lire le corps de l`autre
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LIRE LE CORPS DE L’AUTRE : DEGRE ZERO DE L’EROTISME ? WAITING FOR THE BARBARIANS DE J.M. COETZEE. Dans Waiting for the Barbarians1, le troisième roman de J.M. Coetzee publié en 1980, l’auteur met en scène un narrateur-protagoniste, magistrat vieillissant, dans une ville fortifiée à la périphérie d’un empire fictif et intemporel. La ville se trouve dans un lieu désertique, frontière entre le monde supposé civilisé et les vastes étendues inhospitalières habitées, dit-on, par des « barbares ». Un jour, le magistrat aperçoit une jeune mendiante barbare sur la place de la ville. Il l’accueille chez lui et entame une série de lavages et de massages de son corps qui a été brisé par des tortionnaires : on trouve par conséquent, en une trentaine de pages, la deuxième partie du roman, plusieurs séances d’une intimité certaine, mais qu’on ne qualifierait pas nécessairement de sexuelles. Mais pourrait-on pour autant lui appliquer le terme d’écriture érotique en tant que telle ? D’autres questions se posent. Quelles sont les motivations du magistrat ? Montre-t-il une vraie compassion envers un être humain souffrant ou s’agit-il tout simplement d’un érotisme complexe, voire pervers ? Nous essayerons de démontrer tout d’abord comment des actes supposément érotiques ont ici, pour le protagoniste, un objectif autre. En effet, le magistrat veut comprendre ce que la jeune barbare a subi, faire en sorte que ses gestes, a priori sensuels, fassent apparaître un langage, des signes qu’il pourra déchiffrer sur un corps devenu palimpseste. Il trouve néanmoins que, dans un premier temps du moins, ce corps ne révèle aucun secret, qu’il demeure aussi impénétrable que la jeune fille reste muette. Nous verrons par la suite que, dans une narration dont le point de vue unique est celui du narrateur, le magistrat ne bénéficie d’aucune réciprocité de la part de la jeune femme. Il la regarde, agit sur son corps : elle, quasi aveugle, ne le voit presque pas et demeure passive. Le magistrat ne trouve aucune ouverture qui laisserait deviner l’histoire de cette Autre ; cet archéologue amateur ne découvre rien sous la surface du corps qui permettrait de comprendre l’Histoire d’un peuple et d’un Empire auquel il décidera de résister. Finalement, nous constaterons que, malgré quelques bribes d’information glanées lors de brefs échanges verbaux et d’un comportement plus actif de la jeune fille, le mystère perdure. C’est lorsque le magistrat ramène la barbare auprès de son peuple que la pénétration sexuelle aura lieu. Malgré un certain soulagement ressenti par le magistrat, celle-ci n’apporte aucune apothéose, aucune découverte, aucun épanouissement, aucune sortie du labyrinthe intellectuel. Si nous disons que c’est un couple étrange que Coetzee nous présente, force est de constater que le mot « couple » s’applique difficilement, tant les deux personnages semblent cloîtrés, voire emprisonnés, dans leur expérience individuelle, tant les barrières qui les séparent paraissent infranchissables. De plus, ils sont aussi étrangers l’un à l’autre qu’ils sont étranges pour le lecteur : leurs histoires personnelles et les Histoires de leurs peuples respectifs rendent tout partage difficile, sinon impossible. Lui est un séducteur vieillissant, un libertin cultivé, « civilisé » (selon les critères de l’Empire), un homme d’influence, d’un passé donjuanesque, conscient des traces de son âge avancé sur son physique : « […] my thin shanks, my slack genitals, my paunch, my flabby old man’s breasts, the turkey-skin of my throat2 ». (pp. 30-31) Elle est une jeune femme « inculte » (selon ces mêmes critères), barbare, sans grâce physique, enlaidie de surcroît par des séances de torture subies. La première description de la jeune fille l’inscrit dans ce rôle de barbare soumise : She kneels in the shade of the barracks wall a few yards from the gate, muffled in a coat too large for her, a fur cap open before her on the ground. She has the straight black eyebrows, the glossy black hair of the barbarians. What is a barbarian woman doing in town begging? There are no more than a few pennies in the cap3. (p. 25) Quelques jours plus tard, il la revoit en train de traverser la place péniblement avec des cannes : « It is the same girl, the same black hair cut in a fringe across the forehead, the same broad mouth, the black eyes that 1 Toute citation utilisée dans cet article sera tirée de l’édition publiée par Penguin Books, Harmondsworth, en 1980. « [M]es jarrets maigres, mon sexe mou, ma bedaine, mes seins flasques de vieillard, mon cou de dindon. » (p. 53) 3 « Agenouillée à l’ombre du mur de la caserne, à quelques mètres du portail, elle est emmitouflée dans un manteau trop grand pour elle ; un bonnet de fourrure est posé par terre devant elle, l’ouverture tournée vers le haut. Elle a les sourcils noirs et droits, les cheveux noirs et brillants des barbares. Que fait une femme barbare à mendier en ville ? Il n’y a que quelques sous dans le bonnet. » (En attendant les barbares, Editions du Seuil [collection Points], 1987 [traduction de Sophie Mayoux], p. 45.) Toute traduction dans cet article viendra de cette édition. 2 1 look through and past me1 ». (p. 26) L’absence de reconnaissance visuelle est une indication du manque de complicité et de rapport physique qui suivra. Ses yeux noirs ne révèlent rien, ne le voient pas, semble-t-il. Le magistrat l’emmène chez lui et la nourrit : « Under the coat she wears wide linen drawers tucked into heavysoled boots. She smells of smoke, of stale clothing, of fish. Her hands are horny ».2 (idem) On est loin d’une description érotique, si ce n’est à travers le mystère que recèle le personnage. Le lendemain, il lui demande de montrer ses pieds pour pouvoir constater les blessures infligées par les tortionnaires. Ses pieds sont emmaillotés, informes. Le mot « swaddled » (emmaillotés), terme biblique utilisé pour les langes de l’enfant Jésus, inscrit la jeune barbare dans un rôle christique, celui d’un être qui possèderait un savoir supérieur, qui offrirait la possibilité d’un salut ; en effet, de telles références se répéteront dans le roman, et c’est en elle que le magistrat cherche des réponses qui expliqueraient les horreurs de l’Histoire. S’il lui manque la grâce physique, ne serait-elle pas touchée par une grâce divine ? Sous ces pansements, ses pieds se révèlent : « Her ankles are large, puffy, shapeless, the skin scarred and purple3 ». (p. 29) Le magistrat entreprend les séances de lavage et de massage. Que cherche-t-il dans cette relation ? Que signifient ces gestes d’une sensualité certaine mais d’une sexualité apparemment absente ? Le lecteur constate rapidement que ces actes ne sont pas destinés à un accomplissement sexuel mais à la guérison du corps brisé et à l’exploration de ce corps pour trouver l’origine de ces blessures. Sur le plan textuel, cette relation est présentée en termes d’oppositions : surface/profondeur, fermeture/ouverture et, par extension, présent/passé. En effet, le magistrat est archéologue et cartographe amateur. Le corps de la jeune fille est donc comme un paysage à cartographier, une surface sous laquelle il faut chercher les origines qui expliqueraient le présent. L’histoire de la jeune barbare contiendrait les indices de l’Histoire de l’Empire et des atrocités perpétrées par celui-ci. Il cherche à lire le corps de la jeune fille, à le déchiffrer : « It has been more and more clear to me that until the marks on this girl’s body are deciphered and understood I cannot let go of her4 ». (p. 31) Le terme « déchiffrer » (decipher en anglais) est porteur de sens dans ce contexte. Il trouve son origine dans le terme arabe pour zéro, le vide, le rien. C’est dans cette absence, ce mutisme, cette immobilité, que le magistrat doit trouver du sens5. Quelle relation y a-t-il entre le langage et le corps ? Logiquement, devant cette personne muette dont il cherche6 les secrets, la pénétration permettrait au magistrat de découvrir ce qui a été enfoui. Pourtant, il n’en ressent pas le désir, il souhaite savoir ce qui est arrivé à la jeune barbare, mais pas la connaître au sens biblique du terme7. A travers l’homophonie eye/I, le lecteur se rend compte que cette quête de vérité porte davantage sur le narrateur lui-même que sur la femme devant lui : en regardant l’œil meurtri, quasi-aveugle. En écartant les cils de l’œil, en regardant le centre de ce rond vide comme un zéro, le magistrat se contemple : c’est un acte egocentrique au sens propre du terme. Ces agissements ne seraient-ils pas un jeu solitaire dans lequel la jeune barbare n’est que miroir ? Dans son auto-questionnement perpétuel, le magistrat tente de répondre à ses questions abstraites à travers la matérialité du corps. De temps à autre, au milieu des massages lents qui l’emmènent au bord de la léthargie, il croit trouver sous ses doigts un signe porteur de sens : « On the edge of oblivion it comes back to me that my fingers, running over her buttocks, have felt a phantom criss-cross of ridges under the skin8 ». (p. 31) Le signe représenté par les cicatrices (si, en effet il s’agit d’un signe), ne serait que fantôme, aussi vaporeux que le brouillard existentiel et intellectuel dans lequel il se trouve. Il n’y a aucun élément solide auquel s’accrocher pour se stabiliser. Par voie métaphorique, l’entrelacs de cicatrices 1 « [C]’est la même jeune fille, la même frange de cheveux noirs en travers du front, la même bouche large, les yeux noirs qui regardent au-delà de moi. » (p. 46) 2 « Sous le manteau, elle porte un large caleçon en lin, enfoncé dans des bottes à semelle épaisse. Elle sent la fumée, le linge sale, le poisson. Ses mains sont calleuses. » (idem) 3 « Ses chevilles sont épaisses, gonflées, informes, la peau marquée de cicatrices violacées. » (p. 51) 4 « Une chose devient de plus en plus claire pour moi : tant que les marques inscrites sur le corps de cette femme ne seront pas déchiffrées et comprises, je ne peux pas la laisser partir. » (p. 54) Notons que la traduction française des derniers mots de cette citation (« la laisser partir ») ne tient pas compte du double sens en anglais (« let go of her »), qui veut dire également « la lâcher » ou « la relâcher »). 5 Le zéro comme signe de l’absence revient fréquemment dans l’œuvre de Coetzee. Par exemple, dans In the Heart of the Country, il est utilisé pour le sexe du personnage principal féminin, Magda ; dans Foe, une réécriture de Robinson Crusoe, le signe O de la bouche ouverte de Friday, dont la langue a été coupée, peut représenter à la fois le mutisme forcé des opprimés et son incapacité de raconter sa propre histoire. 6 Ce verbe est à prendre dans les deux sens en anglais : search et research. 7 Il existe en anglais l’expression lust for knowledge (lust étant le désir, voire l’appétit, sexuel), mais ici ce désir de pénétration demeure absent. 8 « Au bord de la léthargie, je me ressouviens que mes doigts, en effleurant ses fesses, ont senti sous la peau un entrelacs de cicatrices fantômes. » (p. 54) Le terme anglais oblivion, traduit dans le texte français par léthargie, recèle également de par son étymologie l’oubli. Perdu dans un brouillard d’ignorance et d’oubli, le magistrat tente de savoir et de rappeler. 2 (« criss-cross of ridges ») est à la fois une terre, un sol, un paysage (« ridges », c’est-à-dire crêtes) et un texte, étymologiquement un tissage de fils entrecroisés. Il touche le visage de la jeune femme avec les doigts comme s’il écrivait ou dessinait : « Lightly I trace the lines of her face with my fingertip : the clear jaw, the high cheekbones, the wide mouth. Lightly I touch her eyelids. I am sure she is awake, though she gives no sign1 ». (p. 42) Cette dernière expression (« she gives no sign ») est à prendre dans les deux sens : elle ne laisse apercevoir aucun signe d’éveil, et elle n’offre aucune possibilité d’interprétation. Frustré par cette situation, le magistrat retourne à l’auberge pour rendre visite à une jeune maîtresse qu’il avait ignorée depuis la rencontre avec la femme barbare. Il compare les comportements respectifs qu’il a en présence des deux femmes : [O]f this one [la jeune barbare] there is nothing I can say with certainty. There is no link I can define between her womanhood and my desire. I cannot even say for sure that I desire her. All this erotic behavior of mine is indirect: I prowl about her, touching her face, caressing her body, without entering her or finding the urge to do so. I have just come from the bed of a woman for whom, in the year I have known her, I have not for a moment had to interrogate my desire: to desire her has meant to enfold her and enter her, to pierce her surface and stir the quiet of her interior into an ecstatic storm; then to retreat, to subside, to wait for desire to reconstitute itself. But with this woman it is as if there is no interior, only a surface across which I hunt back and forth seeking entry2. (p. 43) En ce qui concerne les réactions du protagoniste, les oppositions entre la jeune femme de l’auberge et la barbare sont claires : intérieur/surface, pénétration/caresses superficielles, désir/indifférence sexuelle, spontanéité/réflexion, insouciance/auto-questionnement. Lorsqu’il se trouve en présence de la jeune barbare, quelle que soit l’intimité des actes, ne serait-on pas au degré zéro de l’érotisme ? Comme nous l’avons vu, le point de vue unique du roman, celui du protagoniste-narrateur, est littéralement egocentrique : en regardant au centre de l’œil vide de l’autre, le magistrat se voit. Cet égocentrisme fonctionne sur le plan narratologique non seulement par ce point de vue unique mais également par l’usage du présent simple tout au long de la narration3. L’auteur n’offre jamais directement au lecteur le point de vue de la femme barbare : c’est seulement à travers les actes et les dialogues comme rapportés par le narrateur que le lecteur peut deviner ce que pourrait ressentir la jeune fille. (S’il est vrai qu’elle s’exprime de plus en plus pendant les semaines ou les mois que la relation perdure, ses énoncés restent lapidaires.) Ce manque de point de vue reflète (et le terme prend aussi tout son sens) la quasi-cécité du personnage. Le regard est un des leitmotive les plus importants du roman4. Un regard, par définition, ne peut être que superficiel, cette superficialité étant indicative de l’incapacité du magistrat à pénétrer la jeune barbare, au sens propre comme au figuré. Nous autres lecteurs ne pouvons que deviner la mesure de la vision de celle qui reste passive devant le magistrat : apparemment, tout est flou au centre de sa vision, mais elle voit mieux à la périphérie. Dans le contexte du roman, ces deux visions différentes exprimeraient symboliquement la place de chacun des deux personnages dans la conscience de l’autre : elle est au centre de celle du magistrat (même si, comme nous l’avons vu, elle n’est que le reflet de lui-même), tandis qu’il reste périphérique à la conscience de l’autre. Ce déséquilibre conséquent dans leur relation a pour résultat un manque de réciprocité physique : pendant les nombreuses séances de massage et de lavage au début de leur relation, c’est toujours lui qui est actif, tandis qu’elle demeure passive. 1 « D’un doigt léger, je suis les lignes de son visage : mâchoire nette, pommettes hautes, bouche large. D’un doigt léger, je touche ses paupières. Je suis sûr qu’elle est éveillée, bien qu’elle ne réagisse pas. » (p. 72) 2 [D]e celle-ci [la jeune barbare], je ne peux rien dire avec certitude. Je ne peux définir aucun lien entre son être de femme et mon désir. Je ne peux même pas dire à coup sûr que je la désire. Mon comportement érotique est entièrement indirect : je rode autour d’elle, lui touchant le visage, lui caressant le corps, sans le pénétrer, sans trouver en moi l’impulsion qui m’y inciterait. Je quitte à l’instant le lit d’une femme que je connais depuis un an ; de tout ce temps, je n’ai pas eu un seul instant à m’interroger sur le désir qu’elle m’inspire : la désirer, cela a voulu dire l’envelopper et la pénétrer, transpercer sa surface et bouleverser sa paix intérieure en y levant les tempêtes de l’extase ; enfin se retirer, reprendre son calme, attendre que le désir se reconstitue. Mais avec cette femme, c’est comme s’il n’y avait rien à l’intérieur : une surface, c’est tout – une surface que je parcours en tous sens, à la recherche d’un accès. » (p. 72) 3 L’usage du passé simple ou de l’imparfait est réservé aux passages où le magistrat fait allusion lui-même au passé. 4 Les tout premiers mots du roman, décrivant comment le narrateur perçoit le chef des tortionnaires, annonce cette importance : « I have never seen anything like it : two little discs of glass suspended in front of his eyes in loops of wire. Is he blind? I could understand it if he wanted to hide blind eyes. But he is not blind. » (p. 1) (« Je n’ai jamais rien vu de pareil : deux petits disques de verre suspendus devant ses yeux, dans des cercles de fil métallique. Est-il aveugle ? Je comprendrais, dans ce cas, qu’il veuille se cacher les yeux. Mais il n’est pas aveugle. » (p. 7) 3 Ces descriptions de relation physique entre un homme âge apparemment impuissant (sinon dans l’absolu, du moins avec cette partenaire) et une jeune femme mutilée et passive ne sont pas dénuées de sensualité. Au contraire, un certain érotisme demeure latent, parfois explicite. La première fois que la jeune fille entre chez le magistrat, la description ferait penser à une scène de boudoir à Venise au XVIIIe siècle : « Her skin begins to glow in the warmth of the closed room. She tugs at her coat, opens her throat to the fire1 ». (p. 27) L’hypothèse d’une scène d’amour est omniprésente ; l’érotisme réside dans l’attente et le suspense ; le rythme des gestes de massage se retrouve dans celui des phrases : I wash slowly, working up a lather, gripping her firm-fleshed calves, manipulating the bones and tendons of her feet, running my fingers between her toes. I change my position to kneel not in front of her but beside her, so that, holding a leg between elbow and side, I can caress her foot with both hands2. (p. 28) Les participes présents (« gripping », « manipulating », « running », « holding ») apportent une immédiateté à la corporalité de la scène, et les nombreux substantifs choisis (« calves », « bones », « tendons », « feet », « fingers » « toes », « leg », « elbow », « side », « foot » insistent sur l’aspect technique, voire médical, des actes. La possibilité de la transformation des massages en acte sexuel accompli, ou du moins une évolution dans ce sens, reste constante : When I have washed her feet I begin to wash her legs. For this she has to stand in the basin and lean on my shoulder. My hands run up and down her legs from ankle to knee, back and forth, squeezing, stroking, moulding. Her legs are short and sturdy, her calves strong. Sometimes my fingers run behind her knees, tracing the tendons, pressing into the hollows between them. Light as feathers they stray up the backs of her thighs3. (pp. 29-30) Comme les mains du magistrat, le paragraphe s’arrête en haut des cuisses : comme le geste, le texte n’ira pas plus loin. Coetzee choisit le terme « moulding » : le magistrat doit « remodeler » le corps brisé de la jeune fille, lui redonner vie, réparer les horreurs qu’elle a subies. La position agenouillée du magistrat prend tout son sens : nous avons déjà vu que la jeune barbare prendra des aspects christiques4 ; ici, pourtant, c’est lui qui se trouve en position d’une Marie Madeleine laveuse de pieds, assumant de par cette pratique la position d’humilité et d’amour5, du don, de l’effacement de soi, comme une demande de pardon, de réparation, en opposition avec un magistrat egocentrique comme nous l’avons déjà présenté. Les séances sont répétitives, mais non pas statiques : il y a une modulation dans ces gestes de plus en plus intimes : First comes the ritual of the washing, for which she is now naked. I was her feet, as before, her legs, her buttocks. My soapy hand travels between her thighs, incuriously, I find. She raises her arms, while I wash her armpits. I wash her belly, her breasts. I push her hair aside and wash her neck, her throat. She is patient. I rinse and dry her6. (p. 30) Malgré cette évolution, il n’y a pas davantage de réciprocité pour autant : c’est le « I » du magistrat, sujet, qui agit sur le « her », objet, de la fille, passive bien que consentante. Lorsque sa main passe entre les cuisses de celle-ci, le magistrat ne démontre « aucune curiosité » : qu’elle monte jusqu’au sexe ou non (nous ne le savons pas), il touche néanmoins à un endroit habituellement lié à la sexualité. Pour lui, pourtant, le rituel reste le même, quelle que soit la partie du corps en question. Il est légèrement surpris de cette absence 1 « Une lueur envahit sa peau, dans la tiédeur de la chambre fermée. Elle tiraille son manteau, offre sa gorge au feu. » (p. 48) Signalons que le terme throat en anglais moderne aurait un sens précisément anatomique de gorge, non pas le sens de poitrine si répandu au XVIIe siècle. C’est le sens ancien, littéraire, poétique qui est suggéré à la fois chez Coetzee que dans la traduction. C’est l’allusion au feu et l’insistance sur le fait que la chambre soit fermée qui évoque l’esprit de séduction d’un siècle passé. 2 « Je lave lentement, faisant mousser le savon, empoignant la chair ferme de ses mollets, manipulant les os et les tendons de ses pieds, passant les doigts entre ses orteils. Je change de position pour m’agenouiller non plus devant elle mais sur le côté, de façon à pouvoir, en tenant une jambe contre mon flanc, caresser le pied des deux mains. » (p. 49) 3 « Quand je lui ai lavé les pieds, j’entreprends de lui laver les jambes. Pour cela, il faut qu’elle se mette debout dans la cuvette, en s’appuyant sur mon épaule. Mes mains montent et descendent le long des ses jambes, de la cheville au genou puis en sens inverse, pressant, caressant, modelant. Ses jambes sont courtes et vigoureuses, ses mollets sont musclés. Parfois, mes doigts courent derrière ses genoux, suivent les tendons, s’enfoncent dans les creux qui les séparent. Légers comme des plumes, ils s’égarent au dos de ses cuisses. » (pp. 51-52) 4 Cet aspect sera poussé plus loin à travers le protagoniste éponyme du roman suivant de Coetzee, Life and Times of Michael K. 5 Eros fut bien le dieu de l’amour, non de la sexualité. C’est l’usage moderne qui réduit le terme à la sexualité, qui n’est qu’un aspect d’un certain type d’amour. 6 « Il y a d’abord le rite du lavage, pour lequel elle est maintenant nue. Je lui lave les pieds, comme avant ; les jambes, les fesses. Ma main savonneuse voyage entre ses cuisses – sans curiosité aucune, je le constate. Elle lève les bras tandis que je lui lave les aisselles. Je lui lave le ventre, les seins. J’écarte ses cheveux, et je lui lave la nuque, la gorge. Elle est patiente. Je la rince et la sèche. (p. 52) 4 d’excitation, la surprise étant implicite dans le « I find ». On ne peut que conclure, par conséquent, que ces actes sont dénués de sexualité, ou du moins n’ont pas de but sexuel : I feel no desire to enter this stocky little body glistening by now in the firelight. It is a week since words have passed between us. I feed her, shelter her, use her body, if that is what I am doing, in this foreign way. There used to be moments when she stiffened at certain intimacies; but now her body yields when I nuzzle my face into her belly or clasp her feet between her thighs. She yields to everything. Sometimes she slips off into sleep before I am finished. She sleeps as intensely as a child1. (p. 30) L’expression « finished », habituellement utilisé pour l’orgasme qui signale la fin de l’acte, fait référence ici aux massages du magistrat-guérisseur. Le choix du mot « yields2 », littéralement « cède », a des connotations de lutte perdue, de combat, comme si toute résistance serait vaine. Pourtant, le terme suggère également une sexualité passive, voire un érotisme : en cédant, elle se donne. Les séances continuent d’évoluer, la jeune fille s’allongeant, assumant ainsi une position propice d’accouplement, mais celui-ci n’aura pas lieu : She lies on her back with her hands placidly over her breasts. I lie beside her, speaking softly. This is where the break always falls. This is where my hand, caressing her belly, seems awkward as a lobster. The erotic impulse, if that is what it has been, withers; with surprise I see myself clutching to this stolid girl, unable to remember what I ever desired in her, angry with myself for wanting and not wanting her3. (p. 33) Pour la première fois dans le roman, Coetzee emploie le mot « erotic », mais cette utilisation est immédiatement qualifiée d’incertitude (« if that is what it has been »). Le substantif auquel l’épithète fait référence (« impulse »), est indicatif précisément de ce qui manque au magistrat dans ce rituel. Ce dernier terme, d’ailleurs, utilisé à plusieurs reprises par le narrateur, implique par définition le manque d’une spontanéité associée à une pulsion. C’est justement aux moments où l’achèvement de l’acte pourrait se produire que le désir manque au magistrat et l’impuissance s’ensuit, le résultat du doute et de l’incertitude qui rongent ce personnage principal, illustré explicitement ici : « wanting and not wanting her ». Dans ces agissements, il se sent passif à son tour devant son propre corps dont il n’est plus maître, le désir qui l’assujettit, et ses propres réactions dont il est surpris. Quel est ce désir, aussi hypothétique et incertain soitil ? La question demeure sans réponse précise si ce n’est par la négative : en tout état de cause, il n’est pas sexuel. La pénétration évoque chez lui le dégoût de sa propre personne tant les deux corps sont incompatibles : « I have not entered her. From the beginning my desire has not taken on that direction, that directedness. Lodging my dry old man’s member in that blood-hot sheath makes me think of acid in milk, ashes in honey, chalk in bread4 ». (p. 34) Si désir il y a, ce n’est pas celui d’une ligne droite, par extension celui de la pénétration ; il prendrait plutôt une forme circulaire, où le vouloir et le non-vouloir tournent en rond autour d’un centre flou, inconnu, inatteignable. L’évolution de la relation physique se poursuit et prend une tournure plus explicitement sexuelle ; la jeune barbare, de son côté, devient de moins en moins passive, commence à diriger cet homme qui ne fait que contourner l’essentiel, compliquer les choses simples, laissant entendre au lecteur (comme au magistrat), la présence chez elle d’un désir somme toute naturel, ordinaire : [T]he next night, when I am lulled almost to sleep by the rhythm of the oiling and rubbing, I feel my hand stopped, held, guided down between her legs. For a while it rests against her sex; then down between her legs. Then I shake more of the 1 « Je ne ressens aucun désir de pénétrer ce petit corps trapu qui luit maintenant à la lumière des flammes. Il y a une semaine qu’aucun mot n’a été échangé entre nous. Je la nourris, je l’héberge, je me sers de son corps – est-ce bien cela que je fais, d’aussi étrange façon ? Elle s’est parfois raidie, quand la caresse devenait trop intime ; mais, désormais, son corps s’abandonne quand je niche mon visage dans son ventre ou quand je serre ses pieds entre mes cuisses. Elle accepte tout. Elle sombre parfois dans le sommeil avant que j’aie fini. Elle dort aussi intensément qu’une enfant. » (p. 53) 2 La traduction proposée par Sophie Mayoux, « accepte », nous semble insuffisante. 3 « Elle est couchée sur le dos, les mains posées placidement sur les seins. Allongé près d’elle, je parle doucement. C’est alors, toujours, que la faille se creuse. Dans ces moments-là, ma main qui caresse son ventre a la maladresse d’un homard. La pulsion érotique, si elle a existé, s’évanouit ; je me vois avec étonnement agrippé à cette fille massive, incapable de me rappeler ce qui j’ai pu désirer en elle, fâché contre moi-même, qui la veux et ne la veux pas. » (pp. 56-57) 4 « Je ne l’ai pas pénétrée. Dès le début, mon désir n’a pas pris cette direction, n’a été nullement direct. Loger mon membre desséché de vieillard dans cette gaine chaude comme le sang, cela me fait penser à de l’acide dans le lait, des cendres dans le miel, de la craie dans le pain. » (p. 58) 5 warm oil onto my fingers and begin to caress her. Quickly the tension gathers in her body; she arches and shudders and pushes my hand away. I continue to rub her body till I too relax and am overtaken with sleep1. (p. 44) Le point de vue de la jeune fille manque toujours et on ne peut que deviner ce qu’elle ressent (ici, l’orgasme) à travers la description que fait le narrateur : le désir (elle guide sa main vers son sexe), la montée du plaisir (la tension s’accroît), l’orgasme même (elle s’arque et frémit) et la fin (elle repousse la main). Elle prend l’initiative dans un élan sexuel simple, comme si elle avait retrouvé son instinct de vie ; lui, en revanche, reste enfermé dans le doute, incapable de se libérer de ses réflexions labyrinthiques. L’acte achevé aura bien lieu, pourtant, également à l’initiative de la jeune fille, mais seulement loin d’une ville synonyme d’emprisonnement et de torture, et au moment où les deux personnages vont se séparer pour toujours. Se servant du prétexte d’une expédition de reconnaissance, le magistrat décide de ramener la jeune fille chez elle, dans le désert ; ils partent avec un groupe d’hommes pendant plusieurs jours, partageant une tente la nuit : I feel her hand groping under my clothes, her tongue licking my ear. A ripple of sensual joy runs through me, I yawn, stretch, and smile in the dark. Her hand finds what it is seeking … Beneath her smock she is bare. With a heave I am upon her; she is warm, swollen, ready for me; in a minute five months of senseless hesitancy are wiped out and I am floating back into easy sensual oblivion2. (p. 63) Le lexique est en partie celui de l’écriture érotique (« groping », « licking », « swollen », « ready for me »), mais la pénétration elle-même est décrite en termes elliptiques, presque chastes : « easy sensual oblivion ». Après plusieurs mois d’hésitation, de réflexion, circulaire et stérile, tout est effacé sous l’impulsion de la jeune femme aux moments précédant la séparation. Pourtant, il n’y a ni extase, ni illumination, ni réponse. Après des mois de questionnement de la part du magistrat, de maintes pages de réflexion existentielle en phrases circulaires, le lecteur se trouve devant un constat court est simple : « It is done, I am content3 ». (p. 64) Qu’entend donc le lecteur par cet énoncé ? Il s’agit, nous semble-t-il, d’une satisfaction que l’union sexuelle soit accomplie, même si l’acte en lui-même n’a apporté aucun plaisir sexuel au magistrat ; il ressent un certain soulagement devant le fait que, finalement, il a su aller droit devant, ne serait-ce que sous l’impulsion de sa partenaire. La nuit suivante, ils font l’amour (et c’est l’unique usage de ce terme dans le roman) une seconde fois, ou, plus précisément (et la distinction est lourde de sens) il lui fait l’amour : In the snowbound warmth of the tent I make love to her again. She is passive, accommodating herself to me. When we begin I am sure that the time is right; I embrace her in the most intense pleasure and pride of life; but halfway through I seem to lose touch with her, and the act peters out vacantly. Still, my heart continues its affectionate glow towards this girl who so briskly falls asleep in the crook of my arm. There will be another time, and if not, I do not think I mind4. (p. 66) Le passage a une structure tripartite : il commence de façon très positive (« accomodating », « the time is right »), pour se moduler ensuite (« but », « lose touch », « peters out », « vacantly ») avant de terminer sur un constat optimiste que même l’hypothèse d’une résignation mélancolique ne peut ternir5. Le lecteur peut se réjouir, tout comme semble le faire le narrateur, par qui sa lecture est entièrement dirigée, du fait que la compassion du magistrat (« my heart continues its affectionate glow ») qu’il a toujours deviné semble 1 « [L]e lendemain soir alors que je suis sur le point de m’endormir, bercé par le rythme de mes mouvements – huiler, frotter – je sens ma main arrêtée, retenue, guidée entre ses jambes. Elle reste un moment posée sur son sexe ; puis je verse un peu plus d’huile tiède sur mes doigts et commence à la caresser. Bientôt la tension s’accroît dans son corps ; elle s’arque, frémit, repousse ma main. Je continue à lui frotter le corps, jusqu’au moment où, détendu à mon tour, je sombre dans le sommeil. » (p. 73) 2 « [J]e sens sa main qui tâtonne sous mes vêtements, sa langue qui me lèche l’oreille. Une onde de joie sensuelle me parcourt, je bâille, m’étire, et souris dans le noir. Sa main trouve ce qu’elle cherche. Qu’en est-il ? me dis-je. Et si nous périssons au cœur de nulle part ? Au moins ne mourrons pas coincés et malheureux ! Sous sa blouse, elle est nue. Je me hisse sur elle ; elle est chaude, gonflée, prête à m’accueillir ; en une minute, cinq mois d’hésitation absurde sont effacés et je flotte à nouveau dans le fleuve doux et sensuel de l’oubli. » (p. 106) 3 « C’est fait, je suis content. » (p. 106) Il manque dans la version française (« content » en anglais) la connotation de satisfaction que de bonheur que le mot « happy » aurait évoqué. Dans ce contexte, la satisfaction pourrait être de mise, bien que Coetzee eût sans doute choisi « satisfied ». C’est une illustration des difficultés présentées à tout traducteur, obligé comme il est de faire des choix. 4 « Dans la tiédeur de la tente entourée de neige, je lui fais de nouveau l’amour. Elle est passive, se prête à mes désirs. Au début, je suis sûr que c’est le bon moment ; je l’étreins, baignant dans l’intensité du plaisir, dans une orgueilleuse vitalité ; mais à mi-chemin, le contact avec elle semble rompu, et l’acte se perd dans le vide. Mes intuitions sont évidemment faillibles. Mon cœur garde pourtant sa chaleur affectueuse à l’égard de cette femme qui s’endort si brusquement au creux de mon bras. Il y aura une autre fois ; et même si ce n’est pas le cas, je crois que cela m’est égal. » (p. 109) 5 Néanmoins, Coetzee inscrit « I do not think I mind », et non pas « I do not mind » : le doute persiste même dans la résignation apparemment stoïque. 6 trouver une certaine réciprocité. Cet optimisme est pourtant déçu au moment des adieux, lorsque la jeune fille retrouve enfin les siens : On this bleak hillside in mid-morning I can find no trace in myself of that stupefied eroticism that used to draw me night after night to her body or even of the comradely affection of the road. There is only blankness, and a desolation that there has to be such blankness1. (p. 73) Les expressions blank et blankness reviennent à maintes reprises dans le roman, illustrant le sentiment de vide et d’absence que ressent le magistrat, surtout dans sa relation avec la jeune fille. Ici, le décor vide et désolé reflète le sentiment intérieur exprimé par le narrateur et, par extension, ressenti par le lecteur. Pour conclure, arrêtons-nous un instant sur une expression choisie par Coetzee dans la citation cidessus : à travers son narrateur-protagoniste il décrit son rôle dans la relation complexe qu’il entretient avec la jeune barbare comme étant d’un « érotisme hébété » (« stupified eroticism »). Le terme « hébété » se rapporte à la vision du magistrat envers ses propres désirs. La vision du lecteur est déterminée, quant à elle, par la narrativité : le lexique choisi, le rythme des phrases, l’enchaînement des paragraphes. Comme les nombreuses citations choisies dans cette analyse en témoignent, les descriptions des agissements du magistrat devant la passivité de ce que l’on peut néanmoins appeler sa partenaire, sont (pour ce lecteur en tout cas) d’une sensualité certaine. Et l’érotisme est-il au degré zéro ? Chacun réagira à sa manière, selon sa propre sensibilité. Bien qu’elle se crée à l’intérieur des contraintes du langage, la littérature demeure toutefois un lieu de liberté. Au même titre, le lecteur est libre d’interpréter les mots à sa guise. Quoi qu’il en soit, dans la littérature, ce n’est que par le biais du langage que sensualité ou érotisme peuvent se transmettre. Il s’agit de mots, et c’est seulement à travers eux que de telles réactions peuvent se produire. Dans ce contexte, le plaisir, tout comme l’éventuelle jouissance, ne peut être que textuel : Roland Barthes (à qui nous avons emprunté une partie de notre titre, comme chacun l’aura constaté) en conviendrait sûrement. John GAMGEE BIBLIOGRAPHIE J.M. Coetzee, Waiting for the Barbarians, Harmondsworth, Penguin Books, 1980 [Secker and Warburg, 1980]. J.M. Coetzee, En attendant les barbares, (traduction française de Sophie Mayoux), Editions du Seuil (collection Points), 1987. 1 « Sur ce coteau désolé, au milieu de cette matinée, je ne trouve en moi aucune trace de l’érotisme hébété qui m’attirait vers son corps, soir après soir, ni même de la camaraderie affectueuse de la route. Il n’y a plus que le blanc de l’absence, et de la tristesse, à cause de cette absence blanche. » (pp. 120-21) 7