Introduction approfondie à l`esthétique de Jacques Rancière
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Introduction approfondie à l`esthétique de Jacques Rancière
STÉPHANE ROY-DESROSIERS Introduction approfondie à l’esthétique de Jacques Rancière Objet La présente se veut une introduction approfondie à l’esthétique de Jacques Rancière (1940–). Il s’ensuit qu’à l’aide de certaines de ses plus récentes publications et conférences, dont Le Partage du sensible (2000), L’Inconscient esthétique (2001) et Le Spectateur émancipé (2008), nous éclairerons en détails les concepts clefs de cet auteur contemporain, à savoir le partage du sensible et le dissensus. De plus, nous expliciterons comment ces derniers sont étroitement liés aux différents régimes d’expression artistique que Rancière identifie dans son œuvre, en l’occurrence le régime éthique, le régime représentatif et le régime esthétique de l’art. Si les recherches et analyses de Jacques Rancière sont éclairantes, c’est notamment parce qu'il a fait expressément porter sa réflexion sur les réalités politiques et pédagogiques qui épaulent d’ores et déjà l’expression artistique. Abstract This article aims to introduce the reader to the aesthetics of Jacques Rancière (1940–). By examining his latest publications and papers – Le Partage du sensible (2000), L’Inconscient esthétique (2001) and Le Spectateur émancipé (2008) – we shall shed light on some key concepts of his thought, such as “Le Partage du sensible” and “Dissensus”, and explain how they are linked to the different regimes of artistic expression that Rancière identifies in his work as the ethic regime, the representational regime and the aesthetic regime of art. In so doing, we shall show how Rancière rightfully demonstrates that political and pedagogical implications are always present and felt within artistic expression. Pressé de s’exprimer sur les émeutes qui eurent lieu en 2005 dans la banlieue de Paris, Jacques Rancière fait alors remarquer, lors d’une conférence à la Columbia University1, qu’elles étaient fondamentalement mal orientées. Non pas que les revendications des banlieusards étaient injustifiées, mais bien plutôt que la critique sociale qui les parrainait n’était pas à la hauteur de celles-ci. Rancière souligne qu’à l’heure même où on réclamait l’égalité sociale, les banlieusards minaient leurs propres revendications en s’identifiant à la marginalité de leur arrondissement, Seine-Saint-Denis, l’une des plus pauvres et misérables de l’Île de France. Ils réclamaient l’égalité sociale mais se reconnaissaient d’emblée dans l’inégalité, ils revendiquaient une inclusion sociale mais s’identifiaient en marge de la communauté. Sur le fond, leurs discours critiques reproduisaient et enchâssaient sensiblement les mêmes divorces (d’égalité/inégalité, d’inclusion/exclusion) qu’ils voulaient pourtant régler. À cet effet, lorsque le ministre de l’Intérieur en exercice se 1 Rancière, Jacques. « Conversations with Jacques Rancière », dans le cadre du 2nd annual radical philosophies & education seminars, Columbia University (Teachers College), Itunes U, 2008, 1 heure 47 minutes. GNOSIS (2011) VOL.12, NO.1: 41-56 ISSN 1927-5277 41 STÉPHANE ROY-DESROSIERS permit d’annoncer aux médias qu’il aillait débarrasser cet arrondissement de sa « racaille2 », en l’occurrence les banlieusards auteurs du grabuge, il enchâssait à son tour la marginalité des émeutiers, mais cette fois-ci, pour invalider leurs revendications à l’égalité sociale. Rancière fait justement remarquer que revendicateur et détracteur s’exprimaient dans des discours où le partage du sensible (égaux/inégaux, inclusion/exclusion, Français/marginal-racaille) était identique. C’est ce qui en conséquence minait la position des banlieusards, ils mimaient à même leurs discours critiques le partage du sensible à l’origine de leurs maux. Or, la solution que propose Rancière pour sortir de ce cercle vicieux est à l’image de sa philosophie, il aurait fallu emprunter un discours critique qui renverse le partage du sensible et ses divorces inhérents; par exemple, ils auraient pu manifester à la Place de la Bastille et scander qu’en tant que « racaille », n’en déplaise au ministre de l’Intérieur, ils demeuraient en même temps des Français revendiquant une égalité sociale qui se fait toujours attendre. À première vue, il peut paraître incongru d’entamer un travail sur l’esthétique de Jacques Rancière avec un exemple manifestement politique. Ceux qui ont lu Rancière n’y verront pourtant aucune incongruité, et ce, en raison du rapport analogique que l’esthétique entretient avec le politique. D’une part, on l’a déjà mentionné, la philosophie rancienne est un discours critique qui tente assidûment de renverser le partage du sensible afin de négocier de nouvelles configurations de son paysage; c’est le volet résolument éthique de sa philosophie mais il s’applique aussi bien aux discours sur l’esthétique qu’aux discours sur le politique. D’autre part, les régimes de l’esthétique et du politique ne sont pas pleinement autonomes visà-vis de l’un et de l’autre. Rancière démontre qu’il y a des espaces communs dans le partage du sensible entre domaines supposément différents de la connaissance et de l’action – l’esthétique, la politique, l’éthique, la pédagogie, l’histoire, la philosophie… On ne peut donc à son avis aborder l’esthétique sans approcher, comme il en sera question dans les lignes qui suivent, I) « la politique de l’art3 » et II) « la pédagogie de l’art4 ». La visée de ce travail est donc double, « rétablir les conditions d’intelligibilité5 » qui permettent de comprendre ce qu’est l’esthétique; travail qui nécessite de mettre en lumière le lieu qu’occupe l’esthétique dans le partage du sensible. Et de plus, démontrer qu’à même le partage du sensible, l’esthétique, la politique et la pédagogie demeurent des domaines privilégiés pour renverser et reconfigurer la distribution du partage; travail qui s’assimile 2 Lagrange, Hugues. http://www.liberation.fr/tribune/0101547214-des-banlieues-prises-aufeu, Jounal Libération, le 4 novembre 2005, 1 page. 3 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, La Fabrique-éditions, Paris, 2000, page 75. 4 Rancière, Jacques. Le spectateur émancipé, La Fabrique-éditions, Paris, 2008, page 145. 5 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 9. 42 STÉPHANE ROY-DESROSIERS au fond à faire une « topographie du possible6 » en sapant l’édifice d’impossibilités qu’érigent les divorces dans un certain partage du sensible. Le partage du sensible Jacques Rancière définit plus précisément le partage du sensible comme étant le « système d’évidences sensibles7 » qui limite l’accès au commun en répartissant le temps et l’espace réservés à chacun dans la communauté. Suivant l’exemple des émeutes de Paris, en tant que marginaux ou « racaille », les banlieusards de Seine-Saint-Denis sont incapables de jouir de l’égalité sociale commune à tous les Français. Cette incapacité relève du fait que l’égalité est possible et partagée parmi tous les « Français » mais impossible pour tous ceux qui demeurent en marge de cette identité; en l’occurrence, les émeutiers de la banlieue, la « racaille ». Dans ses livres et pendant ses conférences, Rancière cite souvent cet autre exemple tiré cette fois-ci de l’histoire de la philosophie. Lorsque Platon avance que dans sa république idéale, les artisans n’ont pas le temps de s’occuper de la gouvernance en raison de la nature de leur travail, il fait valoir que leur travail les empêche d’accéder à cet espace de la vie commune qu’est la gouvernance. L’artisan est incapable de gouverner parce qu’il n’en aurait supposément ni le temps ni l’espace dans sa charge d’activités. Analogiquement, l’émeutier de Seine-Saint-Denis est incapable de jouir de l’espace d’égalité commun et accessible aux Français puisqu’il s’inscrit lui-même en marge de cette identité, et d’autre part, puisque son grabuge lui en refuse catégoriquement (« racaille ») l’accès. On constate donc que le partage du sensible est un système qui détermine précisément la répartition du sensible (le temps et l’espace) selon l’activité, et conjointement l’identité de chacun dans la communauté. Mais ce faisant, le partage du sensible délimite aussi la capacité ou l’incapacité de chacun à accéder à l’espace commun – l’inaccessible égalité sociale pour les émeutiers, l’inaccessible gouvernance pour les artisans. Ainsi, à l’intérieur de ce cadre, lorsqu’on s’interroge sur la place qu’occupe l’esthétique dans le partage du sensible, Rancière explique qu’il faut forcément se demander ce que « font » les artistes, ce que font leurs pratiques artistiques, le lieu qu’elles occupent dans l’espace commun, le temps qu’on leur réserve, les capacités et les incapacités qu’elles détiennent. L’histoire de l’art dans la perspective rancienne se comprend dès lors comme l’histoire des capacités ou incapacités de l’art dans l’espace et le temps d’une communauté. 6 7 Rancière, Jacques. Le spectateur émancipé, page 55. Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 12. 43 STÉPHANE ROY-DESROSIERS La politique de l’art I) Or dans l’histoire de la philosophie de l’art, la place qu’occupe l’art dans la communauté se conçoit d’abord comme une manière de faire dans la « distribution générale des manières de faire.8 » Pour reprendre La République de Platon, exemple paradigmatique de ce fait, l’exclusion des poètes et de l’art dramatique intervient au nom de la faisabilité de la république idéale; chaque membre doit respecter l’espace et le temps qui lui sont propres comme, à titre d’exemples, les artisans ne doivent pas gouverner, les gouvernants ne doivent pas pratiquer l’artisanat. Tout un paysage d’impossibilités se dessine ainsi. Platon exclut les poètes et l’art dramatique de sa république puisqu’ils subvertissent à ses yeux son partage du sensible et les aires d’impossibilités qu’il institue. La poésie et l’art dramatique, selon lui, brouillent les lignes de partage qui séparent (artisan, philosophe et guerrier) l’identité des membres de sa république. La représentation poétique ou dramatique « donne au principe « privé » du travail une scène publique.9 » En ce sens, alors que l’intention des poètes n’est pas explicitement politique, simplement en tant que « représentation », en tant que manière de faire, l’art dramatique fait de la politique. Elle sème la zizanie dans le partage des activités et des identités de l’espace commun ce qui la rend plutôt prémonitoire, selon Platon, du régime politique qu’est la démocratie. En démocratie, le partage du sensible permet justement à l’artiste d’avoir un lieu de travail et du temps à l’extérieur du travail pour participer à l’espace de discussions publiques. À cet effet, Platon oppose la chorégraphie étant donné que celle-ci est davantage représentative du partage du sensible qu’il propose; chacun respecte son propre temps, son espace et à l’unisson, on forme la république idéale comme une chorégraphie bien exécutée. Ainsi souligne Rancière, les « arts peuvent être perçus et pensés comme arts et comme formes d’inscription du sens de la communauté.10 » Les manières de faire artistiques peuvent donc subvertir ou bien s’associer à la politique. Elles ne peuvent pourtant « donner » à la politique, et la politique à l’art, que ce qu’ils ont en commun. Et de ce fait, rien n’est proprement « donné », ils partagent un espace commun dans le partage du sensible. Selon Platon, comme l’art dramatique serait analogue au régime démocratique, ou bien la chorégraphie l’analogue de sa république, les manières de faire de l’art sont analogues à une manière de faire la politique du partage du sensible. Mais qu’en est-t-il des productions artistiques modernes qui ne s’inscrivent pas dans le partage du sensible que propose le platonisme? Comment envisager l’espace et le temps qu’elles occupent? À cette question, il faut dire qu’un nouveau partage entre art et politique se dessine dans l’espace des 8 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 14. Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 68. 10 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 16. 9 44 STÉPHANE ROY-DESROSIERS temps modernes. La modernité recouvre en fait un nouveau régime de productions artistiques, ce que Rancière nomme le régime esthétique de l’art, et qu’il distingue du régime éthique de l’art et du régime représentatif de l’art. Dans La République, Platon perçoit avant tout l’art à travers l’optique du régime éthique. Toutes productions artistiques s’identifient selon lui à la distribution des manières de faire, et en tant que telles, il s’interroge sur ce qu’elles font, leurs effets et leurs buts. Ainsi, les poètes et l’art dramatique en viennent à être considérés par rapport à l’ethos de sa république et précisément dans cette perspective, il constate devoir les exclure. Mais il a été dit, l’art chorégraphique et la politique communient dans le partage du sensible platonicien; voire même que l’art ne « s’individualise11 » pas vis-àvis la politique à l’intérieur de sa conception républicaine. En revanche, le régime représentatif de l’art opère une transformation du partage du sensible platonicien. Il isole et autonomise l’expression artistique par rapport à la politique en identifiant ses genres particuliers, ses manières de faire propres. C’est La Poétique d’Aristote qui entame en premier ce travail en rendant compte des techniques qui régissent le fait de l’art et qui sont, en l’occurrence dans la philosophie aristotélicienne, la poesis et la mimesis. Plus tard remarque Rancière, le classicisme institue à son tour une classification et une hiérarchisation des représentations poétiques propres au régime représentatif de l’art, et ce, par le biais de la notion des « Beaux-arts ». L’importance de ce régime est donc considérable dans la philosophie de l’art, il hiérarchise pour la première fois les différentes techniques de représentations artistiques, et qui plus est, ce faisant, précise le « régime de visibilité12 » qui leur sont propres. Autrement dit, le régime représentatif de l’art identifie les manières aux moyens desquelles l’art se conçoit et comment ses productions se « font voir » dans l’espace commun d’une communauté. Cependant, le régime esthétique de l’art qui est celui du modernisme ne doit pas se comprendre comme une nouvelle catégorie dans la hiérarchie des représentations artistiques. Il ne doit pas non plus être considéré dans les termes baumgartiens comme connaissance « claire mais confuse » ou bien dans la perspective de l’esthétique kantienne comme un régime du jugement de goût13. Il s’agit bien plutôt d’envisager un nouveau « mode d’être sensible propre aux produits de l’art..14 » Il y a donc un glissement ontologique 11 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 28. Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 30. 13 Ces deux conceptions de l’esthétique sont loin du propos de Rancière. En fait, il dit poursuivre plutôt dans la lignée post-kantienne et romantique dans laquelle s’inscrivent des auteurs comme Schiller, Schlegel et Hegel. À son point vue, ce n’est qu’avec ces auteurs qu’on commence pour la première fois à développer proprement une « pensée de l’art ». Rancière, Jacques. L’inconscient esthétique, Éditions Galilée (coll. « La philosophie en effet »), Paris, 2001, page 12-16. 14 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 31. 12 45 STÉPHANE ROY-DESROSIERS qu’opère le régime esthétique de l’art et Rancière le caractérise comme étant celui d’un art maintenant habité par « la puissance d’une pensée qui est ellemême devenue étrangère à elle-même.15 » Il s’ensuit qu’on devrait reconnaître la particularité des productions modernes par cette tension (ou « noyau invariable16 ») qui fait subsister en elles à la fois une expression, une pensée ou un savoir, mais en même temps, un non-exprimé, une non-pensée, un non-savoir17. Pour la première fois dans l’histoire des productions artistiques, par extension à la philosophie de l’art elle-même, on prend une certaine distance avec le régime représentatif en proposant que l’art porte aussi en lui un non-représenté, un invisible, irréductible au régime de visibilité que met en œuvre les techniques poétiques. Et c’est pourquoi, selon Rancière, l’art moderne témoigne surtout d’une exploration formelle au détriment de la technique et plus particulièrement de la représentation mimétique : l’art abstrait (Carré blanc sur fond blanc – Kasimir Malevitch), l’expressionisme abstrait (Autumn Rhythm – Jackson Pollock), l’écriture automatique et son rapport à l’inconscient (le surréalisme), le rapport de l’écriture à la topologie (Un coup de dès – Stéphane Mallarmé), tous des exemples qui, entre autres, témoignent d’un changement de régime. Le modernisme artistique se comprend alors clairement en ce sens qu’il pense un nouveau mode d’être des productions artistiques à l’intérieur de cette tension entre le visible et l’invisible. Mais cela dit, alors que tout un dispositif est en place – les musées, le patrimoine, les discours historiques, les interprétations philosophiques… – pour autoriser l’idée selon laquelle ces productions modernistes sont en rupture définitive avec les périodes artistiques qui les ont précédées, Rancière pense davantage que cette périodisation de l’histoire est un leurre. Dans les faits dit-il, le régime esthétique de l’art utilise le régime de visibilité de la représentation artistique comme un repoussoir lui permettant de mieux prendre ses distances; l’invisible va de pair avec le visible. Alors que le modernisme aimerait qu’il y ait une rupture historique nette, on constate bien plutôt que le régime 15 Idem. Idem. 17 À titre d’exemples : produit identique à du non-produit (Merda d’artista – Piero Manzoni), savoir transformé en non-savoir (le génie kantien ignorant ce qu’il produit), activité et passivité présentes dans « l’état esthétique » schillérien, la définition schellingienne de l’art comme identité d’un processus conscient et d’un processus inconscient, idée proustienne du livre entièrement calculé et absolument soustrait à la volonté, idée mallarméenne du poème du spectateur-poète, œuvres surréalistes exprimant l’inconscient du l’auteur… Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 32 et 70. Et ailleurs, Rancière identifie aussi la révolution esthétique, d’Hegel à Nietzsche, dans l’optique de la dynamique contradictoire entre le logos et le pathos : « comme immanence du logos dans le pathos, de la pensée dans le non-pensée [Hegel et la marche de l’Esprit, voire la raison dans l’Histoire] ou, à l’inverse, comme immanence du pathos dans le logos, de la non-pensée dans la pensée [Nietzsche et la démesure pulsionnelle du dionysiaque que voile la mesure apollienne]. » Rancière, Jacques. L’inconscient esthétique, page 31. 16 46 STÉPHANE ROY-DESROSIERS esthétique de l’art est « d’abord un régime nouveau du rapport à l’ancien.18 » Ainsi, celui-ci partage toujours la scène avec le régime poétique, éthique et les productions artistiques passées, mais il entretient un nouveau rapport avec eux en les renversant dans son partage du sensible. La notion « d’avant-garde » chérie par le modernisme artistique est métonymique à cet effet. Elle comprend d’abord le mouvement vers l’avant qui se veut déterminant pour le courant de l’histoire mais aussi le mouvement d’anticipation d’un avenir prometteur. En ce sens, l’avant-garde se veut alors une démarche politique qui choisit une orientation stratégique dans l’espoir d’atteindre un certain but. Rancière identifie justement le « modernitarisme19 » comme étant ce volet du modernisme qui communie décidément par la notion d’avant-garde avec le régime éthique de la politique. Ce volet se caractérise effectivement par la volonté d’intégrer le régime esthétique de l’art dans une stratégie visant un nouvel état, un nouveau but, un ethos. Autrement dit, la volonté de faire communier le régime esthétique et politique en s’appuyant sur une ontologie-esthétique afin d’accomplir un objectif politique. Les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Friedrich von Schiller thématisent le mieux cet essai. Ce dernier était justement à la recherche d’une révolution de l’homme afin de retrouver en lui son potentiel latent. Il veut trouver le moyen lui permettant d’annuler le divorce sensible admis entre domination (activité) et servitude (passivité) qui à ses yeux empêche toujours les hommes de s’épanouir pleinement d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre. Schiller avance donc l’idée qu’un « état esthétique » serait la solution; un état où « activité de pensée et réceptivité sensible deviennent une seule réalité, constituent comme une nouvelle région de l’être.20 » Une tentative explicitement moderne à la recherche du fond caché derrière la représentation, de l’invisible du visible, de l’homme latent en l’homme. Malgré la faillite de ce projet, l’esprit du « modernitarisme » que thématise si bien la révolution schillérienne a été précisément repris par la suite : la révolution marxiste à la recherche de l’homme (in)aliéné dans l’homme aliéné, la révolution surréalisme à la recherche de l’inconscience de l’homme conscient … Et paradoxalement, c’est dans ce même esprit révolutionnaire intiment lié au modernisme que certains se sont d’ailleurs retournés contre « l’homme moderne », sa technique ou bien sa notion de progrès enracinée dans l’avant-garde. Sur ce dernier point, et plus spécifiquement, le postmodernisme n’est nulle autre chose qu’un retournement de la modernité contre elle-même. À l’image du régime esthétique de l’art s’appuyant sur le régime de visibilité de la représentation artistique comme repoussoir lui permettant ensuite de prendre ses distances, le postmodernisme opère ce même mouvement pour mieux 18 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 36. Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 39. 20 Idem. 19 47 STÉPHANE ROY-DESROSIERS formuler sa critique à l’endroit du modernisme. Les productions artistiques postmodernes, ce qu’elles « font », la place qu’elles occupent, se caractérisent à toute chose près comme une transgression du partage du sensible tel qu’il a été institué dans la modernité. On ruine les classifications modernistes de l’art à travers l’hybridité des genres, on mine en philosophie les prétentions révolutionnaires en défendant l’idée d’une brisure fondatrice entre la pensée et l’action sensible, on ébranle le modèle formel du modernisme avec un retour à la figuration et à la narration, un retour à l’installation architecturale… Enfin, pour reprendre les mots exacts de Rancière : Le postmodernisme en un sens a été simplement le nom sous lequel certains artistes et penseurs ont pris conscience de ce qu’avait été le modernisme : une tentative désespérée pour fonder un « propre de l’art » [voire même le « propre de l’homme »] en l’accrochant à une téléologie simple de l’évolution 21 et de la rupture historique Ces transitions entre régimes sont très importantes à comprendre puisqu’elles témoignent d’un changement dans la « politique de l’art ». C'està-dire que le régime éthique de l’art exemplifié par le platonisme, le régime représentatif de l’art exemplifié par la poétique aristotélicienne, le régime esthétique de l’art exemplifié par le modernisme et sa réponse postmoderne, renversent tour à tour le partage du sensible qu’institue le régime qui le précède, sa « politique de l’art ». Mais comme il a été mentionné, la coupure entre chaque régime n’est pas toujours nette, et ce, dans la mesure où ils s’informent mutuellement : le régime esthétique s’informe du régime représentatif, le régime éthique et esthétique informent le modernitarisme (F. Schiller), le postmodernisme s’appuie sur le modernisme pour mieux s’en repousser (J-F. Lyotard). La question qui porte sur le lieu qu’occupe l’esthétique dans le temps ne se répond donc pas exclusivement dans l’histoire de la philosophie de l’art. Rancière démontre très clairement que l’esthétique « est bien plus qu’une pensée de l’art22 » puisqu’elle recèle aussi en elle une politique du sensible. L’art et la politique sont des lieux privilégiés qui permettent de s’en prendre au consensus sur le partage du sensible : la manière de faire, de voir, de dire, d’entendre, voire l’être de l’art. C’est alors sur cette idée de l’art comme vecteur de dissensus que cette section sur la politique de l’art prend fin et s’ouvre celle qui lui est néanmoins liée, celle portant sur la « pédagogie de l’art ». 21 22 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 42. Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 71. 48 STÉPHANE ROY-DESROSIERS La pédagogie de l’art II) Le lien que tisse Rancière entre l’esthétique et la pédagogie s’aperçoit dans la place qu’on réserve généralement au spectateur dans le partage du sensible du régime éthique et représentatif. La notion du spectateur s’associe souvent à l’art dramatique et comme le fait remarquer Rancière, le théâtre a été perçu pendant très longtemps, et « plus que tout autre art23 », comme le lieu privilégié où s’entrelace l’art et la vie. Lorsque Platon veut expulser les poètes et l’art dramatique de sa république, il le fait précisément en raison des effets néfastes que ces productions peuvent engendrer sur la vie communautaire; le théâtre s’oppose décidément au partage du sensible qu’il cherche à instituer. D’une part, il a été dit, il brouille les lignes de partage qui séparent (artisan, philosophe et guerrier) l’identité des membres de sa république. Mais d’autre part, le théâtre solliciterait un spectateur ignorant et passif n’ayant aucune part au spectacle. Le spectateur ignore ce que le spectacle lui réserve et donc attend passivement la suite des événements; il se trouve entièrement enveloppé dans le pathos de la représentation. Ainsi, suivant l’allégorie de la caverne de Platon, le spectateur est à l’image de ces hommes enchaînés et forcés de regarder les ombres qui se profilent sur la paroi; ignorants puisqu’ils prennent des ombres pour la réalité, passifs parce qu’ils sont enchaînés au spectacle de la caverne24. En proposant la chorégraphie pour renverser les effets pervers du théâtre, Platon vise en fait à renverser le spectateur passif et ignorant en sujet actif et connaissant. La chorégraphie de sa république idéale exige au fond que le spectateur suive activement le rythme de la communauté en connaissant et respectant les capacités propres à son identité. Qu’un sujet transgresse l’activité propre à son identité, il commet un « faux pas » dans la grande chorégraphie de la république platonicienne. La critique moderne du théâtre a su par ailleurs intégrer cette conception platonicienne du spectateur comme sujet passif et ignorant à l’intérieur de son régime éthique et représentatif de l’art. C’est pourquoi certains théoriciens proposent un théâtre dramatique dans lequel le spectateur doit réfléchir ou bien participer activement. Chez Bertolt Brecht, par exemple, le spectateur est justement sommé de prendre une distance critique par rapport à la représentation dramatique que lui propose le dramaturge. C’est un théâtre dans lequel le spectateur est actif étant donné qu’il enquête sur les causes du drame social représenté. La scène théâtrale devient alors par cette enquête le lieu d’une révélation unique qui permet à chaque spectateur d’élargir sa conscience sociale. Parallèlement, Antonin Artaud propose dans Le Théâtre et son double de « supprimer la scène et la salle qui sont remplacées par une 23 Rancière, Jacques. Le spectateur émancipé, La Fabrique-éditions, Paris, 2008, page 12. Rancière, Jacques. Doing or Not Doing: Politics, Aesthetics, Performance, http://www.dance-tech.net, Itunes U, 11 novembre 2010, 1 heure 11 minutes. 24 49 STÉPHANE ROY-DESROSIERS sorte de lieu unique25 » dans lequel s’installe le spectateur et l’action théâtrale : « Je propose donc un théâtre où des images physiques violentes broient et hypnotisent la sensibilité du spectateur pris dans le théâtre comme dans un tourbillon de forces supérieures26 ». De la sorte, dans cette forme de « spectacle total27 », acteurs et spectateurs accèdent à l’énergie vitale, à la magie de la vie que refoulerait le rationalisme occidental. De surcroit, avant même ces théoriciens et pourtant dans la même veine, le théâtre de Molière (Tartuffe), de Voltaire (Mahomet), de Pierre Augustin Caron de Beaumarchais (Le Mariage de Figaro), de Gotthold Ephraim Lessing (Nathan le Sage) et bien d’autres, tente par la représentation d’avoir un effet sur le spectateur qui le regarde – même que l’auteur anticipe l’effet. Qu’il s’agisse alors d’un élargissement de la conscience sociale, d’un accès direct aux énergies vitales ou bien d’un véhicule d’idées intellectuels ou politiques, le théâtre aurait une valeur pédagogique inestimable à cause de l’influence qu’il exercerait sur la vie. Or, cette conception du spectateur devant « franchir le gouffre qui sépare l’activité de la passivité28 », cet espace qui sépare le spectacle du spectateur, est aussi analogue à la situation vécue par l’étudiant vis-à-vis un maître. À l’aide des écrits de Joseph Jacotot, Rancière démontre clairement que l’art et la pédagogie s’unissent pour poser une inégalité fondamentale entre le spectateur et le spectacle, l’étudiant et le maître. L’étudiant en situation pédagogique s’envisage exactement comme ce spectateur passif et ignorant qui en face du spectacle de l’enseignement franchit peu à peu le gouffre qui le sépare du maître. Le but de la pédagogie se veut notamment de voir un jour l’étudiant intégrer le spectacle de l’enseignement et devenir lui-même maître. Cependant, Rancière constate un problème inhérent à cette dynamique d’inégalité entre spectateur et spectacle, entre étudiant et maître. À son point de vue, l’étudiant ne s’affranchit jamais l’espace qui le sépare du maître. La dynamique d’inégalité entre les deux protagonistes repose en fait sur l’idée que le maître a toujours « un pas d’avance » sur l’étudiant. Seul le maître peut mesurer la distance qui sépare l’étudiant du savoir et seul lui peut l’orienter vers ce savoir en enseignant le droit chemin. L’étudiant demeure en retour toujours inégal à son maître. Durant son parcours, il ne peut jamais franchir ce pas décisif qui le sépare du maître car il ne peut mesurer par lui-même et sans aide tout ce qu’il ignore. L’inégalité à la base de leur rapport se reproduit donc en perpétuité dans le parcours intellectuel qu’ils font ensemble. Cela dit, c’est tout particulièrement cette conception pédagogique qui institue entre spectacle et spectateur « l’inégalité des intelligences29 » que 25 Artaud, Antonin. Le théâtre et son double, Éditions Gallimard (coll. « Folio/essais »), Paris, 1964, page 148. 26 Artaud, Antonin. Le théâtre et son double, page 128. 27 Artaud, Antonin. Le théâtre et son double, page 134. 28 Rancière, Jacques. Le spectateur émancipé, La Fabrique-éditions, Paris, 2008, page 18. 29 Rancière, Jacques. Le spectateur émancipé, La Fabrique-éditions, Paris, 2008, page 15. 50 STÉPHANE ROY-DESROSIERS Jacotot et Rancière contestent30. On a vu par ailleurs que Schiller avait luimême proposé sa solution au problème, celui de « l’état esthétique » qui devait réconcilier activité et passivité. Dans cet état, le problème de l’inégalité percevable entre dominant (actif) et serviteur (passif) devait être réglé. Mais fidèle à sa propre stratégie philosophique, Rancière ne croit pas que c’est en réconciliant les oppositions qu’on modifie la fondation qui est la cause réelle de l’inégalité. Il tente plutôt de renverser ce partage du sensible – étudiant/maître, spectateur/spectacle, passivité/activité, regard/savoir… – qui institue de prime abord une inégalité fondamentale basée sur l’incapacité supposée du spectateur passif et ignorant à l’égard du spectacle actif et informé. Il conteste par extension le partage du sensible tel qu’il s’est formulé dans la critique théâtrale, entre autres celle de Brecht, d’Artaud, qui reprennent à leur compte la conception platonicienne du spectateur. À cet effet, leur volonté de rétrécir le gouffre entre la scène et le spectateur à l’intérieur de la conception d’un « spectateur réfléchissant » (Brecht) ou bien d’un « spectateur participant » (Artaud) est d’ailleurs symptomatique de la volonté de guérir le spectateur de l’inégalité supposée qui subsisterait entre lui et le spectacle. Annuler l’opposition en faisant du spectateur passif un acteur actif ou en réconciliant dans l’indistinction le spectateur et le spectacle ne fait pourtant que déplacer le problème selon Rancière; il n’en demeure pas moins que ces conceptions du théâtre sont toujours dans leur structure fondamentale « des allégories incarnées de l’inégalité.31 » La seule manière de renverser le partage du sensible et les oppositions qu’il institue serait d’envisager un spectateur d’emblée actif maintenant pourtant une distance avec le spectacle lorsqu’il se l’approprie. Fondamentalement, c’est ignorer l’inégalité des intelligences et penser le spectateur toujours déjà égal au spectacle. Alors que la dynamique d’inégalité des intelligences demeure répréhensible, Jacotot et Rancière conçoivent plutôt l’émancipation intellectuelle comme étant justement ce processus par lequel un spectateur s’approprie par lui-même le spectacle. En termes pédagogiques, cela équivaut à présupposer qu’à la base, à la fois l’étudiant et le maître sont ignorants; 30 « Ce qui est essentiel chez Jacotot, c'est l'idée qu'en réalité tout dépend du point de départ. Ou bien l'on part de l'inégalité ou bien l'on part de l'égalité. Le pédagogue ordinaire, pas simplement au sens du prof, mais aussi du pédagogue politique, du chef de parti comme pédagogue du peuple ou du militant qui veut lui faire prendre conscience, part toujours de l'inégalité. La logique habituelle de la pédagogie, c'est de dire : « On commence avec des petits enfants qui ne savent encore rien, des gens du peuple qui sont pleins de préjugés et ne savent pas voir ce qui est en face d'eux, et puis on va petit à petit, progressivement, en bon ordre, les amener de leur situation d'inégalité vers une situation d'égalité. » Mais bien sûr, dans la mesure où le pédagogue est toujours celui qui organise le voyage de l'inégalité vers l'égalité, l'inégalité se reproduit indéfiniment dans le mécanisme même qui prétend l'abolir. » Rancière, Jacques, « Critique de la critique du « spectacle » », dans La Revue Internationale des Livres et des Idées, http://www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=360, 2 juillet 2009, 1 page web. 31 Idem. 51 STÉPHANE ROY-DESROSIERS qu’ils se forment intellectuellement de manière continue en construisant respectivement sur ce qu’ils savent déjà. Ainsi, chacun met au défi ses connaissances, non pas l’un face à l’autre, mais bien plutôt chacun en face de ce tiers qu’est leur objet d’étude. L’égalité des intelligences se rétablit alors dans ce nouveau partage du sensible à travers une ignorance partagée. En ce qui a trait plus précisément au spectateur de théâtre, l’acteur et le spectateur sont eux aussi également ignorants puisqu’ils se livrent à des interprétations actives du spectacle. Le jeu de l’acteur et l’interprétation du spectateur sont, bien entendu, des expériences hétérogènes vis-à-vis de l’art, mais il n’en demeure pas moins qu’ils sont égaux dans leur tentative de s’approprier le spectacle. Ils sont tous deux des « interprètes » au sens large du terme. Il s’en suit que dans ce nouveau partage du sensible où spectateur et acteur sont d’emblée égaux dans l’activité d’interprétation, tous deux doivent confronter leur interprétation à ce tiers qu’est, l’œuvre écrite. Ce que Rancière renverse en fait, c’est un certain « modèle pédagogique de l’efficacité de l’art32 » qui se produirait supposément entre un spectateur passif et un spectacle actif. Platon et tous ceux qui souscrivent à sa conception du spectateur, dont Brecht, Artaud, le romantisme allemand et le théâtre français du XVIIIème siècle, en viennent à penser l’efficacité de l’art sur le spectateur dans un partage du sensible similaire; soit dans une logique de cause à effet (régime représentatif de l’art) où la représentation affecte le spectateur passif et ignorant, soit dans l’indistinction de l’art et de la vie (régime éthique de l’art) où la politique active et informe le spectateur pour faire de lui un acteur communautaire. Mais dans les deux régimes, le partage du sensible est le même dans la mesure où on présuppose l’incapacité foncière du spectateur à n’être autre chose qu’un passif ignorant face à la dimension nouvelle que lui ouvre l’art. Plus précisément, on admet que la représentation artistique et l’intention artistique qu’elle véhicule est la cause qui, comme en ligne droite, influe sur la vie communautaire en passant par le spectateur. Platon par exemple croit que l’esprit démocratique de l’art dramatique pervertirait la chorégraphie de sa république idéale, Brecht pense que le théâtre permet d’élargir en direct la conscience sociale des spectateurs et Artaud conçoit que par le théâtre, le spectateur communique dans l’immédiat avec les énergies vitales de la vie. Mais à aucun moment, souligne Rancière, ce partage du sensible qui hérité du régime représentatif et éthique suppose un « artiste inhabile [incapable] ou le destinataire incorrigible [capable].33 » C’est cette « pédagogie de l’art » que remet alors en doute la pensée de Rancière. Il précise pourtant que ce modèle d’efficacité de l’art avait déjà été ébranlé bien avant lui à l’époque même où l’on croyait le plus fermement à sa formule pédagogique. Au XVIIIème siècle, le théâtre était justement perçu 32 33 Rancière, Jacques. Le spectateur émancipé, La Fabrique-éditions, Paris, 2008, page 59. Rancière, Jacques. Le spectateur émancipé, La Fabrique-éditions, Paris, 2008, page 57. 52 STÉPHANE ROY-DESROSIERS comme étant l’incarnation de la scène ouvrant sur la vie – les mœurs, vices et vertus – et en tant que tel, un moyen par lequel on pouvait la changer. Mais même à l’époque, un auteur comme Jean-Jacques a su contester la ligne droite qu’on concevait entre l’intention de l’artiste et l’impact effectif de sa représentation théâtrale sur la vie du spectateur. Rancière partage cette prudence rousseauiste lorsqu’il dit qu’au fond, il n’est pas sûr que représenter un drame révoltant pousse à la révolte comme une cause propulse son effet. Rancière n’admet pas, malgré cela, la solution rousseauiste qui voudrait faire du théâtre une « forme de vie ». À l’image de la chorégraphie platonicienne, cette solution considère l’art seulement dans l’optique du régime éthique, voire même « archi-éthique34 » parce que la représentation théâtrale s’incarne à même la vie communautaire35. Rancière propose en revanche un nouveau modèle d’efficacité de l’art qui prend en considération l’avènement et la spécificité du régime proprement esthétique de l’art. En quelque sorte, il propose une nouvelle « pédagogie de l’art » et celle-ci est justement à l’intersection de sa propre conception du spectateur. Pour contrer ce lien (in)assuré entre l’intention de l’artiste et l’effet de sa représentation sur la vie, Rancière propose ainsi que l’interprète doive toujours maintenir une distance et une neutralité pour mettre en suspend l’intention artistique et sa prétendue influence sur le spectateur passif. Un exemple de ce type d’interprétation s’entrevoit chez Johann Joachim Winckelmann au sujet du Torse du Belvédère. Son interprétation opère à la fois une distanciation adéquate car le torse est lui-même coupé de tous caractères qui pourraient signifier l’intention d’un auteur – il n’a ni bouche, ni visage, ni membres – et une neutralité car le contenu artistique ne renvoie pas directement à une forme de vie communautaire – il est d’ailleurs exposé dans l’espace neutre du musée. Le torse demeure dans « un double rapport de séparation et de non-séparation entre l’art et la vie.36 » C’est en ce sens qu’il faut interpréter les œuvres issues du régime esthétique de l’art. Une telle approche est d’ailleurs appropriée pour interpréter les œuvres modernes parce qu’elle respecte leur spécificité. Ce type d’interprétation comprend la nécessité de rendre compte de la tension propre aux œuvres modernes entre le représenté, le visible, le savoir, voire ce qui rattache l’art à la poétique ou bien à la vie communautaire, et le non-représenté, l’invisible, le non-savoir, voire ce qui dans le mode d’être de l’art moderne échapperait au régime de visibilité et à la communauté. La pédagogie rancienne permet donc de 34 Rancière, Jacques. Le spectateur émancipé, La Fabrique-éditions, Paris, 2008, page 62. « En conséquence, ce qu'il [Rousseau] oppose à la scène théâtrale, c'est la fête populaire à Genève ou la fête civique dans la Sparte antique. En cela, il reste pris dans l'opposition platonicienne, car Platon déjà opposait au dédoublement du théâtre le chœur ou la cité qui tiennent en eux-mêmes et ne se mettent pas en face d'eux-mêmes en quelque sorte, qui ne regardent pas des spectacles mais sont en acte. » Rancière, Jacques, « Critique de la critique du « spectacle » », 1 page web. 36 Rancière, Jacques. Le spectateur émancipé, La Fabrique-éditions, Paris, 2008, page 65. 35 53 STÉPHANE ROY-DESROSIERS comprendre l’efficacité du régime esthétique de l’art en ne réduisant pas le spectateur, d’une part, à la logique de médiation où la représentation est la cause d’un effet dans sa vie (régime représentatif de l’art), ou d’autre part, à l’immédiateté de la vie éthique où l’art et la politique s’entrelacent à un point tel qu’on annule la distance entre spectateur et spectacle (régime éthique de l’art). Il rectifie le déséquilibre entre le spectateur et le spectacle en pensant le spectateur de prime abord équilibré au spectacle. Le renversement philosophique du consensus derrière le partage du sensible du régime représentatif et éthique de l’art permet donc à Rancière de proposer une nouvelle politique et pédagogie de l’art. Ce bouleversement a justement eu lieu en semant un dissensus philosophique dans la « politique » et la « pédagogie » respective des régimes représentatif et éthique de l’art et plus précisément, par rapport à leur conception du spectateur. En général, le partage du sensible se forme sur la base d’un consensus qui pendant un certain temps rend légitime un régime de « sensorialité37 », une manière particulière d’engager et d’apercevoir le monde. Reconfigurer ce consensus pourtant, comme Rancière le démontre, permet alors de repenser l’art et resentir l’espace et le temps qu’il occupe dans l’espace commun. C’est en ce sens que l’esthétique, la politique et la pédagogie demeurent toujours des lieux privilégiés pour le dissensus du consensus. En quelque sorte, le discours philosophique qui permet de renverser un partage du sensible le fait uniquement dans la mesure où il est lui-même à la fois politique, esthétique et pédagogique. Conclusion Les influences philosophiques dans la pensée de Rancière sont nombreuses et pour un lecteur averti, elles sont aussi bien visibles. À titre d’exemple, pour conclure ce travail, la stratégie de dissension et le renversement qu’elle opère dans le consensus d’un partage du sensible est assurément motivée par la déconstruction derridienne. La visée de la déconstruction c’est précisément d’opérer un renversement des oppositions traditionnelles qui se sont sédimentées dans le discours philosophique. En philosophie explique Jacques Derrida, un discours ne produit jamais une mise en scène discursive flegmatique entre concepts à la verticale, mais bien plutôt, une scène violente où « un des deux termes commande l’autre (axiologiquement, logiquement, etc.), occupe la hauteur.38 » Lorsque Rancière tente justement de renverser le discours des régimes représentatif et éthique qui placent le spectateur en infériorité par rapport au spectacle, il s’efforce en fait de déconstruire les domaines qui conservent cette conception du spectateur; en l’occurrence, il 37 Rancière, Jacques. Le spectateur émancipé, La Fabrique-éditions, Paris, 2008, page 66. Derrida, Jacques. Positions, Les Éditions de minuit (coll. « Critique »), Paris, 1972, page 57. 38 54 STÉPHANE ROY-DESROSIERS s’en prend au régime représentatif, à l’éthique et à une certaine pédagogie. De plus, Rancière met souvent en évidence qu’il n’est pas question de simplement conserver la fondation d’inégalité – entre le spectateur passif et ignorant vis-à-vis du spectacle actif et informé – pour ensuite proposer un spectateur qui se fait acteur (régime représentatif de l’art) ou bien une indistinction entre le spectacle et le spectateur (régime éthique de l’art). Tout comme Derrida, Rancière croit qu’en renversant ou en réconcilient les oppositions, on conserve néanmoins la fondation à la source du problème39. Ainsi, sa conception du spectateur qui s’égale d’emblée au spectacle dans l’arène des interprétations est assurément un troisième terme qui exige une refonte complète du partage du sensible et des oppositions qu’il institue. Rancière ne fait pas qu’inverser les oppositions dans le partage du sensible, il les déconstruit pour proposer une nouvelle avenue. En ce sens, la refonte du partage du sensible est en conjonction au renversement du discours institutionnalisés sur le sensible. C’est reconfigurer le discours portant sur les capacités et les incapacités, ces mêmes qui délimitent l’accès au commun en répartissant le temps et l’espace réservé à chacun dans une communauté. Il faut d’ailleurs remarquer, et Rancière le concède lui-même40, que sa conception du « partage du sensible » qui distribue les capacités ou incapacités s’apparentent en même temps à la notion foucaldienne d’épistémè. Mais contrairement à Michel Foucault, Rancière dit que sa philosophie met plutôt l’accent sur une topographie des capacités (les possibilités) alors que celle de Foucault insistait plus souvent qu’autrement sur les incapacités (les impossibilités) qu’engendrent la gouverne d’une certaine épistémè à une certaine époque. Enfin, il ne faut pas non plus s’étonner que le discours philosophique de Rancière transite entre la politique, l’esthétique, la pédagogie, l’histoire et la philosophie. Il met en évidence à même son propre discours l’espace commun que ces domaines partagent mais qu’on suppose malencontreusement autonome et distinct. Il démontre que dans l’expression d’un discours sur l’esthétique, il y a une politique, une pédagogie et une lecture de l’histoire qui contribuent tous ensemble à situer la place qu’occupe l’art dans le partage du sensible. En retour, l’esthétique s’intègre aussi bien dans le discours politique, pédagogique et historique. Il s’en suit que Rancière souligne, comme Gilles Deleuze avant lui, « l’hétérogénéité41 » de toutes formes d’expressions. Et ce faisant, il invite son lecteur à repenser et re-sentir le temps et l’espace intellectuels qu’il occupe. 39 Derrida, Jacques. Positions, page 56. Rancière, Jacques. 2nd annual radical philosophies & education seminars, 1 heure 47 minutes. 41 Rancière, Jacques. Le spectateur émancipé, La Fabrique-éditions, Paris, 2008, page 131. 40 55 STÉPHANE ROY-DESROSIERS Références Artaud, Antonin. Le théâtre et son double, Éditions Gallimard (coll. « Folio/essais »), Paris, 1964, 251 pages. Derrida, Jacques. Positions, Les Éditions de minuit (coll. « Critique »), Paris, 1972, 133 pages. Lagrange, Hugues. http://www.liberation.fr/tribune/0101547214-desbanlieues-prises-au-feu, Jounal Libération, le 4 novembre 2005, 1 page. Rancière, Jacques. Doing or Not Doing: Politics, Aesthetics, Performance, http://www.dance-tech.net, Itunes U, 11 novembre 2010, 1 heure 11 minutes. Rancière, Jacques. L’inconscient esthétique, Éditions Galilée (coll. « La philosophie en effet »), Paris, 2001, 78 pages. Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, La Fabrique-éditions, Paris, 2000, 75 pages. Rancière, Jacques. Le spectateur émancipé, La Fabrique-éditions, Paris, 2008, 145 pages. Rancière, Jacques, « Critique de la critique du « spectacle » », dans La Revue Internationale des Livres et des Idées, http://www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=360, 2 juillet 2009, 1 page web. Rancière, Jacques. « Conversations with Jacques Rancière », dans le cadre du 2nd annual radical philosophies & education seminars, Columbia University (Teachers College), Itunes U, 2008, 1 heure 47 minutes. 56