible, car les choses ne
sont pas hostiles. Par exemple, Marie a un recours dans ce que j'appelle les choses vertes, la rivière, les
arbres, les foins, et dans les objets, ceux qu'elle désire où ceux dont elle a hérité de la mère.
J'essaye toujours de trouver ce qui va être le plus dans la tension. Je voudrais faire exister, non
seulement les choses, les êtres et les lieux, mais les sensations, et les plus fugaces, les goûts, les odeurs,
le bruit du vent dans les feuilles. Et chaque fois, je cherche la forme qui va me permettre de coller au
plus près. Chaque fois, je recommence. C'est dans les livres de Claude Simon, L'Herbe ou La Chevelure de
Bérénice, que ce rapport à l'incarnation m'a tout de suite saisie.
Effectivement, à l'instar de Claude Simon, on sent chez vous un souci constant de la recherche d'une
impossible adéquation entre fond et forme. Vous semblez façonner vos phrases...
Je les façonne et je les fais sonner. Mes phrases sont des coulées textuelles et sexuelles. Je les façonne
dans le travail d'établi, reprenant, laissant poser, déplaçant la virgule... Je suis tendue sur ce fil-là. Tant
que je marche dessus, il vaut peut-être la peine que je publie. La phase ultime du façonnage est le faire
sonner. Je ne peux faire ça que la nuit. Et curieusement, la nuit à Paris. Parce que la vraie nuit de là-haut,
c'est insensé. Rien n'y tient. Mais ici, toutes fenêtres fermées, je dis et je répète à voix haute. J'entends
et j'ajuste. Je pense souvent à Claudel, au verset, au souffle. Je cherche à ce que ça respire au plus juste.
D'où ces essais sur la ponctuation dont je mesure moi-même le caractère licencieux. Je peux camper sur
une virgule pendant trois semaines. Je suis guettée - peut-être, je ne sais pas - par le formalisme. Cette
obsession-là peut vous figer une langue, la stériliser complètement. C'est très délicat à manier. Je trouve,
à cet égard, que beaucoup de textes contemporains ne sont pas finis.
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Écrivant, éprouvez-vous la nécessité de lire vos contemporains ?
Oui, je lis mes contemporains parce que ça relève, il me semble, d'un principe de discipline pour qui a la
prétention d'écrire. J'ai un trio de tête, un triangle des Bermudes : Pierre Michon, Richard Millet et Pierre
Bergounioux.
Les Vies minuscules de Michon sont pour moi une sorte de bréviaire. C'est un livre fondateur qui a nourri
mon désir d'écrire. Et je me réserve régulièrement le plaisir de découvrir d'autres textes de Michon. Vie
de Joseph Roulin, par exemple, est là, sur ma table. Il m'attend ; j'ai rendez-vous. Millet, c'est très
différent. Il a écrit quatre grands livres : La Gloire des Pythre, L'Amour des trois soeurs Piale, Ma vie parmi
les ombres et Le Renard dans le nom. Sa production en amont ou en aval me laisse de glace, voire
m'irrite, car j'y cherche une langue que je ne retrouve pas. Ce qui m'intéresse dans les oeuvres citées,
c'est avec quels moyens Millet va au bout de la phrase et avec quels moyens il nous exhorte à y aller
nous, lecteurs. Quant à Bergounioux dont j'ai la chance d'avoir rencontré le corps d'ascète, j'ai assez peu
fréquenté son oeuvre romanesque : Miette et La Mort de Brune bien sûr, mais aussi le très émouvant Un
peu de bleu dans le paysage. J'ai plutôt été marquée récemment par ses Carnet de notes. Ils me font un
puissant effet. Il y a une apparente sécheresse de la langue, une ardeur à être qui me confond et une
violence propre au processus d'écriture.
Pouvez-vous expliciter cette préhension de l'acte d'écrire comme acte de violence ?
Je pense que l'écriture est une étreinte avec le matériau verbal. Et qui dit étreinte, dit lutte, violence,
viol. C'est de l'empoignade, du corps à corps avec la viande des mots. Pour moi, c'est d'abord et avant
tout ça. Ça n'a pas de fin. Il y a comme une sorte de labyrinthe de la chair des mots dans lequel on
s'enfonce avec un infini vertige et une non moins infinie jouissance. On laboure, on rabote. Mais c'est de
la viande qu'on rabote. Tout processus vital est organique. Nous sommes, d'un bout à l'autre, un
système d'organes. Et il n'y a pas à sortir de là. La nécessité d'écrire, l'énergie, la ténacité qu'on va y
mettre, tout ça relève du processus organique. Tout ça fait des copeaux, et saigne.
Vous avez publié en collaboration avec les photographes Bernard Molins, Pierre Soissons et Béatrice
Ropers, trois ouvrages : Ma créature is wonderful, Cantal et L'Air du temps. Cet intérêt pour la
photographie est-il lié à votre approche descriptive des corps, des objets ?
La photo mais aussi la peinture sont des nourritures essentielles. Depuis une quinzaine d'années, je vais
régulièrement chercher, faire provision d'images, pour ruminer ensuite. Parfois, je vais au Louvre
m'asseoir devant un petit Corot. Un petit Corot où l'on voit une brûleuse de fanes. Elle est rose et
évanescente, comme une fumée. Je la contemple et l'emporte en moi. Tout ça travaille autour de l'idée
de l'incarnation. Comment Corot a-t-il fait pour faire consister ça sur un plan horizontal ?
Dans la photo, ce qui m'intéresse avant tout ce sont les portraits. La photo du corps, des corps. Quand il
s'agit de paysages, de terres agricoles, ce qui aimante mon regard, c'est la tavelure des écorces ou bien
les stries qui s'apparentent à des rides sur la peau. Mon obsession de la photo est née de ça. Et pour que
j'écrive en collaboration avec un photographe, il faut que ce soit quelqu'un en qui j'ai confiance. Mais
j'aime ce travail. À ce moment-là, j'échappe à la narration et je m'autorise à arpenter confidentiellement
le territoire de la poésie.
Pensez-vous que le travail d'élagage de la langue pourrait vous porter au cœur de la tentation
poétique ?
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Oui, parce que la poésie est l'épicentre du séisme de la langue. J'en suis absolument persuadée. À force
de raboter, d'être dans l'ablation, on arrive à l'écorce, à l'épure. Et le goût de l'épure mène à l'expression
poétique. Je ne sais pas encore si c'est vrai pour moi. Cependant, c'est un mouvement qui me paraît
avoir du sens. Aller vers la raréfaction, que le blanc s'empare de la page, que le blanc monte, que le
silence monte. Qu'est-ce donc le texte poétique, sinon une page dévorée de blanc...
Jérôme Goude, Le matricule des anges, 90, février 2008, http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=57449
2. Auteurs TV : « Nous vivons des temps de terrible hâte, de hâte obscène et
vulgaire »
http://auteurstv.blogspot.com/2008/01/marie-helene-lafon-nous-vivons-des.html
3. Adler, Laure, Racine, Bruno, « Le Cercle littéraire de la BnF : Marie-Hélène
Lafon, Daniel Blanchard, Stéphane Velut »
http://www.dailymotion.com/video/xb6gkg_le-cercle-litteraire_creation
4. Fnac TV : Interview à l’occasion de la rentrée littéraire 2009 (et L’annonce)
http://www.youtube.com/watch?v=gKMOqCG-a3g
D. Extraits
Marie-Hélène Lafon lit un extrait de L’annonce :
http://www.lexpress.fr/culture/livre/marie-helene-lafon-lit-un-extrait-de-l-annonce_790914.html
E. Bibliographie secondaire
Le numéro 6 de la revue Les Carnets du Loir est consacré à Marie-Hélène
Lafon, voir le site internet des Carnets du Loir, avec la revue en ligne :
http://lesfillesduloir.com/lescarnetsduloir/carnetslafon.pdf
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