Réponse à la recension de Parias urbains
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Réponse à la recension de Parias urbains
Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=HER&ID_NUMPUBLIE=HER_123&ID_ARTICLE=HER_123_0227 Réponse à la recension de Parias urbains par Loïc WACQUANT | Éditions La Découverte | Hérodote 2006/4 - n° 123 ISSN ??? | ISBN 2-7071-5003-7 | pages 227 à 228 Pour citer cet article : — Wacquant L., Réponse à la recension de Parias urbains, Hérodote 2006/4, n° 123, p. 227-228. Distribution électronique Cairn pour les Éditions La Découverte. © Éditions La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Hérodote 123 31-10-2006 19:30 Page 227 Réponse à la recension de Parias urbains par Loïc Wacquant Hérodote, n° 123, La Découverte, 4e trimestre 2006. La recension de mon livre Parias urbains. Ghetto, banlieues, État (La Découverte, Paris, 2006), par Jérémy Robine 1, appelle trois réponses rapides. Tout d’abord, la complainte que l’ouvrage est pénible à lire car il contiendrait de « nombreux passages en latin » est farfelue : sur 332 pages, on trouve une douzaine de courtes expressions latines (la plus longue est de quatre mots) bien connues des universitaires et parfaitement compréhensibles d’après le contexte, quand elles ne sont pas traduites dans le texte (e.g., « logique spécifique de production de ces sortes d’artefacts fondés dans la réalité (cum fundamento in rei) », p. 149). Deuxièmement, les « analyses » seraient « beaucoup moins pertinentes, actuelles et pointues lorsqu’elles portent sur la France » au prétexte que, « en la matière, les mouvements sont rapides ». Et Robine de mentionner pêle-mêle « les bouleversements géopolitiques majeurs » intervenus depuis 1997 (date d’achèvement du travail empirique), tels que le 11 septembre, la seconde Intifada et les émeutes de novembre 2005. Dans la postface du livre (écrite en avril 2006 à Paris, entre deux manifestations anti-CPE), qu’apparemment il a oublié de lire, je réfute frontalement l’idée que la facture de la marginalité urbaine changerait à la vitesse de l’actualité, fût-elle « géopolitique ». Je rappelle que la science sociale a pour tâche, non pas de se laisser porter par le flot changeant des événements courants, mais de porter au jour les mécanismes durables et invisibles qui les produisent. La vélocité discursive sans cesse accrue du journalisme et de la politique [...] tend à créer l’illusion que les pratiques et les représentations urbaines fluctuent et se renouvellent continûment. En vérité, les structures sociales et mentales caractéristiques d’une société, d’une ville ou d’un type de quartier à une époque donnée ne sont pas des effusions fugaces qui apparaissent, muent et disparaissent en quelques mois ou quelques années suite à l’irruption de tel ou tel « incident », aussi spectaculaire soit-il et fût-il converti derechef en « fait de société » par la focale présentiste et doxosophique du journalisme (Parias urbains, p. 291). De plus, je souligne que « la décennie qui s’est écoulée depuis l’achèvement de ce programme de travail a largement confirmé ses principaux résultats et validé l’épure analytique 1. « Hérodote à lu », Hérodote, n° 122, La Découverte, Paris, 3e trimestre 2006. 227 31-10-2006 19:30 Page 228 HÉRODOTE du nouveau régime de marginalité auquel il a abouti » (ibid.). C’est dire que, même si Parias urbains s’était soucié de coller à l’actualité – tâche que je suis heureux d’abandonner à d’autres –, l’« état des lieux » comparatif des quartiers de relégation de France et d’Amérique qu’il dresse n’en serait guère affecté. Quant à l’idée que les habitants de zones de perdition urbaine (de France ou d’ailleurs) vivraient à l’heure des soubresauts de la politique internationale, c’est une lubie journalistique qui est pernicieuse au plan scientifique et politique, et il est temps de la mettre définitivement au rebut. Troisièmement, Robine maintient que je « semble minimiser un certain nombre de réalités de la situation française » en « matière de racisme et de discrimination » : la lecture du chapitre 5 (qui n’est pas en latin) suffira à convaincre le lecteur attentif du contraire. J’y dis clairement que réfuter la thèse de la « ghettoïsation » des cités populaires « ne signifie nullement que la situation des quartiers ouvriers en déclin de la périphérie urbaine française ne s’est pas sérieusement détériorée depuis le tournant postindustriel, au point d’appeler une intervention multiforme des pouvoirs publics bien plus vigoureuse et plus cohérente que celle, largement médiatique et réactive, qu’elle a déjà suscité jusqu’ici ; ni qu’il est exclu qu’à défaut d’une action correctrice soutenue, elle n’évolue à terme vers une situation s’approchant par certains côtés du patron américain » (p. 146). Cela n’empêche pas que l’État français reste massivement présent dans les quartiers paupérisés de l’Hexagone, tant dans ses composantes sociales que pénales – ainsi qu’en attestent tant la multiplication des incidents avec la police que le gonflement permanent des allocataires du RMI et autres minima sociaux, à mettre en regard de la chute spectaculaire des récipiendiaires d’aides sociales aux États-Unis. Quant à l’idée que « c’est à l’aune des attentes de la population » qui y vit que l’on doit mesurer « l’abandon relatif des quartiers sensibles », je pointe moi-même (au chapitre 7, p. 222-225) les graves « carences », « l’inefficience et l’indifférence des institutions publiques dans les grands ensembles [...] [qui] sont tout simplement incapables de répondre à la demande, en raison de la forte concentration de familles socialement et économiquement fragiles » dans ces zones. L’ascension de ce que j’appelle la « marginalité avancée » est un mouvement de fond qui, selon des modalités diverses conformes à leur histoire, affecte l’ensemble des pays postindustriels soumis au tropisme néolibéral et qui n’a été que marginalement affecté par les mesures prises par tel ou tel gouvernement français ces dernières années. C’est dire que l’analyse que j’en livre n’a pas « une ou deux législatures de retard » (à mon plus grand regret !) et offre un cadre qui peut permettre d’éviter de répéter les errements politiques facilitant sa diffusion. En réduisant au final la différence entre ghetto étatsunien et banlieues ouvrières européennes à une question « d’ampleur et de gravité de la situation américaine », Robine rabat sur le plan quantitatif (une simple question de degré) ce qui relève « plus fondamentalement de l’ordre sociohistorique et institutionnel » (p. 146), et il nous fait ainsi retomber dans la topique de magazine bien faite pour perpétuer l’impotence organisée de l’État sur ce front. Loïc Wacquant Université de Californie-Berkeley et Centre de sociologie européenne-Paris Hérodote, n° 123, La Découverte, 4e trimestre 2006. Hérodote 123