La Danseuse de Flamenco

Transcription

La Danseuse de Flamenco
omas Desmond
La Danseuse de Flamenco
et autres nouvelles
Août 2007 - Février 2008
La Danseuse de Flamenco
Un dernier suicide avant de vivre
La Fille Floue
Le passé qui s'invite sans prévenir
La Saine Haine
L'alcool pour oublier, et se souvenir
Les Trois Parfums Amers
C'est toujours trop tard
Flamenco - Epilogue
Merci à Sandrine pour son aide.
"[...] Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir;
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir."
Charles Baudelaire, Don Juan aux Enfers
Les fleurs du mal
La Danseuse de Flamenco
Ça a commencé comme ça, comme un corps qui prend feu,
sans prévenir. Pas d'étincelle, juste un brasier d'enfer. Un regard,
un sourire de lumière, une peau cuite, des épaules comme une
dune immaculée, caressée par les rayons fous d'une chevelure
dérangeante, hypnotisante. C'est la fin et l'aube de tout,
l'apocalypse tant attendu d'une vie médiocre, un coup de tonnerre
dans un cagibis grouillant de ténèbres. J'étais amoureux de la
Danseuse de Flamenco.
On oublie les ratés qui nous entourent, ces ratés qui nous
ressemblent tant, une fois qu'on les a dépouillés de leurs
déguisements. Ils sont peut-être amoureux eux-aussi, ces pantins
répugnants, ces autres, fous amoureux de la Danseuse, ma
Danseuse, qui virevolte aux sons des guitares possédées,
amoureux des plis mystérieux de sa robe cramoisie, amoureux de
ses chevilles qui apparaissent furtivement, vous faisant monter le
goût du sang dans la bouche, amoureux de son corps si dissimulé
et en même temps si offert, si bouleversant, comme la dose en
mirage dans les yeux du drogué proche de sa fin. J'aimerais tous
les tuer ces autres ratés, ces autres rien, d'un seul coup, sans bruit,
les écraser d'un regard pour les réduire en une fine poussière grise
que je soufflerais aux vents insignifiants.
Laissez-moi seul avec la Danseuse, que disparaissent les
musiciens dans le bois de leurs instruments, que seule la mélodie
entêtante subsiste encore, que tout s'efface, sauf ses mains qui
déploient l'éventail, avec force arabesques, ses mains qu'on veut
emprisonner à jamais, autour de son corps, sur son cœur,, juste
vivre en elle, pour mourir moins vite. Que le temps se fige, qu'il
s'étire jusqu'au fin fond des âges, car jamais plus je ne ressentirai
cette renaissance dans mon corps et mon esprit. Elle danse pour
moi, seulement pour moi, et elle me regarde, à travers la fumée
lourde, planante et immobile. Elle me sourit. Ses lèvres me
rendent amnésique de tout. J'ai besoin de la serrer, de la
comprimer, d'enfermer son mouvement, sa danse, la capturer,
l'engloutir, envie, besoin de la faire danser en moi, rien qu'en
moi, jusqu'à la fin.
Tout s'accélère, elle se rapproche, ou peut-être est-ce moi qui
cours vers elle ? Mais le charme est brisé, pour elle en tout cas,
car je vois sur son visage se former un nuage de cendres. Mais elle
est si proche maintenant, si proche que je peux voir les grains
sombres de son maquillage qui décore ses hautes paupières,
j'oublie le nuage qui passe sur son front et je lui prends la main,
avant que le temps ne reprenne sa traque.
La laideur blafarde déferle autour de nous deux, le brouillon de
la réalité s'abat comme un gros rideau de salle mortuaire. La
musique s'arrête, avec quelques notes malades échappées du
chaudron. On me saisit violemment par la taille, on me frappe,
car je ne lâche pas la main de la Danseuse. Elle me regarde
toujours, peut-être qu'elle sait, elle sait tout, son éventail lui a tout
soufflé, je l'espère. On me tire de force et elle s'éloigne de moi,
avant de disparaître. Je rue comme un possédé, mais les monstres
qui me ceinturent ne faiblissent pas.
Je retrouve le froid de la rue, la tête ravagée comme un amas
de tôle accidentée, les paumes en sang, et un goût de cendre au
fond de la gorge. Mais je la vois encore, à travers les murs
effondrés du bâtiment. Au delà de ce monde disparu et qui la
retient prisonnière à jamais, je la sens, je l'aime. J
Je comprends que tout n'est question que de vie ou de mort.
J'avais compris que l'amour avait deux faces, un côté pile, un
côté farce. Impossible de tomber sur la tranche de la pièce, à
moins d'un miracle. Je savais déjà que j'allais devoir entrer en
guerre pour asservir cette danseuse, ou me faire asservir, car
l'amour n'est que ça, une servitude plus ou moins totale de l'un à
l'autre. Je ne le savais pas encore. De grandes choses nous
attendaient, des choses bouffies d'éternel, et je n'en pouvais déjà
plus d'attendre. Mais pour la première fois depuis le début de ma
course, j'étais sûr de quelque chose.
J'étais amoureux de la Danseuse de Flamenco.
Un dernier suicide avant de vivre
La route est escarpée, je ne m'en rappelais plus. Tant d'années
ont passé, tant de saisons semblables, tant de choses immuables.
Je foule d'un pas lent les mêmes chemins, les mêmes pierres, je
respire les mêmes parfums, je ressens l'âme du large, si proche, je
revois enfin cet horizon pâle et bleuté, au delà duquel il n'y a rien
d'autre que ce que je connais déjà, d'éternels ennuis. Je sors du
sentier et me rapproche du précipice, les vagues se fracassent en
bas, comme toujours, sur les rochers noirs, ces vieux vestiges du
volcan oublié. Quelques mouettes passent près de moi et décrivent
une longue courbe, avant de piquer vers l'eau noire. Mes pieds se
rapprochent de la barrière en bois branlante, sûrement plus vieille
que moi. On l'avait installée pour éviter de nouveaux accidents.
Les jeunes venaient faire la fête et finissaient morts vingt mètres
plus bas, le crâne éclaté comme un fruit trop mûr sur la roche, ou
noyés et retrouvés tout gonflés par un plaisancier quelques jours
après, une fois digérés par la marée. Cimetière en mouvement. Je
me suis toujours demandé à quoi servait cette barrière d'à peine
un mètre de haut. Comme si elle avait le pouvoir incertain de
retenir le malheureux trop heureux d'avoir une bonne raison de ne
pas sauter. Ce soir je trouve que cette barrière m'invite à
l'enjamber, pour laisser la terre ferme derrière moi, et penser à
certaines choses, libéré des attaches et des chaînes. Je trouve un
endroit où elle est presque aplatie au sol et je passe de l'autre côté.
Je me retourne une dernière fois, excité de voir la ville qui se
couvre de petites lumières jaunes. Les gens se préparent à dormir,
comme tous les soirs, ils vont s'habiller et aller au restaurant, ou
se faire un petit dîner avant d'ouvrir une bouche béante et stupide
devant leur écran de télévision. J'ai envie de les inviter ce soir, j'ai
envie de partager de nouveau quelque chose avec eux, même si
c'est pour en finir. Deux retraités promènent leur chien et me
regardent en marmonnant. Le vieux a sûrement envie de me dire
quelque chose, mais on ne veut pas se mêler des affaires des
autres. Je pense à leur petit chien, et à sa vie éternelle. Il ne sait
pas qu'il va mourir, et j'ai de la peine pour lui. Il ressemble à ses
maîtres, qui s'arrêtent pour le laisser courber le dos et déposer
une crotte fine et fumante sur les cailloux du chemin. Je me
retourne et les oublie. Le vent s'est levé et je repense à cette soirée
où je l'ai attendue pendant plus d'une heure, cette grande fille
blonde, dans cette rue où j'avais eu si froid. Depuis ce soir là je
n'ai plus jamais eu de ses nouvelles, et je n'ai plus jamais cherché
à en avoir. Elle n'a pas été la dernière, mais c'est à elle que je
pense maintenant. Je pense à son parfum, ce qui la défini le plus,
au moins dans ma mémoire. A travers les molécules d'embruns
portés par le vent qui agite mes cheveux, je sens son parfum. Je
regarde en bas, j'essaye de revoir son visage dans l'écume, mais la
mer est trop agitée. Je les vois toutes, toutes ces femmes aimées,
mélangées et assemblées, agitées comme des sirènes macabres, me
chantant les louanges de cette eau glaciale. J'entends le chien
aboyer, tout bas. J'avance un peu, quelques pas, puis c'est la fin de
la terre. J'avance le bout de ma semelle au-dessus du vide, et ça ne
me fait rien. Je m'assois et laisse pendre mes jambes, c'est
agréable. Je me revois assis sur une branche de cette arbre où on
se retrouvait toujours avec les copains, et cette copine que
j'aimais innocemment et que j'ai embrassée sur ce même arbre.
Mon premier baiser avec la langue, un peu dégoûtant. Je balance
les jambes, et la terre s'effrite. Il suffirait juste de se laisser glisser
un peu, pour ne plus penser à ceux qui sont partis je ne sais où,
pour enfin, peut-être les revoir et leur dire "vous êtes partis, vous
le savez ça ? ça ne se fait pas de partir et d'arrêter de vivre". Je
regarde de nouveau en bas, je m'imagine sous l'eau, les oreilles
bourdonnantes, les yeux ouverts dans un noir qui s'insinuerait en
moi, par mes yeux inutiles, par mon nez qui ne veut plus sentir,
par ma bouche qui ne veut plus reprocher rien à personne. J'ai
toujours aimé nager sous l'eau. Je me sens protégé, sous la
surface, dans le noir, sans aucun son, sans personne pour me
suivre quand je vais plus bas, quand l'eau se rafraîchi, quand
toutes les questions deviennent inutiles et restent en haut. La mer
est cet aimant qui m'attire depuis toujours et me donne l'envie de
découvrir la vie, de la toucher du doigt, de ne plus la subir de
loin. J'attends quelques secondes que quelque chose se passe, et je
me sens lâche. Mais je suis le seul à pouvoir me juger, et j'ai
envie de rire de moi, de la futilité de mes pensées et de ma
décision, qui n'en est pas une. Je reste là, assis au bord de la
falaise, j'attrape froid, je pense à cent instants oubliés, mais je ne
me laisse pas glisser, je résiste, comme à chaque fois. Si
seulement je pouvais rejoindre l'horizon pâle, en nageant sous
l'eau, sans respirer, sans réfléchir, je ne veux pas rejoindre le
sentier. La nuit tombe, aussi vite qu'une pierre sur la lumière. Je
me retourne et découvre les lueurs flambantes de la fête foraine
qui s'est éveillée à l'autre bout de la ville. Je pense à la vitesse des
manèges, aux faux fœtus difformes de la caravane de l'étrange, je
pense à la jolie fille blonde que j'ai rassurée dans l'antre de la
femme gorille. Je souris et me revois réussir à fendre en deux une
ficelle doublée d'un fil d'acier. Je revois l'embarras du forain. Je
pense à ma mère qui pleure et qui devient verte en descendant du
manège peint en couleurs criardes. Je sens le goût de l'énorme
glace au citron givré dans ma bouche. Mes dents s'entrechoquent,
il commence à faire vraiment froid. Je pense à l'eau glaciale, là, en
bas, et j'ai peur, pour la première fois. Je suis lasse et décide que
ça sera pour une prochaine fois, en été peut-être, si rien ne
change. Je me le promets, pour me pardonner. Un dernier
suicide, avant de vivre. Enfin.
La Fille Floue
Il en faut de la réserve et de la discrétion pour ne pas vouloir
tuer une femme. Pas la tuer avec un couteau ou un poison, non.
La tuer de l'intérieur, avec des mots et des idées, pour la faire
disparaître, très loin, en soi, au plus profond de la fosse en
putréfaction qui nous tient lieu d'entraille. C'est presque aussi
insupportable de voir les autres mener leur propre vie,
indépendamment de vous, sans vous consulter, choisir leur mort
sans y penser, pouvoir réfléchir sous la peau de leur crâne moins
bien formé que le vôtre. Je pensais que tout ce qu'on ne voyait
pas, à travers nos caméras-yeux gluants, n'existait pas, néant, rien,
peau de balle comme dit l'artiste. Le coin de la chambre, derrière
la porte toujours entrouverte, ce coin dans l'ombre, habité par
quelques araignées anonymes, existe-t-il quand je ne suis pas là ?
Pourquoi existerait-il ? pour qui ? Et elle, l'autre, pourquoi
existerait-elle quand elle n'est pas dans mon champ de vision ?
Pour vivre sa propre vie ?
C'est là que j'ai découvert qu'elle était vraiment en vie, donc
prête à mourir. Comme moi. D'où l'envie de tuer.
Il est 19h15.
Je fais semblant d'avoir des choses à faire, des choses à
penser ; appeler l'avocat pour le procès de la compagnie aérienne,
débarrasser le balcon de toutes les reliques mousseuses qui s'y sont
amassées, décrocher les cadres photos des murs jaunis, ne plus
voir nos deux visages figés dans un passé surnaturel, moi vivant,
elle décédée, ce qui n'était pas prévu.
Oubliant encore le balcon-brocante, je m'attarde sur la photo
de nous deux en Egypte, prise par un cracheur de feu aveugle. Je
souris, avec un goût de fleur fanée derrière la langue. On retient
un fou rire sur cette photo, car le type avait un singe pouilleux sur
l'épaule, qui lui grattait l'oreille et suçait ce qu'il en tirait. Comme
d'habitude, le cerveau fout sa merde et transmet au reste du corps
des petites indications de mal-être, inanalysables. Je tends la main
pour décrocher le cadre, mais non, je le laisse cloué, de quel droit
je l'enlèverai ? Elle est si belle sur cette photo, j'ai presque honte
de me voir à côté d'elle, mal coiffé, la barbe sauvage, idiot
amoureux qui ne sait pas encore que tout va lui exploser à la
gueule. Je la bouffe des yeux, j'hypnotise le verre bon marché, et
elle reste là, sur le papier brillant, désirable et lumineuse, au bas
de la muraille du temple de Luxor, son bras caché derrière mon
dos. Rien que dans ce geste, j'ai l'impression qu'elle m'aime,
qu'elle m'aimait, et c'est pour cette raison que je n'arrive pas à
décrocher le cadre.
Je tourne sur moi-même, range quelques magazines éparpillés
sur la table basse multi-tachée, et l'autre me revient en pleine face,
ou plutôt dans le dos, à la sournoise. Elle devrait arriver, d'une
minute à l'autre, peut-être dans une heure, ou jamais. Elle a de la
route à faire, dans son bolide, qu'elle ne sait pas conduire. A
chaque fois je prie pour qu'elle ait un accident, pas un grave, avec
des trucs arrachés, non, juste un truc con, un pneu crevé, un
clébard tamponné, et voir si elle va m'appeler, ce qui lui ferait
perdre un peu de sa fausse force féminine, aussi vraie que ma
sensibilité masculine.
Là je ne prie pas pour un carambolage, j'essaye de ne pas
penser à elle. Réfléchir à son arrivée, à ce qu'il va se passer, à ce
qu'il ne va pas se passer, à ce que je vais ressentir en découvrant
son nouvel ensemble, ses yeux toujours purs et clairs, à ce qu'elle
va inventer pour me vexer (sans s'en rendre compte), tout cela est
niais, vain, féminin.
J'attrape le chiot (un cocker) et le berce dans mes bras, lui au
moins il s'en fout d'elle. J'ai même l'impression qu'il la déteste
autant qu'elle le déteste. Elle préfère les chats, pour faire original.
Le chiot (je ne lui ai pas encore trouvé de nom, ça me fait peur)
me lèche le visage, et sa langue sent la merde, la merde de chiot.
Je le repose à terre, retenant le coup de pied qui démange ma
grolle, et vais me rincer la tronche. Je n'aime pas sentir la merde,
surtout sur ma peau.
Dans le miroir, je m'observe sous tous les angles, mais y en a
pas beaucoup. On manque d'yeux pour vraiment prendre
conscience de toute notre laideur, et c'est dommage, ça nous
calmerait un peu la vanité. La mienne va bien, elle bronze dans le
reflet brillant. J'essaye de me voir à travers ses yeux à elle, puis je
sors brusquement, pestant de ne point réussir à ne pas penser à
elle. Le chiot se fiche dans mes pattes et je manque basculer. Il
miaule et déguerpit avant que je le tire en corner. Faudra que je
lui raconte ça, à l'autre... Encore une pensée niaise, pourquoi
toujours vouloir raconter, enjoliver, les plus insignifiants incidents
de notre vie ? Pour faire croire aux autres qu'on n'est pas comme
eux, qu'on ne meurt pas d'ennui, qu'on fait semblant d'aimer ses
amis et sa famille, tout ça ?...
J'élimine l'anecdote du chien et j'essaye de penser à autre
chose. Je regarde ma montre, réflexe mortel, vingt minutes qu'elle
devrait être là. Je me sers un verre de whiskey, sans glaçons, bien
tiède, et cul sec. Je déteste le whiskey, mais le dégoût me change
les idées, ça vide le siphon, la fosse. Je repasse devant les cadres,
et je me noue le cœur, bien fort. Comment aimer quelqu'un
d'autre qu'elle ? Pour quoi faire ? Pour souffrir à nouveau de la
main d'une femme, invariablement destructrice, quoiqu'elle fasse,
quoiqu'il lui arrive ? Rien qu'à fixer ses yeux sur la photo, j'ai
encore plus envie que l'autre arrive, pour ne plus penser à
l'accident, à l'avion, à moi tout seul assis sur le siège en plastique
rayé, dans le gigantesque aéroport du Caire, avec cette femme à
côté de moi, grosse comme deux, qui chantait des chansons
braillardes, pleurnichant avec exagération, en brandissant avec
hargne à tout le monde une photo de son mari, lui aussi disparu
dans le crash.
Je vois sa voiture rentrer dans l'allée. Je la remercie presque
d'être arrivée, même sans accident mineur. Je fais semblant de
faire quelque chose, me fiche une cigarette dans la bouche,
l'allume à toute vitesse, donne un coup de pied au chiot pour me
rassurer sur ma virilité, mais je n'arrive pas à ne pas regarder par
la grande baie du salon. Elle traverse le jardin, à travers les
massifs, comme d'habitude. Elle déteste les graviers, qu'elle dit, ça
se fiche dans les semelles. Je me fige et l'observe. A quoi pense-telle ? Serait-il possible qu'elle fasse comme moi ? Qu'elle pense à
moi ? Ou bien à son ex, cet humain pathétiquement con, qui lui
n'est pas mort carbonisé dans un avion, ni bouffé par les poissons
au large de la Lybie, ni renvoyé par chronopost dans une sorte de
boîte à chaussures en métal ? A-t-elle des pensées ? Existe-t-elle
vraiment là-bas, à l'extérieur, dans mon jardin, respirant un autre
air ? Elle frappe à la porte. Je pense à elle.
Le passé qui s'invite sans prévenir
Comme dit le voisin, le souvenir, ou plutôt la mémoire, c'est
comme la merde : l'odeur reste, même après quelques lavages de
cerveau. Parfois certains souvenirs mettent autant de temps à
revenir qu'ils ont mis de temps à se faire oublier. Ça vous revient
en pleine gueule un beau (sale) jour, ça sort de nulle part, tout à
coup, et tout un pan du passé s'écroule, comme quand on arrache
de la tapisserie et qu'on en trouve de la vieille en-dessous, invisible
depuis longtemps, mais toujours là, laide et sale. Le vrai goût du
passé pourri revient sur la langue, un goût métallique, visqueux et
moisi, qu'on ne peut ni avaler ni recracher. Faut vivre avec.
Tout m'est revenu ce matin, tôt. Je me lève vers 6h du mat, le
ventre douloureux, je file aux toilettes pour m'apercevoir que les
anglais ont débarqué. C'est un carnage, Vaison la Romaine
version entre-cuisse.
Je comble la fuite sans y penser (je me dis quand même que
des fois j'aurai préféré avoir un truc de bonhomme, qui pend
misérablement soit, mais qui ne me transformerait pas en
machine à boudin une semaine par mois).
J'ouvre les volets, contemple en grimaçant la pluie qui s'écrase
sur les vitres (faudrait les laver tiens), l'habituel ciel gris de la
touraine, et les arbres mis à mal par un vent sûrment glacé, pour
pas changer.
J'enfile un peignoir et prépare le petit déjeuner pour tout le
monde, mon petit monde. David aime ses tartines grillées de pain
de la veille, kilo de beurre à portée de main, jus d'orange sans
pulpe (toujours chochotte), banane pas trop mûre et tranches de
jambon Madrange s'il a vraiment faim. Pour Amandine, ça reste
Miel Pops, lait, et depuis quelques jours, jus de raisin, comme
elle en a bu chez sa copine Gidéa (bravo les parents) le week-end
dernier. J'installe toute cette dînette comme tous les matins, sans
trop y réfléchir, machinalement. Je pense qu'il faut que j'appelle
ma mère, que je n'ai pas pris de nouvelles depuis son rendez-vous
chez l'ophtalmo, que je dois appeler l'assurance pour la bagnole du
boulot, faire le chèque pour la cantine... Je pense au rêve que j'ai
fait cette nuit, un truc plutôt marrant si je me souviens bien.
J'étais dans une sorte de magasin de rateaux, avec une musique de
fond tonitruante, et tout le monde me regardait. Finalement
j'achetais une tondeuse à gazon et je me retrouvais au bord de la
mer, sur une plage, avec ma tondeuse, et je crois que c'était le
nouvel an ou un truc festif... Bref.
Je bois mon thé (1 sucre) en quelques gorgées, grignotte une
madeleine au beurre, et je monte réveiller David, qui a de plus en
plus de mal à se réveiller, et qui fait souvent sa gueule de con s'il
se lève pas du bon pied. Maligne comme un singe, je me glisse
sous la couette et me blottis contre lui, ma tête calée sur son sein
gauche. Il s'étire et me touche doucement, dépose un baiser en
haut de mon front. Je sens quelques relents de son haleine
nocturne, mais ça ne m'empêche pas de lui embrasser le menton,
puis le coin des lèvres. Il me sert dans ses bras et m'attire sur lui.
Son corps est tout chaud, douillet, un peu musclé. Il m'allonge sur
lui et me pelotte les fesses avec allant, pour ne pas changer. Ses
joues râpeuses m'irritent les joues mais j'adore le sentir se
réveiller contre moi. Je sens son désir entre mes cuisses, et lui
glisse deux trois mots d'excuses à l'oreille. Il me gronde gentiment,
puis se lève enfin, une belle érection déformant son caleçon noir.
Je remonte le volet et le sens dans mon dos, il prend mes seins
dans ses mains, les glisse sous le peignoir, et décide d'oublier mes
avertissements. Je lâche la tringle du volet et me laisse aller dans
ses bras recouverts de chair de poule. Je jette un coup d'œil au
réveil matin, et lui sussurre à l'oreille qu'on doit se dépêcher, qu'il
faudrait lever Amandine. Il fait vite mais c'est bon quand même,
et tant pis pour les anglais.
Tout se déroule parfaitement, le scénario est suivi, bien réglé,
mes amours déjeunent, on discute, David embête sa fille comme
d'habitude, lui raconte des histoires sur ses céréales, comme quoi
ils sont faits à base de morve de zèbre... Amandine lui explique le
nouveau jeu qu'elles ont inventé avec ses copines à la récré, et il
fait semblant d'être très impressionné, lui promettant d'en parler
au Maire. Moi je me prépare, car j'embauche plus tôt, c'est
David qui emmène la petite à l'école. Je les aide à débarrasser la
table et vais préparer les habits d'Amandine, car David ne sait
jamais ce qui va avec quoi. Ils sont dans la salle de bain, tous les
deux, et c'est là que tout bascule, que l'accident se produit,
quadruple tonneau du cervelet. Je reste bloquée devant une scène
anodine, vue mille fois. Mon mari essuie le corps nu de ma fille,
avec sa serviette éponge Dora. Lui est encore en caleçon, un peu
de mousse à raser collée en haut des pattes. Mes yeux s'inondent
de larmes, le déjà vu s'empare de tout mon être, et tout me
revient. La réalité se fissure et je redécouvre le vrai, le passé dans
toute sa vérité. David me parle mais je n'entends pas, mes oreilles
bourdonnent. Je me laisse glisser au sol, tétanisée, et les vieux
amis, terribles amis, reprennent possession de moi. Les vieux
habits repoussent sur ma peau, l'odeur du mal jaillit de mes
entrailles, l'horreur dans ma bouche, en moi, et je le vois lui, tel
qu'il était, tel qu'il a toujours été, ce monstre. Comment avais-je
pu l'oublier alors qu'il était là, si près, dans un recoin de mon
esprit, après s'être fait oublier, ses mains sur moi, son odeur âcre,
surtout quand il était excité, ses yeux fous mais intelligents,
m'obligeant à obéir.
La salle de bain, ma famille, ma vie a disparu.
Retour en arrière, arrière rapide, fondu en noir, je vomis en
hurlant sans bruit, j'hurle son nom.
Papa.
La Saine Haine
Je sors de chez moi, sans arme, fébrile, juste pour vérifier que
les gens haïssables sont plus intéressants que les gens bons et bien
gentils.
Puanteur de l'air réconfortante, soleil parti à la retraite,
carbonisé, bruits d'enfer, on se sent bien, ça rassure la laideur de
toute chose, ça nous donne l'impression que la putréfaction
intérieure n'est pas si visible que ça.
Un pied devant l'autre, une, deux, il faut oublier le geste, la
manœuvre, faire semblant, avec naturel, et marcher, pour aller
ailleurs, rejoindre un autre nulle part.
Les premiers clones approchent, dangereux et outranciers,
chacun dans sa propre dimension, ou tout autre est invisible.
Problèmes d'ondes.
Première scène, premier tableau, déglutissements, doigt qui
veut gratter la lèvre, gêne passagère et automatique, peur d'être
happé dans une autre dimension que la sienne.
La mère énorme, habillée en taches, le cul plus large que les
épaules, les lunettes faussement à la mode, bon marché, achetées
avec l'argent de la grand-mère destinée à l'anniversaire du petit
dernier. Le petit chiard, mal coiffé, tête de rat qu'on a envie de
boxer jusqu'au sang, d'envoyer rouler dans le caniveau, l'enfanterreur, que même sa mère elle veut qu'il lui arrive un vilain truc.
Justice, elle lui balance une baffe pour qu'il arrête de pousser la
vilaine crotte de chien avec son bâton, il miaule le chiard, et met
sa mère en joue avec sa tige merdeuse, comme s'il allait lui crever
l'œil. Elle ose pas empoigner l'arme, la mère, mais elle arrive à lui
en refoutre une par derrière, au chiard. Le père, il s'en branle, ça
fait cinq ans qu'il s'en branle, depuis que la grosse lui a balancé
qu'elle attendait le petit pourri, le chiard. Pris au piège le gars, la
famille au cul, le beau-père pro du balltrap, et les deux frangins
fins comme des roues de tracteur. Fallait pas déconner, assurer le
coup, se mettre la corde autour, et attendre la fin, en se
persuadant que c'est pas encore dans cette vie là que ça le fera.
Faut être patient pour être heureux, y en a même qui meurent
avant qu'on dit.
Mais bon, on s'habitue vite à l'odeur de merde, surtout quand
c'est la sienne. Le père dit rien quand sa grosse lui dit d'en foutre
une au chiard, parce que c'est son chiard aussi, et qu'il en mérite
une, avec son bâton à merde. Le père fixe les deux monstres, les
yeux injectés de blanc, blanc cadavre, avant de reprendre le
mouvement, une deux, le jogging froufroutant entre ses cuisses
épaisses, la veste élimée style syndical toujours trop chaude, les
tennis aux lacets jamais défaits à la semelle si fine qu'il sent
chaque grain du bitume racler sa plante.
Quand je dépasse l'escadron, la mère renifle, le père fixe une
potence invisible, et le chiard hideux me lance un regard
incroyable, comme s'il était prêt à me fourrer son bâton dans le
cul, sans ciller le chiard, ses lèvres s'écartent sur un piano de dents
sales, crottées de chocolat séché, on dirait qu'il veut
communiquer.
– Hééééé ! qu'il fait le chiard en tendant vers moi le bâton
puant.
C'est pas une voix qui sort de son trou, c'est un pet d'animal
crevé, et ça rend triste.
Je m'écarte vivement, peu habitué au combat rapproché, visage
figé, bouche cellée, et je continue de marcher, bloqué, isolé et
masqué dans ma propre dimension, où les chiards qui jouent avec
la merde appartiennent au passé. Les réprimandes molles de la
mère s'estompent dans le noir, derrière, je ne les entends pas,
mais il me vient à l'esprit que moi aussi, dans un autre temps qui
n'existe pas, j'ai joué au bâton merdeux. Si, si, faut le dire. On a
tous de la pourriture plein l'enfance. J'en avais même jeté un bien
garni de bâton dans une pharmacie en passant devant, comme ça,
pour la déconne, entre les portes vitrées automatiques.
Le souvenir de la famille au bâton se dissipe, comme une
odeur de vomi dans un wagon première classe, mais le gamin me
triture la tête, il veut se faire une place, dans mon grenier à
vieilleries, se caler pour y rester, pour qu'un jour peut-être, je
raconte son histoire.
Je raconte son histoire.
L'alcool pour oublier, et se souvenir
La futile souffrance qui gèle l'esprit du français moyen est un
bon entraînement pour le faire devenir meilleur chrétien, donc
moins homme. En se coupant des petits morceaux de cervelle, à la
petite cuillère, en les mâchant bien lentement, pour bien les
analyser puis les digérer, on découvre les incroyables possibilités
de noirceur que cache notre âme, nos capacités innées à la
destruction de tout, notre facilité à toujours revenir au rien. Lors
de ces expériences peu amusantes se perdent souvent en route
quelque lest, quelques morceaux de vanité, sorte de gras ou de
moelle bien cuisinés, appétissants. Tout ce processus peut
permettre au français moyen d'être plus disposé à aimer les autres,
malgré la haine pure et viscérale qu'il leur porte, à comprendre
pourquoi eux aussi ils ont tendance à se tailler des casse-dalles
dans la tronche, et à les écouter tout vomir. On les comprendrait
presque un peu, ces autres... Et parfois, surtout à la suite d'un
retour de vanité, on a envie de les aider (pour qu'ils nous aident
en retour, bien sûr, l'être humain ne restant jamais qu'un tas de
viande et d'os rempli d'orgueil). Quand tout va bien pour soi,
quand on est rassasié du bouillon de crâne, la souffrance des
autres peut être pénible, ennuyeuse, écœurante, on n'a pas envie
de goutter à leur plat, ils ont déjà pas mal bavé, craché, saigné
dedans. Chacun sa merde.
Quand la souffrance est trop forte, on peut trouver des
palliatifs, comme le sommeil, l'exil, la drogue, le suicide, les
collections de chiens en faïence ou plus simplement, l'alcool.
Affectionné par le français moyen (celui d'en bas et d'en haut
aussi), il est pourtant dangereux : dégueuli odorant, dangereux
accidents de voiture, dire tout haut des mensonges qu'on croit
tout bas... L'avantage, c'est que souvent ça fait oublier certaines
choses, des choses qui pourraient être à l'origine de l'état de
souffrance. C'est le truc de base, boire pour oublier, pour effacer
les souvenirs.
Mais parfois aussi, cela peut les réveiller, en fanfare.
19h45
Dit la montre.
Autour de moi des gens que j'aime, je les regarde rire, parler.
Je les connais bien, sous leurs nombreuses facettes, et même si je
ne connaîtrais jamais vraiment leur moi profond et secret, j'ai
plaisir à les sentir si proches, respirant le même air, calé sur le
même rail, bien arrimés, lancés à pleine vitesse. L'alcool coule
dans nos gorges, à la verticale, le barrage est brisé, on n'a pas soif,
mais on lève le coude, régulier, souple, il faut finir le verre, dont le
contenu débordant est une insulte, il ne faut pas traîner, comme si
on craignait que n'explose sous nos cheveux ou autour de nous à
tout moment. Il faut endormir la Bête, l'abrutir, la laisser ronfler
au fond de sa caverne sombre et puante, car elle porte en elle,
dans ses entrailles chaudes et acides, un chapelet de souvenirs qu'il
faut laisser dormir, dans leur tombe encore fraîche.
On rit bien fort, on se fait rire, on veut faire rire, et ils rient
tous, comme ils hurleraient, de l'autre côté du miroir. Enfin, la
dose est forte, puissante, et l'aiguillage retentit, on change de
direction, de palier. L'alcool a fait son office. Le corps se déploie,
et l'on découvre, amusé, à quel point c'est un gros bordel de
machine, le corps. Comme un grand pantin inutile lâché dans la
nature après un carnaval avorté, à cause de la pluie peut-être. On
sourit bêtement, car on a du mal à le diriger, le pantin, avec ses
grandes échasses, on manque le faire chuter, et il y a des gens qui
regardent, plein d'yeux bien ronds qui observent, qui veulent voir
du sang et des molaires sur le bitume. On se concentre et on
arrive jusqu'aux chiottes, on cale le pantin contre un mur, en
attendant que la petite pièce puante ne libère son dernier
contributeur. Un autre organe crie sa colère, ça se situe plus bas,
et ça fait mal, derrière le sexe, comme si on avait un bébé nous
aussi, comme les femmes, un bébé tout pointu, comme un grand
crayon de bois, qui miaulerait pour sortir, en donnant des coups
de mine. Au bout d'un nombre indéterminé de minutes, on se
rend compte qu'il n'y a personne dans le chiotte, et on y rentre en
ricanant bêtement. On sort le petit taille crayon, et sidéré, on
observe notre énième enfant-taille-crayon se faire débiter en petits
copeaux d'or. Ça peut paraître triste mais c'est un plaisir, un
orgasme libérateur, et plus c'est long, plus c'est bon. On a
l'impression que ça dure une heure, et on se dit déjà qu'on va le
raconter aux copains. On en met un peu à côté, mais c'est pas fait
exprès, c'est juste que les jambes du pantin sont dures à maintenir
droites. Une fois qu'on a réussi à tout remballer sans se coincer le
matos dans la braguette, on peut se laver les mains, car même si
l'alcool tient les rênes des synapses, on n'oublie pas qu'il y a déjà
quelques centaines de doigts ayant caressé bites, culs et chattes,
qui ont tout touché avant nous, les boutons du robinet, la cuvette,
la chasse d'eau etc... On se lave les mains bien gentiment, puis on
prépare le pantin pour le retour, slalom entre les tables, entre les
gens aux traits exagérés, ou magnifiques ou hideux, et on retrouve
sa place, et son verre qui DOIT être terminé le plus rapidement
possible, sous peine de déraillement. Durée totale de l'opération :
huit minutes. Huit minutes de gagnées sur la souffrance, huit
minutes envolées, presque rêvées. De quoi attiser de nouveau la
soif.
Les regards des amis commencent à briller, avec un peu
d'amour, de vide, et aussi un peu de colère dedans, de la colère
contre soi, contre tous les autres, mais on a la même dans son œil,
et ça passe. Les discussions se font profondes, aériennes, les
questions sans queue ni tête, trop longues pour que celui qui doit
répondre puisse se rappeller ce qu'on lui a demandé. L'alcool
active les mutations, et les âmes se retournent lentement, comme
des immenses gants aux formes grotesques. On a l'impression
d'avoir les idées plus claires, plus vives, plus intelligentes, et on ne
se gêne pas pour les faire reluire au grand jour, à haute voix, et les
réactions sont instantanées, les rires fusent, l'excitation de quatre
hommes réunis à travers l'alcool, sans femme ni menace à
proximité, presque rassurés, presque sans souffrance, presque
immortels.
Elle est loin la Bête Souffrance, très loin, on a oublié qu'elle a
même existé, elle n'a plus de nom, plus de cause, plus de but, plus
de prise sur la cervelle devenue liquide. Elle peut crever au fond
de son trou à ressasser ses souvenirs indigestes. Elle n'est plus.
L'alcool a évaporé la soupe aux grumeaux sous la peau du crâne,
et on plane, bien haut, petit pantin Icare qui espère que ses ailes
ne vont pas cramer trop vite. Pourtant, on en grille des clopes,
comme si l'alcool ne détruisait pas assez vite le boyau. On a
toujours besoin du feu, depuis des millénaires, on allume sa vie,
huit centimètres de vie en moins, on se crame les ailes plus vite,
mais on ne peut pas s'en empêcher, vu qu'on en a plein les
poches. On est prévoyant quand on veut se tuer, et pourquoi
reporter à plus tard ce qu'on peut faire tout de suite ? Le cowboy
qui n'a pas de cartouche dans son ceinturon, il tire pas.
La géographie change, le pantin a pris l'habitude des missions à
l'aveuglette, il se dirige tout seul, à travers les ruelles dans la nuit,
voit les autres sans les regarder, zigzag entre les poteaux et la
végétation, mais l'esprit contaminé depuis toujours veille aux
grains, et le plus fou, c'est qu'il faut continuer de plaire, à tout
prix, essayer de séduire, les copains, dont les propres pantins sont
plus ou moins agiles.
La géographie bascule, et on découvre l'intérieur mystérieux
d'un nouvel endroit. Une personne à l'entrée, bien habillée, un
noir qui ne fait pas gorille, curieusement amical malgré le fort état
d'ébriété de notre troupe. J'aperçois dans un coin une sorte de
Sphynx de pacotille, apparemment posé là pour faire classe, et je
m'entends poser au videur sympa l'énigme de ce même Sphynx,
l'énigme d'Œdipe. J'arrive même à lui donner la réponse, et le
mec est intéressé, je me dis chapeau, bien joué, tout en faisant
tout pour que le pantin reste calme, droit, raisonnable.
Je poursuis les autres dans l'antre artificielle, où la Bête est
peut-être cachée, la Bête qu'il ne faut pas réveiller, sous aucun
prétexte, pas maintenant. Je n'y pense pas consciemment à ce
moment-là, l'alcool est trop fort, il a bloqué toutes les issues, il a
posé un immense caillou devant l'entrée de la caverne, un
morceau de charbon noire comme le vide. Mais il y a un gouffre
en bas, et la pierre peut chuter. Pas pour l'instant.
C'est une discothèque, un endroit glauque où des gens qui se
croient bien habillés viennent pour regarder les autres et critiquer
leurs habits, se parler à l'oreille en hurlant, respirer les vapeurs
d'alcool, la fumée mortelle des clopes et la sueur des faux
danseurs. Toute cette horreur pour quoi ? C'est simple, pour les
mecs, baiser, et pour les filles, se faire draguer, se faire mater,
pour entretenir leur vanité incommensurable. Il y en sûrement
plein, un peu comme moi, qui ne sont pas là pour ça, ou qui
n'aimeraient pas être là, ou qui aimeraient être armés... mais bon,
on peut plus reculer, les portes de l'antre se sont refermées. La
musique est forte, visqueuse, elle rentre dans les oreilles sans crier
gare, ça tape, de la basse, comme une marche militaire nazie,
dérangeante. Ça parle plus, ça gueule. Espérons que le bruit ne
réveille pas la Bête.
On fait connaissance avec les gens, les filles inconnues, on fait
semblant d'avoir de l'esprit, d'être original, pour tromper l'ennui,
gagner quelques minutes, se divertir soi-même pour faire croire
aux nouveaux venus qu'ils ne nous laissent pas indifférents.
L'alcool nous a suivi, il est encore plus fort, plus agressif,
vociférant ses vapeurs, mais il ne fait plus peur. Avant la mort,
toujours un regain d'énergie.
La salle de torture se remplit, insidieusement, et on nous force
à nous dévêtir, à abandonner la carapace, et c'est payant, faut
cracher. On gueule un peu, on comprend pas, on a envie d'être
ailleurs, mais l'alcool a des parts dans la boutique, et on finit par
rester, en imaginant avec peine la vie de cette fille-vestiaire
anesthésiée, qui joue avec sa console portable sans même regarder
les clients. On se retrouve sans transition sur les sièges mous, avec
les gens autour, fous, et la seule chose qu'on ressent, c'est la
naissance d'un nouveau bébé-crayon dans le bas-ventre. Il faut
alors remettre le pantin en route.
C'est là qu'on baisse la garde, et qu'on prend le mauvais
chemin. Chemin fatal.
Je n'ai pas compris tout de suite, en découvrant l'étrange
architecture des toilettes, immenses, tout en béton, je n'ai pas vu
la lourde porte noire, immense rocher censé cacher l'entrée de
l'antre, et je me suis engouffré dedans, dans la gueule du loup, en
ricanant. Il n'y avait personne dedans, personne d'humain. Ça
aurait dû me mettre la puce à l'oreille. Anesthésié par l'alcool (son
complice), je n'ai pas senti les remugles de la Bête, sa puanteur de
viscères chaudes, son haleine de cadavre si proche, j'ai tâtonné
dans le noir, avant de caler le pantin dans un chiotte, où le verrou
tiré me donna l'illusion de sécurité.
Mais la Bête était là, tapie au plafond, aplatie, prête à me
fondre dessus, à se laisser tomber sur moi, comme un piano qui
chute du quinzième étage. Alors que je débite en filets d'or mon
dernier enfant-crayon, la Bête se jette sur moi, m'ouvre le crâne,
très facilement, et se déploie à l'intérieur, marée noire totale dans
mon cerv-o-céan, et malgré l'alcool, le choc est insoutenable,
inadmissible, inhumain. Le pantin se débat de l'intérieur, a envie
d'expulser la Bête, mais elle s'est infiltrée dans tout l'organisme,
dans le sang, les os, la peau, et c'est la souffrance du souvenir
exacerbé qui explose, la souffrance futile du français moyen.
L'alcool s'estompe instantanément, la soirée est finie. Place au
cauchemar vivant.
Je la vois avec des yeux nouveaux, Elle est nouvelle, et pourtant
je la sais gravée dans chacune des cellules de mon œil, dans
chacune des fibres de mon cerveau. Elle est si proche, et pourtant
disparue, intouchable. Je tends presque la main pour l'atteindre,
redécouvrir sous mes doigts la douceur de son visage, ses
paumettes hautes, ses douces oreilles, son sourire, mais je suis
coincé dans le temps, un temps paradoxal, où sa disparition, son
absence, m'est plus intolérable que dans le temps réel, le temps
qui avance. Je revis l'accident, un flash en noir et blanc continu, je
redécouvre son absence, l'amour perdu, l'impossibilité d'aimer
une autre, la perte insoutenable, intolérable, plus fort que jamais.
La bête plante ses griffes au plus profond, et la souffrance est trop
importante pour seulement pleurer ou tomber.
Le vide se créé, ce vide qui est devenu si familier, et le corps
reprend ses droits, et il n'est pas content. Il rejette l'alcool, et
l'insouciance.
La Bête tient bien le pantin, avec ses griffes et ses crocs, le
pantin désarticulé, ensanglanté de l'intérieur, comme un monstre
qui traîne sa charogne au fond de sa caverne.
Elle me tire au fond, avec mes souvenirs, et ça fait mal.
Les trois parfums amers
Un mort, moins d'amour
On sent le truc venir, comme une fin de film aberrante, fausse,
intolérable. On croit que le twist inespéré va apparaître, et qu'on
pourra éteindre le téléviseur, rassuré et confiant dans nos schémas
d'existence. Mais la fissure dans la trame de la réalité s'élargit, et
la normalité qui nous permet de rester sains d'esprit (du moins en
apparence) explose en mille morceaux, impossibles à recoller.
L'être aimé, ou plutôt l'être qui nous aimait, disparaît avec
absurdité, dans une négation sans appel de la vie. Ce n'est pas de
sa faute, mais il faut bien un coupable, car ce n'est jamais nous.
Les pleurs arrivent plus ou moins naturellement, mais ils sont
là, prêts à adoucir ce premier parfum amer, qui monte du fond du
ventre, ou de l'âme, si elle existe. Les pleurs nous recouvrent,
s'étalent sur notre peau, et forment une sorte de voile protecteur,
piquant mais apaisant. Un nouveau placenta, qui ne protège plus
une vie, mais son absence.
Le corps est secoué par ces marées d'amertumes, auxquelles il
faudra s'habituer, comme un plat qu'on abhorre mais qui revient
régulièrement dans l'assiette, et il faut tout finir.
Mais pourquoi pleurer la perte ultime ? Qui peut dire qu'il a
du chagrin pour celui qui n'est plus, qui n'a plus de vie, celui qui
ne peut plus rien ressentir (du moins d'après ce qu'on en sait) ?
On pleure notre perte, la perte de l'être aimé, qui nous aimait,
et qui ne nous aimera plus, ne nous épaulera plus, ne sera plus là
pour nous montrer cette bonne image de nous-même, à laquelle il
nous avait habitué. On croit pleurer pour lui, et notre factice
bonté nous émeut encore plus. On pleure pour les moments qu'il
ne vivra jamais, mais ce sont des moments qu'on aurait aimé
partager... On pleure d'être abandonné, laissé aux chiens, et à tous
ceux qui ne nous aiment pas tant que ça. On se réjouit bien de la
mort de l'ennemi, car ça en fait un de moins, parmi ceux qui nous
renvoyaient une mauvaise image de nous-même.
Si on ne meurt pas avant les autres, on finira seul, des restes
d'amour aussi jaunis que les pages de vieux albums photos, des
souvenirs dont seuls subsistent quelques particules dans le cortex,
et quelques débris osseux dans des caveaux oubliés.
Un parfum amer dans l'estomac, laissé par ces morts qui ne
peuvent plus nous aimer.
L'Amputation Amoureuse
Le chirurgien invisible retire son masque et écarte nos
paupières, plantant dans notre rétine une lumière pointue et
blafarde. L'opération est un succès : les séquelles sont multiples.
Dans un sac en plastique noir, au fond du grand décorum,
gigote dans tous les sens quelque chose de visqueux, on imagine
un gros ver, asticot géant. Ça se débat mais ça ne peut plus sortir.
Ça hurle sans bruit.
Dans la salle de réveil, on commence à comprendre sa perte, et
la première sensation est la nausée, terrible, à vomir tout son
bonheur passé. Mais on n'y croit pas trop, les calmants font leur
effet. La morphine anesthésie la douleur, cette douleur impalpable
répandue dans chaque particule du corps, cette douleur qu'on a
essayé d'évaluer sur une échelle visuelle, en vain. Pas assez de
crans.
Puis on décide d'ignorer les visiteurs, et de tout cacher derrière
un mur bien haut, de refouler, d'oublier tout le mal, toutes les
incompréhensions, les colères contenues, les reproches mesquins,
les erreurs qu'on aurait pas dûes pardonner, les gentillesses qu'on
aurait pas dûes accepter. La chance qu'on a pas su se créer.
On croit qu'on va mieux, et le membre amputé ne gratte plus
trop. Dans la bouche, réapparaissent de nouveaux goûts, des goûts
oubliés, anciens, renaissants, magnifiques. Le plaisir du premier
shoot, du premier trip, la liberté totale et nouvelle, comme une
deuxième naissance. Comme tous les vrais plaisirs, il est de courte
durée.
On y arrive, on se faufile. Notre deuxième parfum amer, dont
l'appelation la plus juste serait peut-être Nostalgie, est bien là,
aussi encombrant qu'un deuxième cerveau, uniquement dévolu à
détruire les pensées positives.
Chaque instant est déjà-vu, mal décalqué, une pâle copie d'une
histoire lue une seule fois, et perdue à jamais. On tourne
fébrilement les milliers de feuillets, mais tout a disparu,
impossible de revenir en arrière. Pourtant, tout est là, dans ce
glaireux cerveau gris, aussi clair qu'une réalité invisible. On
maudit cette mémoire trop efficace, qui nous fait revivre chaque
instant, et qui transforme tout en image d'Epinal.
Mais le pire reste à venir.
L'amour aussi semble terrassé, piétiné, recouvert de boue, à
mesure que l'être amputé se libère dans un nouvel amour, se
greffe à un nouveau corps et une nouvelle âme qui ne sont pas les
nôtres. Ce nouvel être n'est pas digne, selon nous, d'accueillir le
greffon. Notre greffon, cette partie de nous qu'on a perdue, et
qu'on croyait morte. Elle vit ailleurs, au lieu de rester tapie au
fond de son oubli, son oubli rose et doré, aux murs décorés de
jolies tapisseries anciennes, où aucune ombre ne vient se poser.
Le parfum amer est omniprésent, à chaque seconde. Il remplit
de nostalgie chaque moment non contrôlé, quand on lâche la
bride, quand la conscience proteste du manque d'amour, de
considération. Quand l'amour de soi n'est plus assez fort pour
supporter tout cela.
Une immonde chorale, dont les chants seuls nous font
continuer à vivre, formée par les trois ténors que sont la Vanité,
l'Orgueil et l'Egoïsme, clame haut et fort sa fureur, sur un rythme
de chevauchée de Walkyries. Toujours cette fureur de ne plus être
aimé par l'être qu'on aime. Oh, il peut bien nous aimer au fin
fond de son souvenir, pour garder dans un recoin du globe une
bonne âme prête à lui montrer ce qu'il veut voir de lui, mais
jamais on ne lui pardonnera d'avoir survécu à l'amputation.
Les images défilent à toute vitesse. Pas une ne manque.
Comme un homme qui chute dans le vide, et qui voit sa vie
défiler en accéléré.
On est condamné à vivre ce programme d'enfer, jusqu'à ce que
l'amputation soit oubliée, ou refoulée.
Un parfum amer dans le cœur, qui frappe sans cesse au nom
de la nostalgie.
Le Monstre Jalousie
On peut dire que l'être humain est plus évolué que les bêtes, de
par tous ses défauts et sa gratuite méchanceté. L'Amour ? Les
chiens en sont plus dignes.
L'Amour, valeur suprême, magique, indépassable, qui nous
sert d'alibi, de faire valoir, d'objectif, de moyen, et de fin, peut
donner des envies de vengeances terribles. Pour rien.
Certains êtres sont possédés par ce troisième parfum amer,
entité noire, incrustée dans chaque parcelle du cœur, enrobée de
vanité sucrée.
Ce parfum de jalousie, qui nous dirige dans la vie, qui choisit
nos objectifs et idéaux, qui nous fait ressentir le poids de notre
humanité, quasiment nul, inutile et sans raison d'être.
Le parfum de jalousie est pervers, il corrompt les meilleures
volontés, nous possède entièrement, pire qu'un esprit malin, et
nous transforme, ou plutôt fait tomber le masque. Derrière se
cache le vrai visage, nécrosé de névroses, purulent de bassesses,
plus méprisable que celui du pire des assassins, caché et étouffé
qu'il est sous les couches de maquillage depuis des lustres.
Quelque chose d'impalpable sort de moi, comme un
appendice, qui va se planter dans l'autre, et qui s'enroule autour,
le fait prisonnier, le serre le plus possible, le rattache
inexorablement à moi. Dès cet instant, tous mes sentiments sont
troublés, pervertis. La couleur du décor change, les voix sont
méconnaissables, et les actes prennent une nouvelle importance.
Mon appendice séquestre l'autre, pour qu'il fasse partie de moi. Je
ne supporte pas de ne pas le contrôler totalement, de diriger son
regard, ses paroles, ses envies. Je suis plus qu'un hôte en son
corps et son esprit, je veux devenir lui, pour qu'il soit moi, ou
plutôt, à moi. Je ne supporte plus son libre-arbitre, sa liberté, ses
choix qui ne suivent pas les miens. Ses passions qui me sont
inconnues ou déplaisantes, j'aimerai les effacer, formater sa
mémoire, faire une copie de la mienne, et fusionner
complètement. Un clone de moi, que je pourrais aimer comme
mon reflet dans l'eau noire de mes yeux fermés.
Mais c'est impossible, et l'autre ne tarde pas à dévier de
l'attitude que j'attends de lui. Au moindre mot, regard, envie,
geste, qui ne suit pas ma propre volonté, mon appendice se ressert
autour de lui, tente de l'étrangler, de couper sa circulation
sanguine, pour l'immobiliser, le rendre impuissant. Mais souvent,
s a ns s uc c è s . J e me c o nte nte a lo r s de tue r l'a utr e
psychologiquement, de faire souffrir ma conscience au maximum,
pour mieux le lui reprocher par la suite. J'avale par litres ce
poison au parfum amer, et je m'en délecte, oubliant la nausée et
me retenant de vomir. Pure jalousie maladive qui nous nourrit et
nous fait mourir à la fois.
Sartre disait que "l'Enfer, c'est les Autres".
Pour ma part, le pire Enfer, il est en moi.
C'est toujours trop tard
Les heures, toujours les heures, si lentes, éternellement vides. Il
ne sait plus s'il a une montre (la belle, celle de ses cinquante ans)
car il ne peut plus lever le bras, mais il entend un tic tac, pas loin,
peut-être dans le salon, ou dans sa caboche, va savoir. Il fixe les
rideaux jaunis, depuis des heures, des mois. Ça use de bouger les
yeux, alors il les ferme, ça passe le temps, la vie, plus vite, comme
en accéléré. On ne veut pas voir les passages ennuyeux. Il essaye
de voir à travers ces foutus rideaux, mais au-delà, c'est tout gris,
comme s'il n'y avait rien, rien que du brouillard, ou du gaz,
comme dans la Somme. Il s'en rappelle du gaz, ses yeux s'en
rappellent.
Quelqu'un est venu, peut-être le patron, le Grand Monsieur
Robin, ou
peut-être la police, à cause de l'accident de
mobylette... mais il s'en fout, du moment qu'ils viennent pas lui
casser les pieds. Sa femme leur dira qu'il est fatigué. Ils les
emmerdent, et s'il pouvait se lever il irait leur décoller deux trois
ratiches à ces empaffés. Il les entend rire, derrière la porte, tout
bas, avec leurs voix grasses, leurs moustaches huileuses. Ils ont dû
se faire payer le café par sa femme, il ne sait plus trop si elle est
là. Peut-être qu'elle est sortie, ou partie. Ça l'inquiète quand
même.
Des fois il sent des courants d'air dans son dos, le long de son
échine, ça le refroidit jusqu'à l'os, ça le glace, comme des lames
de grands couteaux qui lui passeraient dessus, pour s'aiguiser le
coupant sur la couenne. Il pense à la Mort, venue le cajoler, le
faire patienter. Il l'appelle, sa femme, il gueule, mais elle répond
plus. Ça lui donne envie de se lever et de taper dans les murs,
mais il y a les autres à côté.
Ils ont les mains propres, avec leurs beaux habits, ces fils de
putain, et ça les fait rire, la misère. ils savent pas ce que c'est de
descendre en bas, dans le trou, là où on respire plus pareil, où on
tousse à en dégueuler tout ce qu'on a dans le bide. Ils connaissent
pas les ténèbres, le vrai noir, le noir total, qui vous bouffe la
rétine, celui de la tombe, celle où faut être prêt à crever tous les
jours, pour bouffer un peu et habiller les gamines. Ils connaissent
pas la peur, ces gens-là, la vraie, pas celle de l'enfance, mais plutôt
la Peur qu'on a quand on a l'impression de ne plus exister, d'être
aussi noir qu'un morceau de charbon dérivant dans le vide de
l'espace là-haut, vide et transparent. La trouille quand les lampes
s'éteignent, quand les copains répondent plus, quand le coup de
grisou répand la mort avec naturel.
Il aimerait bien les voir dans le trou, ces gugusses, avec leurs
pipes brillantes, leurs écharpes et leurs cannes, il aimerait les
envoyer au fond, couper les cordes de l'ascenseur avec les copains,
et les entendre gueuler en bas, bien fort, jusqu'à miauler comme
des gosses, à s'en arracher les oreilles.
Il gueule le nom de sa femme, ça le fout en rogne de l'imaginer
en train de servir des biscuits à ces enflures.
Personne répond, il se tait.
Et la gamine, où donc qu'elle est la gamine ? Il s'en veut de plus
en plus pour le coup du mauvais bulletin, ce soir-là, mais il n'était
plus lui-même. Et puis elle le narguait avec ses yeux fous, les
mêmes que sa mère, bien ronds et brillants, comme des billes à
deux sous. Il aimerait bien revenir en arrière pour ne pas lui
casser le manche du balai dans le dos, à sa gamine. Il aimerait
bien revenir en arrière, et vider dans l'évier tout le vin, ce vin
dégueulasse, que son frère achète à Frontin, deux fois l'an. Il
repense souvent aux beaux cheveux de la gamine, écrasée par
terre, comme un moineau aux ailes arrachées. Il a envie de se
baisser et la prendre dans ses bras, la serrer contre ses biceps qui
la font tant rire. Mais il lui reste le morceau de manche à balai
dans la main, tendu comme une lance, et il sait que sa femme le
regarde fixement, avec elle aussi ses yeux de faucon.
Il se demande bien où elle est passée, la gamine, où c'est qu'elle
a encore été vadrouiller... Elle a toujours eu la bougeotte, plus on
l'enfermait plus elle criait liberté, et c'était toujours pour sa
pomme à lui la correction, la ramener de force par les cheveux,
devant ses petits amis, quand elle avait fait le mur une heure pour
les accompagner à la foire. Il aimait pas ça, mais le vin ça le
rendait dur, et sa femme l'excitait, elle savait comment s'y
prendre. Elle avait du feu plein la langue sa femme, et elle savait
s'en servir pour échauffer ce qui bouillait dans son mauvais sang.
Il fait un effort et regarde sur la commode, à côté de sa radio.
Il y a des photos, et il la voit, la gamine, avec le petit de son
nouveau mari. C'était quand ça ?... Il ferme les yeux en sentant la
marée qui monte, douloureuse, une eau pas liquide, pas du tout,
une eau épaisse, comme composée de milliards de boulons de
toutes les tailles, des sales boulons rouillés, qui lui montent de la
gorge, et qui lui triturent l'esprit, qui font le vide, l'empêchent de
penser aux ronds de cuir dans le salon, au coup de balai.
Le passé se dissout, part en fumée, avec les courants d'eau
boulonnée, et ça fait mal, il en gueulerait à la mort, de voir les
choses passer dans sa tête, comme dans l'écran de télévision, des
choses affreuses, des choses qu'il peut sentir, qui sont dans l'air,
presque là, près de lui, à lui faire du mal. La gamine elle est plus
là, ni ici ni à Limoges, elle est plus nulle part, on lui a dit, on lui a
caché, mais il s'en rappelle maintenant. Sa gamine, avec ses yeux
ronds, elle l'aimait, ça il le savait, malgré l'alcoolisme et les
punitions, les heures enfermées dans le noir de sa petite chambre
sous les toits. Elle l'aimait, et lui il avait jamais pu lui montrer, et
c'était trop tard. C'est toujours trop tard pour aimer. Il sent qu'il
l'aime à en crever, qu'il donnerait sa carcasse pour elle, mais c'est
trop tard, il ne peut plus bouger. Les boulons grossissent sous son
crâne, ce sont presque des roues de camions, il sent des larmes
salées glisser sur ses lèvres invisibles, il ne sent plus que ça, le
reste du corps a fichu le camp. La gamine est partie, à tout
jamais, et il ne lui parlera plus, ne pourra pas s'excuser en lui
caressant la nuque, avec sa grosse main de mineur, ne pourra plus
la faire rire en lui montrant son énorme biceps bandé. Il ne
pourra plus.
Combien de temps est passé ? Il a oublié, peut-être deux
heures, peut-être une saison. Les rideaux sont toujours là, et le
gris derrière collé à la vitre, le gris éternel. Ça doit être ça qu'il y a
en haut, quand on y passe, du tout gris, du vilain rien. Il croit
entendre la voix de la gamine dans le salon, il a envie de bondir,
mais il est attaché à son lit médicalisé, scellé à lui-même, la mort
l'a attaché, bien attaché, pour aller faire un tour tranquillement, et
l'avoir là, bien ficelé comme un rôti, pour quand elle reviendra,
après sa tournée d'été, sa charrette pleine de cadavres aveugles et
souriants. Elle le trouvera là, immobile, soudé à son lit en fer,
dans la petite chambre d'ami, près du salon, toujours solide
comme un bœuf, et elle l'emmenera lui aussi, pour qu'on lui foute
des coups de balai pour l'éternité, et il craint qu'on le laissera pas
revoir sa gamine, jamais, ça sera ça la punition. La damnation
comme dit le curé de la paroisse. Pourtant il a travaillé dur, bien
dur, pour nourrir la maison, il a été bien patient, même si l'alcool
lui en faisait faire de belles. Il les aimait ses femmes, bien fort,
plus fort ça serait pas possible. Mais ça la Mort elle s'en fout, ça
rentre pas dans ses critères. Elle a faim, et elle aime tout, elle est
pas difficile, elle laisse rien, même pas le gras, encore moins les
os. Ça lui fout les pétoches de la voir. Il surveille bien la porte,
comme si de soutenir la poignée du regard allait la faire rester
close.
Y a plus personne dans le salon qu'on dirait, il entend rien,
comme si y avait jamais eu personne. Juste des bruits de trucs qui
roulent par terre, comme des roues de chariot. Et il se demande
bien où a pu aller se cacher sa femme. Il aimerait bien la voir un
peu, lui parler de la gamine. Ils en ont jamais parlé de la gamine,
depuis le jour où qu'on l'a mise dans la terre, dans son trou à elle,
pour toujours. Ils étaient même pas là qu'on l'y a descendue, dans
son trou à elle, même pas là pour l'aider, pour l'aimer encore un
peu, tout ça à cause de la mécanique, le corps foutu, même pas
bon à dire au revoir à la gamine. Il aurait bien aimé prendre sa
place si ça avait été possible. Lui, il les connaît les trous, le noir,
ça l'aurait pas changé. Mais sa femme elle en a pas parlé, elle a
fait comme si la gamine elle était toujours en vadrouille, bien
installée, avec sa nouvelle famille, mais lui ça le bouffe, ça lui
ronge le cœur, il faut qu'il en parle avec elle, savoir si elle pense
que la gamine lui en veut pour les coups, pour les humiliations. Il
ne sait pas où elle est.
Ça roule dans le salon, un bruit de ferraille. Il voit la porte qui
s'ouvre, ses yeux s'écarquillent, de terreur. Il veut bander ses
muscles mais ils restent mous, absents. Il est condamné, ça doit
être Elle, celle qui a décimé tous les siens, sauf lui. Il ferme les
yeux, puis les ouvre à nouveau, il va la regarder en face, la Mort,
l'affronter, lui montrer qu'un mineur il a pas peur de ça, que de
toute manière elle pourra l'emmener où elle veut, lui il lui en
foutra des gauches, et des droites, et qu'il la retrouvera la gamine,
et puis qu'il lui dira qu'il l'aime, à voix haute, bien fort, en lui
caressant la nuque, juste pour la voir sourire, une dernière fois,
pour qu'elle le pardonne avant de disparaître dans le Monde Gris.
La porte est ouverte, mais la mort n'a pas fait le déplacement.
Pas pour lui en tout cas.
Elle veut encore le laisser reposer, au chaud, le faire engraisser
de douleur et de rien, d'une non vie, pour qu'il soit prêt, prêt à
être dévoré à son tour.
On la pousse sur une sorte de chariot à roulettes, bien habillée
comme pour un dimanche, avec sa belle robe bleue qu'elle avait
faite elle-même, et son collier de communion, on lui dit qu'elle est
belle, qu'on a bien pris soin d'elle, on lui en dit des choses avec
des voix douces, mais il n'entend plus, il peut pas encaisser ça,
tout est fini. Il pourra plus parler de la gamine, c'est trop tard...
La Mort a retrouvé sa femme.
C'est toujours trop tard.
Flamenco - Epilogue
La Date éclate dans les synapses. Le froid glacé de la pièce se
fait l'écho du temps passé, du temps vide, énième clone à peine
déguisé d'un éternel recommencement. Comme Sisyphe, il pousse
la même pierre tous les jours, croyant chaque soir arriver au
sommet, avant que tout ne s'écroule à nouveau. Il se lève quand
même, pose ses pieds nus sur la sol glacé, et laisse le jour rentrer
dans l'antre. La vision est connue, sans vie, embuée de pollution
ou l'éclaircie ne perce pas. La Date éclate encore, mais il se dit
qu'il va faire comme si le calendrier n'était qu'une invention
destinée aux minables. L'odeur n'est plus là depuis longtemps,
mais ses cinq sens reproduisent le souvenir, presque à la
perfection. La Danse se grave dans chaque cellule du corps, du
véhicule humain, ou tas de viande, et il suffit d'une note pour que
les pas reviennent.
Il laisse l'eau bouillante couler, brûler le visage trop sensible. Il
ferme les yeux, croyant réussir à bloquer le raz de marée, mais
chaque seconde de vie lui rappelle une histoire longue de milliers
de pages. Il voit l'eau projetée en pleine bouche, puis recrachée, il
s'entend protester, rire. Il érige un nouveau barrage, aussi solide
qu'un mur de coton. La Date brûle sur les carreaux trempés, il se
dit qu'il doit faire quelque chose, mais à quoi bon ? Se plaindre ?
S'apitoyer ? Ressasser une vérité que personne ne peut ni ne veut
contredire ? A quoi bon, sinon avoir mal ?
Les démons du quotidien sont toujours là, guettant chaque
seconde de non-conscience. Il effectue les gestes qui lui
permettront d'être présentable en société, de présenter une version
de lui qui ne donne aucun indice sur le fait qu'il sait, qu'il est au
courant, que la Date est ce qu'elle est. Il transpose, en terme de
durée, de temps, de jours et de mois, pour célébrer l'anniversaire,
leur anniversaire. Une sorte de fête funeste, où il commémore par
la pensée un décès, la perte d'un être cher, ou plutôt d'une partie
de lui. Ce bon vieux membre amputé, qui fait toujours des
siennes et ne veut pas se faire oublier. Il le sent qui gratte, ça le
démange. Il sait qu'il ne s'en servira plus jamais, mais comment
l'oublier ?
Il monte dans son véhicule, et la musique se fait entendre, plus
forte. Le tas de ferraille a une âme, c'est un conteneur, comme
une maison hantée, qui garde les innombrables traces des
moments passés, comme des ondes, de l'énergie de bonheur, de
rires, de chants, de tensions. L'habitacle résonne comme la nef
d'une église, et l'écho est toujours là. Faible mais présent.
Sur le trajet, il repense à la Danseuse, à tous les sacrifices, à
toute la souffrance, comme pour se persuader qu'il est dans son
droit, qu'il a le droit de penser à la Date, de lui donner de
l'importance, de vouloir qu'elle y pense aussi... Mais tout ça
pourquoi après tout ? Pour qu'elle sache que lui y a pensé, pour
lui faire croire qu'il souffre plus qu'elle, qu'il ne supporte toujours
pas l'idée qu'elle redanse un jour, que lui a le droit d'aller mieux
mais pas elle ? Il se doute qu'il en revient toujours au même.
Egoïsme, vanité et besoin d'amour, de dominance, de possession.
Il a eu le droit de danser aussi, un certain temps, et il se rappelle
que chaque année il fêtait avec elle la date de leurs premiers pas
ensemble, après toutes les batailles, les souffrances qu'il avait fait
endurer, et qu'ils avaient endurées ensemble. En arrière-plan, il a
toujours cette phobie, cette crainte inconsidérée du jour fatidique,
ce jour où il apprendra qu'il n'était pas le danseur ultime, le
meilleur, le seul capable d'aimer autant, et surtout d'être autant
aimé.
Toutes les frustrations s'emmêlent, pour former un bon nœud,
indénouable, qui ne saurait passer que le lendemain, quand la
Date sera passée.
Le travail tyrannique reprend ses droits et il arrive à oublier un
peu la Date. Il se dit qu'il doit quand même faire quelque chose,
qu'il aurait dû préparer quelque chose. Là, il se sent démuni,
comme en retard, il n'a pas assumé, n'a pas été en phase avec la
solennité du jour. Il ne sait pas encore qu'il faut payer, payer le
prix de son incapacité à balayer le passé une bonne fois pour
toutes.
La Date se matérialise une bonne fois pour toutes, et la
Danseuse est là, inchangée, la robe virevolte comme avant, et les
pas sont toujours assurés, enivrants et hypnotiques. Il se sait
perdu.
La Date s'est fait attendre, mais elle avait une bonne raison.
Elle arrive accompagnée, accompagnée de la nouvelle fatidique,
tant redoutée.
Le corps réagit instantanément, c'est une décharge électrique.
La Danse s'arrête, une bonne fois pour toutes. Il était déjà hors de
la piste, mais là on le jette dehors, une nouvelle fois, violemment,
sans méchanceté mais sans échappatoire possible. Il ne proteste
même plus, il encaisse.
La Danseuse reste en piste, accompagnée de la musique de la
Date, il l'entend depuis l'extérieur, mais elle ne danse plus seule,
au son des guitares cauchemardesques. Son sang se gèle dans ses
veines, avant d'inverser son cours. Le cœur se vide, il commence
à connaître la sensation, mais là c'est pire, car un nouveau
danseur a pris sa place. Il ne l'a pas démérité, mais il lui en veut à
mourir, dans un ultime sursaut maladif de possessivité, d'orgueil
blessé, comme si un inconnu, d'un souffle, balayait tout, effaçait le
grand tableau noir, brûlait les photos, une réalité ancienne. La
noirceur l'envahit, jusqu'à l'obscène, et il se déchire de l'intérieur,
comprenant que son enveloppe corporelle est trop lourde pour le
peu qui subsiste à l'intérieur, l'invisible, qui ne peut s'échapper
pour voler loin et oublier.
Il sait que la Danseuse devait reprendre le spectacle un jour ou
l'autre, mais son imagination est trop puissante, et il sait ce qui se
passe dans la salle de concert.
La porte est fermée, les videurs disparus. Le bâtiment, il ne le
reconnaît plus, car tout a changé. Les réverbères distillent une
lumière jaunâtre, blafarde, et lui est là, seul sur le bitume, glacé de
froid. Le ciel n'est pas tout à fait noir, quelques lueurs oranges
palpitent à l'horizon. Il essaye de saisir à pleine main le flot de
pensées dévastatrices que lui inflige son esprit faible, il essaye de
les laisser là, devant le mur gris et taggué de la grande salle. A
l'intérieur, quelques cris étouffés, de la vie, peut-être du bonheur.
Il ne veut plus rien entendre.
Il tourne le dos, et reproduit le bon vieux mécanisme. Un pied
devant, un autre pied devant, et la marche se met en route.
Devant lui, une route sans fin, sombre mais droite. Impossible de
savoir ce qu'il y a au bout, si ce n'est cette lumière étrange. Il
plonge dans le noir, nouveau voyage au bout de la nuit, avec
encore moins de bagages que d'habitude. Derrière lui, sur le
trottoir, il a laissé quelques morceaux de mémoire, et il espère
qu'ils ne le retrouveront pas, et qu'ils resteront là où il les a
déposés, pour toujours.
Un dernière coup d'œil aux aiguilles fluorescentes de sa
montre. 13 février.
La Danse est finie.
FIN

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