Licence de mathématiques Histoire des mathématiques HISTOIRE

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Licence de mathématiques Histoire des mathématiques HISTOIRE
Licence de mathématiques
Histoire des mathématiques
HISTOIRE DES SÉRIES INFINIES
MARC-ANTOINE COPPO
Sommaire
Introduction
Chapitre I : Les paradoxes de Zénon
1.1 Le paradoxe de la dichotomie
1.2 Le paradoxe d’Achille
Chapitre II : La période médiévale
2.1 La sommation des séries géométriques
2.2 La divergence de la série harmonique
2.3 Les propriétés des nombres harmoniques
Chapitre III : Les séries au 17ème siècle
3.1 Le logarithme hyperbolique et la série harmonique
3.2 Le produit infini de Wallis
3.3 La série du binôme de Newton
3.4 Les séries de Gregory
Chapitre IV : L’Age d’or des séries
4.1 La résolution du problème de Bâle
4.2 La formule d’Euler - Mac Laurin
4.3 Les sommes d’Euler - Goldbach
Bibliographie
Licence de mathématiques
Histoire des mathématiques
Introduction
Le texte qui suit représente une partie du cours d’histoire des mathématiques dispensé en troisième
année de Licence en 2008, l’autre partie étant consacrée à l’histoire des équations algébriques1. Il
retrace de manière condensée l’histoire des séries infinies de l’Antiquité grecque à Euler.
On commence par montrer l’intérêt historique des paradoxes de Zénon, retranscrits par Aristote,
qui reflètent la « peur de l’infini » éprouvée par les mathématiciens grecs de l’Antiquité. Cette
peur ne sera vraiment surmontée qu’au 14ème siècle avec les brillants travaux d’Oresme sur les
séries. Si elles accèdent au statut d’objet mathématique à pert entière, les séries n’ont encore, à
cette époque, que très peu d’applications et sont surtout considérées comme des curiosités. Tout
change au 17ème siècle avec l’invention « mirifique » des logarithmes et le développement des
techniques d’intégration. Sous l’impulsion de Newton notamment, les séries deviennent alors un
outil fondamental du calcul infinitésimal. Enfin vient l’âge d’or caractérisé par une profusion de
splendides identités faisant intervenir les séries découvertes par Euler au siècle des Lumières.
Remerciements. Destinée à renforcer la culture mathématique des étudiants, l’Unité d’Enseignement « Histoire des mathématiques » a été créée à Nice en 2004-2005 à l’instigation de Michel
Merle qui m’en a confié la coordination. Je tiens à le remercier pour cette marque de confiance.
1. Cf. http ://math.unice.fr/beauvill/pubs/Equations.pdf
2
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Chapitre I : Les paradoxes de Zénon
Le Grec Zénon d’Elée a vécu au cinquième siècle avant notre ère dans la ville d’Elée (colonie
grecque du sud de l’Italie). Il était le disciple et l’ami du philosophe Parménide, fondateur de
l’Ecole éléatique. Pour Parmenide la réalité est immuable : rien ne change, ou plutôt le changement
n’est qu’une apparence, une illusion. Sa doctrine s’opposait à celle d’un autre philosophe célèbre
de l’époque, Héraclite, pour qui, au contraire, tout est dans un perpétuel état de changement («
on ne se baigne jamais dans la même eau » avait-il coutume de dire). Zénon est resté célèbre
pour avoir énoncé deux paradoxes, retranscrits par Aristote dans sa Physique, destinés à montrer
- conformément aux thèses de Parménide - que le mouvement est mathématiquement impossible.
1.1 Le paradoxe de la dichotomie.
Zénon soutient qu’« il est impossible d’aller (en ligne droite) d’un point à un autre car ce qui se
déplace doit d’abord arriver au milieu de sa course avant d’arriver à son terme ». Appelons A
le point de départ et B le point d’arrivée. On peut supposer que la distance AB est l’unité de
longueur. Soit C = C1 le milieu de AB, C2 le mileu de CB, ..., Cn le milieu de Cn−1 B. Lorsqu’il
arrive au point Cn , le mobile a parcouru la distance 12 + 14 + · · · 21n = 1 − 21n . Or, il n’existe aucun
entier n pour lequel 1 − 21n = 1. Par conséquent le mobile n’atteint jamais le point B !
1.2 Le paradoxe d’Achille.
Légendaire héros de L’Illiade, Achille était considéré comme le plus rapide et le plus puissant
des guerriers grecs. Zénon prétend pourtant que si Achille laisse un adversaire (aussi lent soit-il)
prendre une avance initiale, alors il ne le rattrapera jamais : « Le plus lent à la course ne sera
jamais rattrapé par le plus rapide car celui qui poursuit doit toujours commencer par atteindre le
point d’où est parti le fuyard de sorte que le plus lent a toujours quelque avance. »
Supposons qu’Achille court trois fois plus vite que son adversaire et qu’il lui laisse une unité de
1
longueur d’avance. Lorsque Achille a parcouru la distance 1 + 13 + 19 + · · · + 3n−1
, son adversaire a
1
1
1
1
parcouru la distance 1 + 3 + 9 + · · · + 3n−1 + 3n . Par conséquent, bien que l’écart se réduise (il est
divisé par trois à chaque étape), ce dernier conservera toujours une petite longueur d’avance sur
Achille !
Conclusion. L’intérêt des paradoxes de Zénon est de montrer que si on n’introduit pas la notion de
somme comportant une infinité de termes, alors il est impossible d’analyser mathématiquement
le mouvement. Cependant, l’idée que la somme d’une infinité de nombres puisse être finie est
considérée avec effroi par les mathématiciens grecs. Les paradoxes de la dichotomie et d’Achille
traduisent bien cette « peur de l’infini ».
3
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Chapitre II : La période médiévale
Le Français Nicole (Nicolas) Oresme est le premier savant à avoir développé, dans ses Questions
sur la Géométrie d’Euclide rédigées au milieu du 14ème siècle, une « théorie des séries » incluant
la sommation des séries géométriques ainsi que la divergence de la série harmonique. Mais c’est
son remarquable Traité des Monnaies (un des premiers livres de mathématiques financières) qui
aura le plus contribué à sa renommée de son vivant.
Etudiant en logique et en théologie au Collège de Navarre2 à l’Université de Paris, Oresme s’y
distingue très vite et en devient grand-maître en 1356. Après avoir enseigné pendant six ans au
Collège de Navarre, Oresme entame ensuite une brillante carrière ecclésiastico-politique au service
du roi Charles V (le Sage) dont il est successivement le secrétaire, le conseiller et le chapelain, sans
cesser de s’intéresser aux questions scientifiques. Entre 1370 et 1376, à la demande du roi, il traduit
en français la plus grande partie de l’oeuvre d’Aristote qu’il enrichit de commentaires critiques
(gloses) qui révèlent sa propre pensée scientifique : Oresme formule notamment l’hypothèse de la
rotation de la terre sur elle-même en vingt quatre heures, et celle, tout aussi audacieuse, de l’infinitude de l’univers. Pour le récompenser de ce travail considérable qui contribue au rayonnement
de la langue française, le roi le sacrera en 1377 évèque de Lisieux et lui offrira trois anneaux d’or.
Oresme meurt en 1382, deux ans après Charles V.
Tant par son style novateur que par son esprit critique, Oresme aura joué un rôle capital dans le
passage de la science médiévale à la science moderne.
2.1 La sommation des séries géométriques
Dans ses Questions sur la Géométrie d’Euclide, Oresme donne l’expression de la somme la série
géométrique de raison λ1 . Plus précisément, il montre que pour tout entier λ > 1,
1
1
1
1
1
+ 2 + 3 + 4 + ··· =
.
λ λ
λ
λ
λ−1
Pour cela, il retranche la série à la série multipliée par λ ce qui, après simplification des termes,
donne la valeur 1 :
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
λ( + 2 + 3 + 4 + · · · ) − ( + 2 + 3 + 4 + · · · ) = 1 + − + 2 − 2 + · · · = 1 .
λ λ
λ
λ
λ λ
λ
λ
λ λ λ
λ
Oresme calcule également les sommes3 :
1 2 3
4
+ + +
+ · · · = 2 et
2 4 8 16
3
6
9
12
4
+
+
+
+ ··· =
4 16 64 256
3
2. Institut fondé par Jeanne de Navarre, épouse du roi Philippe IV (le Bel), petit-fils de saint Louis.
4
3. l’identité 12 + 24 + 38 + 16
+ · · · = 2 semble avoir été découverte à la même époque par l’Anglais Richard Suiseth
dit le Calculateur, mais sa formulation est obscure.
4
qui sont des cas particuliers pour λ = 2, α = 1 et λ = 4, α = 3 de la formule générale :
α 2α 3α 4α
αλ
+ 2 + 3 + 4 + ··· =
.
λ
λ
λ
λ
(λ − 1)2
2.2 La divergence de la série harmonique
Le résultat le plus remarquable obtenu par Oresme dans ses Questions est la divergence vers
l’infini de la série harmonique4. Il s’agit du problème de la sommation de la série des inverses des
nombres entiers naturels :
1 1 1 1
1 + + + + + ···
2 3 4 5
La divergence de cette série est un résultat surprenant car ses sommes partielles croissent extrêmement lentement : par exemple, on peut montrer qu’il faut ajouter plus de 1043 termes5 pour
que la somme dépasse 100. L’idée d’Oresme (géniale pour l’époque) consiste à faire apparaître des
groupes de 2n termes consécutifs (pour n = 1, 2, 3, . . . ) qui sont tous supérieurs à 12 :
1 1 1 1
1 1
1
1
1
1
1
1
1
1 1 1
1+ +( + )+( + + + )+( + + + + + + + )+· · · = 1+ +A1 +A2 +· · ·
2 3 4
5 6 7 8
9 10 11 12 13 14 15 16
2
avec
1 1
1 1
2
1
A1 = ( + ) > + = = ,
3 4
4 4
4
2
1 1 1 1
4
1
1 1 1 1
A2 = + + + > + + + = = ,
5 6 7 8
8 8 8 8
8
2
1 1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
8
1
A3 = + + + + + + +
>
+ + + + + + +
=
= .
9 10 11 12 13 14 15 16
16 16 16 16 16 16 16 16
16
2
De manière générale, il est facile de voir que
1
1
1
1
+ n
+ ··· + n
+ n+1
An = n
n
2 +1 2 +2
2 +2 −1 2
1
1
n
est supérieur à 2 fois 2n+1 c’est à dire à 2 . Il en résulte que :
1
1 1 1 1
1 1 1
1 + + + + etc. = 1 + + A1 + A2 + A3 + · · · > 1 + + + + + · · · .
2 3 4
2
2 2 2 2
1
Or, la somme de droite contenant une infinité de termes égaux à 2 ne peut être finie. Oresme en
conclut qu’« il y a ici une infinité de parties dont chacune sera plus grande que la moitié d’un pied,
donc le tout sera infini ». On remarquera qu’Oresme raisonne sur la somme de la série considérée
a priori avant même de savoir si elle est finie ou infinie.
2.3 Les propriétés des nombres harmoniques
Les nombres rationnels Hn définis par H1 = 1 et Hn = Hn−1 + n1 pour n ≥ 2 sont appelés les
nombres harmoniques. Ces nombres ont des propriétés remarquables : on peut facilement montrer
qu’à l’exception de H1 aucun des Hn n’est entier, et (un peu plus difficilement) que seuls deux
49
d’entre-eux (H2 = 32 et H6 = 20
) sont décimaux.
Conclusion. A la fin du 14ème siècle, la « peur de l’infini » des Grecs est surmontée. Les séries
acquièrent progressivement un statut mathématique à part entière mais elles n’ont encore que très
peu d’applications.
4. du grec harmonia qui signifie « juste rapport ».
5. le nombre exact de termes, calculé en 1968, est 15 092 688 622 113 788 323 693 563 264 538 101 449 859 497
5
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Chapitre III : Les séries au 17ème siècle
Le 17ème siècle est marqué par un renouveau de l’intérêt pour l’étude des séries en relation
avec l’introduction des logarithmes6 par John Neper (Mirifici logarithmorum canonis descriptio,
Edimbourg, 1614) et Henry Briggs (Arithmetica logarithmica, Londres, 1624) d’une part, et le développement du calcul intégral par Cavalieri, Wallis puis Newton d’autre part. Ces deux directions
se rejoignent au milieu du siècle avec la découverte que l’aire sous l’hyperbole est une fonction
logarithmique, qu’on appelle alors « logarithme hyperbolique ».
3.1 Le logarithme hyperbolique et la série harmonique
Le prêtre italien Pietro Mengoli (1626-1686) suit l’enseignement de Cavalieri à l’Université de
Bologne. Après la mort de son maître Cavalieri en 1648, il lui succède comme professeur de mathématiques dans cette même université. Au cours de ses recherches sur le logarithme hyperbolique,
il obtient l’encadrement :
1
1
1
ln n + < Hn = 1 + + · · · + < ln n + 1 .
n
2
n
En prenant la moyenne des valeurs extrêmes, il est alors facile d’en déduire que le n-ème nombre
1
harmonique Hn est très proche de ln n + 21 + 2n
. Mengoli retrouve l’important résultat d’Oresme
sur la divergence de la série harmonique en appliquant l’inégalité Hn > ln n avec n = 2m . En effet,
il remarque que ln 2m = m ln 2 peut prendre des valeurs infiniment grandes.
En écrivant :
1 1 1
1
1
1
1 1
1
1 − + − + ··· −
= (1 + + · · · + ) − 2( + + · · · + ) = H2n − Hn ,
2 3 4
2n
2
2n
2 4
2n
Mengoli est le premier à montrer, en 1659, que la somme de la série harmonique alternée :
1 1 1 1 1
1 − + − + − + ···
2 3 4 5 6
est égale à ln 2. En regroupant les termes consécutifs deux à deux, ceci peut encore s’écrire :
1
1
1
+
+
+ ···
ln 2 =
1.2 3.4 5.6
Mengoli montre également que :
1
1
1
1
1=
+
+
+
+ ··· ,
1.2 2.3 3.4 4.5
et en déduit l’inégalité :
1
1
1
1
1 1 1
1
+
+
+
+ ··· < + + +
+ ··· = 2
1.1 2.2 3.3 4.4
1 3 6 10
6. Du grec logos (raison) et arithmos (nombres) littéralement « nombres de raisons ».
6
qui montre que la série des inverses des carrés parfaits converge, mais il échoue à calculer la valeur
exacte de cette somme, célèbre problème qui ne sera résolu que 80 ans plus tard par Euler7.
3.2 Le produit infini de Wallis
L’Anglais John Wallis (1616-1703) est nommé en 1649 professeur de Géométrie à l’Université
d’Oxford (Savilian Chair) sur recommandation de Cromwell, poste qu’il occupera pendant 53 ans.
En 1655-56, Wallis publie un important mémoire intitulé Arithmetica infinitorum (l’Arithmétique
de l’infini) qui est considéré comme le premier traité d’analyse de l’histoire (c’est notamment dans
cet ouvrage qu’on trouveR pour la première fois le symbole ∞ pour désigner l’infini).
1
1
que Cavalieri avait établie pour a entier à tout rationnel
Wallis étend la formule 0 xa dx = a+1
R1
1
n
a = m . C’est en interpolant l’intégrale 0 (1 − x2 ) 2 dx qui représente l’aire d’un quart de cercle de
R1
1
rayon 1 par les valeurs (qu’il sait calculer) des intégrales 0 (1 − x m )n dx pour n et m entiers, que
Wallis découvre, presque miraculeusement, le célèbre produit infini qui porte son nom8 :
π
2·4 4·6 6·8
=
×
×
× ···
4
3·3 5·5 7·7
ce qui peut encore s’écrire :
π
1
1
1
= (1 − 2 )(1 − 2 )(1 − 2 ) · · ·
4
3
5
7
Les techniques d’intégration « par interpolation » (faute de mieux) employées par Wallis dans
son Arithmetica infinitorum auront une profonde influence sur les mathématiciens anglais de la
génération suivante, tout particulièrement sur le jeune Newton qu’elles conduiront notamment à
la découverte de la célèbre série du binôme.
3.3 La série du binôme de Newton
Issac Newton (1642-1727) entre au Trinity College de Cambridge9 en juin 1661. Il étudie les
ouvrages d’Euclide, Viète, Descartes et Wallis. A partir de 1665, il introduit des idées novatrices
en analyse qui font jouer un rôle central aux séries : il montre notamment comment les séries
permettent d’exprimer un grand nombre de quadratures. Sa méthode consiste à développer la
fonction à intégrer en série de puissances puis à intégrer terme à terme en suivant la règle xm →
xm+1
qu’il a apprise en étudiantl’Arithmetica Infinitorum de Wallis, mais qu’il applique à présent
m+1
Rx
m
à une abscisse x quelconque. C’est en cherchant à exprimer l’intégrale Im (x) = 0 (1 − t2 ) 2 dt sous
forme d’une série qu’il découvre la fameuse série du binôme qui porte désormais son nom :
(1 + x)a = 1 + ax +
a(a − 1) 2 a(a − 1)(a − 2) 3 a(a − 1)(a − 2)(a − 3) 4
x +
x +
x +· · ·
2
6
24
En développant (1 − x2 )a pour a =
1 1
(
2 2
1
2
avec a =
m
.
n
par la formule précédente, en utilisant l’identité :
− 1)( 12 − 2) · · · ( 12 − n + 1)
1.3.5. · · · .(2n − 3)
= (−1)n−1
,
n!
2.4.6. · · · .2n
7. Cf. la résolution du problème de Bâle au chapitre IV.
8. Ce produit infini est un cas particulier d’une formule bien plus générale découverte près d’un siècle plus tard
par Euler : le produit infini de la fonction sinus (cf. chapitre IV).
9. Le Trinity College (collège de la sainte Trinité) était le plus important des collèges de Cambridge, fondé en
1546 par le roi Henry VIII.
7
Newton obtient le développement en série de l’intégrale de Wallis :
Z x
1
x3
1 5
1.3 7
1.3.5 9
I1 (x) =
(1 − t2 ) 2 dt = x −
−
x −
x −
x − ···
2.3 2.4.5
2.4.6.7
2.4.6.8.9
0
En développant (1 − x2 )a pour a = − 21 en utilisant l’identité :
− 21 (− 12 − 1)(− 12 − 2) · · · (− 21 − n + 1)
1.3.5. · · · .(2n − 1)
= (−1)n
,
n!
2.4.6. · · · .2n
Newton découvre également le développement en série de l’arcsinus :
Z x
x3
1.3 5
1.3.5 7
dt
√
=x+
+
x +
x + ···
y = arcsin x =
2
2.3 2.4.5
2.4.6.7
1−t
0
En 1669, Newton expose ses méthodes dans un article fondateur d’une quinzaine de pages intitulé
De analysi (De l’analyse par équations infinies quant aux nombre de termes) au contenu prodigieux, qui lui vaut d’occuper à l’âge de 27 ans la prestigieuse Lucasian Chair de mathématiques
à l’Université de Cambridge10. Un peu plus tard, dans De methodis (De la Méthode des séries
infinies et des fluxions) rédigé durant l’hiver 1670-1671, Newton traite de nombreux exemples
d’utilisation des séries pour le calcul numérique : il expose
Z √ notamment une méthode de calcul de
x − x2 dx grâce à la formule du binôme
π basée sur le développement en série de l’intégrale
précédemment découverte. Plus précisément, Newton obtient l’identité :
Z x
1
2 3 1 5
1 7
1 9
5 11
(t − t2 ) 2 dt = x 2 − x 2 − x 2 − x 2 −
x 2 − ···
3
5
28
72
704
0
qu’il applique pour x = 14 . Il en déduit :
√
Z 1
4
3
11
1 1
1 1
5 1
π
21
2 21
(x − x ) dx =
−
−
−
−
− ···
−
=
3
5
7
9
24
32
32
52
28 2
72 2
704 211
0
et la convergence très rapide de cette série lui permet de donner une valeur numérique de π avec
16 décimales exactes.
3.4 Les séries de Gregory
L’Ecossais James Gregory (1638-1675), professeur de mathématiques et d’astronomie à l’Université de Saint Andrews etait un grand admirateur de Newton avec qui il correspondait très
régulierement.
En 1675, il découvre en s’inspirant des idées de Newton deux importantes séries qui portent son
nom :
(1)
(2)
1
1+x
x3 x5 x7
ln(
)=x+
+
+
+ ···
2
1−x
3
5
7
arctan x = x −
x3 x5 x7
+
−
+ ···
3
5
7
10. La chaire lucasienne avait été fondée par Henry Lucas et, selon les statuts, le titulaire de la chaire se devait
d’exposer « une partie de la géométrie, de l’astronomie, de l’optique ou de tout autre discipline mathématique ».
Les premiers cours de Newton ont eu très peu de succès.
8
En particulier la valeur x =
1
3
dans (1) donne une série qui converge très rapidement vers ln 2 :
1
1
1
1
ln 2 = 2 × ( +
+
+
+ ···)
3 3.33 5.35 7.37
Et la valeur x = 1 dans (2) conduit à la célèbre série alternée de Leibniz :
1 1 1
π
= 1 − + − + ···
4
3 5 7
Dans une fameuse lettre à Leibniz datant de 1676, Newton explique au philosophe et mathématicien allemand que la très belle identité précédente est un cas particulier de la série de Gregory
(dont Leibniz ignore les travaux). Newton indique lui-même une identité analogue :
1
π
1 1 1 1
√ =1+ − − + +
− ···
3 5 7 9 11
2 2
qu’il obtient en intégrant terme à terme entre 0 et 1 le développement :
1 + x2
1
1
1
√
√
= (
+
) = (1 − x4 + x8 − x12 + · · · ) + (x2 − x6 + x10 − x14 + · · · )
4
2
2
1+x
2 x + 2x + 1 x − 2x + 1
Ce genre d’identité sera généralisé au siècle suivant par Euler qui montrera par exemple que :
1 1 1 1 1
π
√ = 1 − + − + − + ···
2 4 5 7 8
3 3
et
2π
1 1 1 1 1
√ = 1 + − − + + − ···
2 4 5 7 8
3 3
Conclusion. A la fin du 17ème siècle, les séries ne sont plus considérées comme de simples
curiosités mathématiques mais sont devenues un outil fondamental du calcul infinitésimal. La voie
est désormais ouverte pour le flot de développements en séries qui déferlera au siècle suivant.
9
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Chapitre IV : L’Age d’or des séries
Le 18ème siècle peut être considéré comme le véritable âge d’or des séries en raison de la place exceptionnelle qu’elles occupent dans les travaux du plus grand mathématicien de ce siècle, Léonhard
Euler.
Fils d’un théologien protestant, Euler nait à Bâle (Suisse) en 1707 et meurt 76 ans plus tard à Saint
Petersbourg (Russie). Dans sa jeunesse, il suit à l’Université de Bâle l’enseignement de Johann
Bernoulli, célèbre mathématicien de son temps qui décèle très tôt chez son élève de prodigieuses
capacités de mémorisation. A l’âge de 19 ans, l’Académie des sciences de Paris lui décerne un prix
pour ses premiers travaux. Un an plus tard, il rejoint Daniel Bernoulli (un des fils de Johann) à
l’Académie de St Petersbourg, un centre de recherche très important, où il reste 14 ans et écrit plus
d’une centaine d’articles. Dès les années 1735-1740, la renommée scientifique d’Euler est établie
dans toute l’Europe et, après la mort de son maître Johann Bernoulli en 1748, il est unanimement
considéré par ses pairs comme le plus grand mathématicien vivant. En 1741, Euler quitte St
Petersbourg pour rejoindre l’Académie des sciences de Berlin où il passe 25 ans. Ses relations
avec Frédéric II de Prusse s’étant dégradées, il retourne à St Petersbourg en 1766, à la demande
pressante de Catherine II de Russie qui lui réserve un accueil princier11. Pendant les 17 dernières
années de sa vie Euler, bien que quasiment aveugle, trouve encore la force de rédiger, avec l’aide
de ses élèves, un important traité d’algèbre et 400 nouveaux articles ! Euler est le mathématicien
le plus productif de tous les temps : ses oeuvres complètes Opera omnia occupent 80 volumes
(dont 30 pour les mathématiques pures).
Euler a entretenu une correspondance riche et fructueuse avec les plus grands mathématiciens de
son temps, notamment avec son ami Christian Goldbach (196 lettres de 1729 à 1764 dont un grand
nombre portent sur les séries) et Joseph-Louis Lagrange (de 1754 à 1775) qu’il tenait, à juste titre,
en très haute estime et dont il favorisera la brillante carrière.
Sa majestueuse Introductio in analysin infinitorum (Introduction à l’analyse infinitésimale) en
deux volumes publiée en 1748-49 est considérée comme le premier grand traité d’analyse moderne
et restera la référence incontournable pour tout mathématicien pendant près de 100 ans. Pour
l’historien russe A. Yushkevich, ce livre d’Euler aura joué pour l’analyse un rôle comparable à
celui des Elements d’Euclide pour la géométrie.
4.1 La résolution du problème de Bâle
La résolution en 1735 du fameux problème de Bâle, c’est à dire la détermination de la somme de
la série des inverses des carrés parfaits (universellement notée ζ(2)), est le premier grand triomphe
d’Euler (alors âgé de 28 ans) qui le rend célèbre dans l’Europe entière, notamment en raison
de l’élégance et de l’apparente simplicité du résultat. Ce problème avait été initialement posé par
11. Amie de Diderot, Voltaire et D’Alembert, protectrice des sciences, des arts et des lettres, la tsarine Catherine
II a gouverné en « despote éclairée ». Sous son règne, la Russie devint une très grande puissance européenne.
10
Mengoli au milieu du 17ème siècle, et les frères Jakob et Johann Bernoulli avaient déployé pendant
des décennies des efforts considérable pour le résoudre, mais sans succès notable.
Dès 1731, Euler avait découvert une brillante transformation de cette série qui permet d’en accélérer la convergence :
1
1
1
1
1
+
+
+
+ ···)
ζ(2) = (ln 2)2 + 2( +
2 4.4 8.9 16.16 32.25
C’est à cette occasion qu’il introduit pour la première fois la fonction dilogarithme :
Z x
− ln(1 − t)
x2 x2 x3 x4
Li2 (x) =
dt = x +
+
+
+
+ ···
t
2
4
9
16
0
qui vérifie Li2 (1) = ζ(2) et l’équation fonctionnelle : Li2 (x) + Li2 (1 − x) = − ln x ln(1 − x) + ζ(2).
1 1
1
+ · · · , Euler trouve alors la valeur approchée :
En utilisant le développement : ln 2 = + +
2 8 24
ζ(2) = 1, 644934 · · ·
Assez curieusement, la méthode d’Euler pour déterminer la valeur exacte de ζ(2) est de nature
algébrique. Elle repose sur la remarque suivante : si P (x) est un polynôme de degré n vérifiant
P (0) = 1 dont les racines sont α1 , α2 , · · · , αn , alors il admet la factorisation :
x
x
x
P (x) = 1 − a1 x + a2 x2 − · · · + (−1)n xn = (1 − )(1 − ) · · · (1 −
)
α1
α2
αn
1
1
1
d’où il est facile de déduire, par identification des coefficients, les relations :
+ +· · ·+
= a1
α1 α2
αn
1
1
1
et 2 + 2 +· · ·+ 2 = a21 −2a2 . Euler applique alors très audacieusement ces identités à « l’équation
α1 α2
αn
algébrique de degré infini » :
sin x
z
z2
z3
=1− +
−
+ ··· = 0
x
6 120 5040
avec z = x2 , dont les « racines » sont précisément π 2 , 4π 2 , 9π 2 , 16π 2 , · · · . D’où il déduit les relations :
1
1
1
1
1
+ 2+ 2+
+ ··· =
2
2
π
4π
9π
16π
6
et
1
1
1
1
1 2
2
1
+
+
+
+
·
·
·
=
(
)
−
=
π 4 16π 4 81π 4 256π 4
6
120
90
ce qui donne les inoubliables formules :
ζ(2) = 1 +
1 1
1
1
π2
+ +
+
+ ··· =
4 9 16 25
6
et
1
1
1
1
π4
+
+
+
+
·
·
·
=
.
42 92 162 252
90
La méthode d’Euler est justifiée par l’existence d’une factorisation de la fonction sinus en produit
infini qu’il n’établira rigoureusement qu’en 1742 :
ζ(4) = 1 +
sin x
x
x
x
x
x
x
x2
x2
x2
= (1 − )(1 + )(1 −
)(1 +
)(1 −
)(1 +
) · · · = (1 − 2 )(1 − 2 )(1 − 2 ) · · ·
x
π
π
2π
2π
3π
3π
π
4π
9π
11
En particulier, pour x = π2 , le produit s’écrit :
2
1
1
1
1
= (1 − )(1 − )(1 − )(1 − ) · · ·
π
4
16
36
64
ce qui est une autre façon d’écrire la formule de Wallis (cf. chapitre III). Pour x = π4 , en multipliant
√
le produit obtenu par celui de Wallis, Euler déduit aussi l’intéressante formule pour 2 :
√
2 · 2 6 · 6 10 · 10 14 · 14
2=
×
×
×
× ···
1·3 5·7
9 · 11
13 · 15
Partant à présent d’une identité générale de la forme :
z
z
z
z
1 − A1 z + A2 z 2 − A3 z 3 + A4 z 4 − · · · = (1 − )(1 − )(1 − )(1 − ) · · ·
α1
α2
α3
α4
1
1
1
1
et posant Sp = p + p + p + p + · · · , Euler établit les relations algébriques suivantes :
α1 α2 α3 α4
S1 = A1 ; S2 = A1 S1 − 2A2 ; · · · ; Sp = A1 Sp−1 − A2 Sp−2 + A3 Sp−3 − A4 Sp−4 + · · · + (−1)p−1 pAp
qui sont une extension aux séries des formules de Newton déjà connues pour les polynômes. Il
applique alors ces formules de Newton généralisées à l’identité :
sin πx
π2z π4z2
π6z3
z
z
z
z
=1−
+
−
+ · · · = (1 − z)(1 − )(1 − )(1 − )(1 − ) · · ·
πx
6
120
5040
4
9
16
25
2
avec z = x , ce qui lui permet de calculer de proche en proche les sommes :
ζ(2p) = 1 +
1
1
1
1
+ p + p + p + ···
p
4
9
16
25
De cette manière, il trouve ainsi :
ζ(6) =
π6
π8
691π 12
; ζ(8) =
; · · · ; ζ(12) =
.
945
9450
6825 × 93555
Euler remarque que la somme la somme ζ(2p) est le produit de π 2p par un nombre rationnel.
Quelques années plus tard, en dérivant logarithmiquement le produit infini de la fonction sinus, il
établira la célèbre formule :
1
1
1
(2π)2p
1
ζ(2p) = 1 + 2p + 2p + 2p + 2p + · · · =
|B2p |
2
3
4
5
2(2p)!
avec :
X
(2x)2p
x cot x = 1 −
|B2p |
(2p)!
p≥1
qui ramène le calcul des sommes ζ(2p) à celui des nombres B2p appelés nombres de Bernoulli.
Euler les calculera de proche en proche jusqu’à B34 .
En utilisant des idées analogues, Euler déterminera également les valeurs exactes des sommes
alternées :
1
1
1
L(2p + 1) = 1 − 2p+1 + 2p+1 − 2p+1 + etc.
3
5
7
qui généralisent la série de Leibniz-Gregory :
L(1) =
π
1 1 1
= 1 − + − + ···
4
3 5 7
12
Euler montre en particulier que :
L(3) = 1 −
1
1
1
π3
+
−
+
·
·
·
=
,
33 53 73
32
1
1
1
5π 5
+
−
+
·
·
·
=
.
35 53 73
1536
De manière générale, L(2p + 1) est le produit de de π 2p+1 par un nombre rationnel :
L(5) = 1 −
L(2p + 1) =
π 2p+1
E2p
22p+1 (2p)!
où les E2p sont appelés les nombres d’Euler.
4.2 La formule d’Euler MacLaurin
Euler précise la relation entre les nombres nombres harmoniques et le logarithme hyperbolique
en donnant, le premier (dans une lettre à Johann Bernoulli datée de 1740), un développement
asymptotique de Hn :
Hn = ln n + C +
1
1
B2p
1
+
− ··· −
− ···
−
2
4
2n 12n
120n
2pn2p
où C = 0, 5772 · · · est la célèbre constante d’Euler qu’Euler écrit sous forme d’une série (divergente) :
1 B2 B4 B6
C= +
+
+
+ ···
2
2
4
6
1
1
, B6 = 42
, etc., en précisant qu’on doit continuer la sommation jusqu’à ce
avec B2 = 61 , B4 = − 30
que les termes de cette série alternée commencent à diverger12.
Ce développement est en fait un cas particulier de la célèbre formule d’Euler-MacLaurin qu’Euler
avait établie formellement en 1736.
Z n
X B2k
1
f (2k−1) (n)
f (1) + · · · + f (n) =
f (x) dx + C(f ) + f (n) +
2
(2k)!
1
k≥1
où C(f ) est une constante. Si f et ses dérivées successives tendent Rde manière monotone vers
n
0 quand x tend vers l’infini, alors : C(f ) = lim[f (1) + · · · + f (n) − 1 f (x) dx]. Dans le cas où
f (x) = x1 , on obtient la formule précédente.
4.3 Les sommes d’Euler-Goldbach
A partir d’une série d’échanges épistolaires avec Goldbach datant de 1743, Euler entreprend l’étude
des séries :
1
1
1 1
1
1 1 1
1
ζ(1, p) = 1 + p (1 + ) + p (1 + + ) + p (1 + + + ) + · · ·
2
2
3
2 3
4
2 3 4
qu’on appelle désormais sommes d’Euler. Il montre notamment les remarquables relations :
1
π4
ζ(1, 2) = 2ζ(3) et ζ(1, 3) = (ζ(2))2 =
.
2
72
12. C’est ce qu’on appellera au 19ème siècle la « sommation au plus petit terme ».
13
Conclusion. La profusion de splendides identités faisant intervenir les séries est un trait remarquable des mathématiques du 18ème siècle. Après ce feu d’artifice tiré par Euler, les mathématiciens de la génération suivante vont désormais pouvoir se pencher sur les fondements théoriques
de l’analyse.
14
Licence de mathématiques
Histoire des mathématiques
Bibliographie
Au lecteur désireux d’approfondir l’étude des thèmes abordés dans ce cours, on ne saurait trop
recommander la lecture des excellents ouvrages qui suivent. Le livre d’Edwards expose en détail les
calculs de Wallis et de Newton. Le magistral traité d’analyse de Godement (en 4 volumes) contient
des développements historiques d’un très grand intérêt. D’une impressionnante érudition conjuguée
à une remarquable clarté d’exposition le livre récent de Varadarajan constitue la meilleure référence
sur les travaux d’Euler en général et sur les séries en particulier.
N. K. Artemiadis (2004). History of Mathematics from a mathematician’s vantage point. American
Mathematical Society.
C.H. Edwards (1994). The Historical Development of the Calculus. Springer Verlag.
R. Godement (2001). Analyse mathématique I, 2ème édition corrigée. Springer Verlag.
R. Godement (2003). Analyse mathématique II, 2ème édition corrigée. Springer Verlag.
J. Stillwell (2002) Mathematics and its History, 2ème édition augmentée. Springer Verlag.
V.S. Varadarajan (2006). Euler through time. A new look at old themes. American Mathematical
Society.
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