banlieue parisienne, 1880 aux années 1950

Transcription

banlieue parisienne, 1880 aux années 1950
« Je t’aime contraint et forcé »
Des maires, des amicales, des syndicats et une préfecture
en banlieue parisienne
(années 1880-1950)
Emmanuel BELLANGER
- Université Paris 8 -
« SYNDICATS ET ASSOCIATIONS EN FRANCE CONCURRENCE OU
COMPLEMENTARITE ? »
sous la direction de Thérèse LORTOLARY et Danielle TARTAKOWSKY
MINISTÈRE DE LA RECHERCHE
25-26 novembre 2004
2
Le monde des mairies suburbaines, au nombre de 80 dans le département de la Seine,
est en partie connu. De nombreuses monographies ont dressé des états des lieux sur la
vie municipale et les politiques communales.1 Cet angle de vue scientifique pâtit
cependant de son étroitesse. Si les assemblées locales, les groupements corporatistes ou
partisans aiment à faire valoir la singularité de leur « petite patrie », son entre soi
affinitaire, ses modes spécifiques de mobilisation populaire, en un mot son micro-climat
ou son « écosystème » – terminologie significative adoptée par les organisatrices de ces
journées d’études –, la réalité politico-administrative du département ne concorde pas
avec les mises en scène municipales et protocolaires données en spectacle.2
Pour traduire cette ambivalence discursive, nous nous proposons d’évoquer
succinctement les ramifications entre différents groupements mayoraux, professionnels
et amicalistes, qui ont agi, de concert avec la puissance publique, sur la transformation
des paysages urbains. Ces groupements ne s’ignorent pas ; ils ne se concurrencent pas
systématiquement ; au contraire, ils affermissent une acculturation politique tempérée
en usant de réseaux institutionnels où s’élaborent de nouvelles postures partisanes et des
compromis transinstitutionnels.3 Dans le premier XXe siècle, au sein d’une
« nébuleuse » municipale et intercommunale, les différents acteurs publics sont presque
exclusivement des hommes aux cultures politiques aussi dissemblables que celles qui
1
Cette contribution prolonge nos recherches doctorales. Cf. notre thèse : E. BELLANGER, Administrer
la « banlieue municipale » : activité municipale, intercommunalité, pouvoir mayoral, personnel
communal et tutelle préfectorale en Seine banlieue des années 1880 aux années 1950, Université de
Paris 8 [soutenance prévue en décembre 2004].
2
Sur les mises en scène de la sociabilité municipale, festive et républicaine et ses représentations
picturales et monumentales : cf. Le Triomphe des mairies. Grands décors républicains à Paris 1870-1914
[catalogue d'exposition], Paris, Musée du Petit Palais, 1986 ; N. GÉRÔME, D. TARTAKOWSKY, C.
WILLARD [pré.], La Banlieue en fête de la marginalité urbaine à l'identité culturelle, Saint-Denis, PUV,
1988 & O. IHL, La Fête républicaine, Paris, Gallimard, 1996.
3
Par « transinstitutionnel », nous entendons les collaborations codifiées et pérennes entre différentes
institutions : municipalités, Ville de Paris, conseil général de la Seine, préfecture…
3
distinguent les hauts fonctionnaires des maires radicaux, socialistes, communistes,
« conservateurs », chrétiens-démocrates ou encore des secrétaires généraux de mairie,
des femmes de service ou des cantonniers.
Mise à jour d’une nébuleuse transinstitutionnelle
Officiellement, les manifestations partisanes et catégorielles mettent en lumière, par
voie de compte-rendu de mandat, de bulletin amicaliste ou d’arrêté préfectoral, des
champs spécifiques d’engagement et d’action publique. Plus officieusement et à rebours
des
positionnements
tranchés,
les
assemblées
délibératives
–
les
conseils
d’arrondissement de Saint-Denis et de Sceaux jusqu’à leur suppression en 1925, le
conseil général de la Seine, la myriade de commissions départementales, les 49 offices
municipaux d’HBM fondés entre 1914 et 1959, les commissions administratives des 12
syndicats intercommunaux institués entre 1903 et 1939, les 80 bureaux de bienfaisance,
les 80 caisses des écoles, sans oublier les conseils d’administration des sociétés
d’économie mixte d’aménagement apparues dans les années 19504 – jouent un rôle de
formation politique radicalement différent de celui adopté par les appareils politiques ou
syndicaux.
Ces assemblées sont en effet autant de lieux de rencontre, de confrontation et de
mise en concordance d’intérêts d’essence culturelle disparate. Au sein de ces
institutions, on administre ; on s’efforce de réguler les maux de la civilisation urbaine en
assistant les femmes en couches, les familles nombreuses, les vieillards, les chômeurs,
les mal-lotis… ; on gère le quotidien ; on planifie les besoins en équipements et en
infrastructures, ou au contraire, on agit dans l’urgence pour désenclaver, assainir et
viabiliser les banlieues. Dans les partis affiliés au mouvement ouvrier, on singularise
son discours ; on organise des combats pour de nouveaux droits ; on s’évertue aussi à
conforter ses assises politiques en usant souvent de la surenchère et de mots d’ordre qui
font écho aux passions françaises : la défense de la République, la défense de l’école
publique, la défense de la propriété, la défense de la patrie-mère du socialisme…
La délibération politique offre un cadre exemplaire de collaboration entre
personnes souvent présentées comme d’irréductibles opposants. L’intérêt communal,
intercommunal, départemental ou régional a considérablement modifié les lignes de
4
Cf. nos séries de cartes sur les équipements publics et les échéances électorales municipales en Seine
banlieue des années 1880 aux années 1950.
4
démarcation entre personnel politique, personnel administratif et personnel technique.
Sous la contrainte du système administratif français et du régime de la délibération5, les
acteurs publics les ont rendues poreuses. Le système administratif est ainsi fait, que la
légitimité d’un maire réalisateur et prestataire de services est intimement liée à sa
conduite d’administrateur ; un administrateur qui ne peut se passer du visa de la
direction des affaires communales de la préfecture et de la mutualisation des
financements. Mais à l’inverse, le préfet, garant de l’ordre public et de l’efficience des
politiques nationales de régulation, ne peut s’affranchir d’une collaboration étroite avec
la représentation municipale, quelle qu’elle soit, et avec ses services de proximité. Ce
constat fut établi dès les années 1960 par les tenants de la sociologie des organisations.6
Ces groupements, qui ont investi le territoire ségrégé et atypique de la Seine
banlieue, appartiennent à des catégories sociales et politico-administratives distinctes.
Les agrégations professionnelles ont pour nom l’Amicale des secrétaires de mairie de la
Seine créée en 18857, l’Association fraternelle des employés d’octroi de France créée
en 18878, la Société du personnel technique des mairies du département de la Seine
créée en 19069, la Société amicale des gardes champêtres et appariteurs de la Seine
créée en 190810, l’Association des receveurs municipaux de la Seine fondée dans les
années 191011, l’Amicale des anciens élèves de l’École nationale d’administration
5
Pierre Sadran traduit excellemment la réalité de ce système : « ambivalences et paradoxes sont à l’œuvre
au sein du système administratif français » ; lorsque Nicolas Roussellier décrit, dans le cadre des
assemblées parlementaires, l’emprise de la délibération sur les décisions publiques. Cf. P. SADRAN, Le
Système administratif français, Paris, Montchrestien, 1995 & N. ROUSSELLIER, Le Parlement de
l’éloquence. La souveraineté de la délibération au lendemain de la Grande Guerre, Paris, Presses de
Sciences Po, 1997.
6
J.-P. WORMS, « Le préfet et ses notables », Sociologie du travail, 3, 1966, pp. 249-275 ; P.
GRÉMION, J.-P. WORMS, « L’État et les collectivités locales », Esprit, n° spécial, dossier
“L’Administration”, janvier 1970, pp. 20-35 & M. CROZIER, J.-C. THOENIG, « La régulation des
systèmes organisés complexes. Le cas du système de décision politico-administratif local en France »,
Revue française de sociologie, 1, janvier 1975, pp. 3-32.
7
Elle prolonge l’activité d’un premier groupement de secrétaires fondé en 1862 autour d’un projet
mutualiste de caisses de retraites et de secours institué en 1865 et 1867. Ces secrétaires seront également
à l’initiative de l’approbation en 1898 par le ministère de l’intérieur de la Fédération nationale des
associations de secrétaires et employés de mairie, présidée par Émile Loubet, l’ancien maire de
Montélimar, Président de la République.
8
Son siège est à la mairie de Levallois et ses forces militantes sont majoritairement localisées dans la
Seine.
9
L’épicentre de cette association de techniciens, ingénieurs-voyers et architectes municipaux se trouve à
la mairie de Clichy. Elle fut en effet créée par Bertand Sincholle, architecte voyer, qui passa le témoin à
Gaston Breton président de l’amicale de 1922 à la fin des années 1940. L’amicale des agents voyers de la
Seine contribua à la création de la société centrale et amicale des agents voyers ou ingénieurs des villes de
France fondée en juin 1923. AD92. 1235w7. Dossiers du personnel & A. Pantin. 1879. Amicale.
10
Paris Est du 5 juillet 1908.
11
Louis Lubin, receveur municipal de 1910 à 1940, est le principal animateur de l’association. A.
Vincennes. Dossiers du personnel & entretien avec Madeleine Lubin.
5
municipale (ASSENAM) créée en 193112 ou encore le syndicat des travailleurs
municipaux de la Seine organisé en 1917, qui se scindera au début des années 1920
entre partisans de la CGT et partisans de la CGTU.13 Même les liens fraternels peuvent
s’inviter à la table des négociations transinstitutionnelles.14
Le second type d’agrégation est celui du pouvoir mayoral. Chaque famille
partisane tend à fédérer ses maires. L’amicale des maires radicaux et radicauxsocialistes de la Seine impose sa prédominance au début du XXe siècle. L’union des
conseillers municipaux socialistes de la Seine est fondée plus tard en 1919.15 La Société
de recherches documentaires et d'informations municipales, née en 1929, agrège les
élus du bloc ouvrier et paysan SFIC, tandis que les maires modérés s’organisent au
lendemain du Front populaire dans une Entente des municipalités républicaines. Placée
au-dessus de ces différents groupements, l’amicale des maires de la Seine banlieue,
créée en février 1909, se pose dès lors comme l’institution de formalisation de
compromis politiques. Notons qu’à côté de cette puissante association départementale,
l’AMF jouera un rôle secondaire, même si les élus de la Seine y sont bien représentés.16
Le paysage amicaliste révèle un morcellement des représentations catégorielles
et partisanes. Deux groupements se distinguent pourtant et assurent un lien au sein de
cette nébuleuse : l’union des maires et l’amicale des secrétaires de mairie. Des
personnalités, telles que Jules Decencière, Edmond Podeur, Alfred Spengler, Alphonse
Eyraud et André Verrier pour les secrétaires, les sénateurs Henri Sellier et André
Morizet pour les maires socialistes, Théodore Tissier, Auguste Marin, Charles Digeon,
Eugène Decros et Auguste Mounié pour les maires radicaux, Ernest Billet et André
Grisoni pour les maires « conservateurs » et Georges Marrane, Léon Piginnier et
12
Sur les fonctions essentielles et consensuelles de l’École nationale d’administration municipale,
institution départementale créée en 1922 sous l’autorité d’Henri Sellier et placée sous le magistère de
hauts fonctionnaires de la préfecture ; école qui a formé trois générations successives de cadres
communaux : cf. E. BELLANGER, « L'École nationale d'administration municipale : Des “sans-grade”
devenus secrétaires généraux », Politix, 53, mars 2001, pp. 145-171.
13
En juin 1939, un syndicat autonome du personnel communal de la Seine verra également le jour. Cf.
notre thèse. Journal de Saint-Denis des 10, 17 novembre et 29 décembre 1923.
14
La franc-maçonnerie a pu officieusement peser sur la nomination des collaborateurs des maires. Cf.
dossiers du personnel croisés aux entretiens oraux.
15
Henri Sellier et Antonin Poggioli en sont les membres actifs. Ils animent également une société
d’études et de documentation municipales pour aider les administrateurs et uniformiser leur action. E.
BELLANGER, « Un siècle d’action municipale en terre socialiste », in Histoire du Pré-Saint-Gervais,
Paris, Créaphis, 2004.
16
Le maire socialiste SFIO de Boulogne-Billancourt [1944-1965], Alphonse Le Gallo, secrétaire général
adjoint diplômé de l’ENAM, est l’inamovible secrétaire général de l’AMF de 1947 à 1964, avant d’être
élu président. Jean Bertaud, maire RPF-UNR-UDR-RPR de Saint-Mandé [1944-1983], sera son viceprésident de 1959 à 1983.
6
Waldeck L’Huillier pour les maires communistes, y assumeront une médiation entre
leur famille d’appartenance et l’ensemble de leurs homologues.17
C’est bien à l’échelle départementale, sur le terrain d’application des politiques
publiques, que se nouent les compromis. Dans cette configuration relationnelle éclatée,
se posent également en arbitre conciliateur et en interlocuteur tutélaire les services
préfectoraux. La tutelle est ici entendue dans son acception latine : celui qui « protège »,
et non celui qui soumet à son autorité.18 L’intérêt de la préfecture n’est pas de jouer les
diviseurs, mais au contraire d’affermir les ententes intercommunales, sans lesquelles la
bonne marche des grands services urbains serait compromise. Preuve de cette médiation
officieuse, l’union des maires de la Seine a pour secrétaire général un haut fonctionnaire
préfectoral, Marcel Aragon, qui fait également office de secrétaire général des syndicats
intercommunaux de la Seine, administrés collégialement par les maires.19
Convergences et ententes entre syndicats et amicales
En Seine banlieue, la plus ancienne des amicales est incontestablement celle des
secrétaires de mairie. Sa naissance dans les années 1860 et son dynamisme des années
1880-1900, les premiers collaborateurs des maires les doivent à la « bienveillance » du
préfet Haussmann. Une forte minorité de magistrats communaux, en « bons pères de
famille », nommés par le pouvoir central, refusait de soutenir la création d’une œuvre
mutualiste, qui hypothéquerait l’équilibre de leur budget. La logique de l’État, qui
imposa finalement ses vues, relevait d’un impératif administratif. La préfecture se
devait d’impulser la formation d’un corps de professionnels de l’action publique locale,
capables sur le terrain d’appliquer ses circulaires et d’orienter les délibérations des
assemblées municipales.
La logique amicaliste converge ici avec les exigences « bureaucratiques » des
représentants de l’État car elle défend elle aussi la professionnalisation de la fonction de
17
Théodore Tissier, père de l’intercommunalité en Seine banlieue, est le maire de Bagneux [1899-1935],
Charles Digeon de Saint-Mandé [1900-1936], Eugène Decros maire des Lilas [1902-1938], Auguste
Marin de Saint-Maur-des-Fossés [1908-1941], Auguste Mounié d’Antony [1912-1940], Ernest Billet
d’Asnières [1929-1939], André Grisoni maire de Courbevoie [1927-1944], Léon Piginnier de Malakoff
[1925-1939], Georges Marrane d’Ivry [1925-1965] et Waldeck L’Huillier adjoint puis maire de
Gennevilliers [1934-1973]. Les dispositions amicalistes de ces magistrats s’expliquent en raison
notamment de leur longévité intercommunale et départementale. La plupart assumeront la présidence de
l’amicale. Cf. notre fichier des maires de la Seine banlieue [1880-2004].
18
A. REY [dir.], Dictionnaire historique de la langue Française, Paris, Robert, 1998, p. 3954.
19
AD92.1235w6. Dossier du personnel. Cf. M. ARAGON, Les Administrateurs communaux et
intercommunaux, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1935.
7
secrétaire, afin d’éliminer des concurrents intermittents que sont alors les secrétaires de
mairie-institueurs.20 Les maires, eux-mêmes, dans un esprit quelque peu paternaliste,
mesurèrent finalement leur intérêt à s’attacher des employés « capables et laborieux »
pour mieux gérer leurs affaires locales.21 Seul un personnel permanent, agréé par
l’Administration, pouvait entreprendre la rationalisation et la spécialisation des services
municipaux. Ce patronage mayoral de circonstance – l’exceptionnelle croissance
démographique suburbaine du second XIXe siècle et de l’entre-deux-guerres –, mais
aussi d’intérêts – servir des administrés attirés par les commodités de la ville –, ne
s’apparente pas uniquement au contrôle social hiérarchique et discipliné du monde de
l’entreprise22 ; il relève également d’un « lien [interactif] d’intérêt et d’affection ».23
Norbert Élias reste sans conteste le penseur qui a le mieux exposé et analysé ces
relations d’autocontrôle et d’interdépendance qui tempèrent les rapports entre
protagonistes des différentes sphères de pouvoir.24
L’amicalisme des secrétaires de mairie s’est imposé comme un interlocuteur
institutionnel. Sa présidence d’honneur fut systématiquement confiée à un haut
dignitaire de la préfecture. L’objectif est simple : favoriser l’assimilation statutaire de
leur profession avec celle des chefs de bureau des préfectures.25 Pour autant, le lecteur
non averti se tromperait s’il concluait à l’affaiblissement de la puissance mayorale
desservie par cette proximité secrétaire de mairie / Administration supérieure. De fait,
cette proximité a largement servi les mandatures des premiers maires communistes des
années 1920-1930 qui, adversaires de « l’État bourgeois », savaient pouvoir compter sur
20
Cf. Ce sont les lois scolaires de 1886 qui ont officialisé la collaboration de l’instituteur avec le maire.
Entre 10 000 et 15 000 SMI, organisés en syndicat général des SMI à partir de 1913, travaillent dans les
petites communes des années 1910 aux années 1940. E. BELLANGER, « Les secrétaires généraux des
communes de la Seine-Banlieue. Contours d'une identité professionnelle (XIXe –XXe siècles) », in B.
DUMONS, G. POLLET [dir.], Administrer la ville en Europe, Paris, L'Harmattan, 2003, pp. 17-46 & A.
BIANCONI, « Le Syndicat des secrétaires de mairie instituteurs », Revue française de science politique,
juin 1973, pp. 570-581.
21
Circulaire préfectorale du 17 mai 1862 et délibérations des conseils municipaux de Clamart, Nogentsur-Marne, Montrouge, Issy des 22, 24 et 30 mai 1862. A. de Paris. Série DO1 & A. Pantin. 1906.
22
Cf. A. GUESLIN [dir.], Michelin les hommes du pneu. Les ouvriers Michelin à Clermont-Ferrand de
1889 à 1940, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1993.
23
M. DEBOUZY, « Permanence du paternalisme ? », Le Mouvement Social, juillet-septembre 1988, pp.
3-16.
24
Cf. N. ÉLIAS, La Société des individus, Paris, 1939.
25
A. Pantin. Dossier : amicale. Comptes-rendus des 14 juin 1927 et 12 mai 1929.
8
la loyauté et la médiation de ces collaborateurs suffisamment bien insérés dans les
rouages de l’administration pour éviter toute paralysie de la vie municipale.26
L’amicale des secrétaires a aussi exercé un magistère sur le personnel
communal. Pères de la mutualité, qui a progressivement couvert l’ensemble des agents,
ce sont des secrétaires de mairie qui ont jeté les bases de l’organisation syndicale des
travailleurs municipaux. Le plus connu d’entre eux a pour nom Michel Verrier, simple
commis devenu en 1905 secrétaire de mairie avant de s’engager à la SFIO. Ce proche
de Pierre Laval et des maires socialistes SFIO, président de son amicale corporatiste en
1912, cofondateur en 1917 de la fédération des « communaux » de la Seine27, a œuvré
habilement en septembre 1919 en organisant la première grève du personnel communal
qui paralysa les services extérieurs des mairies suburbaines.28 Ce mouvement surprit les
maires, la préfecture et le ministre de l’Intérieur, le radical Jules Pams, qui diligenta
immédiatement une médiation. Les acquis sont impressionnants : doublement ou
triplement des salaires et surtout adoption de la première loi statutaire de portée
nationale votée le 23 octobre 1919. L’année 1919 marque ainsi une nouvelle orientation
syndicale née de la radicalisation des rapports sociaux29 ; mais elle maintient dans ses
modes de revendication tout à la fois le principe de négociation avec l’amicale mayorale
et l’appel à la protection de l’État.
Les secrétaires de mairie s’engageront également au milieu des années 1920
dans la formation d’un cartel d’organisations professionnelles préfigurant le
dépassement des replis catégoriels et partisans.30 Si ces derniers perdent
progressivement de leur autorité devant la concurrence d’un personnel syndical
permanent, ils demeurent localement des interlocuteurs privilégiés. Et ce, d’autant plus
que le syndicalisme communal pâtit de ses liens étroits avec le pouvoir municipal. Si le
terme de « courroie de transmission » est trop réducteur, il existe néanmoins un
syndicalisme de « clocher » qui ne peut faire abstraction de la promiscuité quotidienne
26
E. BELLANGER, « Spécificité, continuité et uniformisation de la gestion communiste dans les mairies
de la Seine », in J. GIRAULT [dir.], Des communistes en France, Paris, Publications de la Sorbonne,
2002, pp. 293-317.
27
AN. F7 13728 15. Bulletin officiel de l’Union nationale des secrétaires et employés de mairie, mars
1918.
28
Journal de Saint-Denis du 18 février 1912 & A. Pantin. Dossiers du personnel & Notice in DBMOF.
29
Cf. J.-L. ROBERT, Les Ouvriers, la patrie et la révolution. Paris 1914-1919, Paris, Annales littéraires
de l’Université de Besançon, 1995.
30
Journal de Saint-Denis du 17 janvier 1925 & A. Pantin. A. Saint-Denis. Dossiers syndicats.
9
qui caractérise les relations entre le maire et son personnel. En Seine banlieue, la mairie
reste un petit monde où tous se connaissent et où les relations affinitaires, affectives et
paternalistes exercent une emprise sur les conditions de recrutement et de travail. Ce
syndicat à base municipale a pu être présenté comme hybride car il ne peut s’affranchir
du double patriarcat, celui de deux « patrons » indissociables, le maire, autorité légale,
et le secrétaire général, autorité effective.
Les groupements des maires et des agents communaux sont des institutions qui
exercent un lobbying, uniformisent les pratiques gestionnaires et tissent des
coopérations transpartisanes, transcatégorielles et transinstitutionnelles. Un exemple :
les maires socialistes SFIO ont contribué à l’acceptation des avancées statutaires par
l’ensemble de leurs homologues, mais ils ont également freiné les revendications
excessives de la base syndicale, sachant que des municipalités « pauvres » n’auraient pu
les satisfaire.31 Dans cette configuration tripartite de négociation – maires, personnels,
préfecture – il y a toujours une recherche d’équilibre. L’entrée en scène d’un
syndicalisme des services publics « révolutionnaire » au début des années 1920 et la
légitimation des représentants d’un « communisme municipal » tempéré aboutiront au
même jeu de régulation. Et après-guerre, l’entrée en scène du syndicalisme FO ou du
« municipalisme » RPF ne changera pas fondamentalement la recherche collégiale de
compromis.
La meilleure illustration de la réussite de ce système équilibré de transaction
reste la création du syndicat intercommunal du personnel communal de la Seine,
officialisé en 1937, qui jette les bases du statut national de personnel communal adopté
en 1952.32 L’autre réussite de ce système est sans conteste l’affermissement depuis les
années 1900 de l’intercommunalité comme mode de gestion de l’espace public. Nul
doute que ces relations « amicalistes » peuvent être brutalement renversées par des
événements qui accélèrent les négociations ou au contraire provoquent des ruptures. À
ce titre, les conséquences du pacte germano-soviétique, de l’Occupation et de la
Libération sur la stabilité de l’édilité et des syndicalistes communistes, bien plus que la
guerre froide, briseront ce cadre codifié d’entente.33
31
Cf. M. VIALLA [SG de Stains et Saint-Denis], L'Aide financière de l'Etat et du département aux
communes, Thèse de l’Institut d'Urbanisme de l'Université de Paris, 1944.
32
Cf. Chapitre 8 de notre thèse.
33
Cf. notre thèse & C. PENNETIER, D. PESCHANSKI, « Partir, se taire, rester : les choix des élus de la
Seine », in J.-P. AZÉMA, A. PROST, J.-P. RIOUX, Le Parti communiste français des années sombres
1938-1941, Paris, Seuil, 1986, pp. 216-226.
10
En temps de guerre, administrer, encadrer et servir une population municipale
donnent lieu à une recherche de nouveaux compromis entre représentants du pouvoir
local, préfectoral, amicaliste et syndical. L’enjeu est l’acceptation d’une régression des
acquis sociaux en vue d’éviter la paralysie des services publics en suractivité sous le
poids de la défense passive, du rationnement ou de l’assistance aux sinistrés. À la
différence de ces « années noires », les périodes de consolidation du municipalisme
providentiel – déclinaison sur le terrain local de l’État providence formalisé dans les
années 1920-1930 – offriront au contraire de nouvelles marges de négociation salariale
et statutaire.
Une dernière caractéristique commune à l’amicalisme et au syndicalisme
accompagne les modes d’administration et de recherche de compromis : l’attraction
partisane. Il y a indéniablement des porosités entre ces mondes d’engagement. Des sas
de politisation - vivier ou refuge du personnel politique et passerelles entre engagement
associatif et représentation municipale - apparaissent dès les années 1910. Et, dans un
mouvement inverse, des sas de dépassement des orientations partisanes décidées par les
appareils se polarisent en certaines municipalités. Ces conduites varient selon
l’enracinement des cultures politiques, mais aussi selon la culture personnelle des
mandataires ; elles varient aussi selon le positionnement hiérarchique dans
l’administration ou les organisations collectives ; elles diffèrent encore selon les
générations et les périodes de radicalisation politique observées. Mais, même en temps
de contestation, la politisation des cadres reste strictement encadrée par la spécialisation
continue et la « technocratisation » des administrations.34
Pour conclure
S’associer pour défendre un idéal, un projet politique, un corps de métier, une
transcendance religieuse, une œuvre commune, sportive, philanthropique, culturelle ou
environnementale, revient à assumer, servir et finalement affermir une dimension de
soi, militante et affective. Cette posture engageante n’est pas sans ramification avec
l’histoire du militant, avec celle de ses proches, modèles à suivre ou contre-exemples à
proscrire, avec celle de ses référents, quels qu’ils soient, dont la rencontre a fait date.
Mais les ressorts de la militance ont également pour fondements le travail et ses
déclinaisons professionnelles, et dans le cadre de nos recherches, plus précisément, le
34
Cf. V. DUBOIS, D. DULONG [dir.], La Question technocratique, de l’invention d’une figure aux
transformations de l’action publique, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999.
11
service public. « Servir » l’administré, le banlieusard, le citoyen oblige les acteurs
publics et leur représentation à s’entendre. Les intérêts corporatistes – augmentation des
salaires, diminution de la durée du travail, titularisation des précaires… – se négocient
en fonction des contraintes administratives et de la pression des demandes sociales du
moment.
L’observation, en banlieue parisienne des années 1880 aux années 1950, des
comportements du personnel communal d’encadrement et des maires, ainsi que l’étude
de l’activité publique mettent en exergue la structuration de champs de convergences,
de conflictualités aussi, mais de plus en plus pondérées par le principe de continuité du
service public. Sur la scène politique, les concurrences et les distances sociales ne sont
pas un leurre, mais, en prise avec le système administratif d’interaction, elles se
contractent. Sans ces « ententes cordiales », pour reprendre une expression du Père
Lhandes évoquant au début des années 1930 la relation du clergé de Bobigny avec un
maire communiste, sans la « péréquation des contraintes », formule signifiante du
dernier préfet de la Seine, prononcée en 1967, qui sous-tend l’association des « élus et
administrateurs dans la définition et dans la mise en œuvre d’une communauté de destin
[…] »35, les politiques publiques n’auraient aucune prise sur le réel. Ces ententes sont à
l’origine de la reconnaissance statutaire des métiers des mairies, de la représentation
syndicale et de l’institutionnalisation de l’interventionnisme municipal. Elles ont scellé
des partenariats entre collectivités locales et tutélaires, des patronages catégoriels entre
personnel d’encadrement et agents d’exécution et des décisions publiques collégiales.
Sans nul doute, ces formes tempérées, contraignantes et obligées d’engagement
ont pu tout à fait s’accorder avec des combats militants, plus radicaux, à base de
solidarité de corps, d’esprit de clocher ou d’appartenance à un entre-soi partisan. Un
maire, tel Eugène Thomas, un des premiers magistrats socialistes de la Seine banlieue,
peut tout à fait se déclarer partisan de la « Révolution sociale » au Kremlin-Bicêtre, la
cité qu’il administre de 1897 à 1919, et, au sein de l’amicale des maires, se rallier au
mouvement général de « syndicalisation » des municipalités, de toutes sensibilités, pour
former un syndicat intercommunal du Gaz en 1903, des Pompes funèbres en 1905 ou
une conférence intercommunale pour la distribution de l’eau en 1908, le tout
« chaperonné » par la préfecture de la Seine.
35
M. DOUBLET, « Introduction », in La Préfecture de la Seine en 1967, op. cit., pp. 3-4.
12
L’institutionnalisation des relations administratives a incontestablement conforté
la mise en place d’un cadre contractuel d’urbanité et d’usage d’expressions politiques
dépassionnées. Dans cette typologie relationnelle, le tribun « encarté » devient un
administrateur écouté de la puissance publique ; le secrétaire de mairie attentiste à
l’égard des engagements partisans devient un collaborateur loyal du maire militant36 ; le
syndicaliste « révolutionnaire » devient un gestionnaire de mutuelles et un partenaire
social, tandis que le directeur de préfecture, garant du respect de la légalité, relaye les
demandes mayorales d’équipements, formalise leurs financements et arbitre les conflits.
L’observation de trajectoires individuelles, par le biais d’un corpus de sources
orales croisées avec des dossiers du personnel riche en correspondance37, peut
également mener à l’appréhension de nouveaux champs d’investigations : ceux des
émotions, des vulnérabilités ou des résiliences, pour plagier Boris Cyrulnik, qui
nourrissent des sentiments d’injustice ou d’appartenance communautaire. Cette
observation permet ainsi de déceler autant de types de militances qu’il existe de formes
de non-engagement ou de rejet du collectif. Pourquoi certains individus honnissent tout
contrôle associatif ou syndical et se refusent à toute participation à des mouvements
sociaux d’ampleur ou à des actions collectives même spontanées ? Se préservant de
toute tentation d’agrégation, entendue comme de l’embrigadement, quelles sont dès lors
les sphères qu’ils surinvestissent : le travail, la famille, la camaraderie interpersonnelle ?
Et pourquoi ? Ces questions resteront en suspens.
36
Nous avons insisté dans différentes contributions sur « l’attentisme » politique des secrétaires généraux
qui dans leur très grande majorité n’ont pas été, avant les années 1960-1970, politisés au sens partisan du
terme. En contre-partie, ils auront bénéficié d’une stabilité remarquable, et ce, en dépit des alternances
municipales. Cf. E. BELLANGER, « Des secrétaires généraux, des maires et une tutelle en terre
politique », Revue française d’administration publique, ENA, n° 108, 2003, pp 577-591.
37
Notre fichier du personnel communal de la Seine compte plus de 4 200 parcours. Notre corpus oral est
constitué d’une centaine d’entretiens de secrétaires généraux, d’agents subalternes, d’élus et de
représentants de l’État.