La Danseuse de Flamenco
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La Danseuse de Flamenco
omas Desmond La Danseuse de Flamenco et autres nouvelles Août 2007 - Février 2008 La Danseuse de Flamenco Un dernier suicide avant de vivre La Fille Floue Le passé qui s'invite sans prévenir La Saine Haine L'alcool pour oublier, et se souvenir Les Trois Parfums Amers C'est toujours trop tard Flamenco - Epilogue Merci à Sandrine pour son aide. "[...] Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre Se tenait à la barre et coupait le flot noir; Mais le calme héros, courbé sur sa rapière, Regardait le sillage et ne daignait rien voir." Charles Baudelaire, Don Juan aux Enfers Les fleurs du mal La Danseuse de Flamenco Ça a commencé comme ça, comme un corps qui prend feu, sans prévenir. Pas d'étincelle, juste un brasier d'enfer. Un regard, un sourire de lumière, une peau cuite, des épaules comme une dune immaculée, caressée par les rayons fous d'une chevelure dérangeante, hypnotisante. C'est la fin et l'aube de tout, l'apocalypse tant attendu d'une vie médiocre, un coup de tonnerre dans un cagibis grouillant de ténèbres. J'étais amoureux de la Danseuse de Flamenco. On oublie les ratés qui nous entourent, ces ratés qui nous ressemblent tant, une fois qu'on les a dépouillés de leurs déguisements. Ils sont peut-être amoureux eux-aussi, ces pantins répugnants, ces autres, fous amoureux de la Danseuse, ma Danseuse, qui virevolte aux sons des guitares possédées, amoureux des plis mystérieux de sa robe cramoisie, amoureux de ses chevilles qui apparaissent furtivement, vous faisant monter le goût du sang dans la bouche, amoureux de son corps si dissimulé et en même temps si offert, si bouleversant, comme la dose en mirage dans les yeux du drogué proche de sa fin. J'aimerais tous les tuer ces autres ratés, ces autres rien, d'un seul coup, sans bruit, les écraser d'un regard pour les réduire en une fine poussière grise que je soufflerais aux vents insignifiants. Laissez-moi seul avec la Danseuse, que disparaissent les musiciens dans le bois de leurs instruments, que seule la mélodie entêtante subsiste encore, que tout s'efface, sauf ses mains qui déploient l'éventail, avec force arabesques, ses mains qu'on veut emprisonner à jamais, autour de son corps, sur son cœur,, juste vivre en elle, pour mourir moins vite. Que le temps se fige, qu'il s'étire jusqu'au fin fond des âges, car jamais plus je ne ressentirai cette renaissance dans mon corps et mon esprit. Elle danse pour moi, seulement pour moi, et elle me regarde, à travers la fumée lourde, planante et immobile. Elle me sourit. Ses lèvres me rendent amnésique de tout. J'ai besoin de la serrer, de la comprimer, d'enfermer son mouvement, sa danse, la capturer, l'engloutir, envie, besoin de la faire danser en moi, rien qu'en moi, jusqu'à la fin. Tout s'accélère, elle se rapproche, ou peut-être est-ce moi qui cours vers elle ? Mais le charme est brisé, pour elle en tout cas, car je vois sur son visage se former un nuage de cendres. Mais elle est si proche maintenant, si proche que je peux voir les grains sombres de son maquillage qui décore ses hautes paupières, j'oublie le nuage qui passe sur son front et je lui prends la main, avant que le temps ne reprenne sa traque. La laideur blafarde déferle autour de nous deux, le brouillon de la réalité s'abat comme un gros rideau de salle mortuaire. La musique s'arrête, avec quelques notes malades échappées du chaudron. On me saisit violemment par la taille, on me frappe, car je ne lâche pas la main de la Danseuse. Elle me regarde toujours, peut-être qu'elle sait, elle sait tout, son éventail lui a tout soufflé, je l'espère. On me tire de force et elle s'éloigne de moi, avant de disparaître. Je rue comme un possédé, mais les monstres qui me ceinturent ne faiblissent pas. Je retrouve le froid de la rue, la tête ravagée comme un amas de tôle accidentée, les paumes en sang, et un goût de cendre au fond de la gorge. Mais je la vois encore, à travers les murs effondrés du bâtiment. Au delà de ce monde disparu et qui la retient prisonnière à jamais, je la sens, je l'aime. J Je comprends que tout n'est question que de vie ou de mort. J'avais compris que l'amour avait deux faces, un côté pile, un côté farce. Impossible de tomber sur la tranche de la pièce, à moins d'un miracle. Je savais déjà que j'allais devoir entrer en guerre pour asservir cette danseuse, ou me faire asservir, car l'amour n'est que ça, une servitude plus ou moins totale de l'un à l'autre. Je ne le savais pas encore. De grandes choses nous attendaient, des choses bouffies d'éternel, et je n'en pouvais déjà plus d'attendre. Mais pour la première fois depuis le début de ma course, j'étais sûr de quelque chose. J'étais amoureux de la Danseuse de Flamenco. Un dernier suicide avant de vivre La route est escarpée, je ne m'en rappelais plus. Tant d'années ont passé, tant de saisons semblables, tant de choses immuables. Je foule d'un pas lent les mêmes chemins, les mêmes pierres, je respire les mêmes parfums, je ressens l'âme du large, si proche, je revois enfin cet horizon pâle et bleuté, au delà duquel il n'y a rien d'autre que ce que je connais déjà, d'éternels ennuis. Je sors du sentier et me rapproche du précipice, les vagues se fracassent en bas, comme toujours, sur les rochers noirs, ces vieux vestiges du volcan oublié. Quelques mouettes passent près de moi et décrivent une longue courbe, avant de piquer vers l'eau noire. Mes pieds se rapprochent de la barrière en bois branlante, sûrement plus vieille que moi. On l'avait installée pour éviter de nouveaux accidents. Les jeunes venaient faire la fête et finissaient morts vingt mètres plus bas, le crâne éclaté comme un fruit trop mûr sur la roche, ou noyés et retrouvés tout gonflés par un plaisancier quelques jours après, une fois digérés par la marée. Cimetière en mouvement. Je me suis toujours demandé à quoi servait cette barrière d'à peine un mètre de haut. Comme si elle avait le pouvoir incertain de retenir le malheureux trop heureux d'avoir une bonne raison de ne pas sauter. Ce soir je trouve que cette barrière m'invite à l'enjamber, pour laisser la terre ferme derrière moi, et penser à certaines choses, libéré des attaches et des chaînes. Je trouve un endroit où elle est presque aplatie au sol et je passe de l'autre côté. Je me retourne une dernière fois, excité de voir la ville qui se couvre de petites lumières jaunes. Les gens se préparent à dormir, comme tous les soirs, ils vont s'habiller et aller au restaurant, ou se faire un petit dîner avant d'ouvrir une bouche béante et stupide devant leur écran de télévision. J'ai envie de les inviter ce soir, j'ai envie de partager de nouveau quelque chose avec eux, même si c'est pour en finir. Deux retraités promènent leur chien et me regardent en marmonnant. Le vieux a sûrement envie de me dire quelque chose, mais on ne veut pas se mêler des affaires des autres. Je pense à leur petit chien, et à sa vie éternelle. Il ne sait pas qu'il va mourir, et j'ai de la peine pour lui. Il ressemble à ses maîtres, qui s'arrêtent pour le laisser courber le dos et déposer une crotte fine et fumante sur les cailloux du chemin. Je me retourne et les oublie. Le vent s'est levé et je repense à cette soirée où je l'ai attendue pendant plus d'une heure, cette grande fille blonde, dans cette rue où j'avais eu si froid. Depuis ce soir là je n'ai plus jamais eu de ses nouvelles, et je n'ai plus jamais cherché à en avoir. Elle n'a pas été la dernière, mais c'est à elle que je pense maintenant. Je pense à son parfum, ce qui la défini le plus, au moins dans ma mémoire. A travers les molécules d'embruns portés par le vent qui agite mes cheveux, je sens son parfum. Je regarde en bas, j'essaye de revoir son visage dans l'écume, mais la mer est trop agitée. Je les vois toutes, toutes ces femmes aimées, mélangées et assemblées, agitées comme des sirènes macabres, me chantant les louanges de cette eau glaciale. J'entends le chien aboyer, tout bas. J'avance un peu, quelques pas, puis c'est la fin de la terre. J'avance le bout de ma semelle au-dessus du vide, et ça ne me fait rien. Je m'assois et laisse pendre mes jambes, c'est agréable. Je me revois assis sur une branche de cette arbre où on se retrouvait toujours avec les copains, et cette copine que j'aimais innocemment et que j'ai embrassée sur ce même arbre. Mon premier baiser avec la langue, un peu dégoûtant. Je balance les jambes, et la terre s'effrite. Il suffirait juste de se laisser glisser un peu, pour ne plus penser à ceux qui sont partis je ne sais où, pour enfin, peut-être les revoir et leur dire "vous êtes partis, vous le savez ça ? ça ne se fait pas de partir et d'arrêter de vivre". Je regarde de nouveau en bas, je m'imagine sous l'eau, les oreilles bourdonnantes, les yeux ouverts dans un noir qui s'insinuerait en moi, par mes yeux inutiles, par mon nez qui ne veut plus sentir, par ma bouche qui ne veut plus reprocher rien à personne. J'ai toujours aimé nager sous l'eau. Je me sens protégé, sous la surface, dans le noir, sans aucun son, sans personne pour me suivre quand je vais plus bas, quand l'eau se rafraîchi, quand toutes les questions deviennent inutiles et restent en haut. La mer est cet aimant qui m'attire depuis toujours et me donne l'envie de découvrir la vie, de la toucher du doigt, de ne plus la subir de loin. J'attends quelques secondes que quelque chose se passe, et je me sens lâche. Mais je suis le seul à pouvoir me juger, et j'ai envie de rire de moi, de la futilité de mes pensées et de ma décision, qui n'en est pas une. Je reste là, assis au bord de la falaise, j'attrape froid, je pense à cent instants oubliés, mais je ne me laisse pas glisser, je résiste, comme à chaque fois. Si seulement je pouvais rejoindre l'horizon pâle, en nageant sous l'eau, sans respirer, sans réfléchir, je ne veux pas rejoindre le sentier. La nuit tombe, aussi vite qu'une pierre sur la lumière. Je me retourne et découvre les lueurs flambantes de la fête foraine qui s'est éveillée à l'autre bout de la ville. Je pense à la vitesse des manèges, aux faux fœtus difformes de la caravane de l'étrange, je pense à la jolie fille blonde que j'ai rassurée dans l'antre de la femme gorille. Je souris et me revois réussir à fendre en deux une ficelle doublée d'un fil d'acier. Je revois l'embarras du forain. Je pense à ma mère qui pleure et qui devient verte en descendant du manège peint en couleurs criardes. Je sens le goût de l'énorme glace au citron givré dans ma bouche. Mes dents s'entrechoquent, il commence à faire vraiment froid. Je pense à l'eau glaciale, là, en bas, et j'ai peur, pour la première fois. Je suis lasse et décide que ça sera pour une prochaine fois, en été peut-être, si rien ne change. Je me le promets, pour me pardonner. Un dernier suicide, avant de vivre. Enfin. La Fille Floue Il en faut de la réserve et de la discrétion pour ne pas vouloir tuer une femme. Pas la tuer avec un couteau ou un poison, non. La tuer de l'intérieur, avec des mots et des idées, pour la faire disparaître, très loin, en soi, au plus profond de la fosse en putréfaction qui nous tient lieu d'entraille. C'est presque aussi insupportable de voir les autres mener leur propre vie, indépendamment de vous, sans vous consulter, choisir leur mort sans y penser, pouvoir réfléchir sous la peau de leur crâne moins bien formé que le vôtre. Je pensais que tout ce qu'on ne voyait pas, à travers nos caméras-yeux gluants, n'existait pas, néant, rien, peau de balle comme dit l'artiste. Le coin de la chambre, derrière la porte toujours entrouverte, ce coin dans l'ombre, habité par quelques araignées anonymes, existe-t-il quand je ne suis pas là ? Pourquoi existerait-il ? pour qui ? Et elle, l'autre, pourquoi existerait-elle quand elle n'est pas dans mon champ de vision ? Pour vivre sa propre vie ? C'est là que j'ai découvert qu'elle était vraiment en vie, donc prête à mourir. Comme moi. D'où l'envie de tuer. Il est 19h15. Je fais semblant d'avoir des choses à faire, des choses à penser ; appeler l'avocat pour le procès de la compagnie aérienne, débarrasser le balcon de toutes les reliques mousseuses qui s'y sont amassées, décrocher les cadres photos des murs jaunis, ne plus voir nos deux visages figés dans un passé surnaturel, moi vivant, elle décédée, ce qui n'était pas prévu. Oubliant encore le balcon-brocante, je m'attarde sur la photo de nous deux en Egypte, prise par un cracheur de feu aveugle. Je souris, avec un goût de fleur fanée derrière la langue. On retient un fou rire sur cette photo, car le type avait un singe pouilleux sur l'épaule, qui lui grattait l'oreille et suçait ce qu'il en tirait. Comme d'habitude, le cerveau fout sa merde et transmet au reste du corps des petites indications de mal-être, inanalysables. Je tends la main pour décrocher le cadre, mais non, je le laisse cloué, de quel droit je l'enlèverai ? Elle est si belle sur cette photo, j'ai presque honte de me voir à côté d'elle, mal coiffé, la barbe sauvage, idiot amoureux qui ne sait pas encore que tout va lui exploser à la gueule. Je la bouffe des yeux, j'hypnotise le verre bon marché, et elle reste là, sur le papier brillant, désirable et lumineuse, au bas de la muraille du temple de Luxor, son bras caché derrière mon dos. Rien que dans ce geste, j'ai l'impression qu'elle m'aime, qu'elle m'aimait, et c'est pour cette raison que je n'arrive pas à décrocher le cadre. Je tourne sur moi-même, range quelques magazines éparpillés sur la table basse multi-tachée, et l'autre me revient en pleine face, ou plutôt dans le dos, à la sournoise. Elle devrait arriver, d'une minute à l'autre, peut-être dans une heure, ou jamais. Elle a de la route à faire, dans son bolide, qu'elle ne sait pas conduire. A chaque fois je prie pour qu'elle ait un accident, pas un grave, avec des trucs arrachés, non, juste un truc con, un pneu crevé, un clébard tamponné, et voir si elle va m'appeler, ce qui lui ferait perdre un peu de sa fausse force féminine, aussi vraie que ma sensibilité masculine. Là je ne prie pas pour un carambolage, j'essaye de ne pas penser à elle. Réfléchir à son arrivée, à ce qu'il va se passer, à ce qu'il ne va pas se passer, à ce que je vais ressentir en découvrant son nouvel ensemble, ses yeux toujours purs et clairs, à ce qu'elle va inventer pour me vexer (sans s'en rendre compte), tout cela est niais, vain, féminin. J'attrape le chiot (un cocker) et le berce dans mes bras, lui au moins il s'en fout d'elle. J'ai même l'impression qu'il la déteste autant qu'elle le déteste. Elle préfère les chats, pour faire original. Le chiot (je ne lui ai pas encore trouvé de nom, ça me fait peur) me lèche le visage, et sa langue sent la merde, la merde de chiot. Je le repose à terre, retenant le coup de pied qui démange ma grolle, et vais me rincer la tronche. Je n'aime pas sentir la merde, surtout sur ma peau. Dans le miroir, je m'observe sous tous les angles, mais y en a pas beaucoup. On manque d'yeux pour vraiment prendre conscience de toute notre laideur, et c'est dommage, ça nous calmerait un peu la vanité. La mienne va bien, elle bronze dans le reflet brillant. J'essaye de me voir à travers ses yeux à elle, puis je sors brusquement, pestant de ne point réussir à ne pas penser à elle. Le chiot se fiche dans mes pattes et je manque basculer. Il miaule et déguerpit avant que je le tire en corner. Faudra que je lui raconte ça, à l'autre... Encore une pensée niaise, pourquoi toujours vouloir raconter, enjoliver, les plus insignifiants incidents de notre vie ? Pour faire croire aux autres qu'on n'est pas comme eux, qu'on ne meurt pas d'ennui, qu'on fait semblant d'aimer ses amis et sa famille, tout ça ?... J'élimine l'anecdote du chien et j'essaye de penser à autre chose. Je regarde ma montre, réflexe mortel, vingt minutes qu'elle devrait être là. Je me sers un verre de whiskey, sans glaçons, bien tiède, et cul sec. Je déteste le whiskey, mais le dégoût me change les idées, ça vide le siphon, la fosse. Je repasse devant les cadres, et je me noue le cœur, bien fort. Comment aimer quelqu'un d'autre qu'elle ? Pour quoi faire ? Pour souffrir à nouveau de la main d'une femme, invariablement destructrice, quoiqu'elle fasse, quoiqu'il lui arrive ? Rien qu'à fixer ses yeux sur la photo, j'ai encore plus envie que l'autre arrive, pour ne plus penser à l'accident, à l'avion, à moi tout seul assis sur le siège en plastique rayé, dans le gigantesque aéroport du Caire, avec cette femme à côté de moi, grosse comme deux, qui chantait des chansons braillardes, pleurnichant avec exagération, en brandissant avec hargne à tout le monde une photo de son mari, lui aussi disparu dans le crash. Je vois sa voiture rentrer dans l'allée. Je la remercie presque d'être arrivée, même sans accident mineur. Je fais semblant de faire quelque chose, me fiche une cigarette dans la bouche, l'allume à toute vitesse, donne un coup de pied au chiot pour me rassurer sur ma virilité, mais je n'arrive pas à ne pas regarder par la grande baie du salon. Elle traverse le jardin, à travers les massifs, comme d'habitude. Elle déteste les graviers, qu'elle dit, ça se fiche dans les semelles. Je me fige et l'observe. A quoi pense-telle ? Serait-il possible qu'elle fasse comme moi ? Qu'elle pense à moi ? Ou bien à son ex, cet humain pathétiquement con, qui lui n'est pas mort carbonisé dans un avion, ni bouffé par les poissons au large de la Lybie, ni renvoyé par chronopost dans une sorte de boîte à chaussures en métal ? A-t-elle des pensées ? Existe-t-elle vraiment là-bas, à l'extérieur, dans mon jardin, respirant un autre air ? Elle frappe à la porte. Je pense à elle. Le passé qui s'invite sans prévenir Comme dit le voisin, le souvenir, ou plutôt la mémoire, c'est comme la merde : l'odeur reste, même après quelques lavages de cerveau. Parfois certains souvenirs mettent autant de temps à revenir qu'ils ont mis de temps à se faire oublier. Ça vous revient en pleine gueule un beau (sale) jour, ça sort de nulle part, tout à coup, et tout un pan du passé s'écroule, comme quand on arrache de la tapisserie et qu'on en trouve de la vieille en-dessous, invisible depuis longtemps, mais toujours là, laide et sale. Le vrai goût du passé pourri revient sur la langue, un goût métallique, visqueux et moisi, qu'on ne peut ni avaler ni recracher. Faut vivre avec. Tout m'est revenu ce matin, tôt. Je me lève vers 6h du mat, le ventre douloureux, je file aux toilettes pour m'apercevoir que les anglais ont débarqué. C'est un carnage, Vaison la Romaine version entre-cuisse. Je comble la fuite sans y penser (je me dis quand même que des fois j'aurai préféré avoir un truc de bonhomme, qui pend misérablement soit, mais qui ne me transformerait pas en machine à boudin une semaine par mois). J'ouvre les volets, contemple en grimaçant la pluie qui s'écrase sur les vitres (faudrait les laver tiens), l'habituel ciel gris de la touraine, et les arbres mis à mal par un vent sûrment glacé, pour pas changer. J'enfile un peignoir et prépare le petit déjeuner pour tout le monde, mon petit monde. David aime ses tartines grillées de pain de la veille, kilo de beurre à portée de main, jus d'orange sans pulpe (toujours chochotte), banane pas trop mûre et tranches de jambon Madrange s'il a vraiment faim. Pour Amandine, ça reste Miel Pops, lait, et depuis quelques jours, jus de raisin, comme elle en a bu chez sa copine Gidéa (bravo les parents) le week-end dernier. J'installe toute cette dînette comme tous les matins, sans trop y réfléchir, machinalement. Je pense qu'il faut que j'appelle ma mère, que je n'ai pas pris de nouvelles depuis son rendez-vous chez l'ophtalmo, que je dois appeler l'assurance pour la bagnole du boulot, faire le chèque pour la cantine... Je pense au rêve que j'ai fait cette nuit, un truc plutôt marrant si je me souviens bien. J'étais dans une sorte de magasin de rateaux, avec une musique de fond tonitruante, et tout le monde me regardait. Finalement j'achetais une tondeuse à gazon et je me retrouvais au bord de la mer, sur une plage, avec ma tondeuse, et je crois que c'était le nouvel an ou un truc festif... Bref. Je bois mon thé (1 sucre) en quelques gorgées, grignotte une madeleine au beurre, et je monte réveiller David, qui a de plus en plus de mal à se réveiller, et qui fait souvent sa gueule de con s'il se lève pas du bon pied. Maligne comme un singe, je me glisse sous la couette et me blottis contre lui, ma tête calée sur son sein gauche. Il s'étire et me touche doucement, dépose un baiser en haut de mon front. Je sens quelques relents de son haleine nocturne, mais ça ne m'empêche pas de lui embrasser le menton, puis le coin des lèvres. Il me sert dans ses bras et m'attire sur lui. Son corps est tout chaud, douillet, un peu musclé. Il m'allonge sur lui et me pelotte les fesses avec allant, pour ne pas changer. Ses joues râpeuses m'irritent les joues mais j'adore le sentir se réveiller contre moi. Je sens son désir entre mes cuisses, et lui glisse deux trois mots d'excuses à l'oreille. Il me gronde gentiment, puis se lève enfin, une belle érection déformant son caleçon noir. Je remonte le volet et le sens dans mon dos, il prend mes seins dans ses mains, les glisse sous le peignoir, et décide d'oublier mes avertissements. Je lâche la tringle du volet et me laisse aller dans ses bras recouverts de chair de poule. Je jette un coup d'œil au réveil matin, et lui sussurre à l'oreille qu'on doit se dépêcher, qu'il faudrait lever Amandine. Il fait vite mais c'est bon quand même, et tant pis pour les anglais. Tout se déroule parfaitement, le scénario est suivi, bien réglé, mes amours déjeunent, on discute, David embête sa fille comme d'habitude, lui raconte des histoires sur ses céréales, comme quoi ils sont faits à base de morve de zèbre... Amandine lui explique le nouveau jeu qu'elles ont inventé avec ses copines à la récré, et il fait semblant d'être très impressionné, lui promettant d'en parler au Maire. Moi je me prépare, car j'embauche plus tôt, c'est David qui emmène la petite à l'école. Je les aide à débarrasser la table et vais préparer les habits d'Amandine, car David ne sait jamais ce qui va avec quoi. Ils sont dans la salle de bain, tous les deux, et c'est là que tout bascule, que l'accident se produit, quadruple tonneau du cervelet. Je reste bloquée devant une scène anodine, vue mille fois. Mon mari essuie le corps nu de ma fille, avec sa serviette éponge Dora. Lui est encore en caleçon, un peu de mousse à raser collée en haut des pattes. Mes yeux s'inondent de larmes, le déjà vu s'empare de tout mon être, et tout me revient. La réalité se fissure et je redécouvre le vrai, le passé dans toute sa vérité. David me parle mais je n'entends pas, mes oreilles bourdonnent. Je me laisse glisser au sol, tétanisée, et les vieux amis, terribles amis, reprennent possession de moi. Les vieux habits repoussent sur ma peau, l'odeur du mal jaillit de mes entrailles, l'horreur dans ma bouche, en moi, et je le vois lui, tel qu'il était, tel qu'il a toujours été, ce monstre. Comment avais-je pu l'oublier alors qu'il était là, si près, dans un recoin de mon esprit, après s'être fait oublier, ses mains sur moi, son odeur âcre, surtout quand il était excité, ses yeux fous mais intelligents, m'obligeant à obéir. La salle de bain, ma famille, ma vie a disparu. Retour en arrière, arrière rapide, fondu en noir, je vomis en hurlant sans bruit, j'hurle son nom. Papa. La Saine Haine Je sors de chez moi, sans arme, fébrile, juste pour vérifier que les gens haïssables sont plus intéressants que les gens bons et bien gentils. Puanteur de l'air réconfortante, soleil parti à la retraite, carbonisé, bruits d'enfer, on se sent bien, ça rassure la laideur de toute chose, ça nous donne l'impression que la putréfaction intérieure n'est pas si visible que ça. Un pied devant l'autre, une, deux, il faut oublier le geste, la manœuvre, faire semblant, avec naturel, et marcher, pour aller ailleurs, rejoindre un autre nulle part. Les premiers clones approchent, dangereux et outranciers, chacun dans sa propre dimension, ou tout autre est invisible. Problèmes d'ondes. Première scène, premier tableau, déglutissements, doigt qui veut gratter la lèvre, gêne passagère et automatique, peur d'être happé dans une autre dimension que la sienne. La mère énorme, habillée en taches, le cul plus large que les épaules, les lunettes faussement à la mode, bon marché, achetées avec l'argent de la grand-mère destinée à l'anniversaire du petit dernier. Le petit chiard, mal coiffé, tête de rat qu'on a envie de boxer jusqu'au sang, d'envoyer rouler dans le caniveau, l'enfanterreur, que même sa mère elle veut qu'il lui arrive un vilain truc. Justice, elle lui balance une baffe pour qu'il arrête de pousser la vilaine crotte de chien avec son bâton, il miaule le chiard, et met sa mère en joue avec sa tige merdeuse, comme s'il allait lui crever l'œil. Elle ose pas empoigner l'arme, la mère, mais elle arrive à lui en refoutre une par derrière, au chiard. Le père, il s'en branle, ça fait cinq ans qu'il s'en branle, depuis que la grosse lui a balancé qu'elle attendait le petit pourri, le chiard. Pris au piège le gars, la famille au cul, le beau-père pro du balltrap, et les deux frangins fins comme des roues de tracteur. Fallait pas déconner, assurer le coup, se mettre la corde autour, et attendre la fin, en se persuadant que c'est pas encore dans cette vie là que ça le fera. Faut être patient pour être heureux, y en a même qui meurent avant qu'on dit. Mais bon, on s'habitue vite à l'odeur de merde, surtout quand c'est la sienne. Le père dit rien quand sa grosse lui dit d'en foutre une au chiard, parce que c'est son chiard aussi, et qu'il en mérite une, avec son bâton à merde. Le père fixe les deux monstres, les yeux injectés de blanc, blanc cadavre, avant de reprendre le mouvement, une deux, le jogging froufroutant entre ses cuisses épaisses, la veste élimée style syndical toujours trop chaude, les tennis aux lacets jamais défaits à la semelle si fine qu'il sent chaque grain du bitume racler sa plante. Quand je dépasse l'escadron, la mère renifle, le père fixe une potence invisible, et le chiard hideux me lance un regard incroyable, comme s'il était prêt à me fourrer son bâton dans le cul, sans ciller le chiard, ses lèvres s'écartent sur un piano de dents sales, crottées de chocolat séché, on dirait qu'il veut communiquer. – Hééééé ! qu'il fait le chiard en tendant vers moi le bâton puant. C'est pas une voix qui sort de son trou, c'est un pet d'animal crevé, et ça rend triste. Je m'écarte vivement, peu habitué au combat rapproché, visage figé, bouche cellée, et je continue de marcher, bloqué, isolé et masqué dans ma propre dimension, où les chiards qui jouent avec la merde appartiennent au passé. Les réprimandes molles de la mère s'estompent dans le noir, derrière, je ne les entends pas, mais il me vient à l'esprit que moi aussi, dans un autre temps qui n'existe pas, j'ai joué au bâton merdeux. Si, si, faut le dire. On a tous de la pourriture plein l'enfance. J'en avais même jeté un bien garni de bâton dans une pharmacie en passant devant, comme ça, pour la déconne, entre les portes vitrées automatiques. Le souvenir de la famille au bâton se dissipe, comme une odeur de vomi dans un wagon première classe, mais le gamin me triture la tête, il veut se faire une place, dans mon grenier à vieilleries, se caler pour y rester, pour qu'un jour peut-être, je raconte son histoire. Je raconte son histoire. L'alcool pour oublier, et se souvenir La futile souffrance qui gèle l'esprit du français moyen est un bon entraînement pour le faire devenir meilleur chrétien, donc moins homme. En se coupant des petits morceaux de cervelle, à la petite cuillère, en les mâchant bien lentement, pour bien les analyser puis les digérer, on découvre les incroyables possibilités de noirceur que cache notre âme, nos capacités innées à la destruction de tout, notre facilité à toujours revenir au rien. Lors de ces expériences peu amusantes se perdent souvent en route quelque lest, quelques morceaux de vanité, sorte de gras ou de moelle bien cuisinés, appétissants. Tout ce processus peut permettre au français moyen d'être plus disposé à aimer les autres, malgré la haine pure et viscérale qu'il leur porte, à comprendre pourquoi eux aussi ils ont tendance à se tailler des casse-dalles dans la tronche, et à les écouter tout vomir. On les comprendrait presque un peu, ces autres... Et parfois, surtout à la suite d'un retour de vanité, on a envie de les aider (pour qu'ils nous aident en retour, bien sûr, l'être humain ne restant jamais qu'un tas de viande et d'os rempli d'orgueil). Quand tout va bien pour soi, quand on est rassasié du bouillon de crâne, la souffrance des autres peut être pénible, ennuyeuse, écœurante, on n'a pas envie de goutter à leur plat, ils ont déjà pas mal bavé, craché, saigné dedans. Chacun sa merde. Quand la souffrance est trop forte, on peut trouver des palliatifs, comme le sommeil, l'exil, la drogue, le suicide, les collections de chiens en faïence ou plus simplement, l'alcool. Affectionné par le français moyen (celui d'en bas et d'en haut aussi), il est pourtant dangereux : dégueuli odorant, dangereux accidents de voiture, dire tout haut des mensonges qu'on croit tout bas... L'avantage, c'est que souvent ça fait oublier certaines choses, des choses qui pourraient être à l'origine de l'état de souffrance. C'est le truc de base, boire pour oublier, pour effacer les souvenirs. Mais parfois aussi, cela peut les réveiller, en fanfare. 19h45 Dit la montre. Autour de moi des gens que j'aime, je les regarde rire, parler. Je les connais bien, sous leurs nombreuses facettes, et même si je ne connaîtrais jamais vraiment leur moi profond et secret, j'ai plaisir à les sentir si proches, respirant le même air, calé sur le même rail, bien arrimés, lancés à pleine vitesse. L'alcool coule dans nos gorges, à la verticale, le barrage est brisé, on n'a pas soif, mais on lève le coude, régulier, souple, il faut finir le verre, dont le contenu débordant est une insulte, il ne faut pas traîner, comme si on craignait que n'explose sous nos cheveux ou autour de nous à tout moment. Il faut endormir la Bête, l'abrutir, la laisser ronfler au fond de sa caverne sombre et puante, car elle porte en elle, dans ses entrailles chaudes et acides, un chapelet de souvenirs qu'il faut laisser dormir, dans leur tombe encore fraîche. On rit bien fort, on se fait rire, on veut faire rire, et ils rient tous, comme ils hurleraient, de l'autre côté du miroir. Enfin, la dose est forte, puissante, et l'aiguillage retentit, on change de direction, de palier. L'alcool a fait son office. Le corps se déploie, et l'on découvre, amusé, à quel point c'est un gros bordel de machine, le corps. Comme un grand pantin inutile lâché dans la nature après un carnaval avorté, à cause de la pluie peut-être. On sourit bêtement, car on a du mal à le diriger, le pantin, avec ses grandes échasses, on manque le faire chuter, et il y a des gens qui regardent, plein d'yeux bien ronds qui observent, qui veulent voir du sang et des molaires sur le bitume. On se concentre et on arrive jusqu'aux chiottes, on cale le pantin contre un mur, en attendant que la petite pièce puante ne libère son dernier contributeur. Un autre organe crie sa colère, ça se situe plus bas, et ça fait mal, derrière le sexe, comme si on avait un bébé nous aussi, comme les femmes, un bébé tout pointu, comme un grand crayon de bois, qui miaulerait pour sortir, en donnant des coups de mine. Au bout d'un nombre indéterminé de minutes, on se rend compte qu'il n'y a personne dans le chiotte, et on y rentre en ricanant bêtement. On sort le petit taille crayon, et sidéré, on observe notre énième enfant-taille-crayon se faire débiter en petits copeaux d'or. Ça peut paraître triste mais c'est un plaisir, un orgasme libérateur, et plus c'est long, plus c'est bon. On a l'impression que ça dure une heure, et on se dit déjà qu'on va le raconter aux copains. On en met un peu à côté, mais c'est pas fait exprès, c'est juste que les jambes du pantin sont dures à maintenir droites. Une fois qu'on a réussi à tout remballer sans se coincer le matos dans la braguette, on peut se laver les mains, car même si l'alcool tient les rênes des synapses, on n'oublie pas qu'il y a déjà quelques centaines de doigts ayant caressé bites, culs et chattes, qui ont tout touché avant nous, les boutons du robinet, la cuvette, la chasse d'eau etc... On se lave les mains bien gentiment, puis on prépare le pantin pour le retour, slalom entre les tables, entre les gens aux traits exagérés, ou magnifiques ou hideux, et on retrouve sa place, et son verre qui DOIT être terminé le plus rapidement possible, sous peine de déraillement. Durée totale de l'opération : huit minutes. Huit minutes de gagnées sur la souffrance, huit minutes envolées, presque rêvées. De quoi attiser de nouveau la soif. Les regards des amis commencent à briller, avec un peu d'amour, de vide, et aussi un peu de colère dedans, de la colère contre soi, contre tous les autres, mais on a la même dans son œil, et ça passe. Les discussions se font profondes, aériennes, les questions sans queue ni tête, trop longues pour que celui qui doit répondre puisse se rappeller ce qu'on lui a demandé. L'alcool active les mutations, et les âmes se retournent lentement, comme des immenses gants aux formes grotesques. On a l'impression d'avoir les idées plus claires, plus vives, plus intelligentes, et on ne se gêne pas pour les faire reluire au grand jour, à haute voix, et les réactions sont instantanées, les rires fusent, l'excitation de quatre hommes réunis à travers l'alcool, sans femme ni menace à proximité, presque rassurés, presque sans souffrance, presque immortels. Elle est loin la Bête Souffrance, très loin, on a oublié qu'elle a même existé, elle n'a plus de nom, plus de cause, plus de but, plus de prise sur la cervelle devenue liquide. Elle peut crever au fond de son trou à ressasser ses souvenirs indigestes. Elle n'est plus. L'alcool a évaporé la soupe aux grumeaux sous la peau du crâne, et on plane, bien haut, petit pantin Icare qui espère que ses ailes ne vont pas cramer trop vite. Pourtant, on en grille des clopes, comme si l'alcool ne détruisait pas assez vite le boyau. On a toujours besoin du feu, depuis des millénaires, on allume sa vie, huit centimètres de vie en moins, on se crame les ailes plus vite, mais on ne peut pas s'en empêcher, vu qu'on en a plein les poches. On est prévoyant quand on veut se tuer, et pourquoi reporter à plus tard ce qu'on peut faire tout de suite ? Le cowboy qui n'a pas de cartouche dans son ceinturon, il tire pas. La géographie change, le pantin a pris l'habitude des missions à l'aveuglette, il se dirige tout seul, à travers les ruelles dans la nuit, voit les autres sans les regarder, zigzag entre les poteaux et la végétation, mais l'esprit contaminé depuis toujours veille aux grains, et le plus fou, c'est qu'il faut continuer de plaire, à tout prix, essayer de séduire, les copains, dont les propres pantins sont plus ou moins agiles. La géographie bascule, et on découvre l'intérieur mystérieux d'un nouvel endroit. Une personne à l'entrée, bien habillée, un noir qui ne fait pas gorille, curieusement amical malgré le fort état d'ébriété de notre troupe. J'aperçois dans un coin une sorte de Sphynx de pacotille, apparemment posé là pour faire classe, et je m'entends poser au videur sympa l'énigme de ce même Sphynx, l'énigme d'Œdipe. J'arrive même à lui donner la réponse, et le mec est intéressé, je me dis chapeau, bien joué, tout en faisant tout pour que le pantin reste calme, droit, raisonnable. Je poursuis les autres dans l'antre artificielle, où la Bête est peut-être cachée, la Bête qu'il ne faut pas réveiller, sous aucun prétexte, pas maintenant. Je n'y pense pas consciemment à ce moment-là, l'alcool est trop fort, il a bloqué toutes les issues, il a posé un immense caillou devant l'entrée de la caverne, un morceau de charbon noire comme le vide. Mais il y a un gouffre en bas, et la pierre peut chuter. Pas pour l'instant. C'est une discothèque, un endroit glauque où des gens qui se croient bien habillés viennent pour regarder les autres et critiquer leurs habits, se parler à l'oreille en hurlant, respirer les vapeurs d'alcool, la fumée mortelle des clopes et la sueur des faux danseurs. Toute cette horreur pour quoi ? C'est simple, pour les mecs, baiser, et pour les filles, se faire draguer, se faire mater, pour entretenir leur vanité incommensurable. Il y en sûrement plein, un peu comme moi, qui ne sont pas là pour ça, ou qui n'aimeraient pas être là, ou qui aimeraient être armés... mais bon, on peut plus reculer, les portes de l'antre se sont refermées. La musique est forte, visqueuse, elle rentre dans les oreilles sans crier gare, ça tape, de la basse, comme une marche militaire nazie, dérangeante. Ça parle plus, ça gueule. Espérons que le bruit ne réveille pas la Bête. On fait connaissance avec les gens, les filles inconnues, on fait semblant d'avoir de l'esprit, d'être original, pour tromper l'ennui, gagner quelques minutes, se divertir soi-même pour faire croire aux nouveaux venus qu'ils ne nous laissent pas indifférents. L'alcool nous a suivi, il est encore plus fort, plus agressif, vociférant ses vapeurs, mais il ne fait plus peur. Avant la mort, toujours un regain d'énergie. La salle de torture se remplit, insidieusement, et on nous force à nous dévêtir, à abandonner la carapace, et c'est payant, faut cracher. On gueule un peu, on comprend pas, on a envie d'être ailleurs, mais l'alcool a des parts dans la boutique, et on finit par rester, en imaginant avec peine la vie de cette fille-vestiaire anesthésiée, qui joue avec sa console portable sans même regarder les clients. On se retrouve sans transition sur les sièges mous, avec les gens autour, fous, et la seule chose qu'on ressent, c'est la naissance d'un nouveau bébé-crayon dans le bas-ventre. Il faut alors remettre le pantin en route. C'est là qu'on baisse la garde, et qu'on prend le mauvais chemin. Chemin fatal. Je n'ai pas compris tout de suite, en découvrant l'étrange architecture des toilettes, immenses, tout en béton, je n'ai pas vu la lourde porte noire, immense rocher censé cacher l'entrée de l'antre, et je me suis engouffré dedans, dans la gueule du loup, en ricanant. Il n'y avait personne dedans, personne d'humain. Ça aurait dû me mettre la puce à l'oreille. Anesthésié par l'alcool (son complice), je n'ai pas senti les remugles de la Bête, sa puanteur de viscères chaudes, son haleine de cadavre si proche, j'ai tâtonné dans le noir, avant de caler le pantin dans un chiotte, où le verrou tiré me donna l'illusion de sécurité. Mais la Bête était là, tapie au plafond, aplatie, prête à me fondre dessus, à se laisser tomber sur moi, comme un piano qui chute du quinzième étage. Alors que je débite en filets d'or mon dernier enfant-crayon, la Bête se jette sur moi, m'ouvre le crâne, très facilement, et se déploie à l'intérieur, marée noire totale dans mon cerv-o-céan, et malgré l'alcool, le choc est insoutenable, inadmissible, inhumain. Le pantin se débat de l'intérieur, a envie d'expulser la Bête, mais elle s'est infiltrée dans tout l'organisme, dans le sang, les os, la peau, et c'est la souffrance du souvenir exacerbé qui explose, la souffrance futile du français moyen. L'alcool s'estompe instantanément, la soirée est finie. Place au cauchemar vivant. Je la vois avec des yeux nouveaux, Elle est nouvelle, et pourtant je la sais gravée dans chacune des cellules de mon œil, dans chacune des fibres de mon cerveau. Elle est si proche, et pourtant disparue, intouchable. Je tends presque la main pour l'atteindre, redécouvrir sous mes doigts la douceur de son visage, ses paumettes hautes, ses douces oreilles, son sourire, mais je suis coincé dans le temps, un temps paradoxal, où sa disparition, son absence, m'est plus intolérable que dans le temps réel, le temps qui avance. Je revis l'accident, un flash en noir et blanc continu, je redécouvre son absence, l'amour perdu, l'impossibilité d'aimer une autre, la perte insoutenable, intolérable, plus fort que jamais. La bête plante ses griffes au plus profond, et la souffrance est trop importante pour seulement pleurer ou tomber. Le vide se créé, ce vide qui est devenu si familier, et le corps reprend ses droits, et il n'est pas content. Il rejette l'alcool, et l'insouciance. La Bête tient bien le pantin, avec ses griffes et ses crocs, le pantin désarticulé, ensanglanté de l'intérieur, comme un monstre qui traîne sa charogne au fond de sa caverne. Elle me tire au fond, avec mes souvenirs, et ça fait mal. Les trois parfums amers Un mort, moins d'amour On sent le truc venir, comme une fin de film aberrante, fausse, intolérable. On croit que le twist inespéré va apparaître, et qu'on pourra éteindre le téléviseur, rassuré et confiant dans nos schémas d'existence. Mais la fissure dans la trame de la réalité s'élargit, et la normalité qui nous permet de rester sains d'esprit (du moins en apparence) explose en mille morceaux, impossibles à recoller. L'être aimé, ou plutôt l'être qui nous aimait, disparaît avec absurdité, dans une négation sans appel de la vie. Ce n'est pas de sa faute, mais il faut bien un coupable, car ce n'est jamais nous. Les pleurs arrivent plus ou moins naturellement, mais ils sont là, prêts à adoucir ce premier parfum amer, qui monte du fond du ventre, ou de l'âme, si elle existe. Les pleurs nous recouvrent, s'étalent sur notre peau, et forment une sorte de voile protecteur, piquant mais apaisant. Un nouveau placenta, qui ne protège plus une vie, mais son absence. Le corps est secoué par ces marées d'amertumes, auxquelles il faudra s'habituer, comme un plat qu'on abhorre mais qui revient régulièrement dans l'assiette, et il faut tout finir. Mais pourquoi pleurer la perte ultime ? Qui peut dire qu'il a du chagrin pour celui qui n'est plus, qui n'a plus de vie, celui qui ne peut plus rien ressentir (du moins d'après ce qu'on en sait) ? On pleure notre perte, la perte de l'être aimé, qui nous aimait, et qui ne nous aimera plus, ne nous épaulera plus, ne sera plus là pour nous montrer cette bonne image de nous-même, à laquelle il nous avait habitué. On croit pleurer pour lui, et notre factice bonté nous émeut encore plus. On pleure pour les moments qu'il ne vivra jamais, mais ce sont des moments qu'on aurait aimé partager... On pleure d'être abandonné, laissé aux chiens, et à tous ceux qui ne nous aiment pas tant que ça. On se réjouit bien de la mort de l'ennemi, car ça en fait un de moins, parmi ceux qui nous renvoyaient une mauvaise image de nous-même. Si on ne meurt pas avant les autres, on finira seul, des restes d'amour aussi jaunis que les pages de vieux albums photos, des souvenirs dont seuls subsistent quelques particules dans le cortex, et quelques débris osseux dans des caveaux oubliés. Un parfum amer dans l'estomac, laissé par ces morts qui ne peuvent plus nous aimer. L'Amputation Amoureuse Le chirurgien invisible retire son masque et écarte nos paupières, plantant dans notre rétine une lumière pointue et blafarde. L'opération est un succès : les séquelles sont multiples. Dans un sac en plastique noir, au fond du grand décorum, gigote dans tous les sens quelque chose de visqueux, on imagine un gros ver, asticot géant. Ça se débat mais ça ne peut plus sortir. Ça hurle sans bruit. Dans la salle de réveil, on commence à comprendre sa perte, et la première sensation est la nausée, terrible, à vomir tout son bonheur passé. Mais on n'y croit pas trop, les calmants font leur effet. La morphine anesthésie la douleur, cette douleur impalpable répandue dans chaque particule du corps, cette douleur qu'on a essayé d'évaluer sur une échelle visuelle, en vain. Pas assez de crans. Puis on décide d'ignorer les visiteurs, et de tout cacher derrière un mur bien haut, de refouler, d'oublier tout le mal, toutes les incompréhensions, les colères contenues, les reproches mesquins, les erreurs qu'on aurait pas dûes pardonner, les gentillesses qu'on aurait pas dûes accepter. La chance qu'on a pas su se créer. On croit qu'on va mieux, et le membre amputé ne gratte plus trop. Dans la bouche, réapparaissent de nouveaux goûts, des goûts oubliés, anciens, renaissants, magnifiques. Le plaisir du premier shoot, du premier trip, la liberté totale et nouvelle, comme une deuxième naissance. Comme tous les vrais plaisirs, il est de courte durée. On y arrive, on se faufile. Notre deuxième parfum amer, dont l'appelation la plus juste serait peut-être Nostalgie, est bien là, aussi encombrant qu'un deuxième cerveau, uniquement dévolu à détruire les pensées positives. Chaque instant est déjà-vu, mal décalqué, une pâle copie d'une histoire lue une seule fois, et perdue à jamais. On tourne fébrilement les milliers de feuillets, mais tout a disparu, impossible de revenir en arrière. Pourtant, tout est là, dans ce glaireux cerveau gris, aussi clair qu'une réalité invisible. On maudit cette mémoire trop efficace, qui nous fait revivre chaque instant, et qui transforme tout en image d'Epinal. Mais le pire reste à venir. L'amour aussi semble terrassé, piétiné, recouvert de boue, à mesure que l'être amputé se libère dans un nouvel amour, se greffe à un nouveau corps et une nouvelle âme qui ne sont pas les nôtres. Ce nouvel être n'est pas digne, selon nous, d'accueillir le greffon. Notre greffon, cette partie de nous qu'on a perdue, et qu'on croyait morte. Elle vit ailleurs, au lieu de rester tapie au fond de son oubli, son oubli rose et doré, aux murs décorés de jolies tapisseries anciennes, où aucune ombre ne vient se poser. Le parfum amer est omniprésent, à chaque seconde. Il remplit de nostalgie chaque moment non contrôlé, quand on lâche la bride, quand la conscience proteste du manque d'amour, de considération. Quand l'amour de soi n'est plus assez fort pour supporter tout cela. Une immonde chorale, dont les chants seuls nous font continuer à vivre, formée par les trois ténors que sont la Vanité, l'Orgueil et l'Egoïsme, clame haut et fort sa fureur, sur un rythme de chevauchée de Walkyries. Toujours cette fureur de ne plus être aimé par l'être qu'on aime. Oh, il peut bien nous aimer au fin fond de son souvenir, pour garder dans un recoin du globe une bonne âme prête à lui montrer ce qu'il veut voir de lui, mais jamais on ne lui pardonnera d'avoir survécu à l'amputation. Les images défilent à toute vitesse. Pas une ne manque. Comme un homme qui chute dans le vide, et qui voit sa vie défiler en accéléré. On est condamné à vivre ce programme d'enfer, jusqu'à ce que l'amputation soit oubliée, ou refoulée. Un parfum amer dans le cœur, qui frappe sans cesse au nom de la nostalgie. Le Monstre Jalousie On peut dire que l'être humain est plus évolué que les bêtes, de par tous ses défauts et sa gratuite méchanceté. L'Amour ? Les chiens en sont plus dignes. L'Amour, valeur suprême, magique, indépassable, qui nous sert d'alibi, de faire valoir, d'objectif, de moyen, et de fin, peut donner des envies de vengeances terribles. Pour rien. Certains êtres sont possédés par ce troisième parfum amer, entité noire, incrustée dans chaque parcelle du cœur, enrobée de vanité sucrée. Ce parfum de jalousie, qui nous dirige dans la vie, qui choisit nos objectifs et idéaux, qui nous fait ressentir le poids de notre humanité, quasiment nul, inutile et sans raison d'être. Le parfum de jalousie est pervers, il corrompt les meilleures volontés, nous possède entièrement, pire qu'un esprit malin, et nous transforme, ou plutôt fait tomber le masque. Derrière se cache le vrai visage, nécrosé de névroses, purulent de bassesses, plus méprisable que celui du pire des assassins, caché et étouffé qu'il est sous les couches de maquillage depuis des lustres. Quelque chose d'impalpable sort de moi, comme un appendice, qui va se planter dans l'autre, et qui s'enroule autour, le fait prisonnier, le serre le plus possible, le rattache inexorablement à moi. Dès cet instant, tous mes sentiments sont troublés, pervertis. La couleur du décor change, les voix sont méconnaissables, et les actes prennent une nouvelle importance. Mon appendice séquestre l'autre, pour qu'il fasse partie de moi. Je ne supporte pas de ne pas le contrôler totalement, de diriger son regard, ses paroles, ses envies. Je suis plus qu'un hôte en son corps et son esprit, je veux devenir lui, pour qu'il soit moi, ou plutôt, à moi. Je ne supporte plus son libre-arbitre, sa liberté, ses choix qui ne suivent pas les miens. Ses passions qui me sont inconnues ou déplaisantes, j'aimerai les effacer, formater sa mémoire, faire une copie de la mienne, et fusionner complètement. Un clone de moi, que je pourrais aimer comme mon reflet dans l'eau noire de mes yeux fermés. Mais c'est impossible, et l'autre ne tarde pas à dévier de l'attitude que j'attends de lui. Au moindre mot, regard, envie, geste, qui ne suit pas ma propre volonté, mon appendice se ressert autour de lui, tente de l'étrangler, de couper sa circulation sanguine, pour l'immobiliser, le rendre impuissant. Mais souvent, s a ns s uc c è s . J e me c o nte nte a lo r s de tue r l'a utr e psychologiquement, de faire souffrir ma conscience au maximum, pour mieux le lui reprocher par la suite. J'avale par litres ce poison au parfum amer, et je m'en délecte, oubliant la nausée et me retenant de vomir. Pure jalousie maladive qui nous nourrit et nous fait mourir à la fois. Sartre disait que "l'Enfer, c'est les Autres". Pour ma part, le pire Enfer, il est en moi. C'est toujours trop tard Les heures, toujours les heures, si lentes, éternellement vides. Il ne sait plus s'il a une montre (la belle, celle de ses cinquante ans) car il ne peut plus lever le bras, mais il entend un tic tac, pas loin, peut-être dans le salon, ou dans sa caboche, va savoir. Il fixe les rideaux jaunis, depuis des heures, des mois. Ça use de bouger les yeux, alors il les ferme, ça passe le temps, la vie, plus vite, comme en accéléré. On ne veut pas voir les passages ennuyeux. Il essaye de voir à travers ces foutus rideaux, mais au-delà, c'est tout gris, comme s'il n'y avait rien, rien que du brouillard, ou du gaz, comme dans la Somme. Il s'en rappelle du gaz, ses yeux s'en rappellent. Quelqu'un est venu, peut-être le patron, le Grand Monsieur Robin, ou peut-être la police, à cause de l'accident de mobylette... mais il s'en fout, du moment qu'ils viennent pas lui casser les pieds. Sa femme leur dira qu'il est fatigué. Ils les emmerdent, et s'il pouvait se lever il irait leur décoller deux trois ratiches à ces empaffés. Il les entend rire, derrière la porte, tout bas, avec leurs voix grasses, leurs moustaches huileuses. Ils ont dû se faire payer le café par sa femme, il ne sait plus trop si elle est là. Peut-être qu'elle est sortie, ou partie. Ça l'inquiète quand même. Des fois il sent des courants d'air dans son dos, le long de son échine, ça le refroidit jusqu'à l'os, ça le glace, comme des lames de grands couteaux qui lui passeraient dessus, pour s'aiguiser le coupant sur la couenne. Il pense à la Mort, venue le cajoler, le faire patienter. Il l'appelle, sa femme, il gueule, mais elle répond plus. Ça lui donne envie de se lever et de taper dans les murs, mais il y a les autres à côté. Ils ont les mains propres, avec leurs beaux habits, ces fils de putain, et ça les fait rire, la misère. ils savent pas ce que c'est de descendre en bas, dans le trou, là où on respire plus pareil, où on tousse à en dégueuler tout ce qu'on a dans le bide. Ils connaissent pas les ténèbres, le vrai noir, le noir total, qui vous bouffe la rétine, celui de la tombe, celle où faut être prêt à crever tous les jours, pour bouffer un peu et habiller les gamines. Ils connaissent pas la peur, ces gens-là, la vraie, pas celle de l'enfance, mais plutôt la Peur qu'on a quand on a l'impression de ne plus exister, d'être aussi noir qu'un morceau de charbon dérivant dans le vide de l'espace là-haut, vide et transparent. La trouille quand les lampes s'éteignent, quand les copains répondent plus, quand le coup de grisou répand la mort avec naturel. Il aimerait bien les voir dans le trou, ces gugusses, avec leurs pipes brillantes, leurs écharpes et leurs cannes, il aimerait les envoyer au fond, couper les cordes de l'ascenseur avec les copains, et les entendre gueuler en bas, bien fort, jusqu'à miauler comme des gosses, à s'en arracher les oreilles. Il gueule le nom de sa femme, ça le fout en rogne de l'imaginer en train de servir des biscuits à ces enflures. Personne répond, il se tait. Et la gamine, où donc qu'elle est la gamine ? Il s'en veut de plus en plus pour le coup du mauvais bulletin, ce soir-là, mais il n'était plus lui-même. Et puis elle le narguait avec ses yeux fous, les mêmes que sa mère, bien ronds et brillants, comme des billes à deux sous. Il aimerait bien revenir en arrière pour ne pas lui casser le manche du balai dans le dos, à sa gamine. Il aimerait bien revenir en arrière, et vider dans l'évier tout le vin, ce vin dégueulasse, que son frère achète à Frontin, deux fois l'an. Il repense souvent aux beaux cheveux de la gamine, écrasée par terre, comme un moineau aux ailes arrachées. Il a envie de se baisser et la prendre dans ses bras, la serrer contre ses biceps qui la font tant rire. Mais il lui reste le morceau de manche à balai dans la main, tendu comme une lance, et il sait que sa femme le regarde fixement, avec elle aussi ses yeux de faucon. Il se demande bien où elle est passée, la gamine, où c'est qu'elle a encore été vadrouiller... Elle a toujours eu la bougeotte, plus on l'enfermait plus elle criait liberté, et c'était toujours pour sa pomme à lui la correction, la ramener de force par les cheveux, devant ses petits amis, quand elle avait fait le mur une heure pour les accompagner à la foire. Il aimait pas ça, mais le vin ça le rendait dur, et sa femme l'excitait, elle savait comment s'y prendre. Elle avait du feu plein la langue sa femme, et elle savait s'en servir pour échauffer ce qui bouillait dans son mauvais sang. Il fait un effort et regarde sur la commode, à côté de sa radio. Il y a des photos, et il la voit, la gamine, avec le petit de son nouveau mari. C'était quand ça ?... Il ferme les yeux en sentant la marée qui monte, douloureuse, une eau pas liquide, pas du tout, une eau épaisse, comme composée de milliards de boulons de toutes les tailles, des sales boulons rouillés, qui lui montent de la gorge, et qui lui triturent l'esprit, qui font le vide, l'empêchent de penser aux ronds de cuir dans le salon, au coup de balai. Le passé se dissout, part en fumée, avec les courants d'eau boulonnée, et ça fait mal, il en gueulerait à la mort, de voir les choses passer dans sa tête, comme dans l'écran de télévision, des choses affreuses, des choses qu'il peut sentir, qui sont dans l'air, presque là, près de lui, à lui faire du mal. La gamine elle est plus là, ni ici ni à Limoges, elle est plus nulle part, on lui a dit, on lui a caché, mais il s'en rappelle maintenant. Sa gamine, avec ses yeux ronds, elle l'aimait, ça il le savait, malgré l'alcoolisme et les punitions, les heures enfermées dans le noir de sa petite chambre sous les toits. Elle l'aimait, et lui il avait jamais pu lui montrer, et c'était trop tard. C'est toujours trop tard pour aimer. Il sent qu'il l'aime à en crever, qu'il donnerait sa carcasse pour elle, mais c'est trop tard, il ne peut plus bouger. Les boulons grossissent sous son crâne, ce sont presque des roues de camions, il sent des larmes salées glisser sur ses lèvres invisibles, il ne sent plus que ça, le reste du corps a fichu le camp. La gamine est partie, à tout jamais, et il ne lui parlera plus, ne pourra pas s'excuser en lui caressant la nuque, avec sa grosse main de mineur, ne pourra plus la faire rire en lui montrant son énorme biceps bandé. Il ne pourra plus. Combien de temps est passé ? Il a oublié, peut-être deux heures, peut-être une saison. Les rideaux sont toujours là, et le gris derrière collé à la vitre, le gris éternel. Ça doit être ça qu'il y a en haut, quand on y passe, du tout gris, du vilain rien. Il croit entendre la voix de la gamine dans le salon, il a envie de bondir, mais il est attaché à son lit médicalisé, scellé à lui-même, la mort l'a attaché, bien attaché, pour aller faire un tour tranquillement, et l'avoir là, bien ficelé comme un rôti, pour quand elle reviendra, après sa tournée d'été, sa charrette pleine de cadavres aveugles et souriants. Elle le trouvera là, immobile, soudé à son lit en fer, dans la petite chambre d'ami, près du salon, toujours solide comme un bœuf, et elle l'emmenera lui aussi, pour qu'on lui foute des coups de balai pour l'éternité, et il craint qu'on le laissera pas revoir sa gamine, jamais, ça sera ça la punition. La damnation comme dit le curé de la paroisse. Pourtant il a travaillé dur, bien dur, pour nourrir la maison, il a été bien patient, même si l'alcool lui en faisait faire de belles. Il les aimait ses femmes, bien fort, plus fort ça serait pas possible. Mais ça la Mort elle s'en fout, ça rentre pas dans ses critères. Elle a faim, et elle aime tout, elle est pas difficile, elle laisse rien, même pas le gras, encore moins les os. Ça lui fout les pétoches de la voir. Il surveille bien la porte, comme si de soutenir la poignée du regard allait la faire rester close. Y a plus personne dans le salon qu'on dirait, il entend rien, comme si y avait jamais eu personne. Juste des bruits de trucs qui roulent par terre, comme des roues de chariot. Et il se demande bien où a pu aller se cacher sa femme. Il aimerait bien la voir un peu, lui parler de la gamine. Ils en ont jamais parlé de la gamine, depuis le jour où qu'on l'a mise dans la terre, dans son trou à elle, pour toujours. Ils étaient même pas là qu'on l'y a descendue, dans son trou à elle, même pas là pour l'aider, pour l'aimer encore un peu, tout ça à cause de la mécanique, le corps foutu, même pas bon à dire au revoir à la gamine. Il aurait bien aimé prendre sa place si ça avait été possible. Lui, il les connaît les trous, le noir, ça l'aurait pas changé. Mais sa femme elle en a pas parlé, elle a fait comme si la gamine elle était toujours en vadrouille, bien installée, avec sa nouvelle famille, mais lui ça le bouffe, ça lui ronge le cœur, il faut qu'il en parle avec elle, savoir si elle pense que la gamine lui en veut pour les coups, pour les humiliations. Il ne sait pas où elle est. Ça roule dans le salon, un bruit de ferraille. Il voit la porte qui s'ouvre, ses yeux s'écarquillent, de terreur. Il veut bander ses muscles mais ils restent mous, absents. Il est condamné, ça doit être Elle, celle qui a décimé tous les siens, sauf lui. Il ferme les yeux, puis les ouvre à nouveau, il va la regarder en face, la Mort, l'affronter, lui montrer qu'un mineur il a pas peur de ça, que de toute manière elle pourra l'emmener où elle veut, lui il lui en foutra des gauches, et des droites, et qu'il la retrouvera la gamine, et puis qu'il lui dira qu'il l'aime, à voix haute, bien fort, en lui caressant la nuque, juste pour la voir sourire, une dernière fois, pour qu'elle le pardonne avant de disparaître dans le Monde Gris. La porte est ouverte, mais la mort n'a pas fait le déplacement. Pas pour lui en tout cas. Elle veut encore le laisser reposer, au chaud, le faire engraisser de douleur et de rien, d'une non vie, pour qu'il soit prêt, prêt à être dévoré à son tour. On la pousse sur une sorte de chariot à roulettes, bien habillée comme pour un dimanche, avec sa belle robe bleue qu'elle avait faite elle-même, et son collier de communion, on lui dit qu'elle est belle, qu'on a bien pris soin d'elle, on lui en dit des choses avec des voix douces, mais il n'entend plus, il peut pas encaisser ça, tout est fini. Il pourra plus parler de la gamine, c'est trop tard... La Mort a retrouvé sa femme. C'est toujours trop tard. Flamenco - Epilogue La Date éclate dans les synapses. Le froid glacé de la pièce se fait l'écho du temps passé, du temps vide, énième clone à peine déguisé d'un éternel recommencement. Comme Sisyphe, il pousse la même pierre tous les jours, croyant chaque soir arriver au sommet, avant que tout ne s'écroule à nouveau. Il se lève quand même, pose ses pieds nus sur la sol glacé, et laisse le jour rentrer dans l'antre. La vision est connue, sans vie, embuée de pollution ou l'éclaircie ne perce pas. La Date éclate encore, mais il se dit qu'il va faire comme si le calendrier n'était qu'une invention destinée aux minables. L'odeur n'est plus là depuis longtemps, mais ses cinq sens reproduisent le souvenir, presque à la perfection. La Danse se grave dans chaque cellule du corps, du véhicule humain, ou tas de viande, et il suffit d'une note pour que les pas reviennent. Il laisse l'eau bouillante couler, brûler le visage trop sensible. Il ferme les yeux, croyant réussir à bloquer le raz de marée, mais chaque seconde de vie lui rappelle une histoire longue de milliers de pages. Il voit l'eau projetée en pleine bouche, puis recrachée, il s'entend protester, rire. Il érige un nouveau barrage, aussi solide qu'un mur de coton. La Date brûle sur les carreaux trempés, il se dit qu'il doit faire quelque chose, mais à quoi bon ? Se plaindre ? S'apitoyer ? Ressasser une vérité que personne ne peut ni ne veut contredire ? A quoi bon, sinon avoir mal ? Les démons du quotidien sont toujours là, guettant chaque seconde de non-conscience. Il effectue les gestes qui lui permettront d'être présentable en société, de présenter une version de lui qui ne donne aucun indice sur le fait qu'il sait, qu'il est au courant, que la Date est ce qu'elle est. Il transpose, en terme de durée, de temps, de jours et de mois, pour célébrer l'anniversaire, leur anniversaire. Une sorte de fête funeste, où il commémore par la pensée un décès, la perte d'un être cher, ou plutôt d'une partie de lui. Ce bon vieux membre amputé, qui fait toujours des siennes et ne veut pas se faire oublier. Il le sent qui gratte, ça le démange. Il sait qu'il ne s'en servira plus jamais, mais comment l'oublier ? Il monte dans son véhicule, et la musique se fait entendre, plus forte. Le tas de ferraille a une âme, c'est un conteneur, comme une maison hantée, qui garde les innombrables traces des moments passés, comme des ondes, de l'énergie de bonheur, de rires, de chants, de tensions. L'habitacle résonne comme la nef d'une église, et l'écho est toujours là. Faible mais présent. Sur le trajet, il repense à la Danseuse, à tous les sacrifices, à toute la souffrance, comme pour se persuader qu'il est dans son droit, qu'il a le droit de penser à la Date, de lui donner de l'importance, de vouloir qu'elle y pense aussi... Mais tout ça pourquoi après tout ? Pour qu'elle sache que lui y a pensé, pour lui faire croire qu'il souffre plus qu'elle, qu'il ne supporte toujours pas l'idée qu'elle redanse un jour, que lui a le droit d'aller mieux mais pas elle ? Il se doute qu'il en revient toujours au même. Egoïsme, vanité et besoin d'amour, de dominance, de possession. Il a eu le droit de danser aussi, un certain temps, et il se rappelle que chaque année il fêtait avec elle la date de leurs premiers pas ensemble, après toutes les batailles, les souffrances qu'il avait fait endurer, et qu'ils avaient endurées ensemble. En arrière-plan, il a toujours cette phobie, cette crainte inconsidérée du jour fatidique, ce jour où il apprendra qu'il n'était pas le danseur ultime, le meilleur, le seul capable d'aimer autant, et surtout d'être autant aimé. Toutes les frustrations s'emmêlent, pour former un bon nœud, indénouable, qui ne saurait passer que le lendemain, quand la Date sera passée. Le travail tyrannique reprend ses droits et il arrive à oublier un peu la Date. Il se dit qu'il doit quand même faire quelque chose, qu'il aurait dû préparer quelque chose. Là, il se sent démuni, comme en retard, il n'a pas assumé, n'a pas été en phase avec la solennité du jour. Il ne sait pas encore qu'il faut payer, payer le prix de son incapacité à balayer le passé une bonne fois pour toutes. La Date se matérialise une bonne fois pour toutes, et la Danseuse est là, inchangée, la robe virevolte comme avant, et les pas sont toujours assurés, enivrants et hypnotiques. Il se sait perdu. La Date s'est fait attendre, mais elle avait une bonne raison. Elle arrive accompagnée, accompagnée de la nouvelle fatidique, tant redoutée. Le corps réagit instantanément, c'est une décharge électrique. La Danse s'arrête, une bonne fois pour toutes. Il était déjà hors de la piste, mais là on le jette dehors, une nouvelle fois, violemment, sans méchanceté mais sans échappatoire possible. Il ne proteste même plus, il encaisse. La Danseuse reste en piste, accompagnée de la musique de la Date, il l'entend depuis l'extérieur, mais elle ne danse plus seule, au son des guitares cauchemardesques. Son sang se gèle dans ses veines, avant d'inverser son cours. Le cœur se vide, il commence à connaître la sensation, mais là c'est pire, car un nouveau danseur a pris sa place. Il ne l'a pas démérité, mais il lui en veut à mourir, dans un ultime sursaut maladif de possessivité, d'orgueil blessé, comme si un inconnu, d'un souffle, balayait tout, effaçait le grand tableau noir, brûlait les photos, une réalité ancienne. La noirceur l'envahit, jusqu'à l'obscène, et il se déchire de l'intérieur, comprenant que son enveloppe corporelle est trop lourde pour le peu qui subsiste à l'intérieur, l'invisible, qui ne peut s'échapper pour voler loin et oublier. Il sait que la Danseuse devait reprendre le spectacle un jour ou l'autre, mais son imagination est trop puissante, et il sait ce qui se passe dans la salle de concert. La porte est fermée, les videurs disparus. Le bâtiment, il ne le reconnaît plus, car tout a changé. Les réverbères distillent une lumière jaunâtre, blafarde, et lui est là, seul sur le bitume, glacé de froid. Le ciel n'est pas tout à fait noir, quelques lueurs oranges palpitent à l'horizon. Il essaye de saisir à pleine main le flot de pensées dévastatrices que lui inflige son esprit faible, il essaye de les laisser là, devant le mur gris et taggué de la grande salle. A l'intérieur, quelques cris étouffés, de la vie, peut-être du bonheur. Il ne veut plus rien entendre. Il tourne le dos, et reproduit le bon vieux mécanisme. Un pied devant, un autre pied devant, et la marche se met en route. Devant lui, une route sans fin, sombre mais droite. Impossible de savoir ce qu'il y a au bout, si ce n'est cette lumière étrange. Il plonge dans le noir, nouveau voyage au bout de la nuit, avec encore moins de bagages que d'habitude. Derrière lui, sur le trottoir, il a laissé quelques morceaux de mémoire, et il espère qu'ils ne le retrouveront pas, et qu'ils resteront là où il les a déposés, pour toujours. Un dernière coup d'œil aux aiguilles fluorescentes de sa montre. 13 février. La Danse est finie. FIN