L`objectif de cet article est de - Crisco
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LA LINGUISTIQUE FONDÉE SUR L'USAGE : PARCOURS CRITIQUE Dominique Legallois et Jacques François De Boeck Université | Travaux de linguistique 2011/1 - n°62 pages 7 à 33 ISSN 0082-6049 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-travaux-de-linguistique-2011-1-page-7.htm Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Legallois Dominique et François Jacques , « La Linguistique fondée sur l'usage : parcours critique » , Travaux de linguistique, 2011/1 n°62, p. 7-33. DOI : 10.3917/tl.062.0007 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Université. © De Boeck Université. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- I. TRAVAUX La Linguistique fondée sur l’usage : parcours critique Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université La linguistique fondée sur l’usage (désormais LFU) connaît un succès certain aux Etats-Unis et en Europe, mais reste encore confidentielle en France ; l’estampille usage-based approach, florissante dans de nombreux titres de travaux anglo-saxons, constitue une sorte de garantie d’empiricité contre le rationalisme d’hier et le formalisme de toujours. Pourtant, convenons-en : une linguistique qui considère l’usage comme facteur déterminant dans l’élaboration des formes langagières, ne prend pas, a priori, un risque théorique inconsidéré. On pourra donc s’étonner d’un engouement soudain pour la notion d’usage dont l’importance pour l’analyse linguistique est reconnue par des courants divers. Les multiples approches en sciences du langage sont aujourd’hui unanimes pour considérer comme fondamentale la constitution des observables linguistiques à partir des données empiriques, issues de l’usage. Les théories les plus récalcitrantes aux explications empiriques, telle l’approche générative, ne sont plus autant réticentes qu’autrefois à raisonner sur des données authentiques, même si l’usage, entendu comme performance, n’est pas considéré comme un objet pertinent. En fait, l’intérêt que beaucoup portent à la LFU peut, à notre avis, s’expliquer ainsi : la LFU fédère un éventail assez large de perspectives * ** Crisco, Université de Caen Crisco, Université de Caen 7 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Dominique Legallois * Jacques François ** Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université linguistiques ((psycho-)linguistique de l’acquisition, linguistique fonctionnelle, linguistique de l’interaction, linguistique cognitive, linguistique contextualiste), souvent développées indépendamment les unes des autres. Elle offre ainsi à ces perspectives une agrégation de notions et processus, pour la plupart loin d’être inédits, agrégation qui forme un système descriptif et explicatif cohérent et pertinent pour des objets d’analyse divers (variation, grammaticalisation, acquisition, grammaire de construction, productivité / créativité, cognition, etc.). Autrement dit, l’hétérogénéité des approches et des objets tend à se dissoudre dans la notion d’usage et de ses conséquences. Nous voyons là une sorte de mouvement inédit en sciences du langage, discipline généralement écartelée entre des théories, des pratiques et des objets irréconciliables. A strictement parler, la LFU ne marque pas un retour de l’usage, puisque l’usage a toujours été présent à des degrés divers en linguistique, mais elle promeut la notion au plus haut niveau épistémologique – avec la conséquence principale que l’usage ne peut s’entendre comme actualisation d’un système (le rapport langue / parole) mais comme cause fondamentale d’émergence des formes linguistiques : car là est bien le credo partagé, les formes linguistiques émergent de l’usage. Une telle conception conduit à considérer un ensemble de processus par lesquels la grammaire des locuteurs se constitue dynamiquement, par l’exposition aux données langagières, la catégorisation de formes exemplaires, les processus analogiques, l’abstraction (schématisation) de formes linguistiques, l’accommodation aux données non conventionnelles. Nous proposons ici un parcours, qui n’est pas une véritable introduction à la LFU 1, mais qui consiste, plutôt, en un ensemble de réflexions autour de la notion d’usage et des concepts qu’elle mobilise. Nous proposerons également quelques analyses ponctuelles mais nécessaires pour porter ces réflexions. La première partie de ce travail est consacrée à la double acception de usage – usage en tant qu’ « utilisation », acte de parole, et usage en tant qu’habitude. La complémentarité des deux acceptions est fondamentale pour la LFU. Elle conduit également à s’interroger sur la place à accorder à la fréquence des unités. Dans la partie suivante, on s’intéressera aux notions d’exemplaire (en lien avec celle de prototype) et de schématicité. Puis, le processus d’analogie sera brièvement discuté, au regard, cette fois, du débat entre analogistes et anomalistes dans les traditions grammaticales. Une partie est ensuite consacrée à une application qui vise à illustrer à partir d’un exemple, les phénomènes de coercition, d’émergence et de productivité / créativité. La dernière section porte sur les effets de l’usage dans une conception générale du langage comme système adaptatif. Nous y présenterons le point de vue de Bybee (2010). 8 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Dominique Legallois, Jacques François 1. La Linguistique fondée sur l’usage : parcours critique Usage et fréquence Le mot usage a deux acceptions centrales en LFU. Usage peut être synonyme d’utilisation ou d’emploi, et peut alors renvoyer à l’acte linguistique comme événement particulier (que l’anglais peut rendre par le mot use) ; mais il peut être également synonyme d’habitude, de régularité. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université La première acception, parfois sous-estimée par les partisans mêmes de la LFU, est particulièrement bien représentée par la tradition énonciative française (Benveniste, Ducrot, Culioli) 2. La raison n’en est pas seulement le mot célèbre de Benveniste Nihil est in lingua quod non prius fuerit in oratione (Benveniste, 1966 : 131), qui constitue un condensé de la « philosophie » de la LFU. Un autre facteur est à prendre en compte : la non distinction entre sémantique et pragmatique chez les énonciativistes, qui permet une analyse des formes linguistiques comme directement et intrinsèquement associées à des situations de communication – à des jeux de langage. Cet aspect est fondamental en LFU et correspond à la notion d’usage event de Langacker. Ainsi, une forme linguistique « retient » les conditions particulières et concrètes dans lesquelles elle a été énoncée, en même temps qu’elle participe à la construction de ces conditions. Par exemple, se basant sur une étude en corpus, Legallois (2009) mentionne que la forme notée [XS ENTRAÎNER Yo dans ZLoc] 3, présente dans les énoncés attestés : [1] [2] [3] [4] Jowood tente de nous entraîner dans un univers glauque et hostile Mylène Farmer nous emporte dans son paradis inanimé Freaks nous plonge dans un univers radical Et la plume imagée et incisive de Gaudé entraîne le lecteur dans la touffeur de ce village du Sud est dédiée quasi-exclusivement à la pratique discursive de l’évaluation des objets culturels. La forme mobilise un petit groupe de verbes {emmener, transporter, entraîner, embarquer, plonger}, le locatif exprime constamment une atmosphère particulière, caractéristique de l’œuvre évaluée. Cette construction n’appartient qu’à un jeu de langage particulier et doit être considérée comme émergeant d’une pratique discursive partagée, pour laquelle ont été déterminantes les différentes occurrences singulières rencontrées ou produites. Cette association forme-usage passe nécessairement par une « attention » aux situations d’énonciation, à chaque fois singulières. C’est dans l’usage-emploi également que se renforce l’usage-habitude ou que celui-ci est susceptible d’être détourné. Tout « événement » de langage est susceptible de modifier, de façon plus ou moins marquée, la grammaire d’un locuteur. 9 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université 1.1. L’usage-emploi Dominique Legallois, Jacques François Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Mais l’usage est aussi habitude, c’est-à-dire répétition, routinisation, et au final conventionnalisation. Cette habitude s’apprécie aussi bien au niveau linguistique que cognitif : au niveau linguistique, l’usage est créateur d’un ensemble de solidarités lexicales et syntaxiques 4 dont les traditionnelles unités phraséologiques, polylexicales et collocationnelles font évidemment partie, mais il convient d’ajouter d’autres unités comme les schémas phrastiques et les constructions lexico-grammaticales, par exemple [XS ENTRAÎNER Yo dans ZLoc], ainsi que les segments répétés ou n-grams significativement fréquents, comme ces exemples issus de corpus oraux 5 : il y a, je pense que, je sais pas, c’est parce que, c’est pour ça que, mais c’est vrai que, vous voyez c’que j’veux dire, y’a des gens qui, oui c’est vrai, etc. Les effets de la fréquence sont en corrélation avec le degré de coalescence des unités. Un autre exemple significatif de ce phénomène est l’analyse par Bybee (2001) de la liaison en français, qui peut difficilement être expliquée par des facteurs morpho-syntaxiques ou lexicaux. C’est au contraire la fréquence qui est l’élément moteur de la liaison : la probabilité pour qu’il y ait liaison est plus forte si la fréquence de la combinaison lexicale est grande, plus faible si la combinaison est moins fréquente. Au niveau cognitif, la fréquence informe la grammaire intériorisée des locuteurs, dans la mesure où la fréquence d’une unité favorise sa mémorisation (storage), son « enracinement » cognitif (entrenchment), mais aussi, éventuellement, sa réduction phonologique, lorsque la forme est hautement fréquente (par ex. l’emploi parenthétique de savoir - t’sais). 1.3. Discussion Placer l’usage au centre de la réflexion linguistique entraîne évidemment des conséquences importantes sur la façon d’envisager la théorie et la pratique en sciences du langage. On sait qu’il n’y a plus de véritable inhibition, désormais, de la part des chercheurs à fréquenter des corpus. Mais le fait d’utiliser des corpus ne garantit pas que l’analyse soit déterminée par les données et par leurs fréquences. La distinction que fait Tognini Bonelli (2001) entre les études « corpus-based » et les études « corpus-driven » est, à ce titre, intéressante : dans le cas des « corpus-based », les corpus livrent certes des données, mais des théories ou conceptions linguistiques préexistent à l’analyse. Données et analyses s’ajustent mutuellement, en quelque sorte. Dans le cas des « corpus-driven », la théorie est constituée, pas à pas, sous la « dictée » des données : « The observation of certain patterns leads to a hypothesis, which in turn leads to the generalisation in terms of rules of usage and finally finds unification in a theoretical statement » (Tognini Bonelli, 2001 : 17). 10 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université 1.2. L’usage-habitude La Linguistique fondée sur l’usage : parcours critique Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université On serait donc dans ce cas en droit de parler, plus que de linguistique fondée sur l’usage, de linguistique conduite (driven) par l’usage. La méthode « corpus-driven » a donné naissance à des études sur l’anglais, telle que la Pattern Grammar de Hunston & Francis (2000). Mais encore faut-il reconnaître que la fréquence, sur laquelle se fondent nécessairement ces grammaires, n’est pas appréhendée de façon homogène ; parfois les lignes d’un concordancier suffisent à conclure à une répétition significative, d’autres fois, on fait appel à des tests statistiques. Stefanowitsch & Gries (2003) ont ainsi mis au point la méthode dite des collostructions, qui remporte, dans le milieu des Grammaires de Constructions, un fort succès : on calcule l’attraction d’un item lexical par une construction grâce à des tests spécifiques (χ2, test de Fischer, log-likelihood, etc.). Il s’agit en fait de l’application au phénomène constructionnel, des calculs d’attraction mis en œuvre depuis longtemps par la lexicométrie pour mesurer les solidarités entre lexèmes (voir Loiseau, ici-même). La LFU s’engage donc dans une démarche de plus en plus outillée statistiquement, même si l’importance accordée à certaines méthodes fait débat parmi les linguistes (cf. la critique des collostructions par Bybee, 2010, ou par Schmid, à par.). Il s’avère qu’en pratique, le calcul de la fréquence se fait le plus souvent tous azimuts, en raison de l’utilisation de corpus de plus en plus grands, considérés comme des « réserves » de mots ou de constructions. Or, on oublie bien souvent que le calcul de la fréquence ne peut être aussi brutal, mais qu’il doit prendre en considération un facteur fondamental : la fréquence de l’usage au regard de la fonction ou de la signification spécifique de l’unité, et en comparaison avec les autres unités pouvant être investies de la même fonction et signification. En somme, ce qui doit être mesuré, est la différence des unités entre elles – principe saussurien ironiquement appliqué à la parole – soit la saillance des unités, qui peut être indépendante d’une fréquence globalement élevée (pour ces aspects, voir Geeraerts, Grondelaers, & Bakema, 1994 ; Hoffmann, 2004 ; Schmid, à par.). 2. Exemplaire, schématicité, analogie L’une des notions phares de la LFU est sans doute celle d’exemplaire, à partir de laquelle on peut voir la grammaire comme un ensemble d’unités modèles, constituant des attracteurs, des analogon pour la production et l’interprétation des énoncés. La conception anglo-saxonne de la notion d’exemplaire prend racine dans la phonologie (cf. 2.1.). Il est cependant fondamental de rappeler ici les réflexions lumineuses de Saussure et Coseriu, réflexions, il est vrai, en général peu exploitées. Nous nous permettons de citer longuement ces deux linguistes, en soulignant les termes directement liés à la notion d’exemplaire : 11 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université « Il faut attribuer à la langue, non à la parole, tous les types de syntagmes construits sur des formes régulières. En effet, comme il n’y a rien d’abstrait dans la langue, ces types n’existent que si elle en a enregistré des spécimens suffisamment nombreux. Quand un mot comme indécorable surgit dans la parole, il suppose un type déterminé, et celui-ci à son tour n’est possible que par le souvenir d’un nombre suffisant de mots semblables appartenant à la langue (impardonnable, intolérable, infatigable, etc.). Il en est exactement de même des phrases et des groupes de mots établis sur des patrons réguliers ; des combinaisons comme la terre tourne, que vous dit-il ? etc., répondent à des types généraux, qui ont à leur tour leur support dans la langue sous forme de souvenirs concrets. » (Saussure, 1916/1984 : 172) « La parole como identidad de intuición y expressión, es decir, como activitad creativa concreta, como suma de actos linguísticos concretos, y, sin duda, ineditos e individuales, pero al mismo tiempo convencionales y « hechos de lengua », ejemplos y modelos de lengua en cuanto se crean sobre la base de actos linguísticos precedentes, y a su vez, sirven como base para actos linguísticos ulteriores, puesto que la lengua no existe sino como sistema abstracto de actos linguísticos communes, o concretamente registrados o acumulados en la memoria de los individuos hablantes. » (Coseriu, 1952/1962 : 114) 6. Il est absolument remarquable que ces deux citations – dont il ne s’agira pas ici de discuter la complémentarité – anticipent largement l’essor des exemplaires (specimens, ejemplos, modelos) que développeront les perspectives fonctionnelles récentes. La dichotomie concret / abstrait, très présente, est déjà une valorisation de l’usage-emploi ; et les patrons réguliers ainsi que les types généraux de Saussure, un « avant goût » des constructions et de leur schématicité. 2.1. Exemplaire en phonologie Cependant, comme indiqué plus haut, la notion d’exemplaire s’est développée aux Etats-Unis à partir des travaux de phonologie. Le principe de la phonologie de l’usage consiste à rendre justice à l’extrême variabilité des réalisations phonétiques des phonèmes et donc à rejeter la conception traditionnelle qui assigne à un phonème une seule valeur phonétique idéale, représentée par un point dans un espace phonétique. Dans ce cadre, les variations phonétiques sont considérées comme des erreurs de performance. Inversement : « le modèle par exemplaires définit des catégories phonologiques comme des régions dans l’espace phonétique, définies par une distribution probabiliste qui est à son tour une généralisation à partir d’un ‘grand nuage d’exemplaires mémorisés’ » (Croft, 2007 : 2, référence à Pierrehumbert, 2001 – notre traduction) 12 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Dominique Legallois, Jacques François La Linguistique fondée sur l’usage : parcours critique Cependant, ce modèle n’affirme pas que toute instance entendue ou produite est mémorisée, et cela pour trois raisons : i. ii. iii. L’activation du souvenir des instances individuelles chute rapide ment. L’espace phonétique est supposé avoir une structure granulaire. Les locuteurs réorganisent la représentation des mots, sous l’influence de la répétition ou par exemple en raison de l’attribution d’une valeur sociale à une variante. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Cette conception phonétique de l’exemplaire a été appliquée aux unités morphologiques et syntaxico-sémantiques ; certaines unités en usage constituent (par leur fréquence) des modèles. Il est important de noter que les exemplaires conservent une dimension concrète ; entendons par là que, bien que constituant des catégorisations, ils sont toujours associés à des réalisations spécifiques (principe de l’usage-emploi). Pour donner un exemple sommaire, on peut raisonnablement penser que N1 donner N2 à N3 est un exemplaire, étant donné la fréquence du verbe donner dans cette configuration trivalente. Il s’agit de la catégorisation d’un niveau de base, « informatif ». Mais on peut également supposer, comme le fait la Grammaire de Construction 7, l’existence d’une forme plus schématique et abstraite, N1 V N2 à N3 subsumant l’ensemble des emplois possibles (N1 donner N2 à N3, N1 refuser N2 à N3). Mais N1 V N2 à N3 peut encore être superordonné par rapport à un schéma plus particulier mais toujours générique, par exemple N1 Vattributif N2 à N3 dont l’exemplaire pourrait être N1 trouver N2 à N3 - par ex. Paul trouve du charme à Marie) 8. Il reste que du point de vue cognitif, les formes schématiques, par leur abstraction, ne peuvent « se donner » aux locuteurs que sous la forme d’exemplaires, donc de réalisations concrètes idéalisées. Ce point est important, comme nous le verrons dans la partie applicative de cet article. 2.3. Exemplaire et prototype Les exemplaires sont-ils des prototypes ? La question peut paraître incongrue, puisque en sémantique du prototype (version standard), le meilleur exemplaire constitue le prototype. Néanmoins, plusieurs auteurs ont posé le problème de l’inadéquation entre exemplaires de la construction transitive et transitivité prototypique. Nous reprenons ici les réflexions de V. Vázquez Rozas (2007). La transitivité prototypique peut être décrite ainsi : l’événement implique deux participants individués (grammaticalement marqués par le sujet et l’objet direct) ; le sujet-agent (humain) initie consciemment 13 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université 2.2. Exemplaire et schématicité en grammaire Dominique Legallois, Jacques François Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université 1- faire 2- prendre Fréquence du verbe dans le corpus 2125 383 Fréquence du verbe dans la construction 443 228 3- voir 4- mettre 5- acheter 1189 244 161 6- donner 7- connaître 8- passer 9- garder 10- trouver 11- perdre 12- lire 13- chercher 14- créer 15- regarder 16- quitter 17- boire 18- entendre 19- manger 153 450 384 104 432 73 75 84 37 103 38 27 148 109 Fréquence attendue Coef. de Force confiance d’attraction 17.95 3.23 0.20 0.59 Inf Inf 182 90 71 10.04 2.06 1.36 0.15 0.36 0.44 164. 119.30 101.14 62 78 61 38 50 24 24 23 18 24 17 15 23 19 1.29 3.80 3.24 0.87 3.64 0.61 0.63 0.70 0.31 0.87 0.32 0.22 1.25 0.92 0.40 0.17 0.15 0.36 0.11 0.32 0.32 0.27 0.48 0.23 0.44 0.55 0.15 0.17 85.49 74.70 56.15 50.57 39.20 30.90 30.56 27.53 27.16 26.82 24.88 23.91 21.44 18.82 Tableau 1 : Attraction des verbes par le patron V+ GN 14 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université et volontairement un événement ponctuel qui provoque un changement perceptible chez le patient. Le contact entre l’agent et le patient est physique 9. Le prototype est une représentation « physique » de la scène ; cette représentation est censée être associée à la structure grammaticale « N1 V N2 », et doit se concevoir en termes de degrés. Pour Croft (1990 : 60) par exemple, les verbes typiquement transitifs sont les verbes d’ingestion, de manipulation, de création d’objets, de mouvement. Cependant, certains auteurs, et parmi eux les initiateurs de cette conception de la transitivité (Thompson & Hopper, 2001), reviennent sur cette définition prototypique en reconnaissant que le discours conversationnel spontané, dans lequel les rapports intersubjectifs fondamentaux sont d’ordre psychologique et communicationnel, comprend un taux particulièrement bas de constructions transitives prototypiques. Nous avons reproduit pour le français le travail effectué sur corpus espagnol par Vázquez Rozas : à partir du corpus oral « Discours sur la ville » 10 (de 312 590 mots), nous avons recherché à partir du patron V+ GN 11 les verbes transitifs les plus fréquents, et avons calculé à l’aide du test de Fisher 12 le taux d’attraction de ces verbes par la construction transitive : La Linguistique fondée sur l’usage : parcours critique Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Les résultats sont présentés par ordre de force d’attraction des verbes pour le patron V+GN ; les verbes faire et prendre sont donc les plus attirés. Ces verbes semblent d’ailleurs prototypiquement transitifs : prendre implique a priori un contact entre un agent et un objet ; faire implique une transformation de l’objet. Mais ce que le tableau ne peut montrer, c’est que ces verbes sont principalement employés comme verbes supports (prendre le café, prendre le bus, faire les poubelles, faire un blocage, faire des études, etc.). Ces résultats sont donc, grosso modo, en corrélation avec l’étude de Vázquez Rozas. Une interprétation possible serait donc de considérer la transitivité prototypique comme la représentation d’une scène conceptuelle, évidemment plus accessible lorsque l’événement engage des caractéristiques concrètes ; c’est sur ce type de représentation que Lazard (2008) fonde l’hypothèse d’une construction biactancielle majeure à des fins heuristiques et méthodologiques de comparaison entre langues : cette construction biactancielle sert à exprimer pour une langue quelconque l’action prototypique (un agent humain exerce une action réelle sur un patient individué) - même si, comme le reconnaît Lazard, la construction peut aussi exprimer des actions non prototypiques. L’exemplaire, en revanche, est la catégorisation d’une unité linguistique fonctionnelle, d’une association forme-sens fondée sur la fréquence d’usage. 2.4. Analogie Il n’est évidemment pas possible de retracer en quelques lignes les avatars de la notion d’analogie dans l’histoire de la linguistique (cf. Itkonen, 2005). Quelques mots suffiront tout de même à esquisser le paradoxe ironique qui a trait au « retour » de l’analogie sur la scène théorique. En LFU, l’exemplaire est un analogon à partir duquel toute nouvelle séquence rencontrée est comparée ; la confrontation à l’exemplaire est donc d’ordre analogique, ordre qui autorise les rapports de ressemblance / dissemblance en termes de degrés. En cela, l’analogie vient se substituer aux règles de la linguistique traditionnelle ou formelle. Ce débat épistémologique est fort ancien, puisque la grammaire grecque vit s’affronter les arguments des anomalistes – critiques envers la notion de règle, et ceux des analogistes – partisans de la systématisation à partir des séries analogiques ; débat fort ancien donc, mais paradoxal, puisque, pour caricaturer quelque peu, les anomalistes d’hier sont les analogistes d’aujourd’hui. Expliquons : Sextus Empiricus, dans son Contre les Grammairiens, fut le critique le plus virulent du réductionnisme analogique. Les analogistes antiques considéraient que les faits de langue sont réductibles à un nombre restreint de paradigmes et de mécanismes, dégagés à partir des régularités observées. En cela, les analogistes sont descriptivistes. Au contraire, Sextus Empiricus oppose à ce qu’il juge être un réductionnisme simplificateur, la réalité des irrégularités, fort nombreuses dans l’usage, qui témoignerait de l’impossibilité même 15 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Dominique Legallois, Jacques François d’une conception systémique de la langue. M. Baratin et F. Desbordes ont très bien posé le problème : Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université L’anomalisme s’inscrit donc d’emblée philosophiquement dans le scepticisme, et « scientifiquement » dans l’empirisme. Au 20e siècle, l’analogie a connu un revers – au sens de détour – épistémologique. Discipline devenue peu à peu scientifique, la linguistique se devait de ne plus être seulement descriptive, mais aussi explicative. L’analogie, encore florissante chez Saussure, fut ainsi victime des nouvelles donnes épistémologiques. Les régularités que l’analogie avait dégagées ont été considérées, dans une perspective de naturalisation, comme le résultat de règles a priori. L’analogie, à l’origine pourtant de l’approche formelle, fut évincée de la liste des concepts opératoires en linguistique - l’école chomskyenne étant emblématique de cette mise à l’index. Les modèles linguistiques récents, dans lesquels tant l’usage que l’idiomaticité prennent une place importante, voire centrale, ont à leur tour promu l’analogie comme processus productif fondamental, en mettant en perspective ce qui était régulier dans l’irrégulier. Par exemple, les expressions idiomatiques servent souvent de patrons à des emplois nouveaux, ou alors s’inscrivent elles-mêmes dans des séries – des familles de constructions. On pourrait dire que la LFU est une sorte de compromis ou de moyenne, entre les conceptions anomalistes et analogiques d’autrefois. 3. Productivité, créativité, coercition 3.1. Déviance Cette troisième partie a pour objet l’illustration de quelques-uns des mécanismes en œuvre en LFU, qui contribuent à la productivité et créativité linguistique. Nous partirons du cas des « anomalies » syntaxiques qui se caractérisent ici par la réalisation non typique des arguments et compléments du verbe. Ce n’est pas tant l’exemple d’un énoncé particulier qui sera discuté ici, que l’exemple d’une « expérience » interprétative possible. On considérera l’énoncé hapaxique suivant : [5] 16 Dans le fin fond, on nous arrête de parler, mais c’est parce qu’ils ne veulent plus l’entendre. C’est clair. (Parlement québécois - http:// www.assnat.qc.ca) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université La question fondamentale posée par Sextus est donc de savoir si la langue est un système ou un corpus. Si c’est un système, il faut savoir organiser tout ce qui se dit sous forme de système, or il existe dans la langue des anomalies manifestes. Si ce n’est qu’un corpus, la description ne peut être que l’immense accumulation de tout ce qui se dit, ce qui dans la pratique est impossible (Baratin & Desbordes, 1981 : 38). La Linguistique fondée sur l’usage : parcours critique Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Sans chercher à préciser la nature de la variation en jeu dans cet énoncé, on conviendra qu’il présente structurellement une particularité face à laquelle il est légitime, pour un « destinataire » (interlocuteur, lecteur, etc.), d’éprouver un « trouble » interprétatif, aussi minime et passager soit-il. Ce trouble n’est pas sans rapport avec la fameuse identification d’une anomalie sémantique, généralement évoquée lors de l’examen des processus métaphoriques. Sans poursuivre ici le parallèle, il n’est pas inintéressant de rappeler la terminologie commune, de connotation sociologique ou pathologique, aux phénomènes syntaxiques et sémantiques : violence syntaxique (Touratier, 2001), transgression du schéma actanciel (Novakova, 2006), transgression du schéma phrastique canonique (Béguelin, 1998), anomalie grammaticale (Todorov, 1966), « bizarre » valency (Kolehmainen & Larjavaara, 2004) ou encore de déviance syntaxique (Novakova, 2006). L’identification d’une déviance inhérente à la configuration syntaxique d’une proposition peut être de deux natures différentes : elle peut être d’ordre métalinguistique et s’inscrire alors dans un dispositif théorique. Il nous semble que relève de ce scénario le traitement de la coercition dans les modèles d’unification de traits (et dans des cadres différents, Pustejovky (1993) ou Michaelis (2003)), où la déviance se lit par rapport à un fonctionnement formalisé des mécanismes syntaxiques. Mais la déviance peut être – et est le plus souvent – d’ordre épilinguistique, et se révèle alors comme jugement fondé à partir d’un savoir linguistique, savoir lui-même fondé sur la référence à une fréquence intuitive. C’est ce second type de déviance qui nous intéressera dans ce qui suit, car il est directement dépendant de l’expérience discursive des locuteurs. C’est une idée banale – mais juste – que de considérer que l’analyse de la déviance permet d’apprécier plus subtilement les phénomènes réguliers. Ainsi, un exemple comme [5] est-il révélateur non seulement des mécanismes particuliers à l’œuvre pour son interprétation, mais plus généralement des processus en jeu dans le traitement des énoncés jugés syntaxiquement normaux. Nous nous attachons ici à décrire – mais aussi à faire des hypothèses – sur ces processus. La déviance de [5] peut raisonnablement être saisie à deux niveaux : à un niveau lexical, on dira que les arguments du verbe arrêter ne relèvent pas d’un schéma normal. A un niveau constructionnel, on dira que le schéma [N1 V N2 de Vinf.] accueille un verbe qui, en principe, n’intègre pas cette configuration. Nous prendrons ici la perspective constructionnelle car elle nous semble la plus naturelle dans le processus d’interprétation : ce qui pose problème est davantage l’emploi inattendu de arrêter dans le petit scénario exprimé par [N1 V N2 de Vinf.], que la projection argumentale du verbe qui n’est en fait qu’un construit théorique du linguiste. On voit bien que ce n’est pas le rapport argumental on-nous qui détonne, mais l’élément « projecteur », à savoir le verbe arrêter. 17 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Dominique Legallois, Jacques François 3.2. Construction, schéma, exemplaire On supposera que la signification exprimée par la construction (C1) [N1 V N2 de Ver] peut être glosée par « X influence le comportement de Y quant à l’accomplissement de Z », X et Y étant les référents respectifs de N1 et N2, Z étant le procès exprimé par Ver. Il y a pour cette construction une contrainte aspectuelle qui la différencie de la construction (C2) en jeu dans un exemple comme : [6] Je remercie / félicite / engueule / etc. Paul de voter pour moi / d’avoir voté pour moi C2 permet l’emploi d’un infinitif passé, ce qui est exclu pour C1 13 : *J’empêche / supplie / prie / etc. Paul d’avoir travaillé Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université C2 exprime un scénario pouvant être glosé par « N1 sanctionne le comportement de N2 quant à l’accomplissement effectif ou non de Ver par N2 ». L’énoncé [5] a été produit au Parlement québécois ; nous n’avons pas la possibilité de constituer un corpus correspondant directement au genre auquel répond [5]. En revanche, nous avons à notre disposition 14 un corpus de 3,5 millions de mots de débats parlementaires à l’Assemblée Nationale française. On admettra une équivalence entre le genre dont est extrait [5] et le corpus débats-AS. L’analyse effectuée est à nouveau fondée sur la méthode des « collostructions » ; elle consiste à mesurer statistiquement (indice log-likelihood) l’attirance d’un lexème (« force collostructionnelle »), en l’occurrence un verbe, par une construction. Dans le corpus, C1 est employé 283 fois ; le classement des verbes, du plus fort degré d’attirance au plus faible, est donné dans le tableau 2. On soulignera que la dimension du corpus est sans doute trop réduite pour calculer des écarts véritablement significatifs entre les verbes ; néanmoins, cet ordre apparaît, qui correspond d’ailleurs à la fréquence intuitive : empêcher est indiscutablement, pour tout locuteur, l’un des verbes les plus attendus dans la construction 15. Il faut nécessairement distinguer un autre exemplaire, N1 prier N2 de Ver, qui rend compte de l’orientation « positive » de la construction (la réalisation de l’action exprimée par Ver). 18 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université [6’] La Linguistique fondée sur l’usage : parcours critique Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université 1- empêcher 666 155 0.053 0.233 2308.3 2- prier 46 23 0.004 0.5 372.05 3- dissuader 60 21 0.005 0.35 320.075 4- (s)abstenir 75 17 0.006 0.227 241.473 5- convaincre 649 23 0.052 0.035 237.096 6- charger 113 13 0.009 0.115 165.199 7- mettre au défi 7 6 0.001 0.857 107.576 8- mettre en demeure 5 5 0 1 94.414 9- dispenser 106 5 0.008 0.047 54.129 10- mettre en mesure 4 2 0 0.5 32.199 11-décourager 70 3 0.006 0.043 31.869 12- persuader 111 3 0.009 0.027 29.06 13- presser 12 2 0.001 0.167 26.932 14- forcer 27 2 0.002 0.074 23.489 15- dégoûter 1 1 0 1 18.869 16- exhorter 6 1 0 0.167 13.463 17- (s’)arrêter 270 1 0.022 0.004 5.718 18- obliger 333 1 0.027 0.003 5.308 19- autoriser 556 1 0.045 0.002 4.317 Tableau 2 : attraction des verbes par la construction C1 On considère que (C1ex) N1 empêcher N2 de Ver constitue l’exemplaire de C1. De ce fait, la signification de la forme [N1 V N2 de Vinf.], vue à travers l’exemplaire, peut être considérée comme exprimant « quelqu’un empêche quelqu’un d’autre de faire une action » 16. Evidemment, la signification de C1 est sémantiquement plus schématique, abstraite, mais C1ex est pour l’interprète une « façon » d’appréhender cette signification qui, sinon, resterait insaisissable. C’est par rapport à cet exemplaire, identifié en usage, que l’on peut « modéliser » le travail interprétatif requis pour la compréhension de [5]. Il s’agit bien de construire un modèle le plus cohérent et le plus vraisemblable possible, mais sans prétention à décrire la « réalité » des processus psycholinguistiques en œuvre dans le travail interprétatif. Le modèle pourrait être le suivant : 19 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Fréquence Fréquence Fréquence Coef. de Force du verbe du verbe attendue confiance d’attraction dans la dans le construction corpus Dominique Legallois, Jacques François 1. 2. 3. 4. 5. identification d’une particularité (déviance) syntaxique dans [5] : l’emploi du verbe arrêter semble quelque peu incongru dans la construction ; mobilisation d’un exemplaire, « disponible » dans la compétence linguistique : (C1ex) ; hypothèse : (C1ex) est un modèle interprétatif de [5] 17 : il y a confrontation analogique entre C1ex et [5] afin de déterminer quel(s) est / sont le(s) trait(s) sémantique(s) de arrêter qui rendrai(en)t [5] compatible avec C1ex - c’est le phénomène de coercition à proprement parler ; identification d’un trait (par exemple « mettre fin à un processus») application pour l’interprétation : « on nous empêche de parler en mettant fin à notre discours » Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Insistons à nouveau : il s’agit ici d’une modélisation possible. Mais elle met l’accent sur le type d’inférence nécessaire dans le travail interprétatif. Ce raisonnement, selon nous, serait abductif, c’est-à-dire fondé sur la constitution d’une hypothèse. Il est en effet important de relever que l’exemplaire, s’il est statistiquement fondé, n’est qu’une hypothèse théorique qu’il s’agit de confronter au contexte, au risque de l’abandonner pour un autre analogon, statistiquement moins représentatif de la construction, mais pertinent contextuellement. Les linguistiques « usage-based », malheureusement, restent en général muettes sur les processus inférentiels en jeu dans l’interprétation de tels énoncés déviants. Par ailleurs, la confrontation (matching) dans l’étape 3 est une confrontation analogique entre constructions et non entre lexèmes. Il ne s’agit pas d’identifier les traits compatibles entre empêcher et arrêter, cette opération n’ayant aucun sens dans un travail d’interprétation « en discours » ; il s’agit bien plutôt d’une confrontation entre « N1 empêcher N2 de Ver » et « N1 arrêter N2 de Ver », dans laquelle « N1 empêcher N2 de Ver » guide l’interprétation de « N1 arrêter N2 de Ver ». L’étape 4 s’inscrit dans un cadre doublement contextuel – contexte de la construction, contexte discursif. Ainsi, si l’on regarde le contexte gauche de l’énoncé [5], on constate que l’identification du trait (« mettre fin à un processus ») est largement préparée : [7] 20 M. le Président, je comprends les ministériels de mettre fin à cette discussion 18. Je comprends que le Conseil des ministres lui ait dit : Il ne faut plus que tu parles dans cette loi. Dans le fin fond, on nous arrête de parler, mais c’est parce qu’ils ne veulent plus l’entendre. C’est clair. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université 3.3. Interprétation par abduction La Linguistique fondée sur l’usage : parcours critique S’il y a bien rupture syntaxique pour l’interprétant de l’énoncé, il y a, en revanche, continuité isotopique. [5] est d’ailleurs intéressant car il illustre parfaitement le fait que codage et encodage ne sont pas des processus différents (même si, évidemment, ils ne se recouvrent pas). On peut penser que le locuteur de [5] est « entraîné » par l’énonciation de mettre fin lorsqu’il énonce on nous arrête de parler. 3.4. Conflation Le modèle interprétatif proposé ci-dessus, s’il est vraisemblable pour expliquer [5], ne l’est sans doute pas pour expliquer d’autres emplois du même verbe dans la même construction. Ainsi, il est intéressant de remarquer que dans : Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université la configuration ne présente pas un degré de déviance aussi fort qu’en [5] ; on peut même trouver l’énoncé parfaitement naturel. L’explication est évidente : le complément de travailler est un collocatif du prédicat arrêter, rapport optimisé dans le syntagme arrêt de travail. L’écart entre [8] et l’exemplaire C1ex est conséquent, si bien que C1ex n’a pas de véritable pertinence dans l’interprétation. Plutôt, on peut voir dans [8] une conflation 19 entre –– [N1corps médical arrêter N2patient ] - qui relève d’une phraséologie liée à une pratique socio-discursive. Cette construction spécifique prête ses arguments à [8] –– [Arrêt de travail] – qui relève de la même pratique – motive la cooccurrence arrêt(er) + travail(ler) –– [N1 s’arrêter de Ver] prête à [8] la structure arrêter de Ver. La conflation peut être schématiquement représentée ainsi : Figure 1 : conflation pour 8 Autre exemple : [9] Sache que je te trouve très mignon mais je veux pas que cela nous arrête de faire connaissance 20 (forum.ados.fr/love/ – orthographe rétablie). 21 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université [8] L’orthopédiste m’a arrêté de travailler pendant 3 semaines et m’a conseillé de ne pas trop marcher (forum.doctissimo.fr/) Dominique Legallois, Jacques François [9], à notre avis, se distingue de [5]. Il constitue un « mélange » de plusieurs énoncés-sources – une sorte de polyphonie grammaticale. Ainsi, on peut « entendre » dans [9] : –– l’expression semi-figée : ça ne doit pas nous arrêter / il ne faut pas que cela nous arrête, qui prête une certaine schématicité modale à [9]. Dans [9], c’est une modalité subjective (Je veux pas) qui est employée. [Arrêter N(quelqu’un/quelque chose)] est également « emprunté » par [9]; –– la construction semi-figée : ça ne doit pas nous empêcher de Ver, qui, outre sa partie modale, prête la structure [V N de Ver] Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Figure 2 : conflation pour 9 Polguère (2007) donne un exemple assez semblable : [10] Est-ce que vous avez confiance aux politiciens ? dans lequel est patente l’interférence entre avoir confiance et faire confiance à N2. Polguère parle pour ce phénomène de greffe de régime syntaxique. Legallois (en prép.) montre que ces phénomènes, qui ont intéressé les linguistes à fin du 19e siècle, sont en fait assez nombreux. 3.5. Productivité vs Créativité Les exemples [5], [8], [9] sont d’une certaine façon paradoxaux. Ils mettent en jeu exactement la même « surface » syntaxique (N1 arrêter N2 de Ver), mais illustrent selon les cas, des motivations différentes – phénomène de coercition pour [5], phénomène de conflation pour [8], [9] selon des modalités différentes. Autrement dit, une analyse fondée sur l’usage, attentive aux processus de production et d’interprétation, se doit de prévenir les généralisations systématiques : la surface syntaxique dans [5], [8], [9] n’a pas la même « texture » en quelque sorte. Ces exemples permettent d’illustrer la distinction que nous faisons entre productivité et créativité linguistique. On dira ainsi que [5] est le fruit de la productivité d’un exemplaire, et plus fondamentalement encore, de la construction C1. C1 intègre ainsi un verbe non prédestiné. Plus une construction intègre de types, plus elle est productive. François & Sénéchal (2006) parlent de greffe pour caractériser 22 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université d’où le schéma 21 : La Linguistique fondée sur l’usage : parcours critique Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université le fait qu’un item lexical intègre une construction. Evidemment, une greffe peut prendre ou ne pas prendre, c’est-à-dire être ratifiée ou non par une communauté linguistique. En revanche, on peut parler de créativité pour [9] (et [10]) – même si cette créativité n’a rien de spectaculaire ici – dans le sens où [9] n’est pas le résultat d’un fonctionnement analogique simple et théoriquement régulier, mais d’une conflation ad hoc. Autrement dit, si [5] est la réalisation effective d’un possible de langue, [9] est un construit discursif, un bricolage linguistique. Nous voyons dans ce dernier énoncé, la manifestation de l’émergence (Hopper, 1998) d’une structure, émergence évidemment ponctuelle et sans suite s’il n’y a pas ratification et reprise par un ensemble de locuteurs 22. Dans un livre récent, Gasparov (2010) propose une conception qui sans doute, à la fois systématise mais aussi développe, l’idée présentée ici, à savoir que les locuteurs / interprètes « bricolent » leur grammaire, grâce aux outils que sont les énoncés en usage rencontrés dans l’expérience discursive passée. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une grammaire « intertextuelle » : « The prevalent mode of speakers’ linguistic activity can be called « intertextual », in the sense that speakers always build something new by infusing it with their recollection of textual fragments drawn from previous instances of speech. The mental work involved in this process – shifting frames, blending conceptual domains, making analogical extensions – is not purely conceptual: it is grounded in and intermingled with tangible pieces of textual matter that are in speakers’ possession. » (Gasparov, 2010 : 3) Citons encore ces propos pénétrants de Coseriu : « La langue se refait parce que l’activité de parler se fonde sur des modèles antérieurs et elle est parler-et-comprendre ; elle est dépassée par l’activité linguistique parce que l’acte de parler est toujours nouveau ; elle est rénovée parce que comprendre est toujours comprendre au-delà de ce qui est déjà su au moyen de la langue antérieure à l’acte. La langue réelle et historique est dynamique parce que l’activité linguistique ne consiste pas à parler et comprendre une langue, mais parler et comprendre quelque chose de nouveau par l’intermédiaire d’une langue. » (Coseriu, 1973/2007 : 175) En ce sens ces fragments textuels, mémorisés, ne sont pas des éléments statiques ; on pourrait leur conférer le statut de schème, au sens de Piaget 23 : des schèmes d’action acquis dans l’expérience – schèmes d’action car ces fragments ont pour fonction non pas la connaissance de la langue, mais la connaissance pour la production et la compréhension 23 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Dominique Legallois, Jacques François d’énoncés ; en somme, la connaissance de l’usage de la langue. Ils sont donc toujours révisables et intrinsèquement liés à la performance. Le terme trop anglo-saxon de stockage fait avant tout référence à des listes statiques de constructions enregistrées, là où il faudrait concevoir, au contraire, des modes dynamiques de production linguistique. Le langage comme système adaptatif complexe Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Cette dernière partie est consacrée aux conséquences de la notion d’usage sur la conception même du langage, principalement sur son aspect adaptatif. Nous présentons les réflexions de Bybee développées dans son dernier ouvrage 24. La conception du langage comme un système adaptatif complexe est partagée par les linguistes Givón (2009) et Bybee (2010) dans le sillage de l’anthropologue Deacon (1997), qui applique au langage ce qu’en biologie évolutionniste on appelle depuis le début du 20e siècle l’« effet Baldwin » 25. Contrairement à la thèse générativiste (cf. Lightfoot, 1989) qui impute le changement linguistique uniquement à une mauvaise gestion de l’input auditif par l’apprenant, ces trois auteurs l’attribuent à une gestion adaptative de l’acte de communication : « C’est le comportement adaptatif en temps réel de locuteurs individuels durant la communication qui est le moteur du changement diachronique. » (Givón, 2009 : 17– notre traduction) Bybee consacre à cette question la totalité de son chapitre final : Language as a complex adaptive system, sous-titré « The interaction of cognition, culture and use ». La conception de Bybee (partagée par une palette de linguistes parmi lesquels Givón, Thompson, Hopper, Haiman ou Croft, tous dans le sillage de Greenberg), selon laquelle « les patrons d’usage fréquent se reflètent dans des patrons grammaticaux communs », attribue à la grammaire les traits essentiels d’une approche par systèmes adaptatifs complexes, celle-ci postulant que l’interaction au niveau local d’un nombre restreint de facteurs peut engendrer une structure dynamique au niveau global. D’où le rejet d’une conception statique et innée des universaux. Bybee reproche à Chomsky une vision pétrifiée des universaux, insensible à la dynamique du langage. Pour Greenberg au contraire les observations en synchronie sont rapportées à des hiérarchies et des énoncés implicationnels, c’est-à-dire finalement à des parcours en diachronie, lesquels ne peuvent pas présenter de divergence considérable parce que les locuteurs choisissent globalement de parler de choses similaires, d’une manière similaire et dans un contexte social interactif similaire. 24 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université 4. La Linguistique fondée sur l’usage : parcours critique Bybee compare les parcours de grammaticalisation fondamentalement analogues mais disparates dans leur détail à des « attracteurs étranges » 26. L’étrangeté de ces attracteurs résulte du fait que chaque emploi linguistique délivre un nouvel « input d’énergie » qui engage le parcours sur des voies distinctes. Bybee propose une belle métaphore de cette identité dans la diversité : Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Ce que Bybee met clairement en évidence, c’est que la théorie de la Grammaire Universelle doit postuler un « recablage neuronal » (donc une mutation ou une évolution « saltatoire » dans la terminologie du biologiste J.J. Gould), alors que la conception du langage comme système adaptatif complexe suppose simplement un accroissement constant des aptitudes cognitives d’ordre général (mémorisation, habiletés motrices, catégorisation) à travers l’histoire des primates et parallèle à l’évolution du langage (processus décrit par Givón dès 1995 dans sa théorie de la « co-évolution du langage, de l’esprit et du cerveau » et repris par Deacon, 1997). Un point important à souligner est la place de l’arrière-plan culturel dans la sélection ou l’interruption d’un parcours de grammaticalisation. Un collaborateur de J. Bybee, R. Perkins décrit en détail (1992) une enquête fondée sur la distinction de Givón (1979) entre une culture élémentaire où tous les locuteurs sont des « intimes » et une culture complexe caractérisée par l’exercice de la communication avec des étrangers. Cette enquête de Perkins, menée à travers un corpus de 49 langues, révèle qu’il y a plus de marques flexionnelles ou affixales de deixis dans des cultures où de petits groupes partagent un arrière-plan physique et social limité que dans des cultures où communiquent de nombreuses personnes de différentes origines. La tendance à la disparition d’une part du marquage du duel et d’autre part de la distinction inclusif-exclusif en 1ère personne en est une illustration élémentaire. Au final Bybee retient trois processus cognitifs fondamentaux déterminant l’espace de variation des parcours de grammaticalisation : la catégorisation par similarité, l’agrégation de séquences répétées et les associations par contiguïté. Le point de vue de Bybee n’est pas spécialement original : au-delà des premiers travaux des linguistes travaillant sur les langues indoeuropéennes dès le 19e siècle (comme Hermann Paul en Allemagne), on en trouve les premiers linéaments dans l’ouvrage pionnier de Givón (1979) et en 1997 Heine l’illustre en montrant que les mêmes sources cognitives 25 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université « Les parcours de développement pour la grammaire sont similaires de la même manière que les dunes de sable ou les vagues sont similaires : parce que les forces qui les créent sont les mêmes et que ces forces interagissent dynamiquement au fil du temps pour produire des structures émergentes similaires mais non identiques. » (Bybee, 2010 : 220 – notre traduction). Dominique Legallois, Jacques François peuvent fournir selon les langues des expressions dans des champs sémantiques et grammaticaux aussi différents que la possession, la comparaison ou l’auxiliation verbale 27. En l’état actuel de la recherche, on ne peut pas écarter définitivement la modélisation du changement linguistique proposée par Chomsky et ses disciples ou collaborateurs. Mais face à l’explication spéculative de ces derniers en termes de mutation et recablage neuronal, les « linguistes de l’usage » offrent un scénario beaucoup plus simple et convaincant. Conclusion et… Introduction au numéro Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Ce parcours aura permis au lecteur, nous l’espérons, d’appréhender de façon critique quelques concepts-clés de la linguistique fondée sur l’usage. Plutôt qu’une présentation « en règle » de la théorie, nous avons choisi de nous intéresser à certains aspects qui soit trouvent un écho dans l’histoire de la linguistique (le débat analogisme / anomalisme), soit demandent encore un travail critique plus précis (la conception de la fréquence, la notion d’exemplaire). Ce volume est composé de contributions qui prolongent la discussion théorique entamée dans ce parcours, ou sollicitent la notion d’usage ou les procédés / concepts qui lui sont associés. Dans La notion de grammaire ‘usage-based’ chez Langacker. Émergence et développement, J.-M. Fortis se livre à un examen minutieux et averti de l’évolution de la pensée de R. Langacker qui l’a conduit à s’inspirer successivement de la grammaire des rôles sémantiques de Ch. Fillmore et de la sémantique générative et à mettre en place en 1975 une théorie peu connue de la structure profonde, la « stratigraphie fonctionnelle », qui se transformera en grammaire spatiale. On est souvent étonné que R. Langacker, créateur de la notion de grammaire basée sur l’usage, se soit abstenu de toute analyse de corpus textuels, mais la conception de Langacker se situe à un niveau plus abstrait, celui de la prise de conscience du caractère partiellement libre et partiellement contraint de la combinatoire des signes : « Il faut que voisinent, dans l’esprit des locuteurs, des structures flexibles et des structures plus ou moins figées ». Sa définition actuelle de la grammaire comme « un inventaire structuré d’unités conventionnelles » souligne finalement l’essence d’une grammaire de construction, un jeu partiellement systématique de dépendances sémantiquement motivées et conventionnelles entre signes linguistiques. Cet article permet de mesurer l’extraordinaire capacité de synthèse de différents courants de la linguistique contemporaine (les cadres sémantiques et schémas, les prototypes, la focalisation sur l’idiomaticité, etc.) qui caractérise la vision du langage de R. Langacker. 26 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université 5. La Linguistique fondée sur l’usage : parcours critique Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université S. Loiseau, dans son article Les faits statistiques comme objectivation ou comme interprétation : statistiques et modèles basés sur l’usage, s’interroge sur les différentes conceptions de la fréquence en linguistique et sur son importance dans l’analyse. L’article est donc une discussion générale et théorique qui, en se référant à la linguistique générale, propose des critères typologiques pour appréhender les différentes catégories de fréquence (par exemple, fréquence étique, fréquence émique). L’auteur poursuit sa réflexion en discutant plus particulièrement, dans un second temps, la méthode des collostructions (proposée par Stefanowitsch et Gries) largement utilisée par la linguistique fondée sur l’usage ; la critique s’articule essentiellement sur l’interprétabilité de données, données qui doivent être saisies dans un cadre herméneutique approprié, prenant en compte la diversité des phénomènes variationnels et textuels. Dans leur article Une approche de la complémentation verbale guidée par les corpus, C. Fabre et J. Rebeyrolle proposent une analyse de la complémentation verbale indirecte qui vise à se substituer aux tests linguistiques de grammaticalité. Ainsi, à partir de l’exploitation d’informations syntaxiques produites par un analyseur automatique sur deux larges corpus (littéraire et journalistique), les auteures se fondent sur des mesures statistiques pour apprécier les degrés d’autonomie ou de dépendance des groupes prépositionnels vis-à-vis du verbe. Elles montrent alors l’existence d’un continuum entre le statut argumental et le statut circonstanciel du groupe prépositionnel. L’approche permet également d’effectuer un travail doublement comparatif : une comparaison des tendances de plusieurs prépositions (comme, sur, avec, dans) à introduire des SP autonomes ou cohésifs et une comparaison du fonctionnement de chaque préposition dans les deux corpus. L’étude de G. Fotiadou et H. Vassiliadou, Interprétation(s) des verbes anticausatifs en grec et en français : liens entre fréquence et données empiriques, pose la question de « l’interprétation anticausative » de structures verbales des deux langues. Dans la terminologie de l’anticausativité, récemment développée dans le prolongement des notions d’inaccusativité et d’inergativité initialement mises en place par D. Perlmutter, une construction anticausative spécifie une interprétation « par diathèse récessive » (L. Tesnière), « pseudo-réfléchie » (W. D. Donaldson) ou « moyenne » (N. Ruwet) de la « voie » pronominale (L. Melis), ex. la phrase La porte se ferme, interprétée comme une construction anticausative en combinaison avec l’adverbe subitement, mais médio-passive si elle est combinée avec difficilement. L’analyse contrastive français–grec exploite un test d’association entre un jeu de phrases impliquant un verbe interprétable comme anticausatif dans les deux langues et un jeu d’images et vise à tester l’hypothèse que les préférences interprétatives qui ressortent de 27 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université ces associations coïncident avec les fréquences obtenues à partir de corpus textuels (écrits et oraux). Constatant que la fréquence n’est pas le facteur essentiel dans les interprétations des sujets du test, les auteures s’interrogent en conclusion sur l’unicité de la notion de construction transitive et évoquent une typologie de la transitivité. L’article de C. Dugua & A. Nardy, Le rôle de l’usage sur le développement des constructions nominales chez l’enfant pré-lecteurs, est une étude de psycholinguistique développementale qui se situe, pour l’acquisition du français, dans le prolongement des travaux de M. Tomasello (cf. Tomasello, 2003). L’usage, pour un enfant pré-lecteur, c’est l’ensemble des interactions à partir desquelles il construit son système linguistique. L’apprentissage est au cœur du processus d’acquisition avec d’une part le rôle prééminent de la fréquence des imprégnations et la fusion dans le matériau perçu et mémorisé d’une composante linguistique et d’une composante contextuelle et sociale (Qui peut dire quoi à qui dans quel contexte ?). L’analyse porte spécifiquement sur le décours du processus d’acquisition de la liaison dans ses deux variantes catégorique et variable. Sur cette base, les auteures jettent en conclusion les bases d’« un modèle développemental organisé autour des notions de constructions et d’émergence qui rend compte à la fois de formes stables et de formes variables phonologiquement ». NOTES 1. On peut dire que la LFU est, du point de vue des théories qui y adhèrent, organisée de la même façon que les catégories qu’elle discute : de façon radiale. Si Langacker (1987) est l’inventeur du terme usage-based, les promoteurs et militants principaux de la LFU sont indiscutablement les fonctionnalistes Bybee, Hopper, Thompson. Mais de nombreuses ramifications peuvent être facilement identifiées, ainsi les tenants de la Grammaire de Construction (Goldberg, 2006 ; Croft, 2001), les psycholinguistes (Tomasello, 2003 ; Ellis, 2002 ; mais aussi, dans une orientation différente et pourtant complémentaire, Perruchet, 2002), les contextualistes britanniques (en particulier Hoey, 2005), ou encore les spécialistes de modélisation cognitive (Bod, 1998) – cela, pour un aperçu extrêmement sommaire, qui ne tient pas compte de spécialités comme la grammaticalisation et la linguistique historique et variationiste. Pour une critique de l’usage en linguistique, cf. Newmeyer (2003). 2. C’est la position de Kemmer et Barlow (2000) dans leur introduction. 3. Où les exposants S, O, Loc correspondent respectivement à sujet, objet, locatif. 4. La conception la plus radicale de l’usage est certainement celle de la théorie de l’amorçage lexical (lexical priming) du linguiste britannique Hoey (2005), développée indépendamment des travaux américains. 28 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Dominique Legallois, Jacques François La Linguistique fondée sur l’usage : parcours critique Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université 5. Séquences répétées détectées à partir des corpus Valibel (Université Catholique de Louvain) et Discours sur la ville. Corpus de Français Parlé Parisien des années 2000 http://ed268.univ-paris3.fr/CFPP2000/, Branca-Rosoff, Fleury, Lefeuvre, Pires. 6. Voici la traduction que propose Jacquet-Andrieu (à par. : 10) [La] Parole [est] identifiable à l’intuition et à l’expression, activité créatrice concrète, somme d’actes linguistiques concrets, sans doute inédits et individuels –eux-mêmes expression d’intuitions inédites et individuelles. En outre, ils sont conventionnels et définissables comme des « faits de langue », exemples et modèles, dès qu’ils se créent sur la base d’actes linguistiques antérieurs, pour devenir à leur tour, base d’actes linguistiques ultérieurs. Car la langue existe seulement en tant que Système abstrait d’actes linguistiques communs ou bien concrètement observés ou sédimentés dans la mémoire des sujets parlants. 7. Pour une présentation des différentes familles de grammaire de construction, cf. François (2008). 8. Cf. Legallois (à par.). 9. Cf. Lakoff (1977), Hopper & Thompson (1980). 10. http://cfpp2000.univ-paris3.fr/ (Branca-Rosoff, Fleury, Lefeuvre & Pires, 2009). 11. Patron qui ne permet évidemment pas d’identifier toutes les constructions transitives. Cette étude n’est qu’un sondage. 12. Nous avons utilisé le script de Gries (2007) pour une application dans le logiciel de statistiques R. 13. Willems (1981 : 193). Par ailleurs, nous ne traitons pas, faute de place, de la construction proche N1 V à N2 de Inf. (je demande à Paul de travailler). 14. Grâce au laboratoire Limisi. 15. Voir la note 17 pour l’influence (sans doute improbable pour [5]) des verbes pronominaux présents dans ce tableau. 16. Il nous semble que la structure pronominale « N1 s’arrêter de Ver » entre assez peu en résonnance avec [5]. 17. Sans que l’on puisse le démontrer – parce qu’il s’agit ici d’une description d’un acte interprétatif virtuel - l’influence d’une forme comme on s’arrête de parler est peu probable pour [5]. Dans cette forme, le on serait inclusif, ce qui correspondrait à une diathèse éloignée de celle de [5]. 18. On repère dans cette phrase un autre forçage que nous ne discuterons pas ici (N1 comprendre N2 de Inf.). 19. Nous utilisons, faute de mieux, cet anglicisme. 20. Par cette phrase énigmatique, une locutrice adolescente prévient un prétendant qu’il ne faut pas brûler les étapes. 21. A nouveau, il se peut que la forme on s’arrête de Ver ait influencé l’énonciatrice, mais la diathèse est relativement éloignée de celle de l’énoncé produit. 22. Cf. chez Barlow (2000) le rapport entre « blends » et grammaire. De façon très critiquable, Kemmer & Barlow (2000) rapprochent sans précaution l’idée d’émergence des formes grammaticales dans le discours, de « l’émergence » connexionniste, c’est-à-dire l’émergence de pattern cognitifs par l’interaction de réseaux neuronaux. 29 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.242.76.169 - 30/11/2011 19h19. © De Boeck Université 23. La référence à Piaget pourrait en outre être poursuivie, avec la distinction bien connue entre assimilation et accommodation qui correspond, selon nous, à deux types de coercition différents. Nous ne pouvons développer ici. 24. Sur les différentes positions relatives au rôle de l’usage dans la grammaticalisation, cf. François (à par.). 25. Baldwin a montré en 1902 que les changements évolutionnaires qui résultent de glissements adaptatifs parcourent généralement deux phases successives, un changement de comportement, puis un changement de structure. 26. « Un attracteur est un ensemble vers lequel un système dynamique évolue à travers le temps. C’est-à-dire que les points qui se rapprochent suffisamment de l’attracteur demeurent à sa proximité même en cas de légère perturbation. Géométriquement, un attracteur peut être un point, une courbe, un ensemble multiple ou même compliqué avec une structure fractale désignée comme un ‘attracteur étrange’. La description des attracteurs des systèmes dynamiques chaotiques est l’un des acquis de la théorie du chaos. » (Encyclopédie Wikipedia, édition anglophone, article Attractor, notre traduction). 27. Heine (1997) teste et vérifie quatre hypothèses : (a) la structure de catégories grammaticales est prédictible dans une large mesure une fois qu’on connaît l’éventail des structures cognitives à partir desquelles elles sont dérivées ; (b) les catégories grammaticales peuvent être traquées jusqu’aux concepts source sémantiquement concrets ; (c) pour toute catégorie grammaticale il n’y a qu’un vivier limité de concepts source (d) alors que le choix des sources est déterminé primairement par des modes de conceptualisation universels, il est également influencé par d’autres facteurs, spécialement des forces aréales. Références Baratin E. & Desbordes F., 1981, L’analyse linguistique dans l’Antiquité Classique. 1. Les théories, Paris, Klincksieck. 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