JS Foer - Dis-moi ce que tu manges ...,De victimes à

Transcription

JS Foer - Dis-moi ce que tu manges ...,De victimes à
J. S. Foer - Dis-moi ce que
tu manges ...
Quoi ? Vous avez mangé de la viande à midi ?
Vous préparez du poisson pour ce soir ?
Tout laisse à penser que le nom de Jonathan Safran Foer vous
est encore inconnu …
Dans son ouvrage, l’écrivain new-yorkais se livre en effet à
une étude de nos comportements alimentaires et de leurs
conséquences sur les élevages et les traitements infligés aux
animaux.
Si
vous
pensiez
vous
abriter
derrière
les
labels
et
appellations tels qu’ « élevés en plein air », « bio », et
j’en passe, jetez un oeil à « Faut-il manger les animaux ? ».
Loin des discours moralisateurs de certains extrémistes
végétar/l/iens, J. S. Foer livre par écrit ses propres
réflexions sur quelle alimentation donner à son jeune fils.
Et il tient à ce que le lecteur garde à l’esprit que c’est le
père de famille qui est allé visiter des élevages considérés
comme traditionnels. Il a également rencontré d’anciens (ou
actuels) employés d’élevages industriels (…ayant presque
toujours souhaité garder l’anonymat).
Ces mêmes élevages où vetusté, torture et barbarie
représentent souvent le quotidien des animaux qui y sont
cultivés (peut-on vraiment parler d’élevages dans ces
conditions), abattus, et « préparés » en vue de les rendre
« propres » à la consommation humaine.
Privations,
enfermement,
dégénérescence
génétique,
démembrements à vif … les pires pratiques y passent … et
créent des espèces animales mutantes, incapables de vivre à la
lumière du jour ou encore de se reproduire entre elles …
Des dindes assexuées, des poulets n’ayant comme espace vital
que la surface d’une feuille A4, des porcs électrocutés,
torturés, de jeunes boeufs castrés à vif … Il est préférable
de terminer son assistte avant de reprendre sa lecture…
Et pourtant, jamais l’auteur ne se pose en extrêmiste
moralisateur mais se propose toujours de fournir les clés pour
que chaque lecteur puisse répondre, en son for intérieur, à
cette question essentielle, et universelle : « Est-il vraiment
naturel de manger des cadavres d’animaux ? »
Vous vous en doutez, cette lecture interroge. Retourne.
Bouleverse.
A découvrir de toute urgence pour se faire sa propre opinion
sur la question !
Cet ouvrage, qui fait suite dans l’oeuvre de Foer au succès de
« Extrêmement fort et incroyablement près » est le fruit de
trois années de recherches et de rencontres. Jeune père,
compagnon de la romancière Nicole Krauss, Foer s’affirme comme
une vraie figure de la nouvelle littérature états-unienne.
Il sort en 2011 son nouveau roman « Tree of Codes ».
Bibliographie de J. S. FOER :
2009 : Eating Animals (Faut-il manger les animaux ?)
2005 : Extremely Loud and Incredibly Close (Extrêmement fort
et incroyablement près)
2005 : The Unabridged Pocketbook of Lightning
2005 : A Beginner’s Guide to Hanukkah
2004 : The Future Dictionary of America
2002 : Everything Is Illuminated (Tout est illuminé)
2001 : A Convergence of Birds
De victimes à bourreaux...
« Où j’ai laissé mon âme » retrace le parcours de deux hommes.
Deux militaires français « engendrés par la même bataille,
sous la pluie de la mousson » au Viêtnam. L’un est capitaine,
l’autre lieutenant. Tous deux sont coincés dans le cercle
impitoyable de la violence et de leurs pensées. L’un écrit à
l’autre pour dénoncer ses dérives, l’autre se débat éperdument
avec sa conscience et soliloque. Tous deux sont confrontés à
une profonde réflexion sur le Bien et le Mal. Mais, au beau
milieu de cette si sournoise guerre d’Algérie, où est le Bien
? Un livre magistral parfois brutal sur la souffrance et la
torture.
Des hommes face à d’autres hommes. Des soldats face à d’autres
soldats. Prêts à se battre quelle que soit la guerre et qui en
oublient leur âme. Les gentils contre les méchants, cette
simpliste vision de l’histoire n’a pas cours dans ce livre.
Des personnages bouleversants, dont l’un des prisonniers
Tahar. Victime christique de l’armée française, ce rebelle a
quelque chose de douloureux et d’énigmatique.
Le capitaine Degorce est une figure forte de résistant et
déporté de la Seconde Guerre Mondiale. Il sera le mentor du
jeune lieutenant Andréani. Des liens inaltérables naîtront
lors des affrontements. Jusqu’à ce qu’ils deviennent eux-mêmes
les bourreaux.
Sous la plume de ce professeur de philosophie, Jérôme Ferrari,
le capitaine Dégorce et le lieutenant Andreani se débattent
pour rester droits dans leurs bottes. Jérôme Ferrari nous
propose humblement une réflexion prenante, philosophique et
poignante. Une histoire bestiale et cruelle.
L’Auteur :
Jérôme Ferrari aborde sans détours une page noire de
l’histoire. Grâce à l’alternance du discours de ses deux
personnages pivots, «Où j’ai trouvé mon âme » prend un tour
romanesque sans pour autant dénaturer l’importance des faits
historiques. Tantôt déchaînés et accusateurs pour Andréani,
tantôt littéraires et
nuancés pour Degorce, les propos
s’équilibrent et sonnent juste.
Après s’être essayé au recueil de nouvelles avec « Variétés de
la mort », c’est en 2003 que Jérôme Ferrari publie son premier
roman, « Aleph Zero » aux éditions Albiana.
Prolixe, Jérôme Ferrari publiera chaque année un nouveau roman
chez Actes Sud toujours. En 2007, « Dans le secret »,
« Balco Atlantico », en 2009 « Un dieu un animal ».
Extraits :
en 2008
« Pendant toutes ces années, il n’a pas vraiment repensé à
tous cela ; les guerres qu’il a menées ne lui ont pas laissé
le temps, et les dix mois passés à Buchenwald s’étendent
derrière lui comme une immense steppe grisâtre qui coupe sa
vie en deux et le sépare à jamais du continent perdu de sa
jeunesse, mais il n’a pas oublié. Le mois de juin 1944 s’est
installé silencieusement dans sa chaire pour y inscrire
l’empreinte d’un savoir impérissable qui lui a permis
d’expliquer à ses sous officiers : « messieurs la souffrance
et la peur ne sont pas les seules clés qui ouvrent l’âme
humaine. […] N’oubliez pas qu’il en existe d’autres. La
nostalgie. L’orgueil. La tristesse. La honte. L’amour. » [1]
«Rappelez-vous, mon capitaine, c’est une leçon brutale,
éternelle et brutale, le monde est vieux, il est si vieux mon
capitaine, et les hommes ont si peu de mémoire. Ce qui s’est
joué dans votre vie a déjà été joué dans des scènes
semblables, un nombre incalculable de fois, et le millénaire
qui s’annonce ne proposera rien de nouveau. Ce n’est pas un
secret. Nous avons si peu de mémoire.
Nous disparaissons comme des générations de fourmis et tout
doit être recommencé. » [2]
[1] « Où j’ai laissé mon âme » Jérôme Ferrari, édition Acte
Sud (2010), page 83
[2] « Où j’ai laissé mon âme » Jérôme Ferrari, édition Acte
Sud (2010), page 23
Quand souvenirs
s'entremêlent ...
et
oubli
« Le Goût des pépins de pomme » s’ouvre à la
lecture des dernières volontés d’une grand-mère
qui pourrait être la nôtre: « Clair comme de
l’eau de roche tel était le testament de Bertha –
une douche froide en vérité. Les valeurs
mobilières étaient de peu de valeur, les
pâturages de la pénéplaine d’Allemagne du Nord n’avaient
d’attrait que pour les vaches, de l’argent il n’y en avait
guère, et la maison était vieille. » Une plongée dans
l’Allemagne contemporaine et une famille haute en couleur.
Entre stupeur et enchantement, la jeune héritière s’expose à
une psychothérapie involontaire. En effet, en acceptant ce
legs, Iris entame une flânerie dans un jardin buissonnant et
sauvage qui ouvre un portillon vers un passé tumultueux et non
sans surprises. Trois générations de femmes, trois époques,
des mœurs qui évoluent mais des pommes, encore et toujours
présentes.
Iris est le personnage principal du « Goût des pépins de
pomme » mais je n’ai pas ressenti pour elle une excessive
proximité. Son rôle est comme dilué dans les événements du
passé. Je l’ai d’avantage vue comme une clé de lecture de
douloureuses cicatrices ou comme un témoin silencieux qui nous
permet de nous glisser dans cette famille, plutôt que comme un
personnage attachant et charismatique. Elle est tenaillée par
d’angoissantes histoires d’enfants revenant en écho à ses
oreilles d’adultes, tant et si bien qu’on a parfois envie de
la bousculer. La galerie de personnages familiaux qui s’ouvre
derrière elle, réhausse la tonalité en étant subtilement
mystérieuse.
Quelle
ironie,
la
maladie
d’Alzheimer
est
la
pierre
d’achoppement de la mémoire commune de cette famille
allemande. Avec une prodigieuse délicatesse poétique,
Katharina Hagena décrit sans détours cette maladie dont le nom
n’est pourtant jamais évoqué.
L’auteure
Ce roman intimiste traduit de l’allemand par Bernard Kreiss
(« Der Geschmack von Apfelkernen » dans la langue de Goethe) a
une musicalité qui lui est propre. Il fait vibrer en chacun la
nostalgie des nuits d’été. Un roman dans lequel on flotte
paisiblement même s’il traite entre autres de la mort, de
l’homosexualité, de la maladie et de l’oubli.
Délicieusement narratif et parsemé de pépins, Katharina Hagena
nous confie ici un premier roman à l’humour pince-sans-rire
très british. Elle enseigne à ce jour les littératures
anglaise et allemande à l’université de Hambourg, et fera sans
aucun doute les beaux jours de la littérature allemande.
Extraits
« Tante Inga portait de l’ambre. De longs colliers de pierres
d’ambre polies dans lesquelles on distinguait de minuscules
insectes. Nous étions convaincues qu’ils secoueraient leurs
ailes et s’envoleraient à l’instant même où la coque de résine
viendrait à se briser. Le bras d’Inga était cerclé d’un gros
bracelet jaune laiteux. Si elle portait ces bijoux faits d’une
matière soustraite à la mer, ce n’était pourtant pas pour
rester dans la note de sa chambre aigue-marine et de sa robe
sirène mais, comme elle le disait, pour des raisons de santé.
Bébé déjà elle envoyait à quiconque s’avisait de la caresser
une décharge électrique, à l’ époque à peine perceptible,
certes, mais l’étincelle était bel et bien là, et la nuit
notamment, quand Betha lui donnait le sein, elle avait droit à
une brève décharge, presque comme une morsure, ensuite
seulement le nourrisson se mettait à téter. Elle n’en parla à
personne, pas même à Christa, ma mère, qui avait alors deux
ans et sursautait chaque fois qu’elle touchait sa sœur. » [1]
« Les mains de ma grand-mère passaient sur toutes les surfaces
lisses : tables, armoires, commodes, chaises, télévision,
chaîne stéréo ; elles essuyaient ces choses, constamment en
quête de miettes, de poussière, de stable, de restes de
nourriture. […] C’était un symptôme de la maladie, tout le
monde le faisait ici, avait dit à ma mère une aide soignante
de la maison de retraite – le « home », comme cela s’appelait
chez nous. Un établissement cauchemardesque. D’un côté, tout
était organisé de manière pratique et fonctionnelle, d’un
autre côté, c’était un lieu peuplé de corps qui, chacun à sa
manière et à différents degrés, avaient, avaient été délaissés
par leurs esprits. » [2]
[1] Katharina Hagena « Le gout des pépins de pomme », éditions
Anne Carrière (2010) p.43
[2] Katharina Hagena « Le gout des pépins de pomme», éditions
Anne Carrière (2010) p.149
Les titres à rallonge ont
quelque chose de fascinant
Le
titre
est
copieux
et
l’histoire est truculente. « Le
Cercle littéraire des amateurs
d’épluchures de patates » est un
recueil de lettres écrites au
lendemain de la Seconde Guerre
Mondiale.
Leur point commun ? Juliet, jeune romancière fantasque,
utopiste qui décide de farfouiller dans les cendres encore
chaudes du passé.
Leur thème ? L’île de Guernesey et ses habitants.
Si on a pu attifer la guerre d’adjectifs tels que « drôle » ou
«froide » celle des Guernesiais est incongrue. Avec cet
ouvrage on ne ressasse pas, on ne retrace pas une énième fois
les horreurs de 39-45, on découvre un nouveau genre de
résistants. Le témoignage des insulaires fournit un nouveau
point de vue sur cette guerre au sujet de laquelle on a déjà
beaucoup lu. Ils aiment la littérature, la grande, et aussi la
petite depuis longtemps ou depuis peu mais c’est une fenêtre
vers l’extérieur. Isolés et têtus ils le sont, mais ils ne
sont pas dépourvus d’auto-dérision et d’amour.
On commence par esquisser un sourire et à s’enticher de Juliet
et de ces fameux correspondants. Puis, on pouffe en parcourant
les récits ubuesques des indociles de cette île. Puis, on rit
à gorge déployée de leur ingéniosité et surtout de leur
profonde humanité. Et enfin, on a la cornée humide en
éprouvant la dureté de la guerre. Même les plus coriaces ne
résisteront pas et verseront une petite larme, dans le métro,
sur la plage ou où qu’ils se trouvent, tant on s’attache aux
personnages.
Les auteures :
Mary Ann Shaffer et Annie Barrows ont la plume tendre et
l’humour insolite. Tante et nièce à la ville, elles nous
livrent une bien belle histoire, ni « nian-nian » ni intello,
tout bonnement pétillante et profondément touchante.
Restée coincée contre son gré à Guernesey, Mary Ann Shaffer
nous communique au travers de ces pages iodées son affection
géographico-littéraire pour l’île. Mary Ann ne vivra
malheureusement pas suffisamment longtemps pour savoir à quel
point son œuvre eut du succès. Éditrice, bibliothécaire puis
libraire elle décède en 2008 peu de temps après avoir su que
leur roman serait publié.
Annie Barrows, écrivain pour enfants insuffle au roman un peu
de la magie qui manque parfois au quotidien.
Ce récit épistolaire ne souffre certainement pas des maux
habituels propres à cet exercice.
Cela faisait longtemps qu’une ribambelle de personnages de
roman ne vous avait pas manqué comme un vieux groupe d’amis?
Alors, si ça n’est pas encore fait, faites connaissance avec
ces amateurs éclairés de rognures et vous sentirez à nouveau
le vertige de la dernière page.
Extraits
[1} « 21 Janvier 1946
Cher Sidney,
Voyager en train de nuit est redevenu un bonheur ! Finies les
attentes de plusieurs heures dans les couloirs, finis les
stationnements en voie de garage pour laisser la place à un
train militaire ; et par-dessus tout, finis, les rideaux tirés
du couvre feu. Toutes les fenêtres des habitations étaient
allumées et j’aime me remettre à espionner, ça m’a tellement
manqué pendant la guerre. J’avais l’impression que nous étions
transformés en taupes, cavalant dans des tunnels séparés.»
[2]
«
5 Avril 1946
Chère Juliet,
Vous devenez insaisissable. Cela ne me plaît guère. Je ne veux
aller au théâtre avec personne d’autre que vous. J’essaie
juste de vous déloger de votre appartement. Dîner ? Thé ?
Cocktail ? Balade en mer ? Soirée dansante ? A vous de
choisir. Je suis à vos ordres. Je me montre rarement aussi
docile, ne gâchez pas cette opportunité de m’amadouer.
A vous,
Mark »
[3]
« 31 Mai 1946
Chère Miss Ashton,
Miss Pribby m’a dit que vous vous intéressiez à notre récente
expérience de l’occupation de Guernesey par l’armée allemande,
d’où cette lettre.
Je suis un homme discret et, néanmoins, au contraire de ce que
prétend ma mère, j’ai connu mon heure de gloire. […] Je suis
siffleur et pendant la guerre je me suis servi de ce talent
pour mettre l’ennemi en déroute. »
[1] Mary Ann Shaffer & Annie Barrows, « Le Cercle des amateurs
des épluchures de patates », NIL p25
[2] Mary Ann Shaffer & Annie Barrows, « Le Cercle des amateurs
des épluchures de patates », NIL p149
[2] Mary Ann Shaffer & Annie Barrows, « Le Cercle des amateurs
des épluchures de patates », NIL p256
Vous
n’êtes
pas
d’oublier Aliide Truu…
prêt
Dressons rapidement le tableau. En toile de fond, des
territoires ruraux et bucoliques piétinés sans détour, tour à
tour par l’Allemagne d’Hitler puis l’URSS de Staline. Au
milieu, des Estoniens et des Estoniennes qui survivent,
luttent, se révoltent ou s’inclinent. C’est l’histoire d’une
rencontre, une histoire de famille mais avant tout, l’histoire
d’un pays balte: l’Estonie. Il plane sur ces pages l’ombre
d’un autre monde, le bloc de l’Est. Rien de bien réjouissant
en somme… Cependant ce livre est une petite merveille.
L’écriture de Sofia Oksanen est brutale. On n’entre
certainement pas dans l’histoire comme on entrerait dans une
maison de famille douillette où l’on retrouve ses chaussons.
On doit s’accrocher aux personnages, on se heurte à leurs
destins chaotiques, on se bat pour recoller aux bribes de
l’histoire de l’après-guerre. Et puis, avant qu’on ait eu le
temps de s’en rendre compte, on est coincé dans le terrible
engrenage invisible qu’on croyait pourtant propre aux polars.
La narration est alternée et décapante, moitié à l’Est moitié
à l’Ouest. Les chapitres ont des titres à rallonge aussi
évocateurs que « C’est toujours la mouche qui gagne », ou
« Aliide avale un lilas à cinq pétales et tombe amoureuse »,
ou encore « Un
intérieure ».
passeport,
ça
se
met
dans
la
poche
Aliide et Zara, des prénoms pas communs, pour des héroïnes peu
conventionnelles. Ces deux femmes que deux générations
séparent ont en commun un destin bouleversé par la folie des
hommes. Leur rencontre est un choc, quasiment une rencontre du
3ème type. Le face à face de ces deux femmes est un huis-clos
oppressant. Au fur et à mesure que l’on remonte dans le temps,
on comprend la haine, la rage, la jalousie, la rancœur, la
douleur et la peur. On assiste, impuissant, à la naissance
d’un tyran malgré elle dans un pays déshonoré. Une tragédie
moderne et puissante comme on en rencontre rarement.
Aliide n’est pas une méchante au rire diabolique qui retentit
jusqu’aux confins de l’enfer mais elle est implacable.
Zara, elle, est innocente, peut-être aussi inconsciente.
Alors, purge-t-on le bébé ? Oui c’est sûr.
Jette-t-on le bébé avec l’eau du bain ? Sûrement pas !
L’auteur
Sofi Oksanen écrit en finnois, son père est finlandais et sa
mère estonienne, elle a peut être reçu de celle-ci l’amour de
ces terres méconnues. Passionnée de Marguerite Duras, cette
trentenaire ne fait pas mentir l’adage qui dit que « L’habit
ne fait pas le moine ». La plume a beau être rigoureuse et le
style recherché,
Sofia Oksanen est une punk au look
anticonformiste. Qui l’eût cru ?
Prix Femina étranger en 2010 et véritable best seller, son
troisième roman remue, secoue, bouleverse et fait découvrir
une partie obscure de l’Histoire.
Au même titre que le personnage de « Grenouille » de Patrick
Süskind ou que le personnage Dexter de la série américaine
éponyme, vous n’êtes pas prêt d’oublier Aliide Truu.
Extraits
« 1991, BERLIN
La photo que Zara tient de sa grand-mère
Sur la photo, deux jeunes filles étaient assises côte à côte
et regardaient fixement l’objectif, sans oser lui sourire ?
Leurs robes qui tombaient sur les hanches étaient un peu
bizarres. L’ourlet de l’une des filles était plus haut à
droite qu’à gauche.[…] Et tandis que Zara observait la photo,
elle remarqua quelque chose qui lui avait échappé jusque-là :
les visages des filles avaient quelque chose de très innocent,
et cette innocence rayonnait sur leurs joues rondes jusqu’à
elle si bien qu’elle se sentit gênée. » [1]
« 1952, ESTONIE OCCIDENTALE
L’odeur du foie de morue, la lumière jaune de la lampe
L’odeur du chloroforme flottait par la porte. Dans la salle
d’attente, Aliide se cramponnait à un numéro tout corné de
Femme soviétique, où Lénine était d’avis que la femme, dans le
capitalisme est doublement soumise, esclave du travail
ordinaire du capital et du travail domestique. » [2]
[1] « Purge »
(2010) , p114
Sofi Oksanen, édition la Cosmopolite chez Stock
[2] « Purge »
Sofi Oksanen, édition la Cosmopolite chez Stock
(2010) , p265
Berthet One: les bulles au
delà des barreaux
C’est lors d’ un passage en prison suite à un cambriolage, que
Berthet s’est mis à dessiner pour raconter, non sans humour,
son expérience carcérale. Après avoir été lauréat du concours
de BD Transmurailles d’Angoulême, Berthet expose en grandes
pompes à la Wild Stylerz Gallery et la galerie 3F à Paris.
Depuis, le jeune homme multiplie les projets avec la jeunesse
des quartiers populaires et fignole sa BD à paraître en
octobre. Coup d’œil sur ce curieux faiseur de bulles qui
emportent avec elles les clichés.
Pourquoi une Bande Dessinée sur la prison ?
Je me suis inspiré de ce que je vivais. C’est aussi un moyen
de parler de choses que les gens imaginent autrement. Beaucoup
se font des fantasmes sur la prison, les jeunes pensent que
celui qui est allé en taule est un caïd. Au contraire,
nombreux sont ceux qui en pleurent tellement c’est difficile…
Je donne des informations qui éclairent sur le principe une
planche de dessin/une histoire. La première case évoque
toujours une vérité autour de laquelle je brode ensuite avec
humour.
Comment s’est passé ton séjour là-bas ?
La prison n’est une chose souhaitable pour personne. C’est
l’enfermement, l’isolement, la famille et les enfants qui
manquent et surtout, c’est l’impuissance totale: si ta mère
tombe malade par exemple, tu ne peux rien faire…
Justement, dans ta BD, tu en parles avec humour alors que
c’est difficile…
J’aime bien rigoler ! L’humour est une arme redoutable qui
permet que les choses passent mieux. J’utilise le rire pour
dénoncer et m’éclater aussi.
Comment t’es tu mis à dessiner?
Je tiens le crayon depuis que j’ai 12 ans et j’ai dessiné
jusqu’à 14 ans… Toujours à l’école. Mais lorsque l’on grandit,
on fait des choix. J’avais des copains qui faisaient les 400
coups et ça leur apportaient de l’argent. À la fin du compte,
ils avaient des Nike et moi des baskets deux bandes, ils
partaient en vacances, moi non… Bref, j’ai vite réfléchi et
j’ai fini par me laisser embarquer. Après, ça va vite. Au
départ tu veux un vélo puis une moto, une voiture, un appart…
Et plus ça va, plus les petites bêtises deviennent grandes…
En arrivant en prison, j’avais envie d’utiliser ma peine à bon
escient et j’ai donc repris mes études. J’ai passé mon bac et
en retournant à l’école, j’ai repris mes petites habitudes :
dessiner dans un coin du cahier. Un jour, j’ai crayonné le
prof avec des dents de cheval et des oreilles de lapin. Un
collègue l’a montré au professeur qui a aimé ! Il en a parlé à
ses collègues et le dessin a circulé de main en main avant
d’atterrir entre celles d’un surveillant qui a adoré et m’a
conseillé d’en faire quelque chose…
Tu prépares un autre projet autour de la banlieue. Peux-tu
nous en parler ?
Tout comme la prison, les gens se font des films sur la
banlieue. Il s’y passe pourtant des choses superbes et
personne d’ici n’en parle. On laisse ça à des gens qui ne sont
pas d’ici, qui ont fait des études et qui viennent en parler…
Ce sera l’histoire d’Abigaëlle, une nana qui vient de la
campagne et qui vient poursuivre ses études en ville. Et en
guise de ville, elle arrive en banlieue. Elle avait ses idées
arrêtées et elle se rend compte qu’il y a plein de gens
mortels ! C’était un moyen pour moi de mettre du melting-pot
dans mes dessins : mélanger les cultures, les couleurs… On y
retrouve Nadia et Fatou, deux nanas qui vont à la fac, qui ont
un travail à côté et qui ont du mal à avancer dans la vie.
Parce que c’est une réalité, un jeune de cité, avec un bac +
72, a moins de chance de réussir.
Abigaëlle est moche. Elle a une vraie tête de vieille comme
l’expression. Ceux qui ne connaissent pas l’univers de la
banlieue apprendront à la connaître. En gros, ce que
j’aimerais, c’est que la personne qui lira ma BD puisse se
dire la prochaine fois qu’elle verra un mec en casquette,
baskets et survêtement : « si ça se trouve, c’est un mec bien
».
C’est rare de se mettre dans la peau d’un personnage féminin
quand on est un homme, non ?
Les gens s’attendent à un mec de banlieue qui crache et qui
parle mal. Pour prendre le contre-pied, j’ai décidé de parler
d’une fille qui vient de la campagne, qui va a l’école et qui
est gentille ! Mais il fallait quand même qu’elle ait un super
pouvoir: elle est super moche et elle peut avoir un sale
caractère si tu la cherches ! C’est pour ça qu’ici, on est
tous des Abigaëlle, garçons et filles… Si grâce à mes dessins,
j’arrive à créer des ponts entre les mondes, je serai ravi.
L’évasion, premier album de Berthet à paraître à le 17
novembre
Berthet s’expose
à la galerie 1161 du 13 octobre au 13
novembre ! Vernissage le jeudi 13 octobre à 18heures.
En savoir plus sur Berthet
Les mots pour le dire - Hervé
Guibert
Hervé Guibert,
autoportrait
Tandis que la treizième édition des Solidays bat son plein
dans l’hippodrome de Longchamp, Hervé Guibert repose sous
terre depuis vingt ans. Très connu pour être « l’écrivain du
sida », l’homme qui a fait de sa maladie un documentaire – «La
pudeur et l’impudeur » diffusé en 1992 à la télévision-, ce
dandy gay subtil qui savait s’entourer des plus grands n’en
est pas moins un génie brutal qui manie les mots avec
virtuosité. Son œuvre mérite d’être sans cesse relue :
« Et c’est vrai que je découvrais quelque chose de suave et
d’ébloui dans son atrocité, c’était certes une maladie
inexorable mais elle n’était pas foudroyante, c’était une
maladie à paliers, un très long escalier qui menait assurément
à la mort mais dont chaque marche représentait un
apprentissage sans pareil, c’était une maladie qui donnait le
temps de mourir et qui donnait à la mort le temps de vivre, le
temps de découvrir enfin la vie, c’était en quelque sorte une
géniale invention moderne que nous avaient transmis ces singes
verts d’Afrique […] le sida, en fixant un terme certifié à
notre vie, six ans de séropositivité, plus deux ans dans le
meilleur des cas avec l’AZT ou quelques mois sans, faisait de
nous des hommes pleinement conscients de leur vie, nous
délivrait de notre ignorance.[1] »
Et relue.
«En regardant le paysage grisâtre de la banlieue parisienne
défiler derrière la vitre du taxi, que je considérais comme
une ambulance, et parce que Jules venait de me décrire des
symptomes qu’on commençait d’associer à la fameuse maladie, je
me dis que nous avions tous les deux le sida. Cela modifiait
tout en un instant, tout basculait et le paysage avec autour
de cette certitude, et cela à la fois me paralysait et me
donnait des ailes, réduisait mes forces tout en les décuplant,
j’avais peur et j’étais grisé, calme en même temps qu’affolé,
j’avais peut-être enfin atteint mon but. [2]»
Et re-relue.
« C’est quand j’écris que je suis le plus vivant. Les mots
sont beaux, les mots sont justes, les mots sont victorieux,
n’en déplaise à David, qui a été scandalisé par le slogan
publicitaire : « La première victoire des mots sur le sida. »
En m’endormant je repense à ce que j’ai écrit pendant la
journée, certaines phrases reviennent et m’apparaissent
incomplètes, une description pourrait être encore plus vraie,
plus précise, plus économe, il y manque tel mot, j’hésite à me
relever pour l’ajouter, j’ai quand même du mal à descendre du
lit, à chercher dans le noir à tâtons la lampe de poche à
travers la moustiquaire, ramper sur le côté au bord du matelas
comme me l’a enseigné le masseur, et laisser tomber doucement
mes jambes, jusqu’à ce que mes pieds rencontrent la pierre
nue.[3] »
Il s’est éteint depuis vingt ans et on y pense encore.
[1] Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie,
Gallimard, Paris, 1990.
[2] Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie,
Gallimard, Paris, 1990.
[3] Hervé Guibert, Le protocole compassionnel, Gallimard,
Paris, 1991.
Michel-Ange
au
éléphants ...
pays
des
Et si quelques semaines oubliées de la vie d’un des maestri de
la Renaissance vous donnaient un éclairage nouveau sur son
œuvre ?
Si comme tout le monde vous ne connaissez de Michel-Ange que
ses œuvres : le plafond de la chapelle Sixtine, le David de
Florence ou la Pietà de Saint-Pierre de Rome, il est temps de
faire connaissance avec l’homme.
« Parle-leur des batailles des rois et des éléphants » est le
récit de son escapade dans la capitale cosmopolite du monde
Ottoman : Constantinople.
Bien que les faits et personnages soient réels, ce que nous
propose Mathias Enard n’est ni une autobiographie ni une
fresque historique. Celui qui enseigne aujourd’hui l’arabe à
l’université de Barcelone, nous offre un rêve. Un rêve étrange
et pénétrant d’amour interdit et de sang mêlés où plane un
envoûtant parfum d’Orient.
Le roman commence à l’arrivée de Michelangelo di Lodovico
Buonarroti Simoni dans la ville où trône l’inébranlable Sainte
Sophie. L’artiste italien est venu remplir une mission dans
cette contrée bercée par les appels à la prière et l’ivresse
charnelle des nuits roses. Une mission hautement symbolique
qui fut un échec pour le grand Léonard de Vinci : la
construction d’un trait d’union entre les deux rives de la
ville.
Dans les rues tièdes si loin du vent salé de l’Adriatique,
Michel-Ange imprègne son art de cette culture rayonnante à la
confluence de plusieurs civilisations.
Ce conte nostalgique est un pont aérien vers les mystères
d’une cité et les dessous d’un génie acharné.
L’auteur.
Féru d’arabe et de persan il dépeint fidèlement dans ce court
récit la Constantinople esthète et européenne qui a su
accueillir les
catholiques.
Européens
chassés
par
des
rois
trop
Mathias Enard démonte le mythe qu’était Michelangelo. Il
construit un homme égaré, troublé, empêtré dans son siècle et
contemplateur. Il s’approprie le personnage et bâtit une
intimité simple entre le maestro et le lecteur. Pour
finalement conquérir nos cœurs !
Mathias Enard transmet son amour contagieux du monde arabe
dans un style lyrique et pragmatique. L’orientalisme et le
tantrisme prégnants nous ramènent à son précédent roman, déjà
chez Actes Sud, qui avait reçu le prix du Livre Inter en 2009
: « Zone ». »Parle-le leur des batailles des rois et des
éléphants » a quant à lui décroché le Prix Goncourt des
Lycéens (2010).
Laurent Binet : "Pour que
quoi que ce soit entre dans
les esprits, il faut le
transformer en littérature"
On pourrait commencer en bonne ancienne élève de prépa, qui a
bien lu son « Qu’est-ce que la littérature ? », et écrit
d’interminables bafouilles dessus. On pourrait en rédiger des
pages, sur le rapport que tisse l’auteur de HHhH* et Goncourt
du premier roman avec la chose littéraire, avec la fiction et
la réalité. On pourrait aussi lui demander, en fait. Entretien
avec Laurent Binet.
Dans HHhH, vous ouvrez le livre sur l’inutilité du personnage
de fiction, en citant Kundera. Et en même temps vous soulignez
l’impossibilié de s’attaquer réellement à l’Histoire, de la
reproduire. Alors pourquoi et comment écrire ?
En fait, pour que quoi que ce soit entre dans les esprits, il
faut le transformer en littérature. C’est vrai que c’était un
problème pour moi, sinon un regret. Mais disons que j’ai voulu
voir si on pouvait changer ce principe qui fait
qu’aujourd’hui, dans la tête des gens, littérature égale
roman. Et c’est vrai que la fiction, c ‘est sa spécificité
première. Mais le genre a une histoire très longue, qui a
beaucoup muté. Du coup j’ai voulu voir si je pouvais raconter
cette histoire comme un roman, mais sans recourir à la
fiction. Soit en utilisant les outils offerts par le genre,
qui ne se limitent pas à l’invention, mais qui permettent les
effets de suspense, de style, etc. C’est pour ça que j’ai
forgé ce concept d’infra-roman.
Aviez-vous dès le début cette intention de vous prêter au jeu
d’esquisser un nouveau genre ?
Oui, c’est un fantasme d’écrivain un peu mégalo, j’imagine, de
vouloir inventer. Inventer un nouveau genre ou révolutionner
le genre ? Je ne sais pas. Peut-être que mon sentiment s’est
infléchi en cours de route. Je crois qu’à la base j’avais une
méfiance vis-à-vis du roman, mais des auteurs comme Kundera
m’ont fait réfléchir au fait que le genre était assez complexe
pour ne pas le cataloguer. On me posait souvent la question au
début pourquoi il y avait écrit roman sur la couverture. Je
disais que c’était un choix marketing. Mais finalement, je
pense que le roman est un genre qui a encore de l’avenir, car
il a cette formidable capacité à se renouveler, à se
transformer. Du coup ça ne me dérange pas l’idée de me dire
que j’ai fait un roman qui a aussi comme intention de
renouveler le genre. Et pas un truc qui serait hors roman.
J’assume, oui, d’avoir fait un roman !
Reste que vous semblez avoir un rapport complexe à la
littérature, entre amour et méfiance…
Disons que pour moi, la littérature est l’arme la plus
puissante du monde. Ensuite il faut voir ce qu’on en fait. Ce
que je lui reproche, et qui n’est pas forcément de sa faute,
c’est d’être sacralisée. C’est-à-dire qu’au nom de la
littérature on peut tout se permettre, tout faire. Pour moi ce
n’est pas correct. Je suis contre toute forme de
sacralisation. La littérature a quelque chose de beau, fort,
puissant, mais aussi de dangereux, de plein de mauvaise foi,
de défauts. Je ne suis pas déçu par la littérature, mais j’en
ai une idée qui n’est pas celle qui est dominante aujourd’hui.
Et l’Histoire, vous la sacralisez ?
Je suis fasciné par le réel. Le fait de savoir que telle
histoire est réellement advenue m’impressionne plus qu’une
histoire fictive. Qui me plaira pour d’autres raisons. Pour
moi l’Histoire est une plusvalue du réel. Même si je pense
que, sans être une construction, elle est au moins une
reconstruction. Et que la grande Histoire est faite de petites
histoires. Sans qu’elle soit une fiction. Je crois vraiment
que Heidrich est mort comme ça, même si j’ai pu faire quelques
petites erreurs à la marge.
Mais alors comment est-ce qu’on approche l’Histoire quand on
est écrivain ?
Je crois que non seulement on a le droit, mais le devoir, de
l’approcher. Mais il faut le faire avec circonspection, avec
humilité et honnêteté. C’est sûr que c’est un cahier des
charges compliqué. D’une manière générale, je ne veux pas
parler de l’Histoire comme d’un scénario, comme de quelque
chose que j’aurais inventé. En plus dès qu’on touche à la
deuxième guerre c’est encore plus sensible.
Quand on vous lit, on a l’impression parfois que vous êtes cet
auteur fictif dont parle Borgès et qui essaie de réécrire le
Don Quichotte mot à mot, sans y parvenir.
C’est marrant que vous disiez cela, car à un moment dans mon
livre, je disais que je me sentais comme un personnage de
Borgès, mais cela n’a pas été gardé. Donc en effet, la
problématique Pierre Ménard, c’est quelque chose que j’ai vécu
! Avec la peur d’avoir l’impression à la fin de ne pouvoir que
recopier des documents historiques.
Pour continuer avec Borgès, il écrit sur Le Livre de sable,
qu’il a voulu « conjuguer avec un style simple, parfois
presque oral, un argument impossible ». Votre démarche ne se
rapproche t-elle pas de cette vision ?
C’est vrai, c’est assez proche de ma conception du naturel.
Pour moi le naturel de l’écriture a à voir avec une forme de
réalité, relative évidemment. Là encore une fois c’est peut
être un goût personnel, mais je pense qu’il vaut mieux éviter
trop d’effets de manche, trop d’effusions lyriques, auxquelles
je cède dans certains chapitres d’ailleurs. Si vous voulez, ce
relâchement était aussi un moyen de conjurer le risque de la
grandiloquence dans laquelle on peut facilement tomber avec un
sujet pareil.
Le risque de tomber dans la grandiloquence et dans l’effet de
réel, que vous dénoncez. Mais en même temps, vous le
reproduisez un peu dans votre livre, par votre présence. Vous
êtes la caution qui rattache au réel.
Sauf que l’effet de réel c’est inventer un épisode qui a
priori ne sert à rien pour donner l’impression que c’est vrai.
Dans HhhH, les éléments d’ambiance ne sont pas inventés. Je
conçois qu’il y ait des gens qui ne voient pas la différence.
Mais pour moi savoir que sur le bureau du président tchèque en
exil il y avait un petit speed flyer en étain, ce que j’ai vu
en photo, ça m’intéresse beaucoup plus de lire ça, sachant que
c’est vrai, plutôt que de lire la même scène, conscient qu’il
s’agit uniquement d’un effet. A ce moment-là, je préfère même
qu’on n’en parle pas, qu’on me dise juste qu’il est dans son
bureau, que je m’imaginerai comme je veux.
Quel rapport avez-vous du coup avec des ouvrages comme ceux de
Bukowski, qui mettent en scène un personnage – ici Chinaski –
qui est une sorte d’avatar de son auteur ?
Là ça me plaît, parce qu’il y a un jeu, il y a une dimension
ludique. C’est la fiction qui joue à plein de sa supériorité
sur la réalité, qui est dans le récit de ce qui est
fantastiqiue, impossible, de ce qui est irréel. Mais quand
elle se contente d’être une pâle copie du réel, ça ne
m’intéresse pas. Même si elle peut être tirée jusqu’à la
perfection ! Ce que je déteste vraiment c’est le roman
réaliste psychologique. C’était intéressant à l’époque, mais
il faut arrêter avec ça maintenant.
Est-ce que le rapport entre la réalité et la fiction est un
thème que vous souhaitez encore explorer ?
Oui, ce sera du coup la problématique de mon prochain livre.
Sauf que là, j’ai eu envie d’aborder ça sous l’angle opposé,
celui de la fiction. Ca se passera dans les années 80. Dans
HhhH j’ai vraiment essayé d’être transparent, de faire
participer le lecteur à mes doutes. Dans mon nouveau roman, il
s’agira plus d’un jeu de chat et de souris. Mais pour moi
c’est deux traitements différents d’une même question.
Quelque chose qui m’a vraiment intéressé sur ce thème, ça a
été le film de Quentin Tarentino, Inglorious Basterd : la
première scène est une réécriture de Il était une fois dans
l’ouest qui est absolument magistrale. C’est tellement
intelligent, notamment parce que ça a ce parti pris de
réflexivité : Tarentino s’appuie toujours sur l’histoire du
cinéma pour donner sa vision de ce qu’est le cinéma. Ce que
j’aime dans le roman moderne – depuis Don Quichotte en gros –
c’est que c’est un genre qui passe beaucoup de temps à
réfléchir sur lui même, sur ce qu’il est, et à se poser des
questions sur son existence. Et ça je trouve que c’est très
bien. Cela implique tout une réécriture incessante et une
réflexion sur cette réécriture. J’adore ça, parler d’autres
films et romans quand moi j’écris une histoire.
Finalement, quand vous réfléchissez à votre travail, à votre
démarche, vous vous sentez plutôt écrivant ou écrivain ?
Ecrivant. Socialement, statutairement, j’ai toujours pensé
qu’écrivain est un métier comme un autre, même s’il peut être
plus cool qu’un autre. On peut se dire écrivain à partir du
moment où ça devient notre occupation principale. Mais le
problème c’est la mythologie qui est charriée par ce terme, et
qui me déplaît globalement. C’est comme la littérature, il y a
une sacralisation du statut qui me déplaît. Dans l’art en
général. C’est grotesque de dire « Je suis un artiste », je
trouve. Le mot écrivain est un peu touché par ce ridicule là.
Derrière, on sent qu’il y a une telle posture.
Alors après évidemment, je suis quand même sensible au fait
que ce prestige rejaillisse sur moi, c’est flatteur. Mais
qu’on en parle franchement. Ce que je déplore, c’est qu’il y a
beaucoup de livres qui font semblant de parler d’autre chose,
mais qui en fait ne font que ça, viser le « Regardez comme je
fais de la littérature ». Quand on attaque Angot, sa réponse
est « C’est la littérature qu’on assassine ». Elle s’en sert
comme d’une arme à tous les niveaux.
Mais c’est vrai que ce n’est pas toujours facile. Moi qui ai
fréquenté simultanément le milieu de l’éducation nationale et
de l’édition, je peux vous dire qu’on n’est pas traité pareil,
c’est le jour et la nuit ! C’est parfois dur de ne pas devenir
complètement mégalo !
*HHhH a été publié chez Grasset. Le livre revient à la fois
sur l’histoire de l’opération Anthropoïde, tentative
d’assassinat par le gouvernement tchèque en exil du « cerveau
d’Himmler », Reinhard Heydrich. Et sur la difficulté de
raconter l’Histoire sans se laisser dépasser par la fiction.
Efraim
Medina
Reyes
:
« Ecrire, c'est aussi laisser
les choses derrière soi,
comme
on
sortirait
les
poubelles d'une maison »
« Il était une fois l’amour mais j’ai dû le tuer » est le
Bildungsroman hallucinant et halluciné, sous acide, d’Efraim
Medina Reyes, auteur originaire de Ville Immobile a.k.a
Carthagène, Colombie. De ces romans, qui te brûlent les doigts
rien qu’à les toucher, tant les mots sont incandescents.
Frappée, tu le dévores en une nuit. Le matin venu, la plume
d’Efraim Medina Reyes t’a laissé fiévreuse, un poil tourmentée
mais repue.
C’est donc avec un peu d’appréhension que je m’apprête à
rencontrer la « Bête », auteur de ce trip éveillé. Une heure
durant, il répondra avec calme et beaucoup d’humour.
Extraits.
Commençons par le début. Tu pourrais me raconter ta rencontre
avec la littérature ?
La littérature, c’est elle qui m’a trouvée. J’ai grandi dans
un contexte où ces choses-là n’avaient pas d’intérêt. Je me
suis d’ailleurs d’abord intéressé aux sciences. J’ai même
étudié la médecine. Ma relation avec l’art s’est longtemps
résumée à la musique. C’est un élément important de ma
culture.
A l’âge de 21 ans, je suis tombé en dépression et ai été
hospitalisé parce que ma situation psychologique était
incontrôlable. J’ai pris beaucoup de médicaments. Mon
psychiatre m’a alors offert quelques livres. Il pensait que ce
serait une bonne idée que je lise. J’avais des problèmes
d’insomnie, à l’époque. Il me les a donnés comme des
somnifères. Un peu comme on donnerait de la dope à un sportif.
Parmi ces livres, il y avait « Le métier de vivre » d’un
auteur italien, Cesare Pavese. Le psychiatre n’avait pas dû le
lire. Pour un dépressif, ça peut être un livre dangereux. A la
fin du livre, l’auteur dit que ce n’est plus la peine. Trois
jours après, il se suicide. Curieusement, le livre de Pavese a
eu un effet extrêmement fort et bénéfique sur moi. Je me suis
relaxé. Et après l’avoir lu, j’ai pu dormir une dizaine
d’heures d’affilée. Comme ça a marché, tout le monde a
commencé à m’offrir des livres. De tout et n’importe quoi. Et
je lisais tout. Je consommais. Peu importe. Ma mère allait
m’acheter des livres. Elle ne connaissait pas grand-chose à la
littérature : elle me prenait juste les plus gros.
Ce qui est très ironique, c’est que je me suis mis à lire
tellement que j’ai fini par abandonner mes études de médecine.
Au grand désespoir de ma mère qui, du coup, a voulu me soigner
de la littérature. Et un peu comme l’homme qui au bout de
plusieurs années de vie commune avec une femme, finit par
l’épouser, je suis devenu écrivain.
Et ça correspondait à quelle période?
Si je me souviens bien, la première fois que j’ai écrit,
c’était pour dire à une fille que je l’aimais. Une actrice de
théâtre. C’était mon premier écrit: une lettre de quarante
pages! Et elle n’a dû lire que les quinze premières parce que
je n’ai jamais eu de réponse.
J’ai donc commencé par un échec. En tant qu’écrivain mais
aussi en tant que séducteur.
Justement, la notion de l’échec dans ton oeuvre me fascine
beaucoup. Dans ton dernier roman, la boîte de production
s’appelle « Fracaso Limitida ». Le label que tu as créé
« Fracaso Records ». Le titre, le cœur même du livre raconte
un échec amoureux – « fracaso » en espagnol. C ‘est une
obsession?
J’ai grandi dans un quartier très difficile, très pauvre et
aussi, très violent. Les gens ne mourraient pas de faim. Mais
ils n’avaient absolument rien. Il n’y avait pas de place pour
l’ambition.
Avec mes amis, notre passe-temps préféré se résumait à chasser
des gringas à la plage, et attaquer des gringos sur les
remparts.
Avec ces amis, j’ai eu envie de monter un groupe de musique.
Ca ne les intéressait pas vraiment. Mais je suis très têtu.
J’ai réussi à les convaincre. Aucun d’entre nous n’avait
vraiment de connaissances musicales. Mais en Colombie, si tu
demandes à quelqu’un dans la rue, tu peux m’emmener sur la
lune, il ne te dira jamais non. Il te répondra qu’il va
essayer. On s’est donc lancés, avec un talent plus que bancal.
Le nom de notre groupe en a découlé: 7 Torpes. Les sept
maladroits. Alors qu’on n’était que trois.
Un peu comme les sept plaies d’Egypte ?
Mais oui, certainement! (Rires). On a joué dans des bars. Le
patron nous faisait jouer à la fin parce que ça correspondait
au moment où il avait envie que les gens s’en aillent. Notre
premier enregistrement sur cassette – il y en avait 30 copies,
on l’a intitulé « Chansons médiocres ». On a dû en vendre 9.
Comme ça devenait une petite entreprise, on a décidé de lui
donner un nom: Fracaso Limitada. Notre slogan: « Là où il y a
un échec, nous sommes là ». Même quand ça a commencé à
marcher, j’ai voulu garder ce nom parce que pour moi, c’est
comme une manière de me protéger. Dans cette devise, j’y ai
trouvé un peu ma manière d’ « être » au monde.
Et tu te considères d’abord en tant que musicien ou en tant
qu’écrivain? Ou aucun des deux?
Quand on me propose un travail, j’ai pour habitude de répondre
que je ne sais rien faire. Mais j’ai une façon bien à moi de
ne pas savoir faire.
A mon sens, il n’existe pas de disciplines, d’arts ou de gens
différents. Mais juste des langages. Ce qui m’importe, c’est
d’ « exprimer » mon langage. Quelque soit le medium. Je
pourrais tout aussi bien le faire en étant serveur dans un
restaurant.
C’est quelque chose qu’on retrouve dans ton œuvre. Dans le
roman, il y a plusieurs couches de narration, comme plusieurs
angles cinématographiques. Plusieurs chapitres, plusieurs arts
représentés. Tu sous-titres ton roman « musique des Sex
Pistols et de Nirvana ». C’est un concept?
Parler de littérature, c’est obsolète. C’est comme les
Italiens qui adorent le tango, en ce moment. C’est absurde! Je
ne suis pas un écrivain au sens de la littérature. Je suis un
écrivain au sens d’écrire. Ce qui m’importe, ce n’est pas la
littérature mais écrire. Si je pouvais, j’utiliserais les mots
comme des artefacts, des legos pour créer des structures.
Écrire « pour » la littérature, ça reviendrait à apprendre le
tango. Il faudrait apprendre les mouvements, mais aussi les
émotions. Comme si c’était quelque chose qu’on pouvait
transmettre. A Rome, j’ai déjeuné un jour avec deux fans de
tango. La fille n’a pas voulu s’asseoir sur sa chaise parce
que ça ne correspondait pas à une posture de tango. Au fond,
c’est comme si elle était dans un cercueil. Si j’écrivais
« pour » la littérature, je serais aussi dans un cercueil.
Dans ton dernier roman, le héros Big Rep te ressemble
furieusement. Est-ce ton double ou personnage purement
fictionnel ?
La réalité est absurde. On ne peut pas faire de la réalité un
langage. C’est pour cela qu’il faut fictionnaliser la réalité
pour la rendre langage. J’ai eu une existence absurde. La
seule chose qui puisse me faire du bien, c’est de faire du
réel un objet littéraire. Un auteur ne peut pas être un seul
personnage puisqu’il les a tous créés. Il y a quelque chose de
moi dans chaque personnage. Si j’ai été Rep un jour, je ne le
suis plus. Ca appartient au passé et n’existe plus
aujourd’hui. Écrire pour moi, c’est aussi laisser les choses
derrière moi, comme on sortirait les poubelles d’une maison.
Il était une fois l’amour mais j’ai dû le tuer d’Efraim Medina
Reyes, à 13e Note Editions. Disponible dans toutes les bonnes
librairies de France et de Navarre.
Merci à Jeanne Chevalier, co-traductrice du roman et à
Isabelle Louis, les anges gardiens de cet entretien! Et bien
sûr, Efraim!
La couleur de l’aube est
rouge sang – Yanick Lahens
Depuis longtemps, Haïti fascine. Quand
la terre tremble, quand l’Etat
capitule, lorsque les hommes se battent
pour vivre mieux ou pour vivre
seulement… Port-au-Prince et ses
habitants suscitent l’intérêt jusque
dans la richesse de sa littérature.
Comme nombre d’auteurs haïtiens autour
d’elle, Yanick Lahens puise dans son
quotidien la matière dont ses livres
sont faits.
« La vie tue d’abord les cœurs purs » . Au départ de
l’histoire, un drame.
Angélique et Joyeuse découvrent un
matin que leur jeune frère Fignolé n’est pas rentré. Leur mère
aussi a vu le lit fait. Militant déçu du « Parti des
démunis », rêveur et musicien, il est une proie facile pour la
rue. Dans un contexte apocalyptique, cette disparition est des
plus inquiétantes. Les émeutes sanglantes de la veille,
auxquelles il semble avoir participé, laisse présager le pire.
En trente courts chapitres, incroyablement fluides et
poétiques, vont s’alterner les voix de ces deux sœurs qui nous
présentent, chacune à leur manière, un quotidien misérable où
règne pourtant en maître le désir de survie.
Portraits. Angélique est une fille-mère de trente ans qui
traîne son buste droit du banc de l’Eglise aux couloirs de
l’hôpital dans lequel elle travaille. Soucieuse mais contenue,
brisée mais droite, elle tente de faire vivre sa petite
famille en repoussant tout ce qui pourrait agrémenter son
quotidien. Sa sœur cadette, Joyeuse, représente l’engouement,
la joie et la vitalité. Elle occupe une place prisée dans un
petit magasin luxueux du centre ville. Grâce à son oncle, elle
a pu suivre des études qui l’ont aidée à se faire une maigre
place dans la société haïtienne. Dévorée par l’ambition,
révoltée par son quotidien, elle contient difficilement sa
colère et sa rage en toute circonstance. Contrairement à sa
sœur, elle rejette toute forme d’autorité, qu’elle soit
politique, culturelle ou religieuse et joue du rapport de
force qu’elle instaure entre elle et les hommes par sa
beauté. Toutes les deux vivent encore sous le toit de leur
mère, une vieille femme que le poids des malheurs commence à
voûter mais qui résiste à l’âpreté du quotidien.
Pendant la journée, chacun mènera l’enquête à sa manière :
Angélique la raisonnable porte plainte auprès du commissariat
et se heurte à l’incompétence des fonctionnaires dans un pays
en faillite. Joyeuse fouille les affaires de Fignolé et trouve
une arme, un papier avec des coordonnées téléphoniques et le
nom d’Ismona, l’amoureuse de Fignolé. Mère cherche dans les
rites vaudous et l’évocation des esprits les réponses que la
réalité lui refuse. Si la mort de Fignolé plane sur chacun
d’entre eux, aucun ne renonce à trouver la pénible vérité.
Parce que se battre, c’est vivre encore. Et qu’ils n’ont rien
d’autre à faire.
Une mosaïque douloureuse. Dans ce second ouvrage de
l’écrivaine Yanick Lahens, les personnages n’ont pour seule
réalité que les sentiments qui les animent. Mais ceux-ci ont
maintes et maintes fois été partagés par les Haïtiens et
prennent tout leur sens lorsqu’il s’agit de parler du
quotidien de l’île.
Dans sa manière de peindre une société
en difficulté, où vivent des hommes tantôt vaillants, tantôt
vaincus, elle s’inscrit parfaitement dans une longue tradition
de littérature afro-caribéenne. Réalistes et éprouvants, ces
propos sont riches d’une langue soignée, d’un rythme maîtrisé
et d’une orchestration du récit parfaite. Il y a Gabriel,
l’enfant innocent déjà devenu le témoin silencieux de la
violence du monde dans lequel il vit, Ti-louze, la bonne
noire, battue pour n’être que ce qu’elle est, John, le jeune
blanc arrogant et prétentieux, porteur de toute la morale
occidentale et tout aussi incapable que les autres d’apporter
des solutions concrètes aux problèmes quotidiens, Mme Jacques
la riche patronne de la boutique dans laquelle travaille
Joyeuse, qui illustre parfaitement la classe supérieure
méprisable de l’île, Lolo la jeune courtisane intéressée par
« l’argent qui ouvre les frontières »…
L’auteure. Malgré sa triste réputation de pays pauvre et
désorganisé, l’île d’Haïti a une longue tradition littéraire.
Elle est riche d’une grande communauté d’auteurs en diaspora,
telle que Dany Laferrière ou Louis-Philippe Dalembert, et
regorge d’écrivains qui témoignent des réalités de leur île de
par le monde. Yanick Lahens appartient à cette catégorie de la
population soucieuse de témoigner de son histoire quotidienne,
des aspirations déçues de sa jeunesse et de l’incroyable
vitalité qu’elle abrite néanmoins. Née en Haïti en 1953, elle
a effectué une grande partie de son parcours scolaire en
France avant de retourner s’installer à Port-au-Prince où elle
a travaillé comme universitaire, conseillère du Ministère de
la Culture et écrivain. Comme le disait le poète haïtien René
Depestre avant elle, « La littérature haïtienne est « au
bouche à bouche avec l’histoire » ; dégager la création
littéraire de la vie politique de l’île quel que soit le stade
de l’histoire d’Haïti observé, n’est pas chose facile, tant la
première se nourrit de la seconde, y trouve souffle et
inspiration. Et jusqu’à la dernière page de ce livre, on
respire avec eux.
Yanick Lahens , La couleur de l’aube, Sabine Wespieser, Paris,
2008
Extraits:
« Le quartier de tante Sylvanie est à la limite de plus pauvre
encore que lui. Parce que dans cette île, la misère n’a pas de
fond. Plus tu creuses, plus tu trouves une autre misère plus
grande que la tienne. Alors entre Sylvanie et ce qui n’a pas
encore de nom, il n’y a qu’une eau prisonnière. Gonflée de
limon et de boue. A faire remonter vos viscères en boules
nauséeuses. Là-bas, de l’autre côté, là où les vies tiennent
en équilibre entre les pelures de tout ce qui se mange, les
cadavres d’animaux, les incontinences des vieillards, les
visages poisseux de morve des enfants et l’eau aigre que
rejettent les estomacs affamés. A côté des chiens et des
porcs, surgissent souvent des silhouettes sinistres. Le dos
voûté, elles se mélangent aux bêtes. Quand elles ne leur
disputent pas les restes, elles fouinent furtivement à leurs
côtés dans la puanteur et la pourriture des immondices. » [1]
« Quand en fin d’après-midi, il est revenu à la maison, un
poste de télévision posé sur la tête, je l’ai vertement
réprimandé. […] Et à mesure que ma colère s’endormait, j’ai
regardé Fignolé avec une admiration qui m’a moi-même surprise.
Au fond de moi un feu étrange s’est mis soudain à crépiter. Et
j’ai senti qu’il crépitait parce que je l’approuvais. Oui, je
l’approuvais. Je compris ce jour-là qu’il y a de quoi devenir
méchant quand on est asservi. Quand la vie est sans issue pour
vous et tous ceux qui vous ressemblent depuis le commencement
du monde et qu’un homme, un jour, une fois, vous indique une
sortie. Alors si étroite, si basse, si sombre soit-elle, vous
vous y engouffrez. Tête baissée. Et j’ai baissé la tête. » [2]
[1] Yanick Lahens, La couleur de l’aube, Sabine Wespieser,
Paris, 2008, p. 50.
[2] Yanick Lahens, La couleur de l’aube, Sabine Wespieser,
Paris, 2008, p. 59.
Salon du Livre Jeunesse – Des
invitations à gagner !
La 26ème édition du Salon du Livre et de la Presse Jeunesse
ouvre ses portes pour une semaine à partir du 1er décembre.
A cette occasion, Arkult vous offre des invitations pour
découvrir et redécouvrir toutes les animations proposées à
l’Espace Paris-Est-Montreuil.
Et autant vous dire que le programme de cette nouvelle édition
est riche et varié :
des centaines d’exposants et des milliers de livres en
tout genre
une grande librairie européenne de jeunesse
une immense exposition sur le thème des princes et
princesses
un festival de cinéma d’animation
des rencontres, des lectures, des ateliers
des parcours et des prix littéraires
une journée professionnelle et des formations et de
nombreux autres rendez-vous avec la littérature jeunesse
Pour gagner une invitation, il vous suffit de nous envoyer un
mail à l’adresse contact[at]arkult.fr en répondant à la
question suivante :
Combien d’auteurs et d’illustrateurs ont participé à l’édition
2009 du salon du Livre et de la Presse Jeunesse de Montreuil ?
Indice ici.
Le site de la 26ème édition du Salon du Livre et de la Presse
Jeunesse.
Bonne chance et à bientôt au Salon et sur Arkult !
La Porte des Enfers, Laurent
Gaudé
La Porte des Enfers
La mort est sans doute le dernier refuge de la religion dans
nos sociétés contemporaines.
La mainmise sur la cellule familiale s’estompe peu à peu, les
positions d’une grande partie de l’Eglise sur la sexualité de
la société semble anachronique.
La vie sur Terre n’est quasiment plus considérée comme un
passage obligé avant d’atteindre un autre monde, on a vu ainsi
se développer des sociétés entières basées sur le désir, la
consommation, la jouissance quotidienne et polymorphe.
Mais la mort reste propriété de l’Eglise. Les cimetières ne
sont-ils pas les derniers lieux à connotation religieuse qui
subsistent dans nos sociétés, aux côtés des lieux de culte ?
Ils représentent d’ailleurs un culte à eux seuls : le culte
des morts.
C’est à ce culte qu’est consacré le roman de Laurent Gaudé, La
Porte des Enfers.
Au commencement est un enfant, Pippo de Nittis. Jeune
Napolitain, du haut de ses 6 ans, il a toute la vie à
découvrir. Et pourtant, c’est sa vie qui va brutalement le
quitter, un matin de marché, dans les rues animées de Naples.
Un matin de marché ordinaire. Un matin où il craint d’être en
retard à l’école. Un matin. Naples.
Des règlements de compte. Des échanges de tirs. Une balle
perdue. Un enfant. Pippo.
Cette vie qui s’achève prématurément laisse Matteo et Giuliana
désemparés. Ensemble et pourtant si seuls. Aucune
communication n’est plus possible entre eux. Le spectre de
leur fils se dresse désormais comme une véritable barrière
dans leur couple.
Chaque regard qu’ils échangent, chaque parole qu’ils
souhaiteraient prononcer viennent se heurter à la vision de
leur enfant mort. Seules deux choses pourraient les réunir à
nouveau : que leur fils leur soit rendu, ou que leur vengeance
soit consommée.
Décor posé. Le moment est venu de plonger dans l’aventure.
L’auteur joue avec les nerfs et les émotions de son lecteur.
L’atmosphère étouffante, la chaleur, la puanteur, la saleté.
Dans la lignée de L’Etranger et de La Peste de Camus, du
Soleil des Scorta et de La Mort du Roi Tsongor du même Laurent
Gaudé, le lecteur est opprimé, il suffoque.
Il ne reprend son souffle qu’une fois le livre terminé,
l’histoire achevée, les secrets enfouis dans un oubli
volontaire.
Et pourtant, dès que l’occasion se présente de replonger dans
les univers oppressants que dépeint Laurent Gaudé, je ne peux
m’empêcher d’y aller à pieds joints ! Et toujours sans le
moindre regret !
Laurent Gaudé, La Porte des Enfers, éditions Actes Sud
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Sniper, Pavel HAK
Confessions d’un tireur embusqué.
Récits des exactions commises en toute impunité aux enfants,
aux femmes, aux hommes, aux vieillards.
Témoignage d’un groupe de fuyards, bravant les dangers
naturels et humains pour se soustraire à la terreur
environnante.
Trois points de vue qui se complètent dans le deuxième roman
de Pavel HAK, et qui plongent le lecteur au cœur d’une guerre
civile qu’on ne s’imagine que trop bien. Elle n’est jamais
localisée précisément, et pourtant, tout nous semble limpide,
tant l’actualité des dernières années remonte facilement dans
l’imaginaire collectif.
Et avec elle, remonte également un goût amer dans la gorge du
lecteur, un dégoût franc vis-à-vis de l’homme et du champ de
ses possibles dès lors qu’il est autorisé, plus ou moins
sciemment, à plonger dans l’horreur et la terreur et laisser
libre cours à son imagination pour asseoir sa domination sur
ses semblables en prétextant, qui d’une religion supérieure,
qui d’une couleur de peau dominante, qui de mœurs étrangères
et impures.
Parfois à la limite du supportable tant la description des
supplices se veut réaliste et variée, ce roman pose la
question de la nature humaine et de la soumission de l’homme ,
des excuses qu’il se crée pour s’autoriser à battre ses
semblables, les piéger, les torturer, les exécuter, les
anéantir.
La crainte qui naît dès les premières pages du récit se trouve
bien vite affirmée et confirmée : l’homme ne connaît pas de
limites dès qu’il est assuré – par ses supérieurs, par une
doctrine, par ses gouvernants, par ses semblables – de faire
le bien et surtout de se voir garantir une impunité totale,
tant l’œuvre qu’il accomplit est sensée et contribue à la
prospérité des valeurs auxquelles il croit ou est forcé de
croire.
Ce récit redonne, paradoxalement, espoir en la nature humaine,
en sa capacité à résister, à défendre ses opinions, même si ce
comportement est directement synonyme de mort. Héroïsme
lyrique, romantisme de bas étage, ou courage devant
l’adversité, optimisme illusoire certes, mais ô combien
glorieux.
A travers ce livre s’affirment ainsi le combat pour la
liberté, l’affranchissement face au pouvoir militaire, face au
pouvoir de la terreur.
Pavel HAK, Sniper
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J'abandonne aux chiens (et
aux autres) l'exploit de nous
juger
Sale. Violent. Incompréhensible,
voire intolérable. Expulsons
tout de suite ces adjectifs qui
ont effleuré (presque) tous les
lecteurs dès les premières pages
de ce livre. Pas de doute, il
s’agit bien d’une histoire
d’amour comme l’annonçait la
quatrième de couverture. Mais l’amour n’exclut pas l’inceste,
accrochez-vous, ça va vous remuer les tripes.
Sarah, dix-sept ans et des poussières, rencontre son père pour
la première fois. Fruit d’un amour de jeunesse bâclé, elle est
une étrange surprise pour Benoît, architecte à Londres. Elle
n’est plus une enfant et il n’est pas un père. Entre « celle
qui pensait ne pas l’aimer » et « celui qui ne savait pas
qu’elle existait », l’attraction est immédiate. Au fil des
rencontres, ils apprennent à se découvrir, au sens propre
comme au figuré. Commence alors un étrange voyage, en dehors
des limites, qui sonne comme une chanson de Brel. Beau mais
triste, juste mais sulfureux. Il mènera le lecteur de
Stockholm à Paris, de la rue au lit et de l’amour à la mort.
Furieusement biographique, ce récit nous offre de nombreuses
parenthèses littéraires, historiques et psychologiques qui
nous changent des habituelles niaiseries amoureuses.
« Mais ces deux déchirés
Superbes de chagrin
Abandonnent aux chiens
L’exploit de les juger »
Jacques Brel, Orly
Paul M. Marchand, l’auteur
Grand spécialiste de l’indicible, Paul M. Marchand est plus
journaliste qu’écrivain. Reporter de guerre, englué dans
l’horreur du Liban et de la Bosnie, il a raconté les conflits
en choquant tant par ses actes que par ses paroles.
Provocateur par nature dans les années 90, il n’hésitait pas
(par exemple) à écrire sur sa voiture « I’m immortal » à
l’attention des snipers de Sarajevo. Malgré l’avertissement,
c’est une balle qui le forcera à rentrer se soigner en 1993.
Mais rien n’arrêtait ce dandy des ruines. Ni guerre, ni
société, ni convenances. Rencontrer une jeune fille meurtrie
par la disparition de son amour, faire le récit de son
histoire quelques années plus tard n’était finalement, pas si
compliqué que ça.
Dérangeant tout au plus. Mais les combats ont besoin de
l’être. Là où l’écrivain double le journaliste, c’est dans le
choix des mots et l’organisation du récit. Elle est jeune et
brillante. Il est son amant et son père biologique. Elle
l’aime et elle vous emmerde. Il en meurt. Dans les trois
premières pages, vous avez tout compris. Ce qui ne rend pas
moins délicieux la suite du livre.
Au fond, seuls ceux qui aiment « le goût du vinaigre »
comprendront et Paul M. Marchand s’en moque. Jusqu’à son
suicide, en 2009, il n’a eu de cesse de mettre en scène ces
petites vérités en marge, qui dérangent les bien-pensants.
Pour lui, les frontières sont faites pour être déplacées, les
interdits interrogés et les libertés conquises. Sans personne
pour les énoncer, les combats n’auraient pas lieu d’être.
Celui de Sarah et Benoît n’en est qu’un parmi tant d’autres et
il a le mérite d’être expliqué.
Extrait : « Être homosexuel était considéré comme une maladie
et comme un délit, même un crime chez les plus bornés des
obscurs … » J’ai détaillé toutes les persécutions, les
traques, le cortège vertigineux mais ordonné des châtiments,
la sainte ivresse de tous les bien-pensants dans les
représailles orchestrées ; et surtout et par-dessus tout
l’arrogance imbécile de ces primates convaincus de leur bon
droit dans la chasse aux « déviants » et autres « pervertis »,
et aussi la « Nature », la « Bonne Morale » appelées en
renfort, échos de leur rigorisme, de leurs peurs et de leurs
haines scélérates. Après le temps des murs rasés, de l’échine
courbée, était arrivé celui de la difficile bataille pour la
reconnaissance de la différence, avec ses excès et ses
dérapages nécessaires, et enfin, pour finir, la lente
acceptation d’une diversité tout bonnement humaine.
Je riais encore de plus belle, j’étais heureuse, alors j’ai
fait l’intelligente, une brève réminiscence de mes cours de
philosophie, et j’ai lancé à travers la porte un truc de
Brecht: « Je suis contre toute réglementation dans une
porcherie. »
Paul M. Marchand, J’abandonne aux chiens l’exploit de nous
juger, Grasset , 2003.