Emmanuel TODD, Après l`Empire, Paris, 2002

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Emmanuel TODD, Après l`Empire, Paris, 2002
LE DECLIN DE L'EMPIRE AMERICAIN
(Emmanuel TODD, Après l'Empire, Paris, 2002-2004, Gallimard)
Avant d'être un titre ou une thèse, Emmanuel TODD c'est d'abord une méthode. En bon
sociologue-démographe, E. TODD pense que la vérité d'une réalité historique ou
géographique ne se lit pas au niveau des représentations, des discours ("les superstructures
idéologiques") ou des arsenaux militaires mais plus vraisemblablement dans les données de
base : autrement dit dans l'étude sociale, économique et démographique d'une population.
Entendons-nous : nous sommes ici malgré les apparences à mille lieues de la pensée
infrastructuriste. Chez TODD, les données démographiques et matérielles ne déterminent
jamais toute construction d'un pays mais elles en sont le reflet. L'auteur inaugure donc une
méthode fondée sur le balancement, sur l'intercommunication entre le "Haut" et le "Bas".
Adaptée à une puissance mondiale (ici les Etats-Unis), la méthode est féconde : elle permet
d'appréhender les permanences et les mutations. Le modèle historique et géographique et ses
évolutions.
E. TODD commence d'abord par examiner le haut. Et le constat d'une évolution. L'auteur
tente de comprendre cette dérive des continents qui entraîne les Etats-Unis à devenir une force
de déséquilibre du monde, après en avoir été pendant longtemps le balancier (page 11).
L'explication communément avancé, le poids grandissant des idéologies "néo-conservatrices"
est rapidement réfutée : certes, des penseurs comme BRZEZINSKI ("The Great Chessboard")
peuvent être influents. Mais le facteur parait bien faible par rapport à l'importance du
phénomène qu'il doit éclairer. E. TODD diagnostique les maux dans la texture même,
économique et sociale, des Etats-Unis. En un mot, cette évolution agressive n'est en fait que la
réponse géopolitique à une asymétrie politique et sociale : une crise d'un transition qui fait
passer les Etats-Unis de rang de super-puissance à celui d'une formation impériale et bancale.
A partir de là, TODD change de visée et passe de l'évolution au modèle historique. En quoi
les E.U. seraient-ils devenus un empire ?
La notion n'est aucunement chargée de polémique dans le vocabulaire de l'auteur. Pour
TODD, elle s'appuie sur des réalités et permet même une comparaison avec d'autres formes
impériales (comme l'empire romain, pp. 94-95). Comment définir l'empire ? On peut procéder
comme J. NYE et y voir la combinaison de deux forces : "hard power" et "soft power". E.
TODD révèle vite les limites de cette définition. Celle-ci qualifie le pays de l'extérieur, par
rapport aux autres comme si son pouvoir était autonome. En fait, cette puissance, réelle ou
déguisée est la conséquence de la réalité sociale du modèle américain. TODD préfère une
analyse plus dynamique. L'empire est fondée sur deux critères : d'abord une "concentration
des richesses de la périphérie au centre". Cette concentration s'accompagne immanquablement
d'"un processus de polarisation sociale". Ce mécanisme est fort visible aux E.U. dans les
années 1970 / 2000 où se distinguent une ploutocratie et l'expansion d'une plèbe. Mais cette
concentration (même si elle est tempérée par une évolution moins inégale après 2000) n'est
pas le produit d'une activité productive. En effet et c'est la deuxième logique à l'oeuvre, un
Empire produit de plus en plus de l'improductif Certes les données économiques semblent
dire le contraire. Mais l'affaire ENRON a montré le fossé qui pouvait exister entre économie
comptable et économie réelle. Comme BAUDRILLARD ("la société de consommation",
1996 (réédition), Gallimard), E.TODD s'interroge sur le sens à accorder au PNB : si les E.U.
étaient si productifs pourquoi leur déficit commercial explose-t-il (de 100 milliards à 450
milliards (pp.96-97). Les E.U. se nourrissent donc des autres. Cette prédation se justifie car
tout le monde semble y trouver son compte. Dans une économie libéralisée, la compression
des salaires ne permet plus la progression de la demande. La solution est donc d'exporter ce
que le marché intérieur ne peut absorber. Là se dessine le rôle des E.U. : ils consomment ce
que d'autres produisent. Etat keynésien mondial.
Mais cet Empire devrait être comme le fut le modèle romain, un point d'équilibre. Pourquoi
alors en sa modalité américaine, est-il déséquilibrant. Tout simplement, répond l'auteur parce
qu'il est déséquilibré.
Tout empire a besoin de deux leviers pour se survivre et se consolider : une contrainte
militaire et une logique d'intégration qui aboutit à transformer "les peuples conquis comme
des citoyens ordinaires" ((page 115). Or ces leviers lui échappent. Au niveau militaire, les
E.U. révèlent de grandes faiblesses. Faiblesses de longue durée : TODD rappelle que la 2e
Guerre Mondiale a été gagnée en Europe par l'URSS non par les boys (page 118). Il n'y a pas
jusqu'au choix de la puissance ennemie à abattre dans les années 2000 qui ne trahisse les
capacités militaires réelles de l'Amérique. Quel ennemi : la Chine ? Non ! Les rogue states : la
Corée du Nord, l'Irak... Le choix est révélateur : un adversaire sur mesure. Quant à l'autre
ressource de l'Empire (la logique intégratrice), elle aussi se tarit. Ici encore les données
démographiques sont d'excellents révélateurs du procédé en cours. E. TODD observe
l'évolution des mariages mixtes. Il constate que les groupes ethniques se ferment les uns aux
autres : 98 % des femmes noires quand elles vivent en couple (ce qui est peu le cas) vivent
avec un Noir. Or cette fermeture est synonyme de régression : les taux infantiles des Noirs
(révélateurs du niveau de vie) non seulement ne rejoignent pas le niveau des Blancs (14.6
pour mille contre 6 pour mille) mais ont même, fait exceptionnel augmenté : de 14.2 à 14.6
pour mille (1997-2002) ! Mais ces données ne valent pas seulement pour elles-mêmes :
TODD les analyse comme un reflet de la structure générale. Cette fermeture apparaît alors
comme l'antécédence familiale, démographique d'une autre fermeture, d'une autre frontière,
celle qui se creuse entre l'Amérique et les autres. La notion, en vogue, de "Axe ou Empire du
mal" est à décoder. Le mal est devenu tout ce qui est extérieur. Et cet extérieur s'étend !
L'Amérique ne cherche plus à intégrer, elle rejette. Ce recul de l'universalisme américain est
interprétée ici comme l'indice d'un déclin. TODD introduit beaucoup de souplesse dans l'étude
de ce modèle. Il montre combien cette désintégration est fille de la chute du communisme.
Tout se passe comme si, la concurrence soviétique avait contraint le système américain a
s'ouvrir et à intégrer beaucoup plus que ce qu'il était capable de faire (pp.153-155).
L'aigle est donc nu. Mais alors, pourquoi les informations donnent-elles tant de preuves du
contraire. En fait, il n'y a là nulle contradiction : c'est parce que l'aigle est nu qu'il se cache et
cache sa nudité. Cette mise en scène du pouvoir militaire, loin de contredire la théorie, la
confirme en fait. Pour relégitimer son rôle, les E.U. sont contraints de jouer et d'entretenir
l'instabilité. Cette position exige aussi la théâtralisation de l'adversaire : la transformation d'un
pays en menace. TODD rappelle à l'occasion la maquillage de l'IRAK en 4e "armée du
monde". A vaincre sans péril...
Mais par contrecoup (ses "rétroactions négatives"), cette position provoque une redéfinition
des rôles dans un monde globalisé : un monde ou selon toute vraisemblance, "s'équilibreront
un groupe "d 'ensembles-nations" (META-NATIONS)"(page 275), certains unipolaires
(autour de la RUSSIE) d'autres multipolaires (EUROPE / ASIE).
Ce livre appelle quelques réserves : on aurait aimé que TODD aille au bout de son analyse. Si
européens et japonais continuent en envoyant leur capitaux à céder "au mirage américain"
(pp.141-144), ne convient-il pas travailler davantage sur la notion de SOFT POWER et en
déconstruire les ressorts ? Sinon, on prend le risque de dessiner un système qui faute de bases
serait suspendu en l'air...
Autre point d'interrogation : la RUSSIE. E. TODD fait pour ce pays le pari de la démocratie
(pp.213-215). On pourrait lui opposer une autre interprétation, récente, de PAXTON ("Le
fascisme en action", 2004, le Seuil ) : l'historien y voyant quant à lui une menace...
Ces quelques réflexions n'entachent en rien la qualité de cet ouvrage, brillant et stimulant.
B. BENOIT

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