La politisation des langues régionales en France* Philippe Blanchet

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La politisation des langues régionales en France* Philippe Blanchet
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La politisation des langues régionales
en France*
Philippe Blanchet**
Propos liminaires : terminologie et point de vue
Il convient tout d’abord de préciser la signification du concept de politisation
pour en analyser la mise en œuvre dans le champ des langues régionales de France.
Le terme « politisation » signifie « donner un caractère politique » et politique
implique deux valeurs sémantiques liées, qu’il convient de distinguer. La première, en effet, est chargée d’une connotation plutôt positive, alors que la seconde,
qui en dérive, en signale des aspects généralement perçus de façon négative.
Est politique ce qui concerne la « vie dans la société » (c’est le sens originel et
« noble » du mot). Dans ce cas, on a affaire à la question, à la fois éthique et juridique, des droits et des devoirs des citoyens comme des instances d’organisation
et de régulation de la vie de la société.
Est politique ce qui concerne la « vie des milieux politiques », c’est-à-dire la
vie « politicienne » (au sens souvent péjoratif du mot 1), celle des personnes, des
groupes et des instances qui pratiquent – ou cherchent à pratiquer – le pouvoir
politique. Dans ce cas, on a plutôt affaire à des phénomènes d’affiliation (à des
partis, des groupes d’opinion, etc.), de pouvoir (démocratique ou non, décisionnel,
exécutif, etc.), de stratégie – voire de manœuvre – (pour prendre, conserver ou utiliser le pouvoir).
* Cet article est rédigé (sauf citations) en appliquant les rectifications de l’orthographe française publiées au Journal officiel du 6 décembre 1990, enregistrées par les dictionnaires usuels
et celui de l’Académie française (1993), qui les recommande en déclarant : « Aucune des deux
graphies ne peut être tenue pour fautive. »
** Professeur de sociolinguistique, Centre de recherche sur la diversité linguistique de la
francophonie (EA 3207), université de haute Bretagne (Rennes-2).
1. C’est ce terme, « politicien(ne) », que j’emploierai ci-après pour désigner les aspects
« politiques » négatifs.
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Le second sens est issu du premier : les « milieux politiques » sont ceux qui
s’occupent des instances d’organisation et de régulation de la « vie dans la
société », au sein de laquelle ils ont ou cherchent à obtenir des positions de pouvoir. Cela ajoute à la confusion possible entre ces deux valeurs. En outre, la question
de l’idéologie, au sens de « système d’idées », traverse les deux valeurs du mot
« politique ». Dans les corpus de discours et d’actions sur les langues régionales
que j’analyse, j’en ai d’ailleurs beaucoup rencontré de type politique dans les
deux sens du terme : les propos et les actions qui visent la « vie linguistique dans
la société » sont souvent relayés ou appuyés par des stratégies d’accès au pouvoir
qui relèvent tout autant d’options idéologiques ou éthiques (action démocratique
ou autoritaire, transparente ou cachée, au service de qui ?, etc.). Selon les idéologies ou, mieux, les valeurs éthiques auxquelles ils adhèrent, les auteurs ont des
propos et des actions variables, parfois contradictoires, qui vont de l’outrance
(positions autoritaires militantes « pour ou contre les langues régionales », souvent
teintées de nationalisme) à des suggestions diverses et modérées de gestion des
usages de ces langues à des fins multiples. Les guillemets indiquent ici la maladresse fréquente de la formulation « pour ou contre les langues régionales ». On ne
peut pas être « pour ou contre » une langue, on ne peut qu’être « pour ou contre »
son utilisation, c’est-à-dire, en fait, « pour ou contre » des locuteurs (en tant que
tels, notamment s’ils sont monolingues). Cela revient à poser, d’une part, la question des droits, ceux de chacun à la libre expression et à l’utilisation de sa ou ses
langues premières, considérés comme fondamentaux par tous les grands textes
internationaux et français, juridiques ou philosophiques ; et, d’autre part, des
devoirs, soit les locuteurs de certaines langues auraient le devoir de ne pas les utiliser à des degrés divers pour le bien collectif, ce qui n’est pas sans soulever de
graves problèmes pour ceux qui ne parlent que ces langues et/ou pas la « langue
collective » (en France, le français) 2, soit la société aurait le devoir d’organiser un
plurilinguisme et d’en réguler les usages.
On voit par là que la question des langues (régionales ou non) touche nécessairement à la « vie en société » et implique des prises de position éthiques, idéologiques, politiques (au moins au sens noble du mot !). Du reste, une langue est
avant tout un phénomène collectif qui doit être envisagé en tant que tel. Je dois
ainsi préciser, avant d’engager mon propos plus avant, que je m’exprime ici en
tant que sociolinguiste, c’est-à-dire en tant que « spécialiste des rapports entre
langues et sociétés 3 ». Je suis donc un chercheur de terrain dont l’objet principal
2. Ils sont plus nombreux qu’on le croit, non seulement en France métropolitaine, où des
Français, certes âgés et ruraux ou migrants de la première génération, ne parlent pas – ou peu et
mal – le français, mais surtout dans les DOM-TOM (en Guyane, par exemple).
3. Ces rapports étant de type « complexe », puisque la langue est dans la société (les interactions linguistiques y ont lieu) et que la société est dans la langue (les rapports sociaux s’y mani-
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a deux facettes : l’utilisation des langues (les pratiques) et les idées sur les
langues (les représentations). Mon domaine de recherche privilégié englobe
les langues régionales de France (notamment la langue provençale) et les variations du français (notamment les variations régionales), dans une perspective
aussi bien de politique linguistique que, plus précisément, de modalités d’enseignement. En tant que citoyen, bénéficiant de mon expertise sur cette question, je
suis, on le sait, favorable à une valorisation raisonnable, modérée et adaptée des
langues régionales (comme du plurilinguisme en général), à laquelle je collabore
dans diverses instances, notamment en termes didactiques 4. J’ai la conviction que
les usages de plusieurs langues peuvent être complémentaires et non pas rivaux ou
conflictuels dans une même société et pour les individus. J’ai des convictions
démocratiques et humanistes de respect de la personne, de droit à l’équité, de
nécessaire diversité et d’ouverture à l’autre, qui me conduisent à rechercher une
organisation pluraliste des sociétés. Enfin, en tant que locuteur, il se trouve que
je parle et écris un provençal acquis en famille 5, à côté du français (mon autre
« première langue ») et d’autres langues apprises ou acquises par ailleurs.
Quelle politisation pour les langues régionales de France ?
La question des rapports entre langues régionales et politique – au sens noble –
se déploie sur trois options : ne pas politiser du tout, c’est-à-dire ne pas prendre en
compte de façon politique (juridique, éthique) la question des langues et cultures
régionales ; la prendre en compte par une politique limitée au domaine culturel ; la
prendre en compte, d’une façon pleinement politique et explicite, dans l’ensemble
des structures de l’État et de la nation.
Examinons les tenants et les aboutissants de ces trois options.
Pas de prise en charge politique ?
Pas de prise en charge politique du tout, c’est renvoyer la question de son
inévitable gestion collective exclusivement à ceux qui veulent s’en occuper, en
festent). Pour cette conceptualisation, voir Philippe BLANCHET, Linguistique de terrain,
méthode et théorie (une approche ethno-sociolinguistique), Presses universitaires de Rennes,
Rennes, 2000.
4. Je suis l’auteur de plusieurs ouvrages pédagogiques et de vulgarisation, je participe à
divers jurys, commissions, actions associatives, etc.
5. C’est ma langue spontanée de communication dans diverses situations, notamment avec
certains de mes proches ou de mes collègues ; c’est ma langue d’expression littéraire (poèmes,
nouvelles, romans, traductions...).
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dehors de tout contrôle et de toute médiation par les instances démocratiques de la
société et de l’État. Il s’agit, le plus souvent, de mouvements actifs et de groupuscules militants, à statut associatif, politique ou... clandestin. Ils se révèlent parfois
peu représentatifs des réalités objectives et des populations, car ils peuvent affirmer des revendications exagérées et/ou artificielles. Ils sont éventuellement soumis à des dérives politiques ou idéologiques qui peuvent parfois être dangereuses
(autoritarisme, nationalisme, manipulations, etc.). On retombe ici dans la politisation au mauvais sens du terme. C’est surtout vrai de ceux qu’on entend le plus
parce qu’ils crient le plus fort... Car, parmi ceux qui veulent bien s’occuper des
langues régionales, on trouve parfois les médias, qui savent bien que ces langues
sont plus vivantes que certains ne le prétendent 6, et que les populations y sont
massivement attachées, au moins dans certaines régions (par exemple en Bretagne,
au Pays basque, en Provence, en Corse, en Picardie, aux Antilles...). Mais les
médias, sur cette question marginalisée de l’espace public, sont souvent mal
informés et relayent de façon sélective les propos les plus spectaculaires et les
plus marginaux, ceux des militants les plus revendicatifs ou des opposants les plus
acharnés.
Pas de prise en charge politique du tout, c’est donc abandonner la question aux
discours les plus militants et/ou les plus fantaisistes, aux actions les moins raisonnées et les plus politiciennes, y compris parce qu’il faut bien céder ponctuellement
à ces revendications pour les calmer un peu... D’où, parfois, des mesures inadaptées, ponctuelles ou autoritaires qui ne satisfont que les mouvements les plus
vindicatifs, qui en demanderont toujours davantage. L’un des refrains qui revient
dans les discours en Provence (et pas seulement des militants), où l’attachement à
la langue est vif mais où les revendications sont modérées, et où l’on regrette que
les médias et l’État se préoccupent peu de la langue provençale, c’est que « les
Basques, les Bretons et les Corses, eux, ont posé des bombes ». C’est donc
l’absence d’une véritable politique qui finit, paradoxalement peut-être, en alimentant les militances extrémistes, par « menacer » l’État de droit lui-même, pour
reprendre un des poncifs des opposants à toute reconnaissance publique des
langues régionales... En outre, l’absence d’engagement politique (au bon sens du
terme), éventuellement affichée comme une prétendue « neutralité », peut être le
masque hypocrite d’un désintérêt aboutissant au pourrissement de la situation et
à la suprématie définitive des usages de la langue dominante (et donc de ses
6. Y compris les militants les plus durs, qui ont souvent tendance à en minimiser la vitalité
pour mieux imposer les standardisations artificielles issues de leurs élucubrations. Voir mon
article introductif « Articuler diversité et vitalité des langues régionales : réflexions à partir de
l’exemple provençal », in Philippe BLANCHET (dir.), « Diversité et vitalité des langues régionales du sud de la France », actes du colloque de la Sorbonne, La France latine, n° 133, Paris,
2001, p. 17-48.
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locuteurs monolingues). Considérer que l’utilisation d’une langue relève exclusivement de l’individu (donc de sa vie privée et pas d’une gestion collective) est une
aberration : les interactions linguistiques sont nécessairement collectives et tissent
du lien social. Et puis l’on sait très bien que le « laisser-faire » aboutit toujours à la
même chose : le grand étouffe le petit, le fort l’emporte sur le faible, les couches
sociales culturellement hégémoniques reproduisent leurs habitus et leur domination. C’est le contraire même d’une politique, puisqu’une politique consiste à
réguler les relations au sein d’une société, pour viser l’équité et pour éviter cette
anarchie qui laisse libre cours à la loi du plus fort, dont Kant a montré que ce n’est
pas une loi mais une violence.
Pas de prise en charge politique du tout, c’est donc dangereux et inefficace.
Une politique exclusivement culturelle ?
Une prise en charge exclusivement culturelle me semble également renvoyer
à ce que l’un de mes maîtres à penser, le sociolinguiste corse Jean-Baptiste
Marcellesi, appelle le « libéralisme glottopolitique », avec, pour « libéralisme », le
sens européen du terme, c’est-à-dire le laisser-faire 7.
En excluant l’utilisation des langues régionales de la plupart des sphères de la
vie sociale (notamment les sphères les plus collectives et les sphères matérielles
aujourd’hui décisives que sont l’économie, les règlements et la justice, la politique,
les médias), en l’enfermant dans un petit champ culturel censé être « neutre », on
marginalise et on fragilise d’autant plus cette utilisation, leurs locuteurs (en tant
que tels) et ces langues et cultures. Ici aussi, c’est au fond une manœuvre politicienne : on dit que l’on ne veut pas s’en occuper parce que ce n’est pas une question politique, mais, au fond, c’est une façon d’évacuer la question. On voit bien,
d’ailleurs, que les mesures en cours, qui en confient la gestion au ministère de la
Culture, n’aboutissent qu’à une approche patrimoniale, une conservation muséographique, et non à une valorisation dynamique d’un potentiel vivant. Et cela y
compris en termes d’engagement financier : le ministère de la Culture est le plus
pauvre 8, et beaucoup d’argent circule dans le monde économique ! Or, il existe de
réelles attentes des populations et des acteurs économiques, politiques, etc. pour
une utilisation des langues régionales dans diverses sphères publiques et à des
7. Voir à ce sujet l’excellente synthèse de Louis GUESPIN, en « Introduction » dans A. WINTHER
(éd.), Actes du symposium international « Problèmes de glottopolitique », Cahiers de linguistique sociale, n° 7, université de Rouen, 1985, p. 13-32.
8. Celui de l’Éducation nationale est le mieux doté, objectera-t-on. Oui, mais ses crédits
sont déjà tous préaffectés dans un dispositif énorme qui, proportionnellement, ne peut que générer
une grave pénurie de moyens.
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degrés divers. La demande des élus est aussi forte que significative 9. Des pratiques existent déjà, et sont bénéfiques, dans la vie économique 10.
Et, à propos de « neutralité » et d’« égalité », il me semble utile de rappeler que
la politique linguistique actuellement en vigueur en France, au service à peu près
exclusif de la langue française, a instauré de facto deux catégories de citoyens,
quoi qu’en disent ceux qui clament que l’égalité n’existe que dans l’uniformité.
Il faut être clair : la « langue collective », dite officiellement « de la République »
(article 2 de notre Constitution) et usuellement appelée « nationale », n’est pas une
langue neutre, venue de nulle part et à l’égard de laquelle tous les citoyens français se trouveraient à égalité. Le français est en effet l’une des langues de France
venue de l’une des zones géolinguistiques françaises (en termes diatopiques), la
langue dominante des couches sociales hégémoniques – notamment des écrits de
l’État – depuis cinq siècles, langue qui n’est toujours pas la seule utilisée par les
Français, qui ne sont pas tous monolingues et ne l’ont pas tous comme langue première (en termes diastratiques et diaphasiques), et enfin une langue récemment
répandue en France – à peine plus d’un siècle dans les usages oraux effectifs
majoritaires (en termes diachroniques) 11.
Imposer le français, langue de certains, comme langue exclusive pour tous, en
renvoyant les autres langues à des usages « privés » longtemps combattus et
aujourd’hui à peine tolérés, cela a été et reste aujourd’hui un parti pris politique
très fort. Du coup, ceux dont c’est la langue unique jouissent automatiquement de
tous leurs droits de citoyens-locuteurs ; ceux qui en ont une autre (pour des raisons
géographiques, sociales, historiques) ne sont que des « citoyens de deuxième catégorie », comme je l’ai déjà écrit 12, qui ne peuvent jouir de leurs droits qu’en français et, le cas échéant, pas dans leur première langue mais dans la langue des
9. L’ensemble des maires du Finistère a demandé la ratification de la Charte européenne
des langues régionales, tout comme plusieurs conseils municipaux provençaux, par exemple.
Plus de la moitié des parlementaires provençaux, ainsi que les présidents de la région et des six
départements qui la constituent, ont demandé la reconnaissance du provençal comme langue à
part entière (et non comme variété d’un hypothétique occitan unifié) dans les mesures prises par
l’État (voir Philippe BLANCHET, « Situation actuelle du provençal dans la conscience régionale », MicRomania, n° 38, Bruxelles, 2001, p. 3-11).
10. Voir J.-R. ALCARAS, Ph. BLANCHET et J. JOUBERT, « Cultures régionales et développement économique », actes du congrès d’Avignon (mai 2000), Annales de la faculté de droit
d’Avignon, cahier spécial n° 2, Presses universitaires d’Aix-Marseille, Avignon-Aix, 2001.
11. Les sociolinguistes distinguent les variations diatopique (géographique), diastratique
(dans les couches sociales), diaphasique (dans les situations de communication) et diachronique
(dans le temps).
12. Philippe BLANCHET, « What is the Situation of a Provençal Speaker as a French Citizen ? »,
in Ph. BLANCHET, R. BRETON et H. SCHIFFMAN (éd.), Les Langues régionales de France : un
état des lieux à la veille du XXIe siècle, actes du colloque de Philadelphie, Peeters, Louvain,
1999, p. 67-78.
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autres ; et ceux qui ne parlaient ou ne parlent pas français – ils étaient encore
majoritaires dans certaines régions il y a un siècle et il y en a encore – n’ont aucun
droit, puisqu’ils n’ont théoriquement et légalement aucun accès aux textes juridiques, aux administrations, à la justice, à la vie politique, etc., instances collectives qui sont censées n’exister qu’en français et ne comprendre que le français.
Certains Français sont obligés d’adopter la langue d’autres Français pour pouvoir
être des citoyens à part entière, ce qui en fait des citoyens entièrement à part.
J’avoue que, citoyen français bilingue, j’ai été troublé par la formulation adoptée en 1992 pour ce fameux article 2 modifié de notre Constitution : suis-je « hors
de la République » lorsque je m’exprime en provençal ? De même, je suis surpris
de voir certains invoquer la « rupture d’égalité » contre l’offre d’enseignement
éventuellement généralisée d’autres langues (régionales) que le français, alors que
l’imposition exclusive du français n’est pas égalitaire et en tout cas pas équitable
(certains enfants sont plus à l’aise dans d’autres langues en arrivant à l’école, ce
qui favorise les petits francophones unilingues 13). Ces « égalitaristes » n’expriment d’ailleurs apparemment aucun remords pour le fait que, dans les régions
concernées, le français ait été exclusivement et violemment imposé aux grandsparents des mêmes enfants, en toute inégalité à l’égard des élèves des régions déjà
francophones !
On voit par là, une fois de plus, qu’il ne faut pas confondre égalité de traitement et équité différentielle. L’égalité de traitement est un a priori qui ne fait pas
de distinction dans la réalité objective des situations traitées et qui ne fait, au final,
que renforcer les inégalités. L’équité différentielle vise une égalité finale, en mettant en œuvre des modalités de traitement différencié, adaptées aux situations
effectives. C’est ce que l’on appelle paradoxalement – en français du moins – la
discrimination positive, par un calque maladroit de l’anglais : je préfère parler
d’équité différentielle, formulation moins connotée en français 14.
Une véritable politique linguistique globale...
La troisième option est évidemment celle que je retiens. Il faut donc une prise en
compte explicite de la question des langues et cultures régionales, de type politique
13. On pourrait même ajouter à cela le facteur d’inégalité qu’implique l’attente d’un français scolaire (norme bourgeoise parisienne) pour les enfants qui parlent d’autres variétés de
français, issus d’autres milieux et d’autres régions.
14. Philippe BLANCHET, « Langues, identités culturelles et développement : quelle dynamique pour les peuples émergents ? », texte d’une conférence présentée à l’UNESCO pour le
cinquantenaire de la revue Présence africaine (1998), paru dans la-science-politique.com, revue
Internet de l’école aixoise de sciences politiques, n° 0, 2001, 3 p. Il faut rappeler que l’équité
différentielle est déjà un principe à l’œuvre en France, par exemple en termes d’accès aux aides
sociales ou de répartition des impôts directs.
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au bon sens du terme, par les instances de l’État, de la nation, à tous les niveaux, y
compris celui des collectivités territoriales, et dans tous les domaines de la « vie en
société ». Le sociolinguiste que je suis considère évidemment qu’une langue est
avant tout un phénomène social, une institution collective, un ensemble de comportements (les pratiques) et d’attitudes (les représentations). Je dirais même
qu’une langue est un « fait social total », c’est-à-dire un phénomène qui mobilise
l’ensemble des paramètres sociaux et qui fonctionne dans l’ensemble de la société.
Seule une politique globale est donc adaptée, et c’est ce que je vais essayer de
dessiner plus loin.
Quelques remarques sur la « politisation politicienne »
Une véritable gestion des langues régionales dans les cadres juridiques de la
République éviterait aussi le fait que certains cherchent à assimiler le soutien aux
langues et cultures régionales – ou même les langues et cultures régionales ellesmêmes ! – à des choix idéologiques déterminés, notamment des choix réputés
d’extrême droite, ou nationalistes ou communautaristes (là aussi : au mauvais sens
du terme). Ces assertions politiciennes, récurrentes dans la presse parisienne ou
chez certains hommes politiques, relèvent d’une généralisation abusive de phénomènes ponctuels et/ou, pire, de la calomnie pour essayer de disqualifier la question elle-même, et donc rejeter toute réponse possible. Quand on examine le
corpus de l’ensemble des textes et des discours tenus par les gens qui sont favorables à la pratique, ou simplement praticiens, des langues régionales, on se rend
compte que cela dépasse très largement la question des choix partisans. En général, leurs options sont plutôt humanistes, rarement de type extrémiste, et plus rarement encore d’extrême droite ou « ethnicistes 15 ». On constate parallèlement des
soutiens marqués à la langue française de la part de nationalistes français et de
tenants d’idéologies d’extrême droite, pour qui la France est parfois pensée
comme une « communauté ethnique homogène » (notamment par l’usage d’une
seule langue). Cela ne constitue pas une raison pour considérer globalement que la
promotion du français (ou sa simple pratique) relève d’idéologies fascisantes ! Ces
soutiens sont, du reste, plus fréquents pour le français que pour les langues régionales, auxquelles l’extrême droite française est la mouvance politique la plus
opposée. Je l’ai déjà démontré ailleurs, et je n’y reviendrai pas ici 16.
15. On y rencontre au contraire l’argument selon lequel ils œuvrent contre l’ethnicisation de
la France à laquelle conduit la vision des Français comme « peuple monolingue partageant une
seule et même histoire sur un espace naturel prédestiné », telle qu’elle a été inculquée par
l’école jacobine...
16. Voir mon article « Les cultures régionales et l’extrême droite en France : entre manipulations et inconscience », Les Temps modernes, n° 608, Gallimard, Paris, 2000, p. 100-116.
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Il y a donc effectivement des comportements de type politicien autour des
langues et cultures régionales, notamment quand toute une série d’acteurs de la
question, parfois des structures européennes, ou l’État français, ou des politiciens,
ou des journalistes, ou même des militants régionalistes, cherchent à manœuvrer,
calomnier, faire courir des rumeurs, obtenir des postes, manipuler des subventions, en utilisant la question des langues et cultures régionales. J’ai récemment
étudié un ensemble de textes où l’on voit nettement des responsables politiques, à
des degrés divers, tenir des propos manipulateurs pour évacuer la question, ou
favoriser certains mouvements militants au détriment d’autres 17. J’ai de multiples
exemples d’actions de ce type et, puisqu’il s’agit notamment dans ce colloque de
confronter les points de vue autour de la Charte européenne, je ne résumerai que
trois exemples, significatifs.
Le premier est celui du Bureau européen pour les langues les moins répandues
(dorénavant BELMR). Essentiellement financé par la Commission européenne, le
BELMR a son siège à Dublin, un secrétariat et un centre de documentation à
Bruxelles. Toutes les apparences laissent penser qu’il s’agit de l’organe officiel de
l’Union qui s’occupe des langues régionales et minoritaires. C’est ainsi que cet
organisme est perçu par de nombreux médias, des institutions officielles (le
BELMR a statut d’observateur au Conseil de l’Europe) et le grand public. Il est
l’un des acteurs majeurs qui contribue à la prise en compte des langues minoritaires en Europe et notamment à la ratification par les États membres de la charte.
Or, le BELMR est constitué d’associations militantes cooptées, sans garantie de
représentativité ni de légitimité 18. À l’échelon européen, pour son siège à Dublin,
c’est une association irlandaise ; pour ses antennes bruxelloises, c’est une association internationale de droit belge. Son équipe est élue par les représentants des
comités nationaux, eux-mêmes cooptés. Ces comités sont des associations de droit
local (loi 1901 pour le comité français), fondées de façon privée par des militants
et reconnues par le BELMR central. Aucun appel d’offre public, aucune consultation des institutions démocratiques n’ont été lancés pour que se constitue un
comité français transparent et représentatif. Celui-ci a d’ailleurs son siège actuel
au domicile de sa présidente, militante bretonnante. Ses statuts assurent le pouvoir
des militants sur la reconnaissance des langues concernées 19 ainsi que sur
17. Voir mon article cité supra « Articuler diversité et vitalité des langues régionales :
réflexions à partir de l’exemple provençal ».
18. Les mêmes interrogations sont posées à propos du BELMR par Bernard POCHE, Les
Langues minoritaires en Europe, Presses de l’université de Grenoble, Grenoble, 2000, p. 172.
19. Ainsi, les langues d’oïl n’y ont pas droit à un « sous-comité », étant considérées comme
des « dialectes » du français et non comme des langues (alors qu’elles sont considérées comme
des « langues » par le comité belge) ; ainsi, une demande officielle d’adhésion d’un groupement
d’associations provençales appuyées par le conseil régional de Provence a été refusée, parce que
la militance occitaniste qui siège au comité français du BELMR y impose la vision unifiante des
langues d’oc prônée par son mouvement...
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d’éventuelles délégations officielles (comme le gouvernement !), reléguées au
rang d’associé sans voix délibérative. Cette ambiguïté statutaire (organe officiel
de l’Union ou association militante ?) permet à quelques mouvements militants de
faire valoir leurs propres opinions, leur propre hiérarchisation des langues, avec
force moyens, en les parant du poids d’une certaine officialité et, en tout cas,
d’une représentativité et d’une légitimité trompeuses.
Le deuxième exemple provient de l’État français. Le 11 décembre 2000,
Michel Bouvard, député de Savoie, demandait au ministre de l’Éducation nationale que le franco-provençal (notamment le savoyard) soit reconnu en France
comme il l’est en Italie et qu’il bénéficie des mesures prévues pour l’enseignement
des langues régionales. C’est une question écrite (n° 55260), publiée au Journal
officiel de l’Assemblée nationale. La réponse du ministre est un copier-coller des
(mauvais) arguments qui sont avancés par habitude pour refuser l’enseignement
des langues d’oïl, qui ne seraient que des variétés purement orales du français 20.
Les arguments sont encore plus irrecevables pour le savoyard, qui n’est évidemment pas une langue d’oïl, et dont la spécificité et la tradition écrite sont incontestables. Mais voilà : on dit parfois tout et son contraire pour justifier des choix
politiques arbitraires d’inclusion/exclusion, par négligence ou par mauvaise foi 21.
Le dernier exemple, enfin, provient des discours militants. Il existe depuis le
début du XXe siècle, et surtout depuis les années soixante, une mouvance militante
qui essaye de promouvoir une unification de l’ensemble des parlers d’oc sous un
même nom (occitan), une même norme artificielle (un languedocien « standardisé »), une même graphie (moyenâgeuse et élitiste). Or, dans les faits, il y a des
langues d’oc différentes, pratiquées et perçues comme telles par les populations,
écrites selon des orthographes spécifiques et appropriées. Si cette mouvance s’est
bien implantée en Languedoc (de Montpellier à Toulouse), elle se heurte à des
refus divers dans d’autres régions d’oc, surtout en Provence, où l’individuation
linguistique du provençal est très nette. Or la Provence représente la plus prestigieuse des langues d’oc, à elle seule plus du tiers des écrivains en langues d’oc (et
les plus célèbres, comme Frédéric Mistral), et l’une des régions les plus emblématiques d’un « particularisme ».
Pour briser ce bastion de résistance et récupérer le prestige provençal, la militance occitaniste pratique systématiquement, depuis environ cinquante ans, une
stratégie de dénigrement contre les promoteurs du provençal, en les faisant passer
pour des conservateurs, des passéistes, voire des gens d’extrême droite. C’est le
cas pour Mistral lui-même (dont un occitaniste écrivait encore récemment qu’il a
20. Elles ont pourtant été admises comme « langues » par le ministère de la Culture (à la
suite du rapport Cerquiglini de 1999), et l’une d’entre elles, le gallo (de haute Bretagne), est
enseignée et acceptée comme option au bac.
21. On retrouve le même problème, mais sur d’autres cas, en ce qui concerne les incohérences de la liste des langues régionales de France figurant dans le rapport Cerquiglini (1999).
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été membre de l’Action française, ce qui est faux 22), et malgré les démentis formels apportés par son excellente biographie parue chez Fayard 23. On manipule les
relations qu’a eues Charles Maurras avec Mistral avant de devenir le personnage
d’extrême droite que l’on sait, dans le but de connoter le provençalisme d’idées
maurrassiennes. On oublie de dire que Maurras, à la suite de sa condamnation
pour collaboration, a été exclu du Félibrige (le mouvement fondé par Mistral) ; on
oublie aussi de dire que la figure de proue de l’occitanisme, Louis Alibert, un
pétainiste maurrassien, a été condamné pour le même motif, mais sans jamais
avoir été exclu de l’Institut d’études occitanes, organisme militant lui-même issu
de la Société d’études occitanes, remplacée en 1945 car trop « mouillée » avec le
régime de Pétain...
Les insinuations de ce type contre les promoteurs du provençal sont ainsi régulières, notamment depuis que le Front national a connu quelques succès électoraux ponctuels en Provence (sans jamais y soutenir le provençal). Face à ces
calomnies récurrentes, surtout au moment où les rivalités autour de la charte
faisaient rage (pour y inclure ou en exclure le provençal), le plus important groupement d’associations provençales, l’Unioun Prouvençalo, a dû publier un communiqué de presse de démenti en septembre 1998. J’en ai moi-même été « connoté »
en 1999, à ma grande stupéfaction, parce que j’osais rappeler des données de terrain qui contredisaient le discours occitaniste lors d’un débat scientifique sur
Internet 24 ! Enfin, pour développer l’idéologie occitaniste dans les vallées du
Piémont italien où l’on pratique des parlers d’oc (souvent dits « provençaux » par
leurs locuteurs et désormais protégés par la loi italienne), on voit des figures de la
militance occitaniste aller saluer la mémoire du fondateur du Movimento Autononomista Occitano, François Fontan, qui y est enterré 25. Or ce Gascon, également
fondateur en France du Parti nationaliste occitan (dans les années soixante), était
un authentique fasciste xénophobe, dont la théorie de référence s’appelle
l’« ethnisme 26 ». De telles compromissions (ou de tels aveux ?), au service d’un
mouvement militant local (et contre d’autres), relèvent à mon sens de manœuvres
politiciennes.
22. Dans Lo Lugarn, revue du Parti nationaliste occitan (sic), n° 71, 2000, p. 6.
23. Claude MAURON, Frédéric Mistral, Fayard, Paris, 1993.
24. De la part du président de l’Institut d’études occitanes de Paris, sur le site Internet de la
BPI (débat intitulé « Langues régionales, langues de France, langues d’Europe », dont j’ai
conservé les pages imprimées).
25. Il s’agit en l’occurrence de Robert Lafont, « icona del risveglio occitano », venu dire
« grazie Frances Fontan », et de Xavier Lamuela, chargé d’adapter la standardisation occitane
aux parlers locaux (source : Quaderni della regione Piemonte, n° 26, 5-2001). François Fontan
est salué comme un « éveilleur de conscience » par les publications occitanistes piémontaises.
26. Voir par exemple, François FONTAN, Orientation politique du nationalisme occitan,
Librairie occitane, Bagnols (Gard), non daté, p. 34-35, pour « l’interdiction de l’immigration
allogène et la liquidation de la francisation ».
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Cela favorise, en outre, l’apparition et le développement dans la presse, ou
ailleurs, de discours « autrophobes » accusant d’idéologie d’extrême droite toute
connivence avec une langue régionale (voir supra).
Pistes pour une politique linguistique globale
J’en viens à des propositions à discuter sereinement. À mon sens, la chose est
claire : pour échapper à la politisation politicienne de la question des langues et
cultures régionales, il faut une politisation républicaine, au sens noble du terme.
Il faut élaborer et mettre en œuvre une politique raisonnée, transparente, démocratique, qui organise et régule le plurilinguisme français. Il faut donc adopter des
principes éthiques et mettre en place des dispositions juridiques. Je voudrais proposer ici quelques éléments de réflexion issus du champ de la recherche en sociolinguistique, dont l’une des préoccupations est, précisément, la politique linguistique.
Quelques concepts d’analyse d’une situation sociolinguistique
La première question à clarifier est la définition de langue minoritaire ou de
minorité. Pour moi 27, une langue est minoritaire quand elle est à la fois minorée et
minorisée, et uniquement quand les deux phénomènes se produisent conjointement. La minoration (qualitative) est une question de statut : une langue est minorée quand son statut social diminue (par rapport à celui d’une autre, dont le statut
est plus élevé). La minorisation (quantitative) est une question de pratiques 28 :
une langue est minorisée quand l’ensemble des pratiques, évaluées en nombre de
locuteurs, ou en productions (orales et écrites), ou encore en interactions possibles
dans la vie quotidienne, diminue (par rapport aux pratiques d’une autre, dont le
nombre est plus élevé). On peut représenter la situation des langues dans une
société, ou, inversement, de sociétés diverses par rapport à une même langue, en
posant l’axe du statut en abscisse et celui des pratiques en ordonnée, et en assignant des valeurs numériques relatives aux variables. Lorsqu’on observe une
diminution relative, en même temps des pratiques et du statut d’une langue par
rapport à une autre, on peut alors véritablement parler de langue minoritaire. Car
si le statut est bas mais la pratique importante, il n’y a pas de danger imminent (ce
qui ne signifie pas qu’il n’y a pas nécessité d’une politique de régulation). Si le
statut est haut et les pratiques basses, il n’y a pas de danger non plus (idem). Il y a
un danger imminent quand les deux paramètres baissent.
27. J’ai développé cette conceptualisation dans mon livre cité supra : Linguistique de terrain,
p. 130 sq.
28. Les sociolinguistes anglophones disent status and corpus, ce qui est commode.
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Cela dit, le statut est prioritaire sur la pratique, à l’origine du phénomène de
domination comme pour sa résorption. C’est la baisse du statut qui provoque en
général la baisse de la pratique. C’est ce qui s’est passé en France : c’est bien
parce qu’on a convaincu nos ancêtres, il n’y a pas très longtemps, que leur langue
avait un statut très bas et que le français avait un statut très haut qu’ils ont opté
pour la langue à statut haut et partiellement abandonné la langue à statut bas. Du
coup, les pratiques ont diminué. De mon point de vue, une politique linguistique
efficace doit donc agir à la fois sur le statut et sur les pratiques, en renforçant avant
tout le statut. Elle doit agir sur les pratiques effectives, telles qu’on peut les constater sur le terrain et pas telles qu’on peut en rendre compte dans les discours et
notamment ceux de certains acteurs autorisés, militants ou institutions. Il s’agit de
déterminer « qui parle quoi, où, quand, comment, à quel sujet, avec qui et pourquoi ? », c’est-à-dire les questions de base que se posent les sociolinguistes. Je
pense que les gens qui vivent ces langues dans la vie de tous les jours sont les premiers concernés et que ce qu’ils font de leur(s) langue(s), ce qu’ils en pensent et
ce qu’ils en disent est important, non seulement en termes sociolinguistiques
(c’est là que se concrétisent les pratiques et les statuts fonctionnels), mais aussi et
surtout dans le cadre d’une éthique démocratique.
Je parle aussi de pratiques effectives pour que l’on aille voir ce que les gens
parlent vraiment (de quels systèmes linguistiques, de quelles variétés s’agit-il ?) et
non pas qu’on s’intéresse uniquement à la valorisation des langues et variétés plus
ou moins artificielles que promeuvent les militants et les instances qui les suivent.
On a parlé dans ce colloque d’« euskeranto plastifié », de « breton chimique ».
Nous avons aussi l’« occitan chimique » et, pour la Provence, ce que j’appelle le
« néo-provencitan » (sorte de provençal à structure française et à forme occitanisée, c’est-à-dire languedocianisée). Ces variétés existent, bien sûr, et elles répondent à des besoins pour certaines petites parties des populations. Il faut les prendre
en compte, mais il ne faut pas s’intéresser qu’à elles (sous prétexte que ce sont
celles des militants les plus revendicatifs), ni, pis, en faire les modèles des langues
régionales qui seront instituées, enseignées, valorisées ! Il y a d’autres variétés
effectives, autrement plus authentiques (et donc porteuses d’originalité culturelle),
beaucoup plus pratiquées, et qui sont en général celles auxquelles les populations
sont attachées, avec des différences selon les langues : les Corses, les Provençaux,
les Niçois sont très attachés à leurs variétés locales et refusent toute standardisation 29 ; les Alsaciens ne considèrent pas leur langue comme une variété de
29. Ils font vivre le concept de « langue polynomique » élaboré par J.-B. Marcellesi à partir de
l’exemple corse, c’est-à-dire que l’unité de la langue est le résultat de la conscience sociolinguistique des locuteurs et non de la soumission à une norme référentielle commune, ce qui implique
l’acceptation de toutes les variétés locales spontanées, sans élaboration d’une variété standard.
Cette approche implique des choix politiques qu’il serait trop long de développer ici (valorisation
de la parole populaire, stimulation de la transmission intergénérationnelle, bilinguisme...).
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l’allemand et refusent qu’on leur présente l’allemand standard comme étant la
« forme écrite » de leur « dialecte » et donc leur « langue régionale » ; les Bretons
acceptent mieux, mais pas tous, le « néo-breton » médiatisé ; les Basques et les
Catalans ont adopté les variétés standard qui sont officielles du côté espagnol.
Enfin, une langue n’est pas qu’un instrument de communication. Elle a aussi
une fonction identitaire, qui peut être de l’ordre du pur symbolique. Elle sert à être
au monde, à dire le monde, d’une façon particulière. Elle signale l’identité de ses
locuteurs, distincts de ceux qui parlent autrement, une autre langue. Pour nous,
sociolinguistes, c’est une donnée fondamentale ; cela signifie que ne sont pas
concernés que les locuteurs actifs des langues en question, mais toutes les personnes qui ont un intérêt quelconque pour ces langues, et notamment les populations pour lesquelles la langue a une valeur symbolique, d’autant que, pour nos
langues régionales aujourd’hui, la fonction symbolique a souvent tendance à
devenir plus importante que la fonction communicative elle-même. On pourrait
les appeler les « locuteurs symboliques ». Il y a beaucoup de Bretons qui ne
parlent pas breton mais qui sont attachés à la présence du breton dans la société
bretonne (y compris en haute Bretagne). Ils ont leur mot à dire et doivent être pris
en compte. Il ne faut pas non plus envisager que les locuteurs actifs. Nous distinguons, en sociolinguistique, les locuteurs actifs et les locuteurs passifs. Ces derniers ne parlent pas telle langue mais la comprennent. Ils en possèdent les
structures mais ne s’en servent pas de façon active. Ils jouent toutefois un rôle
dans les pratiques des langues régionales, parce que l’on peut s’adresser à eux dans
ces langues et qu’ils sont souvent plus nombreux, aujourd’hui, que les locuteurs
actifs. Ils peuvent donc faire naître des interactions et des pratiques, y compris
parce qu’ils deviendront éventuellement des locuteurs actifs des langues régionales dès lors qu’un facteur déterminant réactivera leur pratique (ce phénomène
est bien attesté sur deux tranches d’âge, les jeunes en période de construction
identitaire et les retraités qui changent de mode de vie et, souvent, retournent
« au pays »).
Restreindre une politique linguistique au seul avantage, ou aux seuls droits,
des locuteurs actifs participerait d’une analyse réductrice – et pour tout dire simpliste – d’une situation sociolinguistique. Cela renfermerait la langue sur un seul
sous-groupe, aujourd’hui minoritaire, de ses locuteurs, sous-groupe à son tour et
conséquemment renvoyé au repli sur lui-même. Cela n’arrêterait pas la spirale de
la marginalisation, tout au contraire. Enfin, cela soulèverait des problèmes
éthiques autour des droits : octroyés à des individus, à un groupe de locuteurs ou à
tout habitant du territoire ?
Politique linguistique et territoire
Un ancrage territorial des langues régionales me semble un élément important
pour une politique efficace et adaptée.
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D’abord, c’est une donnée objective incontournable : les langues sont, dans la
plupart des cas, corrélées à des espaces géographiques ; elles y sont utilisées, en
portent le nom (ou, plus rarement, leur donnent leurs noms), elles en affichent
l’identité ; et les règles juridiques portant sur les langues sont, pour la plupart,
valides sur des territoires donnés (c’est d’ailleurs le cas des règles juridiques en
général). On peut en outre combiner un droit linguistique lié au territoire à
d’autres règles liées à des communautés et/ou à des individus (comme c’est le cas
en Belgique). L’affirmation, contenue dans le rapport « Carcassonne » sur la
compatibilité de la charte avec la Constitution française (1999), selon laquelle une
langue n’est pas située sur un territoire mais uniquement dans le « cerveau de
quiconque la connaît 30 », ne tient pas un instant devant les données sociolinguistiques. La seule chose recevable impliquée par cette figure de style est que tout
locuteur « transporte » sa ou ses langues avec lui quand il quitte un territoire où
elles sont parlées. Cela ne signifie ni que les langues en question n’ont aucun
ancrage territorial par ailleurs, ni que les droits linguistiques de ce locuteur sont
les mêmes sur un autre territoire. On peut voir dans cette tentative de « déterritorialiser » les langues (régionales) une stratégie de juriste pour contourner le refus
probable du Conseil constitutionnel d’admettre que les règles ne soient pas uniformes sur tout le territoire national 31, pour éviter que les compétences en matière
de politique linguistique soient confiées aux collectivités territoriales (aux régions
notamment) 32, et pour ramener la force juridique éventuelle de la charte à l’individu, théoriquement seul détenteur de droits dans le système français.
En outre, cette déterritorialisation recèle une dérive juridique et une position
éthique discutables, voire dangereuses. Associer la langue aux individus qui la
parlent et ne leur octroyer qu’à eux seuls des droits d’usage, cela revient, la situation sociolinguistique des langues régionales étant ce qu’elle est aujourd’hui, à
instaurer une sorte de droit « communautariste » ou, pis, de « droit du sang ». En
effet, rejetées hors de l’espace public et donc de l’acquisition par les nouveaux
venus depuis environ cinquante ans, les langues régionales sont aujourd’hui des
30. Point 8, p. 5.
31. Même si des régimes locaux existent déjà « à titre d’exception », comme celui de
l’Alsace-Lorraine...
32. C’est aussi un cadeau offert à certains régionalistes parmi les plus militants, soit parce
qu’ils revendiquent l’enseignement de leur langue ailleurs que sur son territoire principal (par
exemple dans la région parisienne), soit parce qu’ils souhaitent en étendre l’aire d’influence sur
d’autres régions qu’ils cherchent à englober (comme les occitanistes vers la Provence ou les
Bretons vers la région administrative Pays de la Loire, qui comprend un morceau de l’ancienne
Bretagne historique). La déterritorialisation permettrait aussi d’inclure des langues de l’immigration, comme le berbère, dans la sphère d’application de la charte, afin de lui donner une autre
portée politique.
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langues de connivence transmises et acquises dans des réseaux fermés, et notamment le cercle familial (même si elles restent perçues comme langues de territoire,
d’où l’appellation « régionale »). En territorialiser les droits permettra d’éviter
l’enfermement de la langue sur le groupe de ses locuteurs actifs, en offrant le droit
de l’apprendre et de l’utiliser à tous ceux qui vivent sur le territoire concerné.
Cela pourrait également éviter que certaines dispositions de politique linguistique, et notamment celles de la charte, ne posent des problèmes insurmontables.
La charte vise en effet les langues dites « régionales ou minoritaires », et octroie
des « droits » au « minorités linguistiques ». Outre le problème que pose la notion
de « minorité » dans un État qui, comme la France, a toujours refusé et refuse
encore d’en admettre l’existence en son sein 33, il faut rappeler qu’une langue ne
peut pas être un sujet de droit. Ce n’est ni une personne physique, ni même une
personne morale. Or, une territorialisation éviterait que l’on donne comme sujet
de droit uniquement le locuteur, ce qui pose des problèmes éthiques et politiques,
ou le groupe de locuteurs, ce qui pose des problèmes constitutionnels en France.
On pourrait poser comme sujet de droit une collectivité territoriale de la République, puisqu’une telle collectivité est une personne morale sujet de droit et
qu’une collectivité n’est pas une « communauté 34 ». La région est vraisemblablement le territoire le plus adapté, y compris parce que la loi de décentralisation de
1982 lui octroie déjà des compétences dans ce domaine. Mais il faudrait adapter
ce choix au cas par cas (certaines langues couvrent moins d’une région, parfois à
peine un département, d’autres en concernent plusieurs).
Ainsi la charte, sous une version interprétée et modifiée, ou tout texte juridique
(par exemple un équivalent français adapté de la charte ou une loi de programmation française de politique linguistique), pourrait confier à ces collectivités territoriales des compétences de gestion des langues régionales qui les concernent. Ces
collectivités auraient des devoirs de mise en œuvre de certaines mesures de valorisation, et leurs habitants auraient des droits d’utilisation, le tout dans un cadre
général régulateur à élaborer. Des accords de coopération entre États et entre pouvoirs locaux et régionaux pourraient être prévus dans le cas de langues transfrontalières (comme le catalan, le basque, le flamand, le provençal...).
33. D’où ses réserves et exclusions du champ de sa signature concernant les articles de
diverses conventions internationales lorsqu’ils envisagent l’existence et les droits de « minorités » linguistiques (ou autres), comme la convention de New York (1966, ratifiée en 1980) ou
celle des droits de l’enfant (1989, ratifiée en 1990). Cela n’empêche pas, bien sûr, l’existence
inévitable et effective de « communautés » en France, c’est-à-dire de « groupes de personnes
porteurs d’identités collectives spécifiques », éventuellement en situation de « minorité » quantitative et/ou statutaire.
34. Il ne faudrait d’ailleurs pas confondre l’existence de communautés (intégrées dans
l’ensemble national) et le « communautarisme », qui est un système politique de subdivision de
la société en groupes juxtaposés.
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Enfin, je l’ai dit, une politique démocratique et efficace doit s’appuyer sur des
analyses globales et à long terme, sur des données objectives et sur les attentes de
la population, car elle doit y répondre. Il ne faudrait pas non plus que, par souci
louable de préservation du patrimoine mondial des langues, on finisse par « sauver » une langue contre l’avis des gens qu’elle concerne. S’ils n’en veulent plus, il
faut l’accepter. En revanche, s’ils y sont attachés, il faut aller leur demander ce
qu’ils veulent exactement et pas simplement consulter tel groupe de personnes, en
général réduit, prétendu interlocuteur légitime. Un interlocuteur unique arrange
bien souvent les pouvoirs publics, surtout s’il souhaite reproduire à l’échelon
régional le discours, les structures et les options de l’État central 35. Ils se comprennent facilement. Les attentes effectives sont souvent complexes, déconcertantes et
liées à des situations très spécifiques, surtout vues depuis l’administration parisienne. Pourtant, c’est bien de cela qu’il faut partir et vers cela qu’il faut aller.
Entre l’assimilation (qui nie les différences pour homogénéiser la société) et le
communautarisme, qui les exacerbe pour diviser la société, il existe une voie
intermédiaire, plus équilibrée, celle de l’intégration, qui admet les différences, les
respecte, sans pour autant en faire la pierre de touche de l’organisation politique.
C’est dans ce respect des différences réelles, connues, donc intégrées, que l’on
parvient à l’universalité. C’est la raison pour laquelle des enquêtes de terrain sur
les représentations et les pratiques sont nécessaires. C’est ce que nous faisons en
sociolinguistique et cela nous renvoie à la question du territoire au sens le plus
concret du terme, puisque cela nous invite à retourner tout simplement sur le territoire, c’est-à-dire sur le terrain, pour aller rencontrer la vie.
35. On est frappé par le fait que des militants régionalistes cherchent souvent à reproduire au
niveau local le même centralisme, la même normalisation, voire les mêmes modalités d’enseignement autoritaire « par immersion » que l’État central...