Propos liminaires
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Propos liminaires
Propos liminaires La Cour européenne des droits de l’homme C’est en appliquant la Conv. EDH conformément à la jurisprudence de sa cour que la jurisprudence nationale peut progresser en matière de liberté d’expression. Il est certain que le rôle du juge national est primordial, dans l’application adéquate de la convention en droit interne, puisqu’il contribue à l’évolution et à la mise en conformité du droit interne avec le droit européen. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est devenue un acteur majeur dans l’exécution de ses arrêts, en exerçant des moyens de contrôle maintenant reconnus. Ella a été créée en tant que juridiction auprès du Conseil de l’Europe, par la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales signée le 4 novembre 1950 et ratifiée par 47 Etats, afin de veiller au respect de cette convention. La CEDH a été mise en place et siège à Strasbourg depuis 1959. C’est une juridiction indépendante, internationale, et depuis 1998, unique. En effet le Protocole n° 11, entré en vigueur le 1er novembre 1998, a substitué aux trois organes existants (Cour, Comité des ministres, Commission), un seul organe permanent qui est la CEDH (art. 19 Conv. EDH). La CEDH se compose d’un nombre de magistrats égal à celui des Etats parties de la convention (art. 10 Conv. EDH), donc de 47 juges, qui doivent remplir des conditions pour exercer leurs fonctions (art. 21 Conv. EDH) : ils doivent bénéficier de la plus haute considération morale, ils doivent siéger à titre individuel et à plein temps, être indépendants, et ils ne peuvent exercer aucune activité incompatible avec les exigences d’indépendance, d’impartialité et de disponibilité requises par leurs fonctions (art. 22-3 Conv. EDH). Les juges sont élus (art. 22 Conv. EDH) par l’Assemblée parlementaire, au titre de chaque Haute Partie contractante, à la majorité des voix exprimées, et pour une durée de 6 ans. En vertu de la règle classique de l’épuisement préalable des voies de recours internes (art. 35-1 Conv. EDH), les requérants, avant de saisir la CEDH, doivent porter à la connaissance des juridictions nationales de manière suffisante, les violations de la Conv. EDH qu’ils allèguent. Il revient en effet au juge national, juge de droit commun de la convention, d’assurer la jouissance des droits et libertés que la convention pose, sans que la cour européenne ne se substitue aux autorités nationales compétentes. La cour admet ainsi le principe de l’autonomie nationale, en laissant aux Etats un pouvoir d’appréciation. Autrement dit, la cour européenne dispose d'une compétence subsidiaire par rapport à la compétence des « systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme ». La cour admet le rôle des juridictions nationales dans l’application de la convention : « La Convention confie en premier lieu à chacun des Etats contractants le soin d’assurer la jouissance des droits et libertés qu’elle consacre » (7 déc. 1976, Handyside c/ Royaume-Uni). Une fois épuisées les voies de recours devant les juridictions de son pays, peut saisir la CEDH tout Etat signataire de la Conv. EDH et depuis 1998, toute personne résidente subissant personnellement et directement un préjudice physique, moral ou matériel, du fait d'une infraction pénale, à la suite d’une violation de la convention. Prévues au départ pour protéger les individus vis-à-vis de l’Etat, les dispositions de la convention sont désormais applicables dans les relations entre particuliers. 1 L’instruction des affaires s’effectue selon une procédure contradictoire et publique et à défaut de solution amiable, la CEDH rend une décision que l’autorité nationale mise en cause applique dans son ordre interne. La protection de la liberté d’expression Tant sur le plan international et européen que sur le plan national ou interne, le principe de liberté d’expression constitue le fondement essentiel du droit des médias. Un tel principe ne peut que s’accompagner de limites, naturelles, liées aux éventuels abus et atteintes à cette liberté proclamée. La valeur de la liberté d’expression est supra-légale, d’où l’importance de réprimer les comportements qui abusent de son exercice. Les textes fondamentaux qui la protègent sont tant nationaux (art. 11 DDHC 1789) qu’internationaux (art. 18 DUDH 1948 et art. 10 CEDH 1950). La liberté d’expression constitue le socle et la garantie de la démocratie et des autres droits et libertés fondamentaux, tel que le rappelle fréquemment la jurisprudence de la cour européenne : « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d'une société démocratique ». Surtout, « sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 », cette liberté « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population » (Sunday Times, 25 avril 1979). De même, la cour a affirmé dans d’autres décisions que « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d'une société démocratique et les garanties à accorder à la presse revêtent donc une importance particulière » (Jersild c. Danemark, 23 sept. 1994 ; Goodwin c/ Royaume-Uni, 27 mars 1996). Egalement, l’arrêt de la cour du 21 janvier 1999, dit Fressoz et Roire c/ France, illustre parfaitement l’importance de cette liberté dans une démocratie : « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d'une société démocratique », et « la presse joue un rôle éminent dans une société ». La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 consacre la liberté d’expression, principe fondamental de toute société démocratique. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté le 16 décembre 1966 par l’Assemblée générale des Nations unies, a également entériné le principe de la liberté d’expression dans son article 19 : « toute personne a droit à la liberté d’expression ». De même, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne consacre la « liberté d’expression et d’information » dans son article 11. La Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales traduit la conception européenne de la liberté d’expression, selon laquelle « toute personne a droit à la liberté d’expression ». Cette convention a été signée le 4 novembre 1950, est entrée en vigueur le 3 septembre 1953, et a été ratifiée par les 46 Etats membres du Conseil de l’Europe. Son article 10 promet à tout individu le droit à la liberté d’expression (et d’information). 2 Ces textes de droit international sont relayés par des dispositions constitutionnelles nationales. A ce titre, la Constitution des États-Unis érige la liberté d’expression en l’un de ses piliers, tel que le proclame son Premier amendement : « le Congrès ne pourra faire aucune loi (…) restreignant la liberté de la parole et de la presse ». Si la liberté d’expression protège l’intérêt général, elle défend également les intérêts privés : la liberté d’opinion, l’une de ses composantes, protège ces deux aspects. Tel que l’énonce l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, la liberté d’expression est l’un des droits « les plus précieux de l’homme » ; elle est nécessaire à son épanouissement et au progrès de toute société dans les domaines culturel, social, scientifique etc. Toutefois, il faut remarquer que ni l’article 11 de la Déclaration des droits l’homme et du citoyen, ni le Premier amendement de la Constitution américaine, n’évoquent le terme de « liberté d’expression ». Sont évoqués la liberté de la presse, des pensées et des opinions. L’article 10 de la Conv. EDH Si la consécration du principe de liberté d’expression est posée dans les textes internationaux, européens et nationaux, il reste que sa signification et sa portée ne peuvent être précisées que dans l’interprétation ou l’explicitation de la CEDH qui est juge du respect des engagements des Etats membres du Conseil de l’Europe, à l’égard de la Conv. EDH. L’article 10 de la Conv. EDH a une véritable force contraignante, source d’obligations pour les Etats et de droits pour les particuliers, ces derniers pouvant s’en prévaloir, devant le juge national, ou devant une juridiction européenne. Veiller au respect de ces droits est en l’occurrence le rôle de la jurisprudence de la CEDH. « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations. 2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. » 3 La jurisprudence à l’égard de l’application de cet article 10 est florissante, puisqu’il appartient à chaque Etat d’être garant des libertés fondamentales. Dans l’affaire Handyside c. Royaume-Uni (7 déc. 1976, série A, n° 24, § 49), la Cour a estimé que la liberté d’expression était « l’une des conditions de base pour le progrès des sociétés démocratiques et pour le développement de chaque individu ». Cette décision illustre également le fait que la CEDH prône un équilibre des intérêts entre les alinéas 1 et 2 de l’article 10 de la convention : « les ingérences d’autorités publiques dans l’exercice de la liberté d’expression étaient nécessaires dans une société démocratique à la protection de la morale ». La jurisprudence européenne est enrichissante d’un double point de vue : du point de vue de l’extension du contenu du droit garanti, et de celui d'une appréciation restrictive des limitations qui peuvent lui être apportées. I) Les composants et extensions naturels de la liberté d’expression A la lettre, l’article 10 de la convention regroupe tant la liberté d’opinion que celle de recevoir ou de communiquer des informations, autrement dit la liberté d’information. Le droit à la liberté d’expression a été élargi sous ces deux aspects. 1/ LA LIBERTE D’OPINION Il est entendu qu’en tant que manifestation fondamentale du pluralisme, la liberté d’opinion est l’un des piliers de toute société de type démocratique. La décision Handyside précédemment évoquée rappelle que ce droit vaut non seulement pour les idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. 2/ LA LIBERTE D’INFORMATION La liberté d’information vise tant à la liberté de diffusion de l’information que la liberté de réception de l’information. Le droit de communication des informations L’arrêt rendu le 22 mai 1990 par la CEDH dit Autronic A. G., a justement indiqué que les garanties de l’article 10 valent pour les personnes physiques et pour les personnes morales. Ce même arrêt s’est également montré précurseur puisqu’il a indiqué que l’article 10 permet de communiquer des informations par les moyens techniques existants ou par toutes autres formes d’expression, ce qui permet en l’occurrence au Réseau des Réseaux de bénéficier des garanties du droit à la liberté d’expression. 4 Il faut souligner que l’extension de ce droit a aussi joué pour le contenu des informations diffusables. En effet, en plus des faits et des nouvelles d’intérêt général, la CEDH a érigé en tant qu’informations librement diffusables : la musique légère et les messages publicitaires (Groppera Radio A. G.I, 28 mars 1990), l’expression artistique (Müller, 24 mai 1988), et les déclarations commerciales destinées à promouvoir des intérêts économiques (Markt intern Verlag, 20 nov. 1989). De plus, la CEDH a ajouté que violait l’article 10 de la convention, la mise en place d’un contrôle administratif préalable à la diffusion de la presse étrangère (Association Ekin, 10 juill. 2001). Le droit du public à recevoir l’information Si la liberté d’expression est classiquement composée des libertés d’opinion et d’information, elle se prolonge dans le droit du public à l’information, souvent présenté comme le corollaire de la liberté de communication, qui correspond à la liberté d’expression au sens international. En effet, l’article 10 de la Conv. EDF consacre la « liberté de recevoir (…) des informations ou des idées », faisant de cette « liberté de recevoir » une manifestation du droit à l’information. Le Conseil constitutionnel (DC, 10-11 oct. 1984, 84-181) et la Cour de Strasbourg ont étendu la liberté d’information aux lecteurs car ceux-ci en sont les destinataires primordiaux, la communication partant du postulat qu’existe une relation entre celui qui livre un message et celui qui le reçoit. La liberté du public à l’information est un service rendu au public dans une société démocratique ; il englobe tant la liberté de diffusion de l’information, que la liberté de réception de l’information, puisqu’il s’agit de tenir compte du public (lecteur, auditeur, téléspectateur). Il existe un droit pour les destinataires d’être informés ; un droit à l’information du public, un droit du public à recevoir l’information. Toutefois, il s’agit de distinguer les informations individuelles des informations générales. Si la CEDH estime que « l’article 10 n’accorde pas à l’individu le droit d’accéder à un registre où figurent des renseignements sur sa propre situation, ni n’oblige le gouvernement à les lui communiquer » (Leander, 26 mars 1987), elle a consacré depuis 1986 le droit pour le public de recevoir des idées ou des informations sur les questions débattues dans l’espace public (Lingens, 8 juill. 1986). LIBERTE D’EXPRESSION ET DROITS D’AUTRUI Cette extension de la liberté d’expression ne doit pas oublier les prescriptions de l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui rappellent qu’il faut prendre en considération les droits d’autrui, notamment les droits de la personnalité, attachés aux destinataires en tant qu’individus. L’avènement d'une société fondée sur la communication a en effet entraîné de sérieux dysfonctionnements tels que la désinformation et l’influence. En parallèle, a été revendiquée 5 avec vigueur la protection de la personnalité sur le net. La CEDH doit en effet arbitrer entre deux types de droits fondamentaux que sont les droits couverts par la liberté d’expression, et les droits individuels et les droits collectifs. II) Les restrictions admises à la liberté d’expression : l’appréciation de la CEDH Mais une liberté n’est jamais absolue, et la liberté d’expression ne déroge pas à cette règle. Il est en effet indiqué en corollaire au principe de la liberté d’expression à l’article 4 de la DDHC, qui appartient au bloc de constitutionnalité, que la liberté d’expression ne saurait pas porter atteinte au respect de la personne d’autrui, à la dignité humaine ou à l’ordre public : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ». De même, le deuxième paragraphe de l’article 10 indique que l’Etat peut interférer avec elle : « L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. » En outre, la troisième phrase du paragraphe 1 de l’article 10 précise que cet article « n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisation ». 1/ LE REGIME DES AUTORISATIONS Or, la CEDH a observé que ce régime d’autorisation prévu par l’article 10, §1, in fine pour les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision, devait se soumettre aux exigences du paragraphe 2 du même article (Groppera Radio A. G., 28 mars 1990,). A cet égard, la Cour a également estimé que « les Etats peuvent réglementer, par un système de licences, l’organisation de la radiodiffusion sur leur territoire, en particulier ses aspects techniques. (…). Il peut en résulter des ingérences dont le but, légitime au regard de la troisième phrase du paragraphe 1, ne coïncide pourtant pas avec l’une des fins que vise le paragraphe 2. Leur conformité à la Convention doit néanmoins s’apprécier à la lumière des 6 autres exigences de celui-ci. » (Informationsverein Lentia et autres c. Autriche, 24 nov. 1993). Ainsi, les moyens de communication audiovisuels sont ré agencés dans le droit commun de la liberté d’expression, alors que ceux-ci auraient pu être soumis à un statut dérogatoire défavorable. 2/ LE CONTROLE DE L’INGERENCE DE L’ETAT Quant au second paragraphe de l’article 10, il est appliqué tant par la Cour européenne des droits de l’homme que par les juridictions françaises internes, judiciaires et administratives, au titre du contrôle de conventionalité. Les jurisprudences française et européenne ont en effet joué un rôle primordial dans la délimitation des contours et des limites de la liberté d’expression. Les ingérences dans la liberté d’expression par l’Etat peuvent se manifester sous deux formes différentes : d'une part, le fait de l’Etat, d’autre part, l’incapacité de l’Etat à assurer aux individus placés sous sa juridiction, la jouissance effective du droit à la liberté d’expression. Ainsi, les Etats peuvent être tenus à des obligations positives de prendre toutes les mesures raisonnablement propres à empêcher la violation de la liberté d’expression. La cour européenne a en effet admis que « l’exercice réel et efficace de cette liberté ne dépend pas simplement du devoir de l’Etat de s’abstenir de toute ingérence, mais peut exiger des mesures positives de protection jusque dans les relations des individus entre eux » (16 mars 2000, OÅNzgür Gündem c/ Turquie ; 6 mai 2003, Appleby et a. c/ Royaume-Uni). L’office de la CEDH est le contrôle de cette ingérence des Etats dans la liberté d’expression. Pour être considérée comme admissible au sens de la Conv. EDH, toute ingérence dans la liberté d’expression doit répondre aux trois conditions cumulatives énoncées par l’article 10, §2. Plus précisément, l’article 10 proscrit que toute restriction à la liberté d’expression constitue une mesure nécessaire « dans une société démocratique ». La jurisprudence de la cour indique que le terme « nécessaire » correspond à un « besoin social impérieux », dont l’existence peut être estimée par les Etats membres, qui disposent pour cela d'une marge d’appréciation. Mais son existence est également soumise à un contrôle européen, par lequel la cour évalue la proportionnalité d'une ingérence à la liberté d’expression par rapport à l’objectif visé : toute restriction disproportionnée au but légitime poursuivi constituera une violation de l’article 10. Il faut suivre un raisonnement précis pour savoir si l’ingérence de l’Etat est justifiée : il s’agit de voir si la condamnation pénale infligée à une personne, physique ou morale, est prévue par la loi, mais surtout si l’ingérence de l’Etat constitue des « mesures nécessaires dans une société démocratique » – formule en leitmotiv de la jurisprudence –, compte tenu circonstances de l’espèce. Cette disposition se heurte à des interprétations diverses et variables, d’où l’existence de conflits d’interprétation entre les juridictions françaises et les juridictions européennes, et 7 même au sein des juridictions françaises, notamment entre la Cour d’appel de Paris et la Chambre criminelle de la Cour de cassation. En réalité, la marge d’appréciation des Etats est plutôt fragile voire écartée au profit de la propre appréciation de la CEDH. La méthode de contrôle de l’ingérence utilisée par la CEDH Plus précisément, lorsqu’elle est saisie d'une affaire, la CEDH est chargée d’examiner l’ingérence des autorités nationales, qui doit répondre à trois conditions : 1. Elle doit être prévue par la loi. 2. Elle doit répondre à un ou plusieurs buts légitimes. 3. Elle doit être nécessaire dans une société démocratique pour atteindre ce but. En somme, la CEDH estime qu’ « une ingérence est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était ‘’prévue par la loi’’, si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était ‘’nécessaire dans une société démocratique’’ pour atteindre ce ou ces buts » (17 juill. 2007, Ormanni c/ Italie). Autrement dit, la cour estime qu’enfreint la convention, l'intrusion dans l’exercice de la liberté d’expression qui ne remplit pas les exigences du second paragraphe de l’article 10 ; « il y a donc lieu de déterminer si elle était ‘’prévue par la loi’’, inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et nécessaire, dans une société démocratique, pour les atteindre » (14 juin 2007, Hachette Filipacchi Associés c/ France ; 18 sept. 2008, Chalabi c/ France ; 15 janv. 2009, Orban c/ France). Si les deux premières conditions posent peu souvent problème, la troisième soulève davantage de difficultés à la cour européenne, comme l’illustre sa jurisprudence à cet égard. Le sens et la portée de ces trois critères de contrôle européen de l’ingérence ont été précisés par l’abondante jurisprudence de la cour européenne. a) L’exigence d’une ingérence prévue par la loi Cette exigence est souvent considérée comme remplie par la CEDH. Afin que la restriction à la liberté d’expression soit considérée comme ‘’prévue par la loi’’, il faut qu’il existe un texte de ce type qui soit accessible et compréhensible par chacun. Dans un premier temps, il faut préciser la portée u mot ‘’loi’’. La cour estime à juste titre qu’il ne faut pas écarter la loi des pays de common law : « le mot ‘’loi’’ englobe, à la fois, le droit écrit et le droit non écrit », puisque l’« on irait manifestement à l’encontre de l’intention des auteurs de la Convention si l’on disait qu’une restriction imposée en vertu du 8 ‘’Common law’’ n’est pas ‘’prévue par la loi’’, au seul motif qu’elle ne ressort d’aucun texte législatif. On priverait un Etat de ‘’Comon law’’, partie à la Convention, de la protection de l’article 10, paragraphe 2, et l’on frapperait à la base son système juridique ». En outre, la loi doit être prévisible. La CEDH estime qu’il faut que la loi satisfasse à des qualités de « prévisibilité », afin que ce texte de loi permette à chaque individu de déterminer facilement sa conduite : la loi doit être « suffisamment accessible : le citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné » (Sunday Times, préc.). La cour a pu juger dans une formule analogue à celle de l’arrêt Sunday Times, que « le droit interne applicable doit être formulé avec suffisamment de précision pour permettre aux personnes concernées – au besoin en s’entourant de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé » (14 juin 2007, Hachette Filipacchi Associés c/ France). Etait en cause l’obligation ordonnée en référé, d’insérer un communiqué, après que la photographie du corps du préfet Erignac a été publiée dans Paris-Match. A cet égard, la CEDH considéra qu’en application des textes législatifs relatifs à la protection de la vie privée, la jurisprudence française, chargée de les interpréter et de les appliquer, « satisfait aux conditions d’accessibilité et de prévisibilité propres à établir que cette forme d’ingérence est ‘’prévue par la loi’’ au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention ». Dans un arrêt de 2004, tout en reprenant également la même formule que celle de l’arrêt Sunday Times, la cour européenne a pu s’étendre sur la notion de ‘’certitude’’, en considérant que « les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (…) n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d'une rigidité excessive ; or, le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique » (18 mai 2004, Sté Plon c/ France). De plus, la cour européenne a rappelé en 2008 que les termes « prévue par la loi » signifient qu’il faut qu’il existe une base légale en droit interne, et que la loi doit être accessible aux personnes concernées et suffisamment précise pour leur permettre de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter de l’acte déterminé (18 sept. 2008, Chalabi c/ France). b) L’exigence d'une ingérence répondant à un but légitime Cette exigence est l’appréciation par la cour, du motif qui sous-tend la restriction au droit à la liberté d’expression, au regard d'une décision de justice ou de dispositions légales qui la prévoient ou la permettent. A titre d’exemples, la CEDH considère que constituent des buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l’article 10 : 9 • • • • • La protection de la morale dans une démocratie (Handyside, préc.), la CEDH ayant estimé que les lois anglaises en conflit poursuivaient un but légitime. La défense de l’ordre et la prévention du crime (23 sept. 1887, Lehideux et Isorni c/ France ; 15 janv. 2009, Orban et a. c/ France). La garantie de l’autorité du pouvoir judiciaire et la protection de la sécurité nationale (26 nov. 1991, Observer et Guardian c/ Royaume-Uni). La protection de la réputation et des droits d’autrui (20 nov. 1989, Markt intern Verlag), la CEDH considérant qu’une ingérence qui « tendait à protéger la réputation et les droits d’autrui » poursuivait des « fins légitimes ». La protection de la santé publique (5 mars 2009, Hachette Filipacchi Presse Automobile et Dupuy c/ France ; 5 mars 2009, Société de conception de presse et d’édition et Ponson c/ France), la cour jugeant que l’ingérence des juridictions françaises, qui avaient condamné les personnes ayant effectué de la propagande ou de la publicité en faveur du tabac, poursuivait un but légitime, celui de la protection de la santé publique. c) L’exigence d'une ingérence nécessaire dans une société démocratique L’ingérence des autorités publiques doit s’avérer « nécessaire dans une société démocratique », ce qui signifie – précisions apportées par la CEDH – que fonction de la mesure prise, du type et de la gravité de la condamnation exprimée, la nature de la limitation doit être proportionnée. En somme, il faut considérer le caractère ‘’nécessaire’’ de l’ingérence, qui tient à la proportionnalité ou non de la limitation apportée à la liberté d’expression, au regard des droits à protéger ou des atteintes qu’ils subissent, et de l’impossibilité de parvenir au même résultat par des moyens moins contraignants. Il faut s’attarder sur la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales, consacrée par la CEDH dans son arrêt Sunday Times, dans lequel la cour jugea que l’article 10, 62 de la convention accorde aux autorités nationales une marge d’appréciation, mais que celle-ci n’est pas pour autant ‘’illimitée’’. La cour estime en effet qu’il ne s’agit pas de laisser carte blanche aux Etats, estimant qu’il n’est pas de son office de « se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de contrôler, sous l’angle de l’article 10, les décisions qu’elles ont rendues ». La cour résume bien sa pensée dans la phrase « la marge nationale d’appréciation va de pair avec un contrôle européen » (Sunday Times, préc.). La cour eut l’occasion de rappeler cette limite à plusieurs reprises, notamment dans son arrêt Markt intern Verlag (préc.), et dans un arrêt de 1991, à l’occasion duquel elle indiqua que « l’adjectif ‘’nécessaire’’, au sens de l’article 10, paragraphe 2, implique un ‘’besoin social impérieux’’ » et que son existence peut être appréciée par les Etats contractants, toutefois ce pouvoir d’appréciation « se double d’un contrôle européen portant, à la fois, sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent ». La cour évoque ce ‘’besoin social impérieux’’ également dans les arrêts Lehideux et Isorni c/ France (préc.) et Fressoz et Roire c/ France (21 janv. 1999). S’agissant de la proportionnalité de la restriction, la CEDH a établi que « la ‘’nécessité’’ d'une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante » (3 oct. 2000, Du Roy et Malaurie c/ France). De 10 même, en 2002, la cour a posé « qu’il n’existait pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les restrictions imposées à la liberté d’expression (…) et le but légitime poursuivi », estimant qu’une condamnation pour offense à un chef d’Etat étranger n’étais pas nécessaire dans une démocratie. L’article 10 de la convention était donc violé (25 juin 2002, Colombani c/ France). La cour a également jugé que « la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence » (17 juill. 2007, Ormani c/ Italie). Il semble que la CEDH considère qu’une peine de prison ne satisfait pas la condition de nécessité. Mais de manière générale, l’appréciation par la cour de la proportionnalité des condamnations est plutôt surprenante. III) La liberté d’expression et l’Internet Internet est à l’heure actuelle l’un des vecteurs principaux de communication, sinon le vecteur essentiel de la discussion sur l’espace public, donc de la liberté d’expression, primordiale dans une société démocratique. Il est donc logique et légitime que les publications sur Internet se voient appliquer les garanties prescrites par l’article 10 de la Conv. EDH. En l’occurrence, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a consacré dans une déclaration que « la liberté d’expression, d’information et de communication numérique doit être respectée dans un environnement numérique tout comme dans un environnement non numérique. Elle ne doit pas être soumise à d’autres restrictions que celles prévues à l’article 10 de la Convention, pour la simple raison qu’elle s’exerce sous une forme numérique »1. Le Comité des ministres a également souligné l’importance du droit à la liberté d’expression à l’ère numérique dans sa Recommandation sur la promotion de la liberté d’expression et d’information dans le nouvel environnement de l’information et de la communication du 26 septembre 2007. Lorsque la CEDH dut s’exprimer concernant une violation de la liberté d’expression sur Internet2, elle ne remit pas une seule fois en question l’applicabilité de l’article 10 au Net. Dès lors, il faut protéger les intermédiaires techniques qui ont un rôle primordial puisque ce sont eux qui permettent à tout un chacun de s’exprimer sur Internet. Rôle des intermédiaires techniques & liberté d’expression S’agissant des éditeurs, la cour considère que puisqu’ils fournissent un support aux auteurs, ils prennent part à la liberté d’expression et bénéficient donc de la protection conférée par l’article 10 de la convention. Il faut préciser l’objet de la protection. Le régime d’exonération des intermédiaires du web a été mis en place par la directive relative au commerce électronique, régime qui devait promouvoir tant le commerce en ligne que la liberté de s’exprimer en ligne. La cour 1 Déclaration sur les droits de l’Homme et l’état de droit dans la Société de l’Information, 13 mai 2 CEDH, 10 mars 2009, Times Newspapers Ltd c/ Royaume-Uni 11 européenne a à ce titre admis que le discours commercial relève des contenus protégés par la liberté d’expression (25 mars 1985, Barthold c/ Allemagne ; 20 nov. 1989, Markt intern Verlag). Les publicités en ligne sont par exemple protégées. La cour a en effet souligné que l’article 10 de la convention garantissait la liberté d’expression à toute personne, sans considération de la nature, lucrative ou non, du but recherché (24 févr. 1994, Casado Coca c/ Espagne). La Déclaration sur la liberté de communication sur l’Internet, adoptée par le Comité des Ministres le 28 mai 2003, admet la responsabilité limitée des fournisseurs de services pour les contenus diffusés sur le web : « les Etats membres ne devraient pas imposer aux fournisseurs de services l’obligation générale de surveiller les contenus diffusés sur l’Internet auxquels ils donnent accès, qu’ils transmettent ou qu’ils stockent, ni celle de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illicites ». Quant aux hébergeurs, le Comité énonce que dans le cas où les fournisseurs « stockent des contenus émanant d’autres parties, les Etats membres peuvent les tenir pour coresponsables dans l’hypothèse où ils ne prennent pas rapidement des mesures pour supprimer ou pour bloquer l’accès aux informations ou aux services dès qu’ils ont connaissance (…) de leur caractère illicite (…). Une attention particulière doit être portée au respect de la liberté d’expression de ceux qui sont à l’origine de la mise à disp° des informations, ainsi que du droit correspondant des usagers à l’information ». L’annexe explicative de la déclaration spécifie que si l’hébergement de contenus émane de tiers, les intermédiaires techniques n’engagent pas leur responsabilité, ce qui rappelle l’article 14 de la directive de 2000. L’annexe énonce également que cette exonération de responsabilité ne peut s’appliquer quand le tiers a agi sous le contrôle de l’intermédiaire, « par exemple lorsqu’une agence de presse possède son propre serveur afin d’héberger des contenus produits par ses journalistes ». Néanmoins, si l’hôte a connaissance de l’illicéité des contenus hébergés sur ses serveurs, « il peut raisonnablement être tenu pour responsable ». En somme, le Conseil de l’Europe promeut une limitation de la responsabilité des intermédiaires de la Toile au sens des articles 12 à 14 de la directive de 2000, et l’interdiction de leur imposer une obligation générale de surveillance. S’agissant de l'immixtion des Etats dans la liberté d’expression dans le cadre de l’environnement en ligne, le Comité des ministres a énoncé à juste titre qu’une intervention d’un Etat membre interdisant l’accès à un contenu spécifique du Net pourrait constituer une restriction à la liberté d’expression et que celle-ci devrait alors remplir les conditions du second paragraphe de l’article 10 et de la jurisprudence ‘’pertinente’’ de la cour européenne. Le Comité enjoint donc aux Etats de « garantir que les mesures générales de blocage ou de filtrage sur tout le territoire ne sont introduites par l’Etat que si les conditions (…) sont remplies. De telles mesures étatiques ne devraient être prises que si le filtrage concerne un contenu spécifique et clairement identifiable, une autorité nationale compétente a pris une décision au sujet de l’illégalité de ce contenu et la décision peut être réétudiée par un tribunal ou entité de régulation indépendant et impartial, en accord avec les disp° de l’article 6 » de la Conv. EDH. 12