« Cyborg manifeste » de David Le Breton

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« Cyborg manifeste » de David Le Breton
« Cyborg manifeste » de David Le Breton
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Le Breton D., L´adieu au corps, Métailié, 1999.
« L’humanité de l’extrême contemporain se conçoit mal hors de ses innombrables
branchements internes ou externes avec des processus techniques qui rendent caduques
l’ancienne ontologie d’un homme tout entier défini par son rapport corporel au monde.
Le paradigme du cyborg alimente une fascination de la machine intelligente et quasi
vivante avec le sentiment en retour de l’obsolescence de l’homme, de l’anachronisme
d’un corps dont les éléments se dégradent et affichent une redoutable fragilité au regard
de la machine. Dona Haraway propose même une utopie politique où le cyborg vient
conjurer toutes les fractures sociales et individuelles rendant aujourd’hui l’existence
douloureuse pour maintes catégories culturelles. Oppositions « raciales », de genre, de
classe, de culture, etc., se trouveraient ainsi résolues. Implicitement, chez Haraway, le
corps est la source de toutes les injustices et de toutes les souffrances. Loin de proposer
un autre regard à son propos, elle en revendique l’élimination radicale au profit de la
machine.
Le manifeste cyborg entend construire, selon les termes mêmes de D. Haraway, un mythe
ironique et polémique propice au féminisme, au socialisme et au matérialisme, et loin
d’un humanisme « sentimental ». Si le débat politique est à ses yeux contaminé par des
catégories morales héritées d’une époque d’inégalités entre les hommes et les femmes,
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les groupes sociaux ou ethniques, etc., il importe maintenant de soulever ces questions
sous une forme neuve, purifiée des anciennes valeurs, et prenant en compte l’entrée de
nos sociétés dans une ère « post-humaine » où les frontières de genre se dissolvent. Son
texte, dit-elle, est « un argument pour le plaisir autour de la confusion des frontières et
pour une responsabilité dans leur élaboration. C’est aussi un effort pour contribuer à une
théorie et une culture socialiste-féministe sur un mode postmoderne, non naturaliste, et
dans la tradition utopique d’imaginer une société sans genre sexuel, sans genèse et sans
fin » (Haraway, 1990, 150). Délibérément, en s’appropriant la puissance imaginaire qui
enveloppe le cyborg, elle entend en faire une machine de guerre culturelle ironique et
perverse en vue de la libération des hommes. Organisme cybernétique, le cyborg est
devenu simultanément la condition ordinaire d’une humanité dont l’existence
s’enchevêtre inéluctablement à la machine. Le soi est redéfini comme un collage
postmoderne à travers une série d’appareillages micro-cybernétiques. Haraway prolonge
ce constat en un mythe critique tout en faisant implicitement elle aussi du corps un fossile
à la source de toutes les inégalités sociales. « Nous vivons le passage d’une société
organique et industrielle à un système d’information polymorphe - du travail au jeu, un
jeu mortel » (1990, 161). Le corps est hors de propos, trop associé aux vieilles
dominations, le cyborg se donne alors comme un formidable refuge, une arme pour
accoucher d’un nouveau monde. « Au tournant du siécle, notre temps, un temps
mythique, nous sommes tous des chimères, conçues comme des hybrides de machine et
d’organisme, en un mot nous sommes des cyborgs. Le cyborg est notre ontologie, il nous
donne une politique » (Haraway, 1990, 150). Autre version du mythe messianique des
technologies de communication, l’utopie d’Haraway propose d’harmoniser les
consciences individuelles dans la liberté et l’autonomie.
Certes, le cyborg est un haut lieu de tension politique. Les images violentes et
guerrières de Robocop ou Terminator manifestent jusqu’à la caricature la nostalgie d’une
époque où « la suprématie masculine allait de soi et où un homme manquant d’assurance
pouvait se tourner vers la technologie pour restaurer son image de puissance phallique »
(Springer, 1996, 111). Dans la fiction, les cyborgs incarnent un savant mélange
d’humanité et de microprocesseurs, ce sont des créations strictement masculines, ils ne
sont pas nés d’une femme mais d’ingénieurs et ils véhiculent un système de valeurs tendu
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vers l’agressivité et le machisme. Le cyborg de fiction est une affirmation « vivante » de
la haine simultanée du corps, de la sexualité, et des sentiments. Mais d’autres féministes,
à l’image de D. Haraway, insistent sur la nécessité pour les femmes de s’approprier ces
techniques pour conjurer les dominations économiques, politiques, sociales ou sexuelles.
Informatique ou cyborg sont alors associés à des images de douceur, d’alliance, d’amitié,
etc., opposées aux thèmes agressifs alimentant aujourd’hui de manière caricaturale les
mises en scène du cyborg au cinéma ou ailleurs. Pour Haraway, à l’ère de la
miniaturisation des systèmes informatiques, le cyborg résiliant les ontologies dualistes de
nos vieilles sociétés est promu en instrument de libération au sein d’un monde où les
individus « n’auraient plus peur de leur règne partagé avec l’animal et la machine, ni
d’exister parmi des identités toujours partiales et contradictoires ».
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