Les guérisseurs traditionnels et la tuberculose pulmonaire au Malawi

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Les guérisseurs traditionnels et la tuberculose pulmonaire au Malawi
INT J TUBERC LUNG DIS 2 (3): 231-234
© 1998 IUATLD
Les guérisseurs traditionnels et la tuberculose pulmonaire au
Malawi
J. A. Brouwer,* M. J. Boeree,† P. Kager,* C. M. Varkevisser,‡ A. D. Harries †§
*Department of Medicine, Infections, Disease, Tropical Medicine and AIDS, A.M.C. Amsterdam, The Netherlands,
†
Department of Medicine, College of Medicine, University of Malawi and Queen Elizabeth Central Hospital,
‡
§
National
Blantyre, Malawi, Royal Tropical Institute and University of Amsterdam, The Netherlands,
Tuberculosis Control Programme, Malawi
_______________________________________________________________________RESUME
CADRE : Hôpital Central Reine Elisabeth et district de Blantyre, Malawi.
OBJECTIF : Investiguer le recours des patients tuberculeux du Malawi aux guérisseurs traditionnels et à la
médecine traditionnelle.
SCHEMA : Une étude par questionnaire a été conduite chez 89 patients atteints de tuberculose pulmonaire,
positive à l’examen direct et admis à l’Hôpital Central Reine Elisabeth. L’on a également interrogé sept
guérisseurs traditionnels de Blantyre au sujet de leurs connaissances, de leurs attitudes et de leur comportement
vis à vis de patients qu’ils considéraient comme atteints de tuberculose.
RESULTATS : Trente trois patients (37%) ont rendu visite à un guérisseur traditionnel avant de recourir aux
soins médicaux réguliers. Les patients sont restés pendant une durée médiane de 4 semaines en contact avec le
guérisseur traditionnel. Pendant cette période, 24 patients ne se sont pas améliorés ou se sont détériorés au cours
du traitement traditionnel. Aucun patient n’a été transféré aux services médicaux par le guérisseur traditionnel.
Tous les guérisseurs traditionnels prétendent connaître la tuberculose. Quatre disent qu’il référeraient le patient
à l’hôpital si leur traitement ne s’avérait pas curatif. En 1995, six guérisseurs traditionnels ont prétendu avoir
guéri 116 patients atteints de tuberculose.
CONCLUSION : Il est important d’impliquer les guérisseurs traditionnels dans les activités éducatives du
Programme National de Lutte Antituberculeuse. Ces guérisseurs doivent être formés à reconnaître et à référer
les patients tuberculeux qu’ils ne devraient pas soigner, mais en même temps, ils devraient être encouragés à
administrer des traitements inoffensifs et pour des affections qui seraient plus justiciables de leur activité.
MOTS-CLE : tuberculose pulmonaire ; guérisseurs traditionnels ; Malawi
LA TUBERCULOSE (TB) est une cause majeure de
morbidité et de mortalité dans le monde ; en 1990,
95% des nouveaux cas sont apparus dans les pays
en développement.1 Dans la région Afrique de
l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS),
l’incidence de la TB a été de 1,4 million de cas en
1990, la majorité de ceux-ci concernant l’Afrique
sub-saharienne.2 Quatre vingt pour cent des cas
concernent des sujets de 15 à 59 ans (années de vie
productive) et l’on a estimé que 26% de la mortalité évitable chez les adultes est due à la
tuberculose.2
L’infection par le virus de l’immunodéficience
humaine (VIH) en Afrique sub-saharienne est
actuellement étroitement associée à la TB. Au
Malawi, en 1989, 52% des patients tuberculeux
sont séropositifs pour le VIH 3 et en 1993-1994,
dans un hôpital central de Blantyre, 75% des
tuberculeux sont séropositifs pour le VIH.4 A la
suite de cette étroite association entre les deux
infections, l’on a noté une recrudescence importante de la TB dans beaucoup de pays d’Afrique, y
compris le Malawi, au cours des 10 à 15 dernières
années.
La détection des cas dans la plupart des pays
d’Afrique sub-saharienne repose sur le dépistage
passif. On enseigne aux travailleurs de la santé de
suspecter une tuberculose pulmonaire (TBP) si un
patient accuse une toux persistante pendant plus de
trois semaines, particulièrement si elle est associée
à un amaigrissement, de la fièvre, des douleurs
thoraciques ou une hémoptysie.5 De tels patients
doivent être référés aux services de santé pour
confirmation du diagnostic, essentiellement par
l’examen microscopique de l’expectoration. En
théorie, le dépistage passif des cas de TBP devrait
Auteur pour correspondance : Dr Martin J Boeree, Department of Medicine, College of Medicine, Private Bag 360,
Chichiri, Blantyre, Malawi. Tel: (+265) 674744. Fax: (+265) 674700.
[Traduction de l'article "Traditional healers and pulmonary tuberculosis in Malawi". Int J Tuberc Lung Dis 1998; 2
(3): 231-234.]
2 The International Journal of Tuberculosis and Lung Disease
être couronné de succès, puisque 90% des cas de
TBP à microscopie positive développent une toux
productive peu de temps après le début de la
maladie, et que ceci devrait engager le patient à
recourir à un avis médical.2 Toutefois, dans les
conditions de routine, un tiers à une moitié seulement des cas de TB pulmonaire à bacilloscopie
positive sont diagnostiqués en routine. Cet échec a
différentes raisons.
Premièrement, on estime que plus de la moitié
des patients tuberculeux existant dans les pays en
développement ne bénéficient pas d’une couverture par les services de tuberculose ; entre 1988 et
1989, la couverture des services en Afrique est
estimée à 24%.1 Deuxièmement, au niveau périphérique, les travailleurs de la santé ne pensent pas
souvent au diagnostic de TB chez les patients
atteints d’une toux chronique, et les patients
peuvent devoir se présenter plusieurs fois dans les
unités de santé avant que le diagnostic ne soit
porté.6,7 Troisièmement, les patients peuvent retarder le recours à un avis et une aide médicale en
raison d’autres croyances culturelles ; à cet égard,
ils peuvent initialement recourir à l’aide d’un
guérisseur traditionnel.
Le guérisseur traditionnel est un membre important et puissant de la société locale, et la plupart
des villages en Afrique Centrale et de l’Est ont au
moins un guérisseur traditionnel facilement
accessible. On a peu d’informations au sujet du
rôle du guérisseur traditionnel dans le diagnostic et
la prise en charge de la TBP, raison pour laquelle,
nous avons décidé de l’étudier.
METHODES
Patients
Nous avons conduit une étude par questionnaire
entre novembre 1995 et février 1996 chez les
patients TBP à bacilloscopie positive, qui avaient
été admis dans la salle de tuberculose de l’Hôpital
Central Queen Elisabeth de Blantyre en vue d’une
chimiothérapie antituberculeuse supervisée. Les
questions concernant le recours aux guérisseurs
traditionnels (au Malawi, les guérisseurs utilisent à
la fois les plantes et esprits malins) sont posées
dans la langue vernaculaire (le Chichewa), et les
réponses sont notées sur un questionnaire
standardisé. L’information a été introduite ensuite
dans un logiciel Epi Info.
Guérisseurs traditionnels
Des interviews ont été menées chez les guérisseur
traditionnels vivant à Blantyre. L’on a interrogé
ces derniers au sujet de leurs connaissances concernant la toux et la tuberculose, leurs méthodes de
diagnostic et de prise en charge et la façon dont ils
Tableau 1 Type de médecine traditionnelle
Type de traitement traditionnel
Nombre de
patients (%)
Uniquement des tisanes
Tisanes + bain
Tisanes + bain+ collier
Poudre de racines sur la langue
Tatouages
Prières
22 (67)
3 (9)
2 (6)
4 (12)
1 (3)
1 (3)
percevaient les résultats de leur traitement.
RESULTATS
Patients
Pendant la période d’étude, 89 patients atteints
d’une TBP à bacilloscopie positive ont été admis.
Il y avait 41 hommes et 48 femmes, dont l’âge
moyen (DS) était de 31 (± 9) années. Parmi ceuxci, 33 (37%), 15 hommes et 18 femmes, avaient
suivi le traitement d’un guérisseur traditionnel
avant de recourir aux soins médicaux classiques.
Le temps écoulé pendant les soins par le guérisseur
traditionnel s’étend de 2 jours à deux ans (durée
médiane 4 semaines).
Le type de médecine traditionnelle suivie par le
patient apparaît au Tableau 1. La majorité des
patients sont traités par des boissons à base
d’herbes. Quatorze (43%) patients n’ont pas eu de
charge financière pour la médecine traditionnelle,
car le guérisseur traditionnel considérait qu’il ne
compterait des honoraires que si le patient était
guéri. Parmi les 19 patients restants, sept (21%)
ont payé moins d’un US$, huit (24%) entre 1 et 5
US$, deux (6%) entre 6 et 15 US$ et deux (6%)
entre 16 et 30 US$. Les résultats du traitement
traditionnel figurent au Tableau 2. Vingt quatre
patients (73%) ont déclaré n’avoir pas observé
d’amélioration ou d’ag gravation au cours du
traitement traditionnel.
La décision de recourir à une médecine classique pour le diagnostic et le traitement de TBP a été
prise par le patient lui même dans 11 cas (33%),
par la famille du patient dans 12 cas (37%) et à la
suite d’un avis provenant d’un travailleur de la
santé dans 10 cas (30%). Dans aucun cas, le patient
n’a été référé aux services médicaux par le
guérisseur traditionnel lui même.
Tableau 2 Résultats du traitement traditionnel
Résultat
Nombre de
patients (%)
Pas d’amélioration
Aggravation
Peu d’amélioration
Amélioration passagère
19 (58)
5 (15)
5 (15)
4 (12)
Les guérisseurs traditionnels et la tuberculose pulmonaire au Malawi
Guérisseurs traditionnels
L’on a interviewé sept guérisseurs traditionnels,
six hommes et une femme. Ils avaient tous
quelques connaissances de la maladie tuberculeuse ; les symptômes qu’ils mentionnaient comportaient la toux, les douleurs thoraciques, la
décoloration des cheveux, l'hémoptysie, l’amaigrissement et le gonflement des membres. Six des
guérisseurs croyaient que la cause de la TB était
l’adultère au sein du ménage, mais d’autres causes
ont également été mentionnées : les relations
sexuelles, les germes, l’eau stagnante, l’abus
d’alcool, une nourriture inadéquate, la poussière et
la sorcellerie. Ils croyaient tous pouvoir guérir la
TB. Leurs traitements comportaient des boissons
rituelles et à base d’herbes, principalement des
racines brûlées, des feuilles, des écorces et des
baguettes de sourciers. La durée de leurs
traitements s’étendait de deux semaines à deux
mois (valeur médiane : 4 semaines). Le coût du
traitement variait d’un coût fixe de 1,25 US$ à un
coût variable dépendant de l’importance en temps
et en effort nécessaire à la guérison. Quatre
guérisseurs traditionnels disaient qu’ils référaient
le patient à l’hôpital si leur traitement ne guérissait
pas ce dernier. En 1995, six des guérisseurs
traditionnels affirmaient avoir guéri 116 patients
atteints de TB.
DISCUSSION
Dans cette étude, plus d’un tiers des patients TBP à
bacilloscopie positive, admis à l’Hôpital Central
Queen Elisabeth à Blantyre, entre novembre 1995
et février 1996, avaient eu recours à un guérisseur
traditionnel avant de se rendre dans les services
médicaux. La proportion des patients pourrait en
fait être plus élevée car les patients peuvent hésiter
à admettre qu’ils ont recouru à un traitement
traditionnel de peur que l’équipe médicale ne
refuse de les traiter. Les patients qui ont recouru à
un guérisseur traditionnel ont suivi un traitement
traditionnel pendant une période médiane de quatre
semaines. Au cours de cette période, presque trois
quarts des patients n’ont remarqué aucune amélioration ou aggravation. Cette étude a évidemment
sélectionné les seuls patients qui ne s’étaient pas
améliorés après traitement traditionnel. Ceux qui
ont guéri, s’il y en avait, n’auraient pas été
consulter à un hôpital ou à un centre de santé.
Le délai avant l’administration d’une chimiothérapie antituberculeuse standardisée a deux importantes conséquences. Premièrement, le patient
peut se présenter à un stade avancé de la maladie,
ce qui pourrait contribuer à la mortalité précoce
3
élevée que l’on observe à Blantyre chez les
patients TBP à bacilloscopie positive.8 Deuxièmement, le patient à bacilloscopie positive
transmet l’infection dans la communauté, et
représente dès lors un risque de santé publique
considérable jusqu’au moment où un traitement
antituberculeux adéquat est mis en route.
Aucun des patients TBP à bacilloscopie
positive n’avait été référé aux services médicaux
par le guérisseur traditionnel, quoique deux tiers
des guérisseurs traditionnels interviewés aient
affirmé qu’ils référeraient les patients qui ne
s’amélioraient pas. Vu le grand nombre de guérisseurs traditionnels dans la collectivité, dont
certains d’ailleurs ont un grande influence, nous
pensons qu’il est important d’inclure cette catégorie de soignants dans les activités éducatives du
Programme National de Lutte contre la Tuberculose (PNT). Il y a lieu d’enseigner aux guérisseurs
traditionnels à reconnaître des maladies comme la
TB qu’à notre avis ils ne devraient pas traiter, à
moins que le traitement qu’ils administrent ait
démontré son efficacité antituberculeuse. Il est
prudent de garder un esprit ouvert à cet égard. De
toutes parts dans le monde, on insiste sur la
nécessité de nouvelles drogues antituberculeuses et
selon cette étude, d’après les affirmations des
guérisseurs traditionnels, plus de 100 patients
auraient été guéris par la médecine traditionnelle.
Références
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