La politisation des langues régionales en France* Philippe Blanchet
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La politisation des langues régionales en France* Philippe Blanchet
Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 85 La politisation des langues régionales en France* Philippe Blanchet** Propos liminaires : terminologie et point de vue Il convient tout d’abord de préciser la signification du concept de politisation pour en analyser la mise en œuvre dans le champ des langues régionales de France. Le terme « politisation » signifie « donner un caractère politique » et politique implique deux valeurs sémantiques liées, qu’il convient de distinguer. La première, en effet, est chargée d’une connotation plutôt positive, alors que la seconde, qui en dérive, en signale des aspects généralement perçus de façon négative. Est politique ce qui concerne la « vie dans la société » (c’est le sens originel et « noble » du mot). Dans ce cas, on a affaire à la question, à la fois éthique et juridique, des droits et des devoirs des citoyens comme des instances d’organisation et de régulation de la vie de la société. Est politique ce qui concerne la « vie des milieux politiques », c’est-à-dire la vie « politicienne » (au sens souvent péjoratif du mot 1), celle des personnes, des groupes et des instances qui pratiquent – ou cherchent à pratiquer – le pouvoir politique. Dans ce cas, on a plutôt affaire à des phénomènes d’affiliation (à des partis, des groupes d’opinion, etc.), de pouvoir (démocratique ou non, décisionnel, exécutif, etc.), de stratégie – voire de manœuvre – (pour prendre, conserver ou utiliser le pouvoir). * Cet article est rédigé (sauf citations) en appliquant les rectifications de l’orthographe française publiées au Journal officiel du 6 décembre 1990, enregistrées par les dictionnaires usuels et celui de l’Académie française (1993), qui les recommande en déclarant : « Aucune des deux graphies ne peut être tenue pour fautive. » ** Professeur de sociolinguistique, Centre de recherche sur la diversité linguistique de la francophonie (EA 3207), université de haute Bretagne (Rennes-2). 1. C’est ce terme, « politicien(ne) », que j’emploierai ci-après pour désigner les aspects « politiques » négatifs. 85 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 86 HÉRODOTE Le second sens est issu du premier : les « milieux politiques » sont ceux qui s’occupent des instances d’organisation et de régulation de la « vie dans la société », au sein de laquelle ils ont ou cherchent à obtenir des positions de pouvoir. Cela ajoute à la confusion possible entre ces deux valeurs. En outre, la question de l’idéologie, au sens de « système d’idées », traverse les deux valeurs du mot « politique ». Dans les corpus de discours et d’actions sur les langues régionales que j’analyse, j’en ai d’ailleurs beaucoup rencontré de type politique dans les deux sens du terme : les propos et les actions qui visent la « vie linguistique dans la société » sont souvent relayés ou appuyés par des stratégies d’accès au pouvoir qui relèvent tout autant d’options idéologiques ou éthiques (action démocratique ou autoritaire, transparente ou cachée, au service de qui ?, etc.). Selon les idéologies ou, mieux, les valeurs éthiques auxquelles ils adhèrent, les auteurs ont des propos et des actions variables, parfois contradictoires, qui vont de l’outrance (positions autoritaires militantes « pour ou contre les langues régionales », souvent teintées de nationalisme) à des suggestions diverses et modérées de gestion des usages de ces langues à des fins multiples. Les guillemets indiquent ici la maladresse fréquente de la formulation « pour ou contre les langues régionales ». On ne peut pas être « pour ou contre » une langue, on ne peut qu’être « pour ou contre » son utilisation, c’est-à-dire, en fait, « pour ou contre » des locuteurs (en tant que tels, notamment s’ils sont monolingues). Cela revient à poser, d’une part, la question des droits, ceux de chacun à la libre expression et à l’utilisation de sa ou ses langues premières, considérés comme fondamentaux par tous les grands textes internationaux et français, juridiques ou philosophiques ; et, d’autre part, des devoirs, soit les locuteurs de certaines langues auraient le devoir de ne pas les utiliser à des degrés divers pour le bien collectif, ce qui n’est pas sans soulever de graves problèmes pour ceux qui ne parlent que ces langues et/ou pas la « langue collective » (en France, le français) 2, soit la société aurait le devoir d’organiser un plurilinguisme et d’en réguler les usages. On voit par là que la question des langues (régionales ou non) touche nécessairement à la « vie en société » et implique des prises de position éthiques, idéologiques, politiques (au moins au sens noble du mot !). Du reste, une langue est avant tout un phénomène collectif qui doit être envisagé en tant que tel. Je dois ainsi préciser, avant d’engager mon propos plus avant, que je m’exprime ici en tant que sociolinguiste, c’est-à-dire en tant que « spécialiste des rapports entre langues et sociétés 3 ». Je suis donc un chercheur de terrain dont l’objet principal 2. Ils sont plus nombreux qu’on le croit, non seulement en France métropolitaine, où des Français, certes âgés et ruraux ou migrants de la première génération, ne parlent pas – ou peu et mal – le français, mais surtout dans les DOM-TOM (en Guyane, par exemple). 3. Ces rapports étant de type « complexe », puisque la langue est dans la société (les interactions linguistiques y ont lieu) et que la société est dans la langue (les rapports sociaux s’y mani- 86 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 87 LA POLITISATION DES LANGUES RÉGIONALES EN FRANCE a deux facettes : l’utilisation des langues (les pratiques) et les idées sur les langues (les représentations). Mon domaine de recherche privilégié englobe les langues régionales de France (notamment la langue provençale) et les variations du français (notamment les variations régionales), dans une perspective aussi bien de politique linguistique que, plus précisément, de modalités d’enseignement. En tant que citoyen, bénéficiant de mon expertise sur cette question, je suis, on le sait, favorable à une valorisation raisonnable, modérée et adaptée des langues régionales (comme du plurilinguisme en général), à laquelle je collabore dans diverses instances, notamment en termes didactiques 4. J’ai la conviction que les usages de plusieurs langues peuvent être complémentaires et non pas rivaux ou conflictuels dans une même société et pour les individus. J’ai des convictions démocratiques et humanistes de respect de la personne, de droit à l’équité, de nécessaire diversité et d’ouverture à l’autre, qui me conduisent à rechercher une organisation pluraliste des sociétés. Enfin, en tant que locuteur, il se trouve que je parle et écris un provençal acquis en famille 5, à côté du français (mon autre « première langue ») et d’autres langues apprises ou acquises par ailleurs. Quelle politisation pour les langues régionales de France ? La question des rapports entre langues régionales et politique – au sens noble – se déploie sur trois options : ne pas politiser du tout, c’est-à-dire ne pas prendre en compte de façon politique (juridique, éthique) la question des langues et cultures régionales ; la prendre en compte par une politique limitée au domaine culturel ; la prendre en compte, d’une façon pleinement politique et explicite, dans l’ensemble des structures de l’État et de la nation. Examinons les tenants et les aboutissants de ces trois options. Pas de prise en charge politique ? Pas de prise en charge politique du tout, c’est renvoyer la question de son inévitable gestion collective exclusivement à ceux qui veulent s’en occuper, en festent). Pour cette conceptualisation, voir Philippe BLANCHET, Linguistique de terrain, méthode et théorie (une approche ethno-sociolinguistique), Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2000. 4. Je suis l’auteur de plusieurs ouvrages pédagogiques et de vulgarisation, je participe à divers jurys, commissions, actions associatives, etc. 5. C’est ma langue spontanée de communication dans diverses situations, notamment avec certains de mes proches ou de mes collègues ; c’est ma langue d’expression littéraire (poèmes, nouvelles, romans, traductions...). 87 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 88 HÉRODOTE dehors de tout contrôle et de toute médiation par les instances démocratiques de la société et de l’État. Il s’agit, le plus souvent, de mouvements actifs et de groupuscules militants, à statut associatif, politique ou... clandestin. Ils se révèlent parfois peu représentatifs des réalités objectives et des populations, car ils peuvent affirmer des revendications exagérées et/ou artificielles. Ils sont éventuellement soumis à des dérives politiques ou idéologiques qui peuvent parfois être dangereuses (autoritarisme, nationalisme, manipulations, etc.). On retombe ici dans la politisation au mauvais sens du terme. C’est surtout vrai de ceux qu’on entend le plus parce qu’ils crient le plus fort... Car, parmi ceux qui veulent bien s’occuper des langues régionales, on trouve parfois les médias, qui savent bien que ces langues sont plus vivantes que certains ne le prétendent 6, et que les populations y sont massivement attachées, au moins dans certaines régions (par exemple en Bretagne, au Pays basque, en Provence, en Corse, en Picardie, aux Antilles...). Mais les médias, sur cette question marginalisée de l’espace public, sont souvent mal informés et relayent de façon sélective les propos les plus spectaculaires et les plus marginaux, ceux des militants les plus revendicatifs ou des opposants les plus acharnés. Pas de prise en charge politique du tout, c’est donc abandonner la question aux discours les plus militants et/ou les plus fantaisistes, aux actions les moins raisonnées et les plus politiciennes, y compris parce qu’il faut bien céder ponctuellement à ces revendications pour les calmer un peu... D’où, parfois, des mesures inadaptées, ponctuelles ou autoritaires qui ne satisfont que les mouvements les plus vindicatifs, qui en demanderont toujours davantage. L’un des refrains qui revient dans les discours en Provence (et pas seulement des militants), où l’attachement à la langue est vif mais où les revendications sont modérées, et où l’on regrette que les médias et l’État se préoccupent peu de la langue provençale, c’est que « les Basques, les Bretons et les Corses, eux, ont posé des bombes ». C’est donc l’absence d’une véritable politique qui finit, paradoxalement peut-être, en alimentant les militances extrémistes, par « menacer » l’État de droit lui-même, pour reprendre un des poncifs des opposants à toute reconnaissance publique des langues régionales... En outre, l’absence d’engagement politique (au bon sens du terme), éventuellement affichée comme une prétendue « neutralité », peut être le masque hypocrite d’un désintérêt aboutissant au pourrissement de la situation et à la suprématie définitive des usages de la langue dominante (et donc de ses 6. Y compris les militants les plus durs, qui ont souvent tendance à en minimiser la vitalité pour mieux imposer les standardisations artificielles issues de leurs élucubrations. Voir mon article introductif « Articuler diversité et vitalité des langues régionales : réflexions à partir de l’exemple provençal », in Philippe BLANCHET (dir.), « Diversité et vitalité des langues régionales du sud de la France », actes du colloque de la Sorbonne, La France latine, n° 133, Paris, 2001, p. 17-48. 88 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 89 LA POLITISATION DES LANGUES RÉGIONALES EN FRANCE locuteurs monolingues). Considérer que l’utilisation d’une langue relève exclusivement de l’individu (donc de sa vie privée et pas d’une gestion collective) est une aberration : les interactions linguistiques sont nécessairement collectives et tissent du lien social. Et puis l’on sait très bien que le « laisser-faire » aboutit toujours à la même chose : le grand étouffe le petit, le fort l’emporte sur le faible, les couches sociales culturellement hégémoniques reproduisent leurs habitus et leur domination. C’est le contraire même d’une politique, puisqu’une politique consiste à réguler les relations au sein d’une société, pour viser l’équité et pour éviter cette anarchie qui laisse libre cours à la loi du plus fort, dont Kant a montré que ce n’est pas une loi mais une violence. Pas de prise en charge politique du tout, c’est donc dangereux et inefficace. Une politique exclusivement culturelle ? Une prise en charge exclusivement culturelle me semble également renvoyer à ce que l’un de mes maîtres à penser, le sociolinguiste corse Jean-Baptiste Marcellesi, appelle le « libéralisme glottopolitique », avec, pour « libéralisme », le sens européen du terme, c’est-à-dire le laisser-faire 7. En excluant l’utilisation des langues régionales de la plupart des sphères de la vie sociale (notamment les sphères les plus collectives et les sphères matérielles aujourd’hui décisives que sont l’économie, les règlements et la justice, la politique, les médias), en l’enfermant dans un petit champ culturel censé être « neutre », on marginalise et on fragilise d’autant plus cette utilisation, leurs locuteurs (en tant que tels) et ces langues et cultures. Ici aussi, c’est au fond une manœuvre politicienne : on dit que l’on ne veut pas s’en occuper parce que ce n’est pas une question politique, mais, au fond, c’est une façon d’évacuer la question. On voit bien, d’ailleurs, que les mesures en cours, qui en confient la gestion au ministère de la Culture, n’aboutissent qu’à une approche patrimoniale, une conservation muséographique, et non à une valorisation dynamique d’un potentiel vivant. Et cela y compris en termes d’engagement financier : le ministère de la Culture est le plus pauvre 8, et beaucoup d’argent circule dans le monde économique ! Or, il existe de réelles attentes des populations et des acteurs économiques, politiques, etc. pour une utilisation des langues régionales dans diverses sphères publiques et à des 7. Voir à ce sujet l’excellente synthèse de Louis GUESPIN, en « Introduction » dans A. WINTHER (éd.), Actes du symposium international « Problèmes de glottopolitique », Cahiers de linguistique sociale, n° 7, université de Rouen, 1985, p. 13-32. 8. Celui de l’Éducation nationale est le mieux doté, objectera-t-on. Oui, mais ses crédits sont déjà tous préaffectés dans un dispositif énorme qui, proportionnellement, ne peut que générer une grave pénurie de moyens. 89 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 90 HÉRODOTE degrés divers. La demande des élus est aussi forte que significative 9. Des pratiques existent déjà, et sont bénéfiques, dans la vie économique 10. Et, à propos de « neutralité » et d’« égalité », il me semble utile de rappeler que la politique linguistique actuellement en vigueur en France, au service à peu près exclusif de la langue française, a instauré de facto deux catégories de citoyens, quoi qu’en disent ceux qui clament que l’égalité n’existe que dans l’uniformité. Il faut être clair : la « langue collective », dite officiellement « de la République » (article 2 de notre Constitution) et usuellement appelée « nationale », n’est pas une langue neutre, venue de nulle part et à l’égard de laquelle tous les citoyens français se trouveraient à égalité. Le français est en effet l’une des langues de France venue de l’une des zones géolinguistiques françaises (en termes diatopiques), la langue dominante des couches sociales hégémoniques – notamment des écrits de l’État – depuis cinq siècles, langue qui n’est toujours pas la seule utilisée par les Français, qui ne sont pas tous monolingues et ne l’ont pas tous comme langue première (en termes diastratiques et diaphasiques), et enfin une langue récemment répandue en France – à peine plus d’un siècle dans les usages oraux effectifs majoritaires (en termes diachroniques) 11. Imposer le français, langue de certains, comme langue exclusive pour tous, en renvoyant les autres langues à des usages « privés » longtemps combattus et aujourd’hui à peine tolérés, cela a été et reste aujourd’hui un parti pris politique très fort. Du coup, ceux dont c’est la langue unique jouissent automatiquement de tous leurs droits de citoyens-locuteurs ; ceux qui en ont une autre (pour des raisons géographiques, sociales, historiques) ne sont que des « citoyens de deuxième catégorie », comme je l’ai déjà écrit 12, qui ne peuvent jouir de leurs droits qu’en français et, le cas échéant, pas dans leur première langue mais dans la langue des 9. L’ensemble des maires du Finistère a demandé la ratification de la Charte européenne des langues régionales, tout comme plusieurs conseils municipaux provençaux, par exemple. Plus de la moitié des parlementaires provençaux, ainsi que les présidents de la région et des six départements qui la constituent, ont demandé la reconnaissance du provençal comme langue à part entière (et non comme variété d’un hypothétique occitan unifié) dans les mesures prises par l’État (voir Philippe BLANCHET, « Situation actuelle du provençal dans la conscience régionale », MicRomania, n° 38, Bruxelles, 2001, p. 3-11). 10. Voir J.-R. ALCARAS, Ph. BLANCHET et J. JOUBERT, « Cultures régionales et développement économique », actes du congrès d’Avignon (mai 2000), Annales de la faculté de droit d’Avignon, cahier spécial n° 2, Presses universitaires d’Aix-Marseille, Avignon-Aix, 2001. 11. Les sociolinguistes distinguent les variations diatopique (géographique), diastratique (dans les couches sociales), diaphasique (dans les situations de communication) et diachronique (dans le temps). 12. Philippe BLANCHET, « What is the Situation of a Provençal Speaker as a French Citizen ? », in Ph. BLANCHET, R. BRETON et H. SCHIFFMAN (éd.), Les Langues régionales de France : un état des lieux à la veille du XXIe siècle, actes du colloque de Philadelphie, Peeters, Louvain, 1999, p. 67-78. 90 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 91 LA POLITISATION DES LANGUES RÉGIONALES EN FRANCE autres ; et ceux qui ne parlaient ou ne parlent pas français – ils étaient encore majoritaires dans certaines régions il y a un siècle et il y en a encore – n’ont aucun droit, puisqu’ils n’ont théoriquement et légalement aucun accès aux textes juridiques, aux administrations, à la justice, à la vie politique, etc., instances collectives qui sont censées n’exister qu’en français et ne comprendre que le français. Certains Français sont obligés d’adopter la langue d’autres Français pour pouvoir être des citoyens à part entière, ce qui en fait des citoyens entièrement à part. J’avoue que, citoyen français bilingue, j’ai été troublé par la formulation adoptée en 1992 pour ce fameux article 2 modifié de notre Constitution : suis-je « hors de la République » lorsque je m’exprime en provençal ? De même, je suis surpris de voir certains invoquer la « rupture d’égalité » contre l’offre d’enseignement éventuellement généralisée d’autres langues (régionales) que le français, alors que l’imposition exclusive du français n’est pas égalitaire et en tout cas pas équitable (certains enfants sont plus à l’aise dans d’autres langues en arrivant à l’école, ce qui favorise les petits francophones unilingues 13). Ces « égalitaristes » n’expriment d’ailleurs apparemment aucun remords pour le fait que, dans les régions concernées, le français ait été exclusivement et violemment imposé aux grandsparents des mêmes enfants, en toute inégalité à l’égard des élèves des régions déjà francophones ! On voit par là, une fois de plus, qu’il ne faut pas confondre égalité de traitement et équité différentielle. L’égalité de traitement est un a priori qui ne fait pas de distinction dans la réalité objective des situations traitées et qui ne fait, au final, que renforcer les inégalités. L’équité différentielle vise une égalité finale, en mettant en œuvre des modalités de traitement différencié, adaptées aux situations effectives. C’est ce que l’on appelle paradoxalement – en français du moins – la discrimination positive, par un calque maladroit de l’anglais : je préfère parler d’équité différentielle, formulation moins connotée en français 14. Une véritable politique linguistique globale... La troisième option est évidemment celle que je retiens. Il faut donc une prise en compte explicite de la question des langues et cultures régionales, de type politique 13. On pourrait même ajouter à cela le facteur d’inégalité qu’implique l’attente d’un français scolaire (norme bourgeoise parisienne) pour les enfants qui parlent d’autres variétés de français, issus d’autres milieux et d’autres régions. 14. Philippe BLANCHET, « Langues, identités culturelles et développement : quelle dynamique pour les peuples émergents ? », texte d’une conférence présentée à l’UNESCO pour le cinquantenaire de la revue Présence africaine (1998), paru dans la-science-politique.com, revue Internet de l’école aixoise de sciences politiques, n° 0, 2001, 3 p. Il faut rappeler que l’équité différentielle est déjà un principe à l’œuvre en France, par exemple en termes d’accès aux aides sociales ou de répartition des impôts directs. 91 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 92 HÉRODOTE au bon sens du terme, par les instances de l’État, de la nation, à tous les niveaux, y compris celui des collectivités territoriales, et dans tous les domaines de la « vie en société ». Le sociolinguiste que je suis considère évidemment qu’une langue est avant tout un phénomène social, une institution collective, un ensemble de comportements (les pratiques) et d’attitudes (les représentations). Je dirais même qu’une langue est un « fait social total », c’est-à-dire un phénomène qui mobilise l’ensemble des paramètres sociaux et qui fonctionne dans l’ensemble de la société. Seule une politique globale est donc adaptée, et c’est ce que je vais essayer de dessiner plus loin. Quelques remarques sur la « politisation politicienne » Une véritable gestion des langues régionales dans les cadres juridiques de la République éviterait aussi le fait que certains cherchent à assimiler le soutien aux langues et cultures régionales – ou même les langues et cultures régionales ellesmêmes ! – à des choix idéologiques déterminés, notamment des choix réputés d’extrême droite, ou nationalistes ou communautaristes (là aussi : au mauvais sens du terme). Ces assertions politiciennes, récurrentes dans la presse parisienne ou chez certains hommes politiques, relèvent d’une généralisation abusive de phénomènes ponctuels et/ou, pire, de la calomnie pour essayer de disqualifier la question elle-même, et donc rejeter toute réponse possible. Quand on examine le corpus de l’ensemble des textes et des discours tenus par les gens qui sont favorables à la pratique, ou simplement praticiens, des langues régionales, on se rend compte que cela dépasse très largement la question des choix partisans. En général, leurs options sont plutôt humanistes, rarement de type extrémiste, et plus rarement encore d’extrême droite ou « ethnicistes 15 ». On constate parallèlement des soutiens marqués à la langue française de la part de nationalistes français et de tenants d’idéologies d’extrême droite, pour qui la France est parfois pensée comme une « communauté ethnique homogène » (notamment par l’usage d’une seule langue). Cela ne constitue pas une raison pour considérer globalement que la promotion du français (ou sa simple pratique) relève d’idéologies fascisantes ! Ces soutiens sont, du reste, plus fréquents pour le français que pour les langues régionales, auxquelles l’extrême droite française est la mouvance politique la plus opposée. Je l’ai déjà démontré ailleurs, et je n’y reviendrai pas ici 16. 15. On y rencontre au contraire l’argument selon lequel ils œuvrent contre l’ethnicisation de la France à laquelle conduit la vision des Français comme « peuple monolingue partageant une seule et même histoire sur un espace naturel prédestiné », telle qu’elle a été inculquée par l’école jacobine... 16. Voir mon article « Les cultures régionales et l’extrême droite en France : entre manipulations et inconscience », Les Temps modernes, n° 608, Gallimard, Paris, 2000, p. 100-116. 92 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 93 LA POLITISATION DES LANGUES RÉGIONALES EN FRANCE Il y a donc effectivement des comportements de type politicien autour des langues et cultures régionales, notamment quand toute une série d’acteurs de la question, parfois des structures européennes, ou l’État français, ou des politiciens, ou des journalistes, ou même des militants régionalistes, cherchent à manœuvrer, calomnier, faire courir des rumeurs, obtenir des postes, manipuler des subventions, en utilisant la question des langues et cultures régionales. J’ai récemment étudié un ensemble de textes où l’on voit nettement des responsables politiques, à des degrés divers, tenir des propos manipulateurs pour évacuer la question, ou favoriser certains mouvements militants au détriment d’autres 17. J’ai de multiples exemples d’actions de ce type et, puisqu’il s’agit notamment dans ce colloque de confronter les points de vue autour de la Charte européenne, je ne résumerai que trois exemples, significatifs. Le premier est celui du Bureau européen pour les langues les moins répandues (dorénavant BELMR). Essentiellement financé par la Commission européenne, le BELMR a son siège à Dublin, un secrétariat et un centre de documentation à Bruxelles. Toutes les apparences laissent penser qu’il s’agit de l’organe officiel de l’Union qui s’occupe des langues régionales et minoritaires. C’est ainsi que cet organisme est perçu par de nombreux médias, des institutions officielles (le BELMR a statut d’observateur au Conseil de l’Europe) et le grand public. Il est l’un des acteurs majeurs qui contribue à la prise en compte des langues minoritaires en Europe et notamment à la ratification par les États membres de la charte. Or, le BELMR est constitué d’associations militantes cooptées, sans garantie de représentativité ni de légitimité 18. À l’échelon européen, pour son siège à Dublin, c’est une association irlandaise ; pour ses antennes bruxelloises, c’est une association internationale de droit belge. Son équipe est élue par les représentants des comités nationaux, eux-mêmes cooptés. Ces comités sont des associations de droit local (loi 1901 pour le comité français), fondées de façon privée par des militants et reconnues par le BELMR central. Aucun appel d’offre public, aucune consultation des institutions démocratiques n’ont été lancés pour que se constitue un comité français transparent et représentatif. Celui-ci a d’ailleurs son siège actuel au domicile de sa présidente, militante bretonnante. Ses statuts assurent le pouvoir des militants sur la reconnaissance des langues concernées 19 ainsi que sur 17. Voir mon article cité supra « Articuler diversité et vitalité des langues régionales : réflexions à partir de l’exemple provençal ». 18. Les mêmes interrogations sont posées à propos du BELMR par Bernard POCHE, Les Langues minoritaires en Europe, Presses de l’université de Grenoble, Grenoble, 2000, p. 172. 19. Ainsi, les langues d’oïl n’y ont pas droit à un « sous-comité », étant considérées comme des « dialectes » du français et non comme des langues (alors qu’elles sont considérées comme des « langues » par le comité belge) ; ainsi, une demande officielle d’adhésion d’un groupement d’associations provençales appuyées par le conseil régional de Provence a été refusée, parce que la militance occitaniste qui siège au comité français du BELMR y impose la vision unifiante des langues d’oc prônée par son mouvement... 93 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 94 HÉRODOTE d’éventuelles délégations officielles (comme le gouvernement !), reléguées au rang d’associé sans voix délibérative. Cette ambiguïté statutaire (organe officiel de l’Union ou association militante ?) permet à quelques mouvements militants de faire valoir leurs propres opinions, leur propre hiérarchisation des langues, avec force moyens, en les parant du poids d’une certaine officialité et, en tout cas, d’une représentativité et d’une légitimité trompeuses. Le deuxième exemple provient de l’État français. Le 11 décembre 2000, Michel Bouvard, député de Savoie, demandait au ministre de l’Éducation nationale que le franco-provençal (notamment le savoyard) soit reconnu en France comme il l’est en Italie et qu’il bénéficie des mesures prévues pour l’enseignement des langues régionales. C’est une question écrite (n° 55260), publiée au Journal officiel de l’Assemblée nationale. La réponse du ministre est un copier-coller des (mauvais) arguments qui sont avancés par habitude pour refuser l’enseignement des langues d’oïl, qui ne seraient que des variétés purement orales du français 20. Les arguments sont encore plus irrecevables pour le savoyard, qui n’est évidemment pas une langue d’oïl, et dont la spécificité et la tradition écrite sont incontestables. Mais voilà : on dit parfois tout et son contraire pour justifier des choix politiques arbitraires d’inclusion/exclusion, par négligence ou par mauvaise foi 21. Le dernier exemple, enfin, provient des discours militants. Il existe depuis le début du XXe siècle, et surtout depuis les années soixante, une mouvance militante qui essaye de promouvoir une unification de l’ensemble des parlers d’oc sous un même nom (occitan), une même norme artificielle (un languedocien « standardisé »), une même graphie (moyenâgeuse et élitiste). Or, dans les faits, il y a des langues d’oc différentes, pratiquées et perçues comme telles par les populations, écrites selon des orthographes spécifiques et appropriées. Si cette mouvance s’est bien implantée en Languedoc (de Montpellier à Toulouse), elle se heurte à des refus divers dans d’autres régions d’oc, surtout en Provence, où l’individuation linguistique du provençal est très nette. Or la Provence représente la plus prestigieuse des langues d’oc, à elle seule plus du tiers des écrivains en langues d’oc (et les plus célèbres, comme Frédéric Mistral), et l’une des régions les plus emblématiques d’un « particularisme ». Pour briser ce bastion de résistance et récupérer le prestige provençal, la militance occitaniste pratique systématiquement, depuis environ cinquante ans, une stratégie de dénigrement contre les promoteurs du provençal, en les faisant passer pour des conservateurs, des passéistes, voire des gens d’extrême droite. C’est le cas pour Mistral lui-même (dont un occitaniste écrivait encore récemment qu’il a 20. Elles ont pourtant été admises comme « langues » par le ministère de la Culture (à la suite du rapport Cerquiglini de 1999), et l’une d’entre elles, le gallo (de haute Bretagne), est enseignée et acceptée comme option au bac. 21. On retrouve le même problème, mais sur d’autres cas, en ce qui concerne les incohérences de la liste des langues régionales de France figurant dans le rapport Cerquiglini (1999). 94 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 95 LA POLITISATION DES LANGUES RÉGIONALES EN FRANCE été membre de l’Action française, ce qui est faux 22), et malgré les démentis formels apportés par son excellente biographie parue chez Fayard 23. On manipule les relations qu’a eues Charles Maurras avec Mistral avant de devenir le personnage d’extrême droite que l’on sait, dans le but de connoter le provençalisme d’idées maurrassiennes. On oublie de dire que Maurras, à la suite de sa condamnation pour collaboration, a été exclu du Félibrige (le mouvement fondé par Mistral) ; on oublie aussi de dire que la figure de proue de l’occitanisme, Louis Alibert, un pétainiste maurrassien, a été condamné pour le même motif, mais sans jamais avoir été exclu de l’Institut d’études occitanes, organisme militant lui-même issu de la Société d’études occitanes, remplacée en 1945 car trop « mouillée » avec le régime de Pétain... Les insinuations de ce type contre les promoteurs du provençal sont ainsi régulières, notamment depuis que le Front national a connu quelques succès électoraux ponctuels en Provence (sans jamais y soutenir le provençal). Face à ces calomnies récurrentes, surtout au moment où les rivalités autour de la charte faisaient rage (pour y inclure ou en exclure le provençal), le plus important groupement d’associations provençales, l’Unioun Prouvençalo, a dû publier un communiqué de presse de démenti en septembre 1998. J’en ai moi-même été « connoté » en 1999, à ma grande stupéfaction, parce que j’osais rappeler des données de terrain qui contredisaient le discours occitaniste lors d’un débat scientifique sur Internet 24 ! Enfin, pour développer l’idéologie occitaniste dans les vallées du Piémont italien où l’on pratique des parlers d’oc (souvent dits « provençaux » par leurs locuteurs et désormais protégés par la loi italienne), on voit des figures de la militance occitaniste aller saluer la mémoire du fondateur du Movimento Autononomista Occitano, François Fontan, qui y est enterré 25. Or ce Gascon, également fondateur en France du Parti nationaliste occitan (dans les années soixante), était un authentique fasciste xénophobe, dont la théorie de référence s’appelle l’« ethnisme 26 ». De telles compromissions (ou de tels aveux ?), au service d’un mouvement militant local (et contre d’autres), relèvent à mon sens de manœuvres politiciennes. 22. Dans Lo Lugarn, revue du Parti nationaliste occitan (sic), n° 71, 2000, p. 6. 23. Claude MAURON, Frédéric Mistral, Fayard, Paris, 1993. 24. De la part du président de l’Institut d’études occitanes de Paris, sur le site Internet de la BPI (débat intitulé « Langues régionales, langues de France, langues d’Europe », dont j’ai conservé les pages imprimées). 25. Il s’agit en l’occurrence de Robert Lafont, « icona del risveglio occitano », venu dire « grazie Frances Fontan », et de Xavier Lamuela, chargé d’adapter la standardisation occitane aux parlers locaux (source : Quaderni della regione Piemonte, n° 26, 5-2001). François Fontan est salué comme un « éveilleur de conscience » par les publications occitanistes piémontaises. 26. Voir par exemple, François FONTAN, Orientation politique du nationalisme occitan, Librairie occitane, Bagnols (Gard), non daté, p. 34-35, pour « l’interdiction de l’immigration allogène et la liquidation de la francisation ». 95 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 96 HÉRODOTE Cela favorise, en outre, l’apparition et le développement dans la presse, ou ailleurs, de discours « autrophobes » accusant d’idéologie d’extrême droite toute connivence avec une langue régionale (voir supra). Pistes pour une politique linguistique globale J’en viens à des propositions à discuter sereinement. À mon sens, la chose est claire : pour échapper à la politisation politicienne de la question des langues et cultures régionales, il faut une politisation républicaine, au sens noble du terme. Il faut élaborer et mettre en œuvre une politique raisonnée, transparente, démocratique, qui organise et régule le plurilinguisme français. Il faut donc adopter des principes éthiques et mettre en place des dispositions juridiques. Je voudrais proposer ici quelques éléments de réflexion issus du champ de la recherche en sociolinguistique, dont l’une des préoccupations est, précisément, la politique linguistique. Quelques concepts d’analyse d’une situation sociolinguistique La première question à clarifier est la définition de langue minoritaire ou de minorité. Pour moi 27, une langue est minoritaire quand elle est à la fois minorée et minorisée, et uniquement quand les deux phénomènes se produisent conjointement. La minoration (qualitative) est une question de statut : une langue est minorée quand son statut social diminue (par rapport à celui d’une autre, dont le statut est plus élevé). La minorisation (quantitative) est une question de pratiques 28 : une langue est minorisée quand l’ensemble des pratiques, évaluées en nombre de locuteurs, ou en productions (orales et écrites), ou encore en interactions possibles dans la vie quotidienne, diminue (par rapport aux pratiques d’une autre, dont le nombre est plus élevé). On peut représenter la situation des langues dans une société, ou, inversement, de sociétés diverses par rapport à une même langue, en posant l’axe du statut en abscisse et celui des pratiques en ordonnée, et en assignant des valeurs numériques relatives aux variables. Lorsqu’on observe une diminution relative, en même temps des pratiques et du statut d’une langue par rapport à une autre, on peut alors véritablement parler de langue minoritaire. Car si le statut est bas mais la pratique importante, il n’y a pas de danger imminent (ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas nécessité d’une politique de régulation). Si le statut est haut et les pratiques basses, il n’y a pas de danger non plus (idem). Il y a un danger imminent quand les deux paramètres baissent. 27. J’ai développé cette conceptualisation dans mon livre cité supra : Linguistique de terrain, p. 130 sq. 28. Les sociolinguistes anglophones disent status and corpus, ce qui est commode. 96 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 97 LA POLITISATION DES LANGUES RÉGIONALES EN FRANCE Cela dit, le statut est prioritaire sur la pratique, à l’origine du phénomène de domination comme pour sa résorption. C’est la baisse du statut qui provoque en général la baisse de la pratique. C’est ce qui s’est passé en France : c’est bien parce qu’on a convaincu nos ancêtres, il n’y a pas très longtemps, que leur langue avait un statut très bas et que le français avait un statut très haut qu’ils ont opté pour la langue à statut haut et partiellement abandonné la langue à statut bas. Du coup, les pratiques ont diminué. De mon point de vue, une politique linguistique efficace doit donc agir à la fois sur le statut et sur les pratiques, en renforçant avant tout le statut. Elle doit agir sur les pratiques effectives, telles qu’on peut les constater sur le terrain et pas telles qu’on peut en rendre compte dans les discours et notamment ceux de certains acteurs autorisés, militants ou institutions. Il s’agit de déterminer « qui parle quoi, où, quand, comment, à quel sujet, avec qui et pourquoi ? », c’est-à-dire les questions de base que se posent les sociolinguistes. Je pense que les gens qui vivent ces langues dans la vie de tous les jours sont les premiers concernés et que ce qu’ils font de leur(s) langue(s), ce qu’ils en pensent et ce qu’ils en disent est important, non seulement en termes sociolinguistiques (c’est là que se concrétisent les pratiques et les statuts fonctionnels), mais aussi et surtout dans le cadre d’une éthique démocratique. Je parle aussi de pratiques effectives pour que l’on aille voir ce que les gens parlent vraiment (de quels systèmes linguistiques, de quelles variétés s’agit-il ?) et non pas qu’on s’intéresse uniquement à la valorisation des langues et variétés plus ou moins artificielles que promeuvent les militants et les instances qui les suivent. On a parlé dans ce colloque d’« euskeranto plastifié », de « breton chimique ». Nous avons aussi l’« occitan chimique » et, pour la Provence, ce que j’appelle le « néo-provencitan » (sorte de provençal à structure française et à forme occitanisée, c’est-à-dire languedocianisée). Ces variétés existent, bien sûr, et elles répondent à des besoins pour certaines petites parties des populations. Il faut les prendre en compte, mais il ne faut pas s’intéresser qu’à elles (sous prétexte que ce sont celles des militants les plus revendicatifs), ni, pis, en faire les modèles des langues régionales qui seront instituées, enseignées, valorisées ! Il y a d’autres variétés effectives, autrement plus authentiques (et donc porteuses d’originalité culturelle), beaucoup plus pratiquées, et qui sont en général celles auxquelles les populations sont attachées, avec des différences selon les langues : les Corses, les Provençaux, les Niçois sont très attachés à leurs variétés locales et refusent toute standardisation 29 ; les Alsaciens ne considèrent pas leur langue comme une variété de 29. Ils font vivre le concept de « langue polynomique » élaboré par J.-B. Marcellesi à partir de l’exemple corse, c’est-à-dire que l’unité de la langue est le résultat de la conscience sociolinguistique des locuteurs et non de la soumission à une norme référentielle commune, ce qui implique l’acceptation de toutes les variétés locales spontanées, sans élaboration d’une variété standard. Cette approche implique des choix politiques qu’il serait trop long de développer ici (valorisation de la parole populaire, stimulation de la transmission intergénérationnelle, bilinguisme...). 97 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 98 HÉRODOTE l’allemand et refusent qu’on leur présente l’allemand standard comme étant la « forme écrite » de leur « dialecte » et donc leur « langue régionale » ; les Bretons acceptent mieux, mais pas tous, le « néo-breton » médiatisé ; les Basques et les Catalans ont adopté les variétés standard qui sont officielles du côté espagnol. Enfin, une langue n’est pas qu’un instrument de communication. Elle a aussi une fonction identitaire, qui peut être de l’ordre du pur symbolique. Elle sert à être au monde, à dire le monde, d’une façon particulière. Elle signale l’identité de ses locuteurs, distincts de ceux qui parlent autrement, une autre langue. Pour nous, sociolinguistes, c’est une donnée fondamentale ; cela signifie que ne sont pas concernés que les locuteurs actifs des langues en question, mais toutes les personnes qui ont un intérêt quelconque pour ces langues, et notamment les populations pour lesquelles la langue a une valeur symbolique, d’autant que, pour nos langues régionales aujourd’hui, la fonction symbolique a souvent tendance à devenir plus importante que la fonction communicative elle-même. On pourrait les appeler les « locuteurs symboliques ». Il y a beaucoup de Bretons qui ne parlent pas breton mais qui sont attachés à la présence du breton dans la société bretonne (y compris en haute Bretagne). Ils ont leur mot à dire et doivent être pris en compte. Il ne faut pas non plus envisager que les locuteurs actifs. Nous distinguons, en sociolinguistique, les locuteurs actifs et les locuteurs passifs. Ces derniers ne parlent pas telle langue mais la comprennent. Ils en possèdent les structures mais ne s’en servent pas de façon active. Ils jouent toutefois un rôle dans les pratiques des langues régionales, parce que l’on peut s’adresser à eux dans ces langues et qu’ils sont souvent plus nombreux, aujourd’hui, que les locuteurs actifs. Ils peuvent donc faire naître des interactions et des pratiques, y compris parce qu’ils deviendront éventuellement des locuteurs actifs des langues régionales dès lors qu’un facteur déterminant réactivera leur pratique (ce phénomène est bien attesté sur deux tranches d’âge, les jeunes en période de construction identitaire et les retraités qui changent de mode de vie et, souvent, retournent « au pays »). Restreindre une politique linguistique au seul avantage, ou aux seuls droits, des locuteurs actifs participerait d’une analyse réductrice – et pour tout dire simpliste – d’une situation sociolinguistique. Cela renfermerait la langue sur un seul sous-groupe, aujourd’hui minoritaire, de ses locuteurs, sous-groupe à son tour et conséquemment renvoyé au repli sur lui-même. Cela n’arrêterait pas la spirale de la marginalisation, tout au contraire. Enfin, cela soulèverait des problèmes éthiques autour des droits : octroyés à des individus, à un groupe de locuteurs ou à tout habitant du territoire ? Politique linguistique et territoire Un ancrage territorial des langues régionales me semble un élément important pour une politique efficace et adaptée. 98 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 99 LA POLITISATION DES LANGUES RÉGIONALES EN FRANCE D’abord, c’est une donnée objective incontournable : les langues sont, dans la plupart des cas, corrélées à des espaces géographiques ; elles y sont utilisées, en portent le nom (ou, plus rarement, leur donnent leurs noms), elles en affichent l’identité ; et les règles juridiques portant sur les langues sont, pour la plupart, valides sur des territoires donnés (c’est d’ailleurs le cas des règles juridiques en général). On peut en outre combiner un droit linguistique lié au territoire à d’autres règles liées à des communautés et/ou à des individus (comme c’est le cas en Belgique). L’affirmation, contenue dans le rapport « Carcassonne » sur la compatibilité de la charte avec la Constitution française (1999), selon laquelle une langue n’est pas située sur un territoire mais uniquement dans le « cerveau de quiconque la connaît 30 », ne tient pas un instant devant les données sociolinguistiques. La seule chose recevable impliquée par cette figure de style est que tout locuteur « transporte » sa ou ses langues avec lui quand il quitte un territoire où elles sont parlées. Cela ne signifie ni que les langues en question n’ont aucun ancrage territorial par ailleurs, ni que les droits linguistiques de ce locuteur sont les mêmes sur un autre territoire. On peut voir dans cette tentative de « déterritorialiser » les langues (régionales) une stratégie de juriste pour contourner le refus probable du Conseil constitutionnel d’admettre que les règles ne soient pas uniformes sur tout le territoire national 31, pour éviter que les compétences en matière de politique linguistique soient confiées aux collectivités territoriales (aux régions notamment) 32, et pour ramener la force juridique éventuelle de la charte à l’individu, théoriquement seul détenteur de droits dans le système français. En outre, cette déterritorialisation recèle une dérive juridique et une position éthique discutables, voire dangereuses. Associer la langue aux individus qui la parlent et ne leur octroyer qu’à eux seuls des droits d’usage, cela revient, la situation sociolinguistique des langues régionales étant ce qu’elle est aujourd’hui, à instaurer une sorte de droit « communautariste » ou, pis, de « droit du sang ». En effet, rejetées hors de l’espace public et donc de l’acquisition par les nouveaux venus depuis environ cinquante ans, les langues régionales sont aujourd’hui des 30. Point 8, p. 5. 31. Même si des régimes locaux existent déjà « à titre d’exception », comme celui de l’Alsace-Lorraine... 32. C’est aussi un cadeau offert à certains régionalistes parmi les plus militants, soit parce qu’ils revendiquent l’enseignement de leur langue ailleurs que sur son territoire principal (par exemple dans la région parisienne), soit parce qu’ils souhaitent en étendre l’aire d’influence sur d’autres régions qu’ils cherchent à englober (comme les occitanistes vers la Provence ou les Bretons vers la région administrative Pays de la Loire, qui comprend un morceau de l’ancienne Bretagne historique). La déterritorialisation permettrait aussi d’inclure des langues de l’immigration, comme le berbère, dans la sphère d’application de la charte, afin de lui donner une autre portée politique. 99 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 100 HÉRODOTE langues de connivence transmises et acquises dans des réseaux fermés, et notamment le cercle familial (même si elles restent perçues comme langues de territoire, d’où l’appellation « régionale »). En territorialiser les droits permettra d’éviter l’enfermement de la langue sur le groupe de ses locuteurs actifs, en offrant le droit de l’apprendre et de l’utiliser à tous ceux qui vivent sur le territoire concerné. Cela pourrait également éviter que certaines dispositions de politique linguistique, et notamment celles de la charte, ne posent des problèmes insurmontables. La charte vise en effet les langues dites « régionales ou minoritaires », et octroie des « droits » au « minorités linguistiques ». Outre le problème que pose la notion de « minorité » dans un État qui, comme la France, a toujours refusé et refuse encore d’en admettre l’existence en son sein 33, il faut rappeler qu’une langue ne peut pas être un sujet de droit. Ce n’est ni une personne physique, ni même une personne morale. Or, une territorialisation éviterait que l’on donne comme sujet de droit uniquement le locuteur, ce qui pose des problèmes éthiques et politiques, ou le groupe de locuteurs, ce qui pose des problèmes constitutionnels en France. On pourrait poser comme sujet de droit une collectivité territoriale de la République, puisqu’une telle collectivité est une personne morale sujet de droit et qu’une collectivité n’est pas une « communauté 34 ». La région est vraisemblablement le territoire le plus adapté, y compris parce que la loi de décentralisation de 1982 lui octroie déjà des compétences dans ce domaine. Mais il faudrait adapter ce choix au cas par cas (certaines langues couvrent moins d’une région, parfois à peine un département, d’autres en concernent plusieurs). Ainsi la charte, sous une version interprétée et modifiée, ou tout texte juridique (par exemple un équivalent français adapté de la charte ou une loi de programmation française de politique linguistique), pourrait confier à ces collectivités territoriales des compétences de gestion des langues régionales qui les concernent. Ces collectivités auraient des devoirs de mise en œuvre de certaines mesures de valorisation, et leurs habitants auraient des droits d’utilisation, le tout dans un cadre général régulateur à élaborer. Des accords de coopération entre États et entre pouvoirs locaux et régionaux pourraient être prévus dans le cas de langues transfrontalières (comme le catalan, le basque, le flamand, le provençal...). 33. D’où ses réserves et exclusions du champ de sa signature concernant les articles de diverses conventions internationales lorsqu’ils envisagent l’existence et les droits de « minorités » linguistiques (ou autres), comme la convention de New York (1966, ratifiée en 1980) ou celle des droits de l’enfant (1989, ratifiée en 1990). Cela n’empêche pas, bien sûr, l’existence inévitable et effective de « communautés » en France, c’est-à-dire de « groupes de personnes porteurs d’identités collectives spécifiques », éventuellement en situation de « minorité » quantitative et/ou statutaire. 34. Il ne faudrait d’ailleurs pas confondre l’existence de communautés (intégrées dans l’ensemble national) et le « communautarisme », qui est un système politique de subdivision de la société en groupes juxtaposés. 100 Hérodote 105 10/05/05 15:00 Page 101 LA POLITISATION DES LANGUES RÉGIONALES EN FRANCE Enfin, je l’ai dit, une politique démocratique et efficace doit s’appuyer sur des analyses globales et à long terme, sur des données objectives et sur les attentes de la population, car elle doit y répondre. Il ne faudrait pas non plus que, par souci louable de préservation du patrimoine mondial des langues, on finisse par « sauver » une langue contre l’avis des gens qu’elle concerne. S’ils n’en veulent plus, il faut l’accepter. En revanche, s’ils y sont attachés, il faut aller leur demander ce qu’ils veulent exactement et pas simplement consulter tel groupe de personnes, en général réduit, prétendu interlocuteur légitime. Un interlocuteur unique arrange bien souvent les pouvoirs publics, surtout s’il souhaite reproduire à l’échelon régional le discours, les structures et les options de l’État central 35. Ils se comprennent facilement. Les attentes effectives sont souvent complexes, déconcertantes et liées à des situations très spécifiques, surtout vues depuis l’administration parisienne. Pourtant, c’est bien de cela qu’il faut partir et vers cela qu’il faut aller. Entre l’assimilation (qui nie les différences pour homogénéiser la société) et le communautarisme, qui les exacerbe pour diviser la société, il existe une voie intermédiaire, plus équilibrée, celle de l’intégration, qui admet les différences, les respecte, sans pour autant en faire la pierre de touche de l’organisation politique. C’est dans ce respect des différences réelles, connues, donc intégrées, que l’on parvient à l’universalité. C’est la raison pour laquelle des enquêtes de terrain sur les représentations et les pratiques sont nécessaires. C’est ce que nous faisons en sociolinguistique et cela nous renvoie à la question du territoire au sens le plus concret du terme, puisque cela nous invite à retourner tout simplement sur le territoire, c’est-à-dire sur le terrain, pour aller rencontrer la vie. 35. On est frappé par le fait que des militants régionalistes cherchent souvent à reproduire au niveau local le même centralisme, la même normalisation, voire les mêmes modalités d’enseignement autoritaire « par immersion » que l’État central...