AIN HARA

Transcription

AIN HARA
Escher, drawing hands, 1948
Le "Ain Hara"
Le "Ain Hara" ou "mauvais œil" est souvent perçu comme une notion mystique qui
agit dans la réalité et peut provoquer des dégâts ou des malheurs chez son prochain à
travers une simple expression de jalousie, de convoitise ou d'injustice.
Aussi, il s'est développé au fil du temps une véritable panoplie de remèdes contre ce
mauvais sort: amulettes, sortilèges et autres artifices.
Si le "mauvais œil" est effectivement présenté comme une réalité par notre tradition,
qu'ont voulu exprimer nos Sages à travers cette expression, quelle en est la source, la
portée et y a t-il des moyens pour le contrecarrer?
Le Talmud nous enseigne:
‫"האי מאן דעייל למתא ודחיל מעינא בישא לנקוט זקפא דידא דימיניה בידא דשמאליה וזקפא‬
‫דידא דשמאליה בידא דימיניה ולימא הכי אנא פלוני בר פלוני מזרעא דיוסף קאתינא דלא שלטא‬
‫ כב( בן פורת יוסף בן פורת עלי עין וגו' אל תקרי עלי עין‬,‫ביה עינא בישא שנאמר )בראשית מט‬
‫ טז( וידגו לרוב בקרב הארץ מה דגים‬,‫אלא עולי עין ר' יוסי בר' חנינא אמר מהכא )בראשית מח‬
‫שבים מים מכסים עליהם ואין עין רעה שולטת בהם אף זרעו של יוסף אין עין רעה שולטת בהם‬
(‫ ב‬,‫ואי דחיל מעינא בישא דיליה ליחזי אטרפא דנחיריה דשמאליה" )ברכות נה‬
"Celui qui arrive dans une ville et qui a peur du 'mauvais œil', qu'il prenne son
pouce droit dans la main gauche et son pouce gauche dans la main droite et dise
ainsi : moi untel fils de untel suis de la descendance de Yossef sur lequel le 'mauvais
œil' n'a pas d'emprise comme il est dit (Béréchit 49, 22) : 'Yossef est un rameau de
vigne chargé de feuilles1' que l'on peut lire aussi par analogie sémantique 'au dessus
de l'œil'.
Rabbi Yossei au nom de Rabbi 'Hanina apporte une autre preuve par le verset
(Béréchit 48, 16) : 'Et ils se multiplieront comme les poissons à l'infini, au milieu de
la terre' qui signifie que de la même façon que les poissons de la mer sont recouverts
par l'eau et que le mauvais œil n'a pas d'emprise sur eux, le mauvais œil n'a pas
d'emprise sur la descendance de Yossef.
1
Traduction selon l'exégèse de Nah'manide. 'Penché sur la source' selon Rachi.
Et s’il a peur de son propre mauvais œil, qu'il regarde le côté de sa narine gauche"
(Traité de Brakhot 55b)
Le Rav Kook, dans son commentaire "Ein Aya" sur cet enseignement talmudique,
nous donne la clé de lecture de ce passage à priori nébuleux : "Du fait des
interactions entres les hommes, il existe un espace dans lequel le mauvais œil peut
agir. Cependant, il n'agit qu'en fonction de la faiblesse de la personne influencée.
Cette faiblesse ne provient que du fait que l'individu n'a pas une connaissance
suffisante de sa valeur propre, et que le centre de ses actions est ce que son œil
perçoit de façon extérieure2".
L'homme, dans sa vie sociale, influence et est influencé par son entourage de façon
directe (par la parole) ou indirecte (par le comportement ou même la simple
présence). Pour le Rav Kook, la notion de 'mauvais œil' est définie par l'influence
sociale qui agit en mal sur une personne qui mesure ses actions au regard de la
perception d'autrui.
Plus un homme est faible et manque d'indépendance, plus il entre dans un mode de
vie négatif qui le rend dépendant de son entourage et l'éloigne de son propre être.
Ainsi, il devient évident que tout moyen magique pour vaincre le 'mauvais œil' ne
fait qu'accentuer sa dépendance sur des facteurs extérieurs et ne fait qu'accroître la
décharge de sa responsabilité.
Pour remédier à cela, l'homme doit savoir lier les actes de nécessité matérielle et
ceux de ses idéaux spirituels de façon harmonieuse. Il doit comprendre que la
réalisation de ses idéaux spirituels est complète uniquement si tous ses actes y
participent. Les nécessités matérielles, si elles sont comblées, permettent et laissent
la place à la concrétisation de ses aspirations spirituelles et à une élévation encore
plus grande3.
Nos Sages ont illustré cette harmonie à travers l'allégorie des liens entre les pouces
et les mains où les forces et les actions spirituelles (la droite) et matérielles la
gauche) sont liées4.
En recherchant ce lien, l'homme déplace le centre de sa vie de l'extérieur vers
l'intérieur et construit un monde intérieur solide.
Cet équilibre de l'être est la clé de l'harmonie personnelle qui lui permet de trouver
son véritable objectif dans la vie, éclairé par la lumière divine5.
Il est alors capable de lutter contre les pressions extérieures et le 'mauvais œil' n'a
plus aucune emprise sur lui.
2
Ein Aya, Traité de Brakhot, 55b.
Ein Aya, ibid.
4
Ein Aya, ibid.
5
"L'âme de l'homme est une lumière divine qui sonde les moindres recoins de son cœur"
(Proverbes 20, 27). Le Rav Kook interprète ce verset dans la perspective de l'élévation spirituelle
des parties les plus matérielles de l'homme.
3
C'est pour cela que nos Sages recommandent de penser au personnage de Yossef qui
exprime le plus cette capacité de résistance et de force intérieure.
En effet, Yossef, seul, esclave, dans un état de dépendance extrême, pris en otage par
l'épouse de son maître dans une société moralement corrompue, trouve la force
intérieure de ne pas succomber au péché et de s'enfuir.
Le Midrash raconte que ce fut grâce au visage de son père Ya'akov qui lui était
apparu qu'il a trouvé la force de résister6.
Yossef a construit un monde intérieur fort, ancré dans des racines profondes,
s'exprimant par une synergie totale entre ses capacités de réussite dans ce monde et
ses qualités spirituelles et morales, telles qu'aucune pression sociale, même la plus
forte, ne peut l'atteindre.
Il est comme les rameaux des feuilles de vignes qui grimpent et ne cessent de croître,
car se reposant sur des racines solides, et où chaque force participe à son élévation.
Il est aussi comme les poissons de la mer qui sont riches de leur monde intérieur qui
les protègent des influences extérieures néfastes. Rien de ce qu'il peut montrer à
l'extérieur, n'a de source dans son intériorité.
Dans cette perspective, il se pose alors la question inverse des conséquences néfastes
de ma propre influence sur autrui.
Autrement dit, comment dois-je faire pour influencer mon prochain tout en
préservant son intégrité, sans l'écraser par le poids de ma personnalité?
Pour toute réponse nos Sages nous conseillent de 'regarder le côté de sa narine
gauche'.
Le visage de l'homme reflète ses qualités, la narine l'ouverture sur son visage, c'est à
dire la connaissance profonde de son être et de ses qualités, et le côté gauche, ses
propres manques7.
Pour éviter une influence trop accablante sur son prochain, l'homme doit toujours
garder à l'esprit qu'il a encore à se parfaire. Ceci l'amènera à modérer et mesurer
cette influence, en préservant la personnalité de l’autre dans un esprit constructif et
positif.
Rav Dr David-Elie Lévy
Traduction des textes et adaptation par David Fassy
Sur la base du cours hebdomadaire en français de l'auteur
6
7
Midrash Béréchit Rabba 87, 7.
Ein Aya, ibid.