MARIO VARGAS LLOSA OU LA MISE EN NARRATION DE LA

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MARIO VARGAS LLOSA OU LA MISE EN NARRATION DE LA
ANALYSES DE TEXTES • TEXT EXPLORATION
MARIO VARGAS LLOSA OU LA MISE
EN NARRATION DE LA QUÊTE DE SOI
Roxana Anca TROFIN *
e récit romanesque des Temps modernes, né
avec Don Quichotte et élevé au statut de genre
littéraire avec le roman français du XIX-ème
siècle, n'a pas cessé de se transformer,
d'évoluer. Au XX-ème siècle pourtant, le récit réaliste
semble se dissoudre de plus en plus, toucher à sa fin.
Les catégories narratives instaurées par le roman
réaliste, comme la chronologie du récit, la spatialité, la
catégorie du personnage et du narrateur, l'unité
signifiante du récit, tombent en désuétude. Jugées
incapables de rendre compte de la position moderne de
l'homme aux prises avec un univers souvent incohérent
et écrasant, elles sont bannies du champ de la narration
moderne.
L'image que le roman du XIX-ème siècle donnait du
monde était cohérente et unitaire, quelle que fût la
composante qui en était privilégiée : position de
l'homme dans la société, épanchements de la
subjectivité, manière d'appréhender le temps,
intervention de l'irrationnel dans les comportements
humains, etc. Avec l'époque moderne cette image que
le roman donne du monde et, en dernière analyse de
l'homme, semble de moins en moins satisfaisante. Le
roman se plaît à déconstruire systématiquement, à
dynamiter de l'intérieur les catégories narratives : plus
d'unité de l'histoire, suspension de l'écoulement
temporel, éclatement de la voix narrative, effacement
des instances du personnage et du narrateur. Dans un
univers ressenti comme illogique, ahurissant et
pervertisseur, le discours romanesque essaie de rendre
compte des mutations fondamentales ontologiques et
épistémiques, en s'éloignant toujours davantage du
modèle "classique" imposé par le roman réaliste.
Si dans l'ordre littéraire traditionnel le sens de l'œuvre
était déjà détenu par l'écrivain, s'il précédait la mise en
discours et il n'était que pro-féré, avec le roman
moderne, le sens semble se construire dans et par le
discours. «L'art classique ne pouvait se sentir comme
un langage, il était langage, c'est-à-dire transparence,
circulation sans dépôt, concours idéal d'un Esprit
L
*
universel, et d'un signe décoratif sans épaisseur et sans
responsabilité » [2 : 10], écrivait Barthes. À l'époque
moderne l'écriture a perdu son innocence, elle a cessé
de véhiculer simplement la signification pré-existante,
elle la médiatise. Le choix de la forme littéraire devient
signifiant en soi.
Mais si l'identité du monde et du langage éclate, la
narration y gagne en spécificité, ainsi que le montrait J.
Leenhardt [4 : 20], car les écritures se multiplient, le
récit perd sa linéarité, la machine narrative se détraque;
le personnage n'est plus monolithique, il se dédouble, il
est à la recherche de soi.
Ces mutations de la forme narrative (éclatement du
récit, transformations de la temporalité, dissolution du
personnage) traduisent les changements du réel
immédiat mais en même temps imposent un savoir
différent et le légitiment. En suivant la disposition
générale de la modernité à définir les conditions d'un
discours dans un discours sur ces conditions, le récit
re-présente le monde de la réalité et en fixe la
pragmatique. Il a ainsi un double rôle, car il instaure le
monde fictionnel et impose à travers le langage et les
mécanismes de la dé-construction narrative, des
«règles pragmatiques qui constituent le lieu social» [6 :
40]. Ou en d'autres termes, il instaure à la fois le jeu de
la fiction et les règles du jeu de la fiction mais aussi les
règles du jeu social.
Dans ce contexte littéraire moderne, dominé par la déconstruction narrative, le roman vargas llosien propose
au lecteur un retour aux catégories classiques de la
narration sans pour autant cesser d'intégrer et de
refondre dans un moule nouveau les acquis de la
modernité. Vargas Llosa construit un univers complexe
et cohérent, dérivé ontologiquement de la réalité
immédiate, mais avec une existence propre. Ce monde
est dominé le plus souvent, tout comme le monde réel
par l'absurde, la non-valeur et l'injustice. Le
personnage y vit toutes les angoisses, les frustrations et
les échecs de l'homme moderne. Le héros vargas
llosien se construit dans l'action, il n'est jamais
Chargée de cours, Département des langues modernes, Université «Polytechnique», Bucarest.
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ANALYSES DE TEXTES • TEXT EXPLORATION
présenté ou décrit par le narrateur. Pour créer ces
personnages complexes, en permanente quête
d'identité, sans que le narrateur intervienne d'une façon
ou d'une autre dans le récit, l'écrivain recourt
essentiellement à deux catégories narratives: la
temporalité et la voix.
La fiction réaliste est par excellence mimésis, c'est à
dire représentation ou plutôt imitation d'actions et
d'événements imaginaires. C'était bien en ce sens
qu'Aristote parlait de la créativité du langage en la
rattachant à la créativité du poète qui devait être
«plutôt artisan d'histoires que de vers», parce que la
nouveauté devait se manifester non pas au niveau
verbal mais au niveau de l'invention et de l'agencement
de l'histoire. Et la mimésis devait être une mimésis de
l'action de «l'homme agissant, vivant, heureux ou
malheureux» [1 : 44]. Mais cette imitation n'est
possible qu'à travers le langage.
La fiction romanesque naît par le langage, ce «véhicule
de mimésis» selon Genette. Mais le langage n'est pas
innocent car, on sait bien depuis Benveniste, que tout
processus d'énonciation implique la subjectivité de
l'énonciateur, présuppose un énonciataire, crée une
référence et se produit dans le temps. Benveniste
définissait l'énonciation comme la «mise en
fonctionnement de la langue par un acte individuel
d'utilisation» [3 : chap. 5], comme un «acte
d'appropriation de la langue», et montrait que l'énoncé
nous donne des renseignements sur l'instance
énonciative.
Que se passe-t-il alors dans le cadre de la fiction ? Sur
quelle instance avons-nous des informations? Qui, et
de quelle manière, assume l'énonciation? Qui parle
donc dans le roman et, dans notre cas, dans les romans
de Vargas Llosa? Comment se construit le personnage
à travers le discours? Afin de répondre à ces questions
je m'arrêterai au roman Conversation à La Cathédrale.
Une première distinction à faire, avant d'entrer dans
l’analyse est celle entre auteur ~ narrateur ~
personnage. Elle s'impose d'autant plus que certains
personnages de Vargas Llosa, parmi lesquels Santiago
Zavala, personnage principal du roman, ont emprunté
beaucoup de traits à l'auteur lui-même. L'auteur, dans
cette perspective, est celui qui, tout en créant le roman,
délègue la parole au narrateur pour mener le récit. Il est
l'instance d'écriture et rarement instance de discours. Il
est lui-même un rôle fictif, fût-il directement assumé
par l’auteur. L'énonciation narrative est donc le lieu de
rencontre d'une instance qui produit la fiction mais
n'apparaît pas dans le discours fictionnel proprement
dit, c'est-à-dire l'auteur, et des instances décelables au
niveau discursif. Cette émergence simultanée de
plusieurs locuteurs dans le discours constitue l'essence
de l'énonciation polyphonique. Conversation à La
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Cathédrale actualise précisément un type de mise en
discours où, suivant la répartition énonciative opérée
par Ducrot, l'on peut distinguer trois couches
superposées:
1. l'auteur réel qui invente l'histoire mais n'appartient
pas au récit lui-même = le sujet parlant, selon Bally,
qui n'entre pas dans le sens de l'énoncé ;
2. le narrateur (celui qui parle dans le texte) = le sujet
communicant, le locuteur (l'être qui fait savoir) ;
3. la focalisation (le centre de perspective, celui qui
voit) = le sujet modal, l'énonciateur.
C'est cette multiplication énonciative qui permet à
l'écrivain de présenter le personnage depuis plusieurs
perspectives à la fois. Le héros est à la fois désigné par
le narrateur (vu en quelque sorte de l'extérieur) et
apparaît comme un être déchiré, s'interrogeant,
essayant désespérément de comprendre ses actions, de
trouver le sens de sa vie. «Ce qui l’angoissait c’était
d’avoir des doutes, Aida, de ne pouvoir être sûr,
Jacobo. Agnosticisme petit-bourgeois Zavalita,
idéalisme dissimulé Zavalita.( ...)Le monde ne
changerait jamais Zavalita. Pour agir il faut croire en
quelque chose, disait Aida et croire en Dieu Ça n’avait
aidé à rien changer, et Jacobo : plutôt croire au
marxisme qui pouvait changer les choses Zavalita. (...)
Il pense : tu pensais que non Zavalita.(...)Tu n’as pas
pu. Zavalita, pense-t-il. Il pense : tu étais, tu es, tu
seras, tu mourras petit bourgeois. Le biberon, le
collège, la famille, le quartier furent-ils plus forts?
pense-t-il. Tu allais à la messe, tu te confessais et tu
communiais le premier vendredi du mois, tu priais et
c’était déjà un mensonge, je ne crois pas.» [6 : 100101]
Chez Vargas Llosa le style indirect libre incorpore le
dialogue que le personnage a avec lui-même, et tout en
gardant la troisième personne pour désigner le
personnage il intègre la deuxième personne qui
appartient aussi au personnage :
«Il pense : Qu’est-ce que j’ai aujourd’hui.....Il a le
menton enfoncé dans la poitrine et les yeux à demi
fermés, on dirait qu’il surveille son ventre : ça alors
Zavalita, tu t’assois et voilà tout ce gonflement sous ta
veste. » [6 : 11]
Rien que ces fragments pris presque au hasard et on
peut voir comment le changement discursif relève d'un
glissement de focalisation et au-delà de ces procédés
formels, d'une approche différente du personnage. La
première phrase est en discours direct, ensuite on passe
à l'indirect libre mais un indirect dialogique.
L'énonciation qui appartient au narrateur, s'épaissit,
capte la voix du personnage et ensuite les voix
dédoublées du personnage je - tu.
La conscience que le personnage a de son altérité se
traduit ainsi au niveau discursif par l'éclatement de
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ANALYSES DE TEXTES • TEXT EXPLORATION
l'instance énonciative. La quête du sens de l'existence
suppose pour le héros vargas llosien comme pour
beaucoup de héros modernes une quête d'identité.
L'incipit du roman situe le lecteur in media res, le
narrateur parle de Santiago, personnage central, donné
comme connu :
«Depuis la porte de la Crónica Santiago regarde
l’avenue de Tacna sans amour : des automobiles, des
édifices pâles et dépareillés, des squelettes d’enseignes
lumineuses flottant dans la brume, la grisaille du midi .
» [6 : 9 ]
Et tout d'un coup surgit une question en style direct
libre : «Foutu Pérou, mais depuis quand » qui
appartient évidemment au personnage et qui, du point
de vue thématique constituera la toile de fond du
roman. La phrase suivante, en style indirect libre,
marque la superposition de la voix du personnage à
celle de narrateur : «Il était pareil au Pérou Zavalita,
foutu depuis un certain temps. Depuis quand pense-til? » [6 : 9 ]
Dès la première page on assiste à un passage
permanent d'une voix et d'un point de vue à l'autre ou à
des superpositions. C'est tantôt le narrateur qui
présente les choses objectivement, sans les commenter,
tantôt le personnage qui se pose des questions et dont
la voix est entendue à travers l'énonciation du
narrateur. Cette hésitation continue entre la voix et le
regard du narrateur et ceux du personnage permet de
décrire le monde extérieur du personnage ainsi que
toutes ses interrogations, ses fantasmes et ses rêves.
Elle caractérise le personnage par une présentation
objective, où le narrateur tend à s'effacer et offre
également une perspective intérieure sur le personnage.
La polyphonie a trait également à une vision
cinématographique, car en présentant dans un même
discours plusieurs voix : celle du narrateur, celle du
personnage, celle d'un autre personnage qui raconte, on
offre au lecteur une perspective multiple.
Souvent le changement de voix n'est pas repérable au
niveau superficiel du texte mais seulement au niveau
profond, thématique. Dans le deuxième chapitre,
apparemment c'est Ambrosio qui récupère par le récit
la jeunesse de Cayo Bermúdez. Mais la narration est
assumée tantôt par Ambrosio, tantôt par le narrateur
(qui présente des épisodes dont Ambrosio ne pouvait
pas avoir connaissance) sans que ce passage soit
marqué lexicalement ou grammaticalement.
Une autre caractéristique de la prose de Vargas Llosa
est la non-concordance entre la personne grammaticale
et le référent. Le "je" ne renvoie pas toujours à celui
qui parle, au locuteur, le "tu" à l'allocutaire et le "il" au
délocuteur. Le "tu" et le "il" ou "elle" ont souvent pour
référent le locuteur même. Ambrosio dit à Santiago en
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parlant de lui-même : «Il n’avait jamais travaillé à
temps fixe avec eux, don » Le «don » récupère le récit
et le transforme en discours direct.
Le personnage est en permanente quête d'identité et de
sens dans la vie, il se "recherche", il est en train de
s'observer et de se juger. Ce dédoublement d'une seule
voix : celle du personnage en "je" et "tu" produit un
effet dramatique, théâtral à l'intérieur du personnage.
C'est dans la mesure où ses propres interrogations se
croisent, qu'on arrive à le connaître; il se montre ainsi
dans son processus même de création; il se construit
sous les yeux du lecteur, à travers ce jeu de questions
qui souvent restent sans réponse, d'injonctions, de
reproches, de sentences qui ont toujours le verbe à la
deuxième personne. Le personnage se construit
presque dans le discours, il n'est raconté ni par le
narrateur ni par lui-même.
Le personnage dédoublé regarde et se regarde, il
devient à la fois objet et sujet. Un procédé ayant trait à
la catégorie de la voix et à celle du mode, de la
focalisation est la nomination multiple d'un référent
unique.
Chaque personnage a une image partielle des autres. À
chaque portrait partiel d'un personnage correspond un
nom différent. Le tout se compose comme dans le
cinéma par un jeu de plusieurs images présentées
simultanément. Mais des images qui sont diverses
quant à leurs sources, des images prises depuis des
angles et à des moments différents. Les portraits restent
parfois incomplets, avec des zones d'ombre, car il y a
des personnages qui savent plus sur les autres que le
narrateur lui-même, mais ils ne dévoilent pas tout.
Ambrosio connaît le mieux don Fermín, car c'est à lui
que celui-ci se confesse.
Le dialogue a aussi la qualité de relativiser le point de
vue. Le personnage n'est présenté ni par un auteur
omniscient ni seulement par lui-même ce qui induirait
l'unicité de la perspective. Il raconte et "se raconte",
tandis que son interlocuteur est toujours en train de le
juger.
À la vision d'un Fermín canaille, méprisable, avancée
par Santiago, vient s'opposer celle du père adorant son
fils, proposée par Ambrosio.
À un Ambrosio magnanime, dans sa propre
conception, s'oppose l'image d'un Ambrosio pitoyable
tel qu'il est vu par Queta.
Il n'y a pas de bons et de méchants comme il n'y a pas
de perdants et de gagnants. Les rôles sont tout le temps
interchangeables.
Le narrateur ne juge jamais ses personnages, il ne fait
pas de commentaires et il ne prend jamais parti pour
les uns ou les autres, ce qui offre une certaine
autonomie au personnage; le lecteur a le sentiment que
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ANALYSES DE TEXTES • TEXT EXPLORATION
celui-ci se libère du pouvoir du narrateur. Le
détachement se produit au niveau de l'action, mais il
n'est pas total au niveau verbal. Le style indirect libre
et donc la troisième personne sont signes de
polyphonie et nous montrent un narrateur attaché au
monde de sa fiction et à ses personnages. La
temporalité, tout comme l'action et les paradigmes
représentés par chaque personnage, est récupérée grâce
au discours.
La contiguïté discursive représente souvent une
diachronie diégétique.
Le monde de Conversation à La Cathédrale est un
monde gouverné par des antivaleurs comme la
violence, la trahison, le mensonge, la corruption, le
vice. Il n'y a pas d'issue possible pour les personnages
de Vargas Llosa, ils ne peuvent pas échapper au
dérisoire et à l'échec. Dans une société gouvernée par
des lois aveugles où les principales institutions : la
famille, l'école, l'État perdent leurs fonctions
intégratrices et protectrices, l'individu est annihilé en
tant qu'être libre. Il perd ses attributs essentiels et
parfois il est éliminé même physiquement.
Les vraies valeurs : l'amour, l'amitié, le bonheur ne
peuvent pas être préservées. Les individus échouent sur
tous les plans : naturel, social ou culturel. Zavalita
aurait pu trouver le bonheur dans la littérature, comme
lui suggère Carlitos, mais il s'enfonce ainsi que son ami
dans le journalisme. Socialement ils ont une position
dépourvue de toute importance; quant à leur vie
d'hommes, Carlitos est au bord de la folie et de la mort
et Santiago n'a même pas le désir de devenir père et
d'assurer ainsi la continuation de son espèce.
Ambrosio perd sa femme, il perd aussi sa fille car il ne
sait plus rien d'elle, il devient errant dans un monde
écrasant, il n'a plus qu'à attendre sa mort.
Dans ce monde absurde, la parole pourrait jouer un
rôle rédempteur, purificateur, car c'est grâce à la parole
prononcée ou seulement imaginée, au dialogue ou au
soliloque que les personnages réussissent à comprendre
leur vie, le rôle qu'on leur a assigné et celui des autres.
Mais la parole est elle aussi brisée et n'atteint pas son
but. Les interférences discursives sont non seulement
des indices d'un changement diégétique et des
perturbateurs de temporalité, mais témoignent au
niveau ultime de signification, d'une impossibilité
d'enchaînement logique de la parole. Elles relèvent à ce
même niveau signifiant d'une ironie amère, présente
déjà dans le titre du roman.
Conversation implique un échange d'information,
échange soumis à des lois précises, qui, telles qu'elles
ont été formulées par Grice, codifient la quantité, la
qualité, la relation et la modalité. Or toutes ces lois
sont enfreintes à l'intérieur du roman. L'information
reçue par les deux interlocuteurs est presque nulle :
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Santiago ne réussit pas à apprendre si son père avait été
ou non impliqué dans le meurtre, Ambrosio reste lui
aussi à la fin, au même niveau de savoir qu'au début de
la conversation. Tout le roman se construit précisément
sur la transgression des trois autres lois : celle de
qualité, ne pas dire ce que l'on croit faux ou dire des
choses gratuitement; la maxime de relation : la
contribution des locuteurs ne doit pas être hors propos
et celle de modalité : l'échange doit être clair et net.
D'autre part, Cathédrale qui renvoie normalement au
sacré comme premier référent devient le symbole d'un
monde damné. Elle n'est plus un endroit d'élévation et
de purification mais d'engouffrement. Elle devient le
symbole d'un monde négatif, d'un anti-monde.
Le seul salut possible reste dans la littérature qui a le
pouvoir d’exorciser le mal.
Une autre catégorie narrative fondamentale dans la
construction de l'univers fictionnel vargas llosien et
dans la création du personnage, est la temporalité, avec
ses deux paliers : le temps du récit racontant et le
temps du récit raconté.
Les romans vargas llosiens se définissent par un
éclatement diégétique. L'histoire n'y est jamais
présentée comme un tout dès le début. Elle surgit
généralement dans le récit, protéiforme, sans aucun
repère temporel et sans ancrage manifeste avec le récit
racontant. Le récit racontant se construit en fait, au fur
et à mesure que les histoires avancent, par la
juxtaposition ou l'enchâssement de celles-ci.
Aussi, les anachronies temporelles n'apparaissent-elles
plus entre récit et histoire, au moins dans un premier
temps, mais entre les histoires elles-mêmes. Car le
narrateur nous présente d'emblée plusieurs histoires,
apparemment indépendantes, prises à des moments
différents et qui s'ordonnent petit à petit les unes par
rapport aux autres.
L'une des caractéristiques des romans de Vargas Llosa
c'est que la compréhension de son univers fictif se fait
toujours dans un double sens : d'une part en suivant le
rythme normal de lecture, qui va de page en page, en
accumulant des informations, mais d'autre part, en
revenant avec chaque nouvel élément en arrière et en
restructurant le sens par l'insertion de l'information
nouvelle dans l'ensemble.
Le temps du récit se construit petit à petit, et non pas
dans le sens de temps de lecture, tel qu'il était envisagé
par Genette, mais dans le sens de sa manifestation dans
le roman. Il devient évident à la fin du roman et c'est
seulement à ce moment-là que l'on peut repérer le
temps du raconter et l'articuler au temps raconté.
Il y a ainsi une double vectorialité temporelle et
sémantique.
La même histoire est présentée à des moments
différents de sa réalisation sans que le narrateur
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ANALYSES DE TEXTES • TEXT EXPLORATION
explicite les relations de cause à effet ou de moyen à
but, ou tout simplement l'écoulement du temps. La
logique de l'insertion de l'histoire dans le récit ne
répond pas aux exigences temporelles du récit
classique où le temps passé est récupéré par les
analepses, et le futur anticipé par des amorces. Le récit
est tout simplement décentré, "déchronologisé". On a
ainsi accès, d'emblée, au présent, au passé et au futur
du personnage, par des coupes horizontales que le
narrateur opère dans sa vie, des coupes qui ne
comprennent pas la temporalité située autour de ces
moments. Il ne s'agit pas d'une saisie globale du temps,
réalisée par le personnage, d'un temps psychologique,
embrassant dans la conscience du personnage les trois
moments en un seul instant, mais du temps diégétique
"réel", le temps de l'histoire et de l'action.
Certes ce découpage temporel est le signe de
l'omniscience du narrateur, qui ne fait pas le chemin en
même temps que le personnage, mais qui prend la
liberté d'organiser à sa guise la matière de son récit.
Intervention contrastant avec le désir de Vargas Llosa
de faire disparaître le narrateur du récit, ou du moins
de le rendre presque invisible. Et nonobstant la
présence du narrateur reste repérable à trois niveaux :
au niveau de l'énonciation, de l'agencement diégétique
et de la structuration du temps.
Il s'agit en fait d'une liberté que le narrateur assume,
non pas en vue de fermer le récit, mais au contraire,
afin de lui donner plus de profondeur et de le
rapprocher par là de la réalité. La simultanéité pourrait
se laisser décoder comme un "effet de réel", car elle
confère au récit la consistance, la densité de la vie ellemême.
Le parcours du personnage n'apparaît plus comme
imposé par le narrateur, mais plutôt comme enregistré
et raconté par celui-ci. Les héros acquièrent par là une
certaine liberté. Le narrateur se constitue en simple
témoin de leur trajectoire, sans y intervenir directement
et sans l'expliquer, la justifier.
Ainsi la simultanéité diégétique, tout en marquant
l'omniscience
du
narrateur,
est
signe
de
l'affranchissement de l'histoire par rapport au pouvoir
auctorial.
Elle est également créatrice de tension dans le récit et
instaure deux logiques différentes : celle du
personnage et celle du récit, qui temporellement vont
en sens contraire.
D'une part le personnage évolue selon une chronologie
normale et un déterminisme qui va de la cause à l'effet,
d'autre part il n'acquiert sa véritable identité que grâce
à un récit régressif. Dans le roman La Maison verte, le
narrateur
présente
d'emblée
cinq
histoires
apparemment différentes, centrées sur des personnages
ayant des noms distincts. Deux de ces histoires, celle
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de Bonifacia et de Lituma et celle de La Sauvage et des
Indomptables, ne sont en fait qu'une seule et même
histoire circulaire, qui avance et recule en même temps.
Cette technique de présenter la même histoire par un
récit normal et par un récit régressif, permet au
narrateur d'amplifier la diégèse et de relativiser la
perspective sur les personnages. Lituma de l'histoire A
est tout à fait différent de celui de l'histoire E. Dans la
forêt il était le soldat consciencieux, «un brave type»,
un peu rude mais correct; à Piura il est fripon, fainéant,
canaille. Bonifacia, l'innocente, soumise, timide
devient prostituée. Les histoires se contaminent et
s'enrichissent réciproquement et une certaine tension
s'instaure. Les personnages deviennent de plus en plus
complexes et l'action se diversifie, s'accroît. La
simultanéité temporelle du récit racontant se manifeste
ainsi comme créatrice des figures de l'identité. A
chaque niveau temporel il correspond une facette
distincte du personnage. Les rôles des personnages,
leurs positions deviennent relatifs. Les limites
s'effacent et les valeurs tenues pour stables deviennent
floues. Les blancs et les chrétiens ne sont pas
forcément les meilleurs; le monde "barbare" indien est
moins primitif parfois que celui des seigneurs; les bons
ne sont pas tout à fait bons et les méchants pas tout à
fait méchants.
Bonifacia par exemple qui apparaissait au début
comme un patient auquel le destin aveugle imposait la
trajectoire, s'avère être un patient consentant, qui prend
plaisir dans l'acceptation de ce qu'on lui impose. Elle
libère les indiennes, vit avec Josefino, se prostitue, et
tout en gardant la conscience du mal, elle ne parvient
pas à s'empêcher d'y prendre plaisir. D'une part elle se
sent coupable, d'autre part une force intérieure la
pousse à agir de la sorte. Lituma devient d'agent (tel
qu'il était dans la Mangachería et puis dans la forêt
vierge), victime (car il n'avait pas tué
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ANALYSES DE TEXTES • TEXT EXPLORATION
Seminario) et puis patient consentant, en acceptant la
situation de Bonifacia.
Fushía, qui voulait passer pour une victime s'avère être
son propre destructeur.
Anselmo devient d'agent actif, puisqu'il influençait la
vie de tous les autres, un patient du destin.
Néanmoins ces changements ne tiennent pas à la
transformation radicale du personnage, mais à la
modification de la perception que le lecteur a sur le
personnage. Les personnages tournent en rond sur leur
propre destin, ils sont pris dans un tourbillon qui ne les
fait pas trop avancer du début à la fin.
La circularité temporelle du récit racontant correspond
au mouvement continu de la vie, tel qu'il apparaît dans
le récit raconté. Les histoires surgissent en cercles, se
croisent, jusqu'à se superposer, à se confondre dans la
grande histoire du roman qui recouvre la cohérence et
la linéarité à la fin de l'œuvre.
Les héros de Vargas Llosa sont tous en proie à un
déterminisme social, racial, familial qu'ils ne
réussissent pas à dépasser, malgré tous leurs efforts.
Souvent à la fin de leur vie ils se retrouvent au même
point qu'au départ. Leur trajectoire est circulaire.
La trajectoire des personnages devient une suite
d'événements qui échappent à leur volonté, qu'ils sont
incapables de maîtriser et qui se succèdent en cascade.
Le héros est victime de son destin, qu'il ne parvient pas
à changer et qu'il ne peut qu'accepter. Le temps du
personnage est ainsi le temps des événements, et
beaucoup moins le temps psychologique, de la
perception qu'il a de ces événements. Le temps n'a pas
de pouvoir rédempteur, il perd d'une certaine manière
même sa valeur car il n'est qu'une suite de moments qui
s'avèrent être vides, il n'entraîne pas de modification
fondamentale
dans
l'univers
du
Dialogos z 3/2001
personnage. Le héros est soumis au temps, mais il n'est
pas affecté par celui-ci, bien qu'il le voudrait. Le temps
du personnage, qui se construit comme succession de
moments, ou plutôt d'événements est un temps
circulaire, uniforme qui ne produit pas d'évolution.
C'est pourquoi il reste extérieur au personnage, il
l'écrase. Le héros ne peut pas intérioriser le temps.
La construction narrative permet à l'écrivain de
présenter un héros aux prises avec lui-même plus
qu'avec les autres ou avec la société. Le personnage
vargas llosien incarne la difficulté de l'homme moderne
d'assumer son altérité, le drame du héros qui ne
pouvant pas concilier les différents «moi» est amené à
faire un choix frustrant et destructeur.
RÉFÉRENCES
1. ARISTOTE
Poétique, Paris, Librairie
Hachette et C-ie, 1875
2. BARTHES, R.
Le degré zéro de l'écriture,
Paris, éd. du Seuil, 1953
3. BENVENISTE, É. Problèmes de linguistique
générale II, Paris, Éd.
Gallimard, coll. Tel, 1974
4. LEENHARDT, J. Lecture politique du roman,
Paris, les Éditions de Minuit,
1973
5. VARGAS
Conversation à La
Cathédrale, traduit de
LLOSA, M.
l’espagnol par Sylvie Léger et
Bernard Sesé, Paris,
Gallimard, 1973
6. LYOTARD, J.F. La condition postmoderne,
Paris, les Éditions de Minuit,
1979
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