Doit-on arrêter l`expansion

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Doit-on arrêter l`expansion
Cahier numéro 19
novembre 1973
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alliance
culturelle
romande
L'Esprit
de la République
de Genève
Doit-on arrêter l'expansion ?
Par Robert Hainard
Ou faut-il attendre qu'elle s'arrête d'elle-même, dans la saturation absolue, le marasme total, la
famine, l'intoxication, l'asphyxie? Et bien avant, dans l'horreur d'un camp de concentration
généralisé? Et bien avant encore, dans le dégoût de vivre ?
Le dilemne est là, et là seulement. L'arrêt de l'expansion est inéluctable et les ressources, l'espace
qui nous restent encore, ne doivent pas nous faire illusion: notre système économique, tel que nous
l'avons agencé, ne fonctionne qu'avec un certain taux d'expansion. Il est donc exponentiel et cela
signifie une accélération qui ne peut tarder beaucoup à atteindre le point d'emballement. Réduire le
taux est d'ailleurs presque aussi catastrophique pour lui que l'arrêt.
On le voit bien aux mesures contradictoires de nos autorités, qui veulent stopper sans stopper et
soulèvent des tempêtes de protestations dès qu'elles entreprennent de faire quelque chose. Qu'elles
n'osent avouer une vérité si évidente que la nécessité d'arrêter l'expansion contre tant d'intérêts (mal
compris) et de barrières psychiques, c'est excusable. Si elles ne la voyaient pas, ce serait grave. J'ai
parfois l'impression qu'elles ne sont pas mécontentes qu'un irresponsable, tel le fou des anciens rois,
le dise à leur place.
L'arrêt de l'expansion ne signifie nullement la fin ni la stagnation de l'aventure humaine. Au contraire,
c'est l'essor vers les conquêtes qualitatives, illimitées cette fois. La poursuite de l'expansion, c'est la
régression, déjà sensible en bien des points, totale bientôt, vers une profonde misère. Et encore,
régression n'est pas le mot propre, car cette misère totale, personne ne l'a encore connue.
Qu'une évidence aussi aveuglante soit obstinément niée est un problème psychique inquiétant.
Poussez dans ses dernières retraites un partisan de l'expansion, il admettra qu'elle est condamnée à
plus ou moins brève échéance. Mais, dira-t-il, il se passera quelque chose d'ici-là. Une maladie
nouvelle et imparable, qui réduira le nombre des hommes. Une guerre atomique (car nos bonnes
guerres, jusqu'à présent, quoiqu'atroces, n'ont rien stoppé du tout). Une invention imprévisible, un
miracle en somme. Et cet homme-là ne risquerait pas un sou sans de sérieuses prévisions, il établit
des budgets, il plannifie peut-être quelque chose, il arrive qu'il soit urbaniste. Pourquoi ne va-t-il pas
s'asseoir sous un arbre, pour attendre le miracle?
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Voilà un problème, le premier de tous, digne de passionner économistes, sociologues,
psychanalistes, philosophes, théologiens. Je ne suis rien de tout ça, mais les spécialistes sont si bien
pris dans le jeu de leur spécialité, qu'il est bien permis à un ignorant de chercher à s'orienter.
Une opinion courante, c'est que trop de gens trouvent profit au système. L'explication me semble
insuffisante. Il doit bien exister quelques individus cyniques ou déboussolés, tels ceux qui ruinent leur
avenir et celui de leur famille pour une passion inavouable, voire ceux qui tuent pour quelques sous.
Non, la plupart des tenants de l'expansion sont des gens posés, soucieux de l'avenir de leurs enfants
et petits-enfants et qui ne feraient pas un placement irréfléchi.
Où donc se trouve-t-elle, la barrière psychique qui fait refuser la plus éclatante évidence? Il y a le
dogme de la supériorité de l'homme sur la nature (compliqué sans doute d'une crainte profonde). Il
est issu, à mon sens, surtout de l'illusion mécaniste, qui consiste à découper toutes choses en pièces
inertes, se poussant passivement l'une l'autre à partir d'une force qui n'est connue que par son nom
et que les prochains progrès de l'analyse repousseront plus loin, indéfiniment. Nous éprouvant de
l'intérieur, nous nous considérons comme seuls conscients et volontaires face à un monde inerte,
livré au hasard, dont nous sommes les seuls agents d'organisation.
Ce sentiment n'a pas besoin d'être explicite pour guider nos actes. Nous en sommes imprégnés,
notre organisation sociale en découle et le contact toujours plus exclusif d'un monde mécanisé ne fait
que le renforcer (jusqu'à la réaction radicale qui semble se dessiner).
Robert Hainard, né en 1906, habite Bernex près de Genève. Il est bien connu dans toute la Suisse et au-delà de nos
frontières pour la qualité de ses gravures sur bois, pour ses lilthographies et ses sculptures, mais aussi pour ses écrits. Ami
des animaux dans la nature, il défend avec fougue et logique ses théories. Ce "Cerf" est une illustration de son talent à
saisir les animaux sur le vif.
Il y a une autre cause au vertige qui nous saisit à l'idée de rendre sa place à la nature. Une espèce
ne peut vivre que si elle possède un rituel qui limite, canalise les rivalités, dispense les individus de
s'épuiser en luttes perpétuelles. C'est le chant des oiseaux, le brâme du cerf, le cérémonial compliqué
des loups. Chez l'homme, ce furent les rivalités de clans, avec leurs guerres rituelles et limitées. Le
rituel féodal avec ses allégeances de protégé à protecteur, avec son point d'honneur, était resté
passablement destructeur et n'a pu résister au rituel bourgeois, plus économe de vies et de biens
parce qu'il a remplacé la lutte brutale par l'émulation à produire. Cela a été un succès énorme, de
l'exagération duquel nous allons crever.
Je pense que c'est ce caractère inconditionnel, profondément infusé dans nos réflexes sociaux, ce
rôle de barrière retenant le déferlement de l'agressivité débridée qui explique le respect sacré de
l'expansion, le vertige, le réflexe invincible qui nous empêche de la mettre en cause.
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Il ne faut donc pas nier la concurrence économique, elle nous garde de luttes plus coûteuses. Il faut
la transposer une fois de plus.
Quelle peut être cette transposition? Je ne vois que l'expansion de notre être dans les autres formes
de vie, leur conquête par la connaissance, la sympathie. La nature sauvage et libre est l'autre radical
par rapport à l'espèce humaine, parce qu'elle est ce qu'elle n'a pas fait, qui vit en dehors de ses
systèmes. C'est notre seul recours, notre seul point d'appui contre nos propres fatalités.
Une charité cosmique, le sentiment profond qu'on ne s'épanouit qu'avec et dans son complément,
nous donnera une nature surabondante par le libre jeu de nos énergies, tandis que la répression la
plus tatillonne des défenseurs de l'environnement ne parviendra qu'à sauver une vie humaine
misérable dans une nature misérable.
Pour libérer l'essor économique, il a fallu le pacte de non-agression qu'est un état policé (tant pis si le
mot n'est pas agréable). Il faut délivrer les affairistes des combats inexpiables qui ne leur laissent
aucun repos, les intoxiquent comme une drogue. Il faut les délivrer de la voracité de leurs machines
énormes qui les dévorent s'ils ne leur fournissent pas toujours plus de forêt, de marais, de landes, ou
simplement de prairies et de vergers à avaler. Leur imposer, pour leur soulagement, des limites ou
mieux, les amener à se limiter, par un appétit plus vrai et plus lucide.
Le moyen le plus innocent de couper court à la surenchère économique ne serait-il pas de payer des
gens pour qu'une chose soit faite et non pour la faire? Que chaque corps de métier ait pour fonction
qu'un besoin soit satisfait, reçoive en échange ce qui est nécessaire à ses autres besoins, plutôt qu'il
crée des besoins fictifs pour travailler toujours plus.
Ainsi disparaîtrait le chômage, absurdité majeure de notre système, qui pénalise l'efficacité,
épouvantail que brandissent les défenseurs de l'expansion. Mais, pour cela, il faut que l'accumulation
de biens d'un côté, la confiscation de l'autre, ne puissent servir à dominer le prochain. Il faut
neutraliser la puissance économique en supprimant la concurrence. Ce sera, va-t-on s'écrier, ôter
tout dynamisme à la vie économique. C'est bien le but, en effet, puisque c'est ce dynamisme qui nous
dévore et nous tue, le système économique étant devenu un organisme qui se développe selon ses
propres exigences, au mépris des besoins humains.
L'oeuvre de Rousseau n'est-elle pas partie du fait que l'Académie de Dijon avait mis au concours un
discours sur le sujet: "Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les
moeurs". Qui mettra au concours un projet de société sans expansion, assurant la prospérité des
individus sans expansion du système? Hélas, l'Académie de Dijon a mis au concours, l'an dernier, un
banal sujet d'environnement...
Si les raisons des Genevois d'aimer la nature sont complexes et en partie mystérieuses, Genève,
encerclée dans son territoire étroit, rayonnante et prospère, est une expérience-pilote dans le
domaine de la surpopulation et de l'étouffement. Le charme de ses paysages, la proximité du Jura et
des Alpes, d'une nature encore (provisoirement!) grande et sauvage, aiguisent les regrets mieux que
les vastes plaines industrialisées.
Si un Genevois ne comprend pas la nécessité de l'arrêt de l'expansion, qui la comprendra jamais
avant le désastre total?
Bateau à vapeur, 25.9.1927
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Marie Madeleine Defago Paroz © Fondation Hainard/100119

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