Note sur Le Gauchisme de Cohn

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Note sur Le Gauchisme de Cohn
NOTE SUR LE GAUCHISME
DE COHN-BENDIT*
A
LENINE, Cohn-Bendit repond: le gauchisme est peut-etre
une maladie de la croissance, mais il pretend guerir du senilisme
les grands guerisseurs de la society gangreneuse. Nous nous proposons
d'aller voir comment cette guerison peut s'opdrer: mais helas!
remarquons tout de suite que Poperation sera fort douloureuse car les
instruments se font rares . . . L'ouvrage ne nous offre ni index, ni
tableau chronologique, ni table analytique et tres peu de notes en pied
de page: on continue de faire et d'ecrire l'histoire avec des outils
prehistoriques!
Le fait que cet ouvrage ait ete ecrit, pour le meilleur et pour le pire,
en cinq semaines explique tout mais n'excuse rien. Cohn-Bendit
voulait que ce soit une « brochure d'agitation » qui puisse s'inserer dans
un processus revolutionnaire deja amorce. Prenons done l'ouvrage pour
ce qu'il est: une analyse ou trois axes d'etude se recoupent
constamment. On y trouve effectivement une description des
principaux moments revolutionnaires des mois de mai et juin en
France, une etude des conditions de possibility de cette fameuse
«secousse revolutionnaire», et enfin une analyse, parfois naive,
parfois percutante, des grands themes de la lutte entreprise dans
l'Europe occidentale revolutionnaire (greve g6nerale, conseils ouvriers,
autogestion). Notre grille de lecture forcera l'attention sur trois points
principaux: la contestation comme surgissement de la conscience
critique radicale; YUniversite comme lieu critique et milieu de la
critique; la societe comme projet reVolutionnaire.
La Contestation
Par contestation, Cohn-Bendit entend quelque chose de tres precis:
l'opposition etudiante en milieu etudiant, cette opposition deferlant
a la limite sur la societe globale et causant volontairement un bouleversement structural. Cette contestation a trois facteurs principaux: i) Elle
est liee a la r6volte de la jeunesse contemporaine (p. 44), revoke qui ne
se resorbe pas dans un simple conflit de generations et qui vise a
* Courte reflexion sur le livre de Gabriel et Daniel Cohn-Bendit, Le Gauchisme,
remede & la maladie senile du communisme. Editions du Seuil, Paris, 1968.
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critiquer le systeme global de la societe actuelle et non la place que
chacun peut y trouver; 2) la nature du travail intellectuel possible dans
cette societe (p. 45) qui, de fait, ne permet que trois attitudes differentes: tout gober pendant quarante ans et se faire prof, soi-meme, ou
bien reconnaitre cyniquement le pourrissement actuel et y trouver son
profit malgre tout, ou encore la lutte revolutionnaire par la mise au
jour des contradictions du systeme pour hater sa ruine et la production
d'une societe qui soit radicalement outre; 3) le troisieme facteur, c'est
une certaine liberte-irresponsabilite (p. 48), une disponibilite to tale mise
au service d'un ideal revolutionnaire, disponibilite liee a la situation
privilegiee des etudiants, puisqu'ils sont des etres marginaux et que la
non-integration au systeme actuel est une condition de base pour
l'exercice d'une critique radicale. Ces facteurs font du contestataire
un extremiste dont le but est de pousser tout le monde a bout tout en
canalisant sa rage de fagon a ce qu'un nouveau regne social et politique
arrive. Le processus de cette action est simple: provocation (raison
d'etre des « minorites agissantes»), puis repression (raison d'etre de
l'ordre bourgeois) et enfin mobilisation croissante des etudiants et de
l'opinion publique. Cette dialectique un peu simpliste s'est averee
tres efficace, d'autant plus qu'elle met un terme au probleme reel de
la mobilisation des masses revolutionnaires. Et c'est a ce prix qu'est
rendue possible la prise de conscience revolutionnaire par 1'ensemble
des travailleurs d'un mode de vie radicalement different de tout ce que
permet l'ordre actuel des choses. En bref, la contestation est primordialement le fait d'une minorite d'etudiants qui oppose un NON
global a ce que la societe actuelle leur propose de vivre, mais elle ne
realise ses fins qu'en se generalisant. Le refus que cette contestation
nourrit est done, par situation, lie au projet que 1'Universite fait d'ellememe dans une societe qui l'a institutionnalisee.
V Universite
La critique de 1'Universite se deploie en une serie d'actes (distribution
de tracts, graffiti, reunions, greves, occupation des locaux, etc.) par
lesquels on prend conscience de ce qu'est 1'Universite comme institution
dans notre societe: cette critique pose que «la fonction de l'universite
dans une societe hierarchisee (qui) est justement de pourvoir a cette
hierarchie » (p. 187) et fait apparaitre que 1'Universite est un « lieu de
concoctage intellectuel» (p. 28). Le refus de 1'institution est done
subordonne a Panalyse sociologique et politique de la totalite sociale :
il s'agit de refuser 1'Universite non seulement parce qu'elle est promue
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par une societe injuste, mais surtout parce qu'elle en constitue le
moteur meme. Accepter l'Universite et son role actuel equivaudrait a
« accepter la survie d'un systeme repressif a la mesure des besoins
fluctuants de la classe dominante» (p. 30). Et refuser l'Universite,
cela doit vouloir dire que Ton refuse toute reforme qui ne remet pas en
cause la societe que cette institution perpetue et tend a renforcer de
plus en plus. D'ailleurs, le reformisme ne peut qu'accentuer les contradictions qui font de l'Universite le lieu privilegie des conflits sociaux:
car les buts que poursuit l'Universite s'annulent mutuellement,
puisque d'une part elle a un role economique (fabriquer des travaiUeurs
intellectuels et des cadres) et d'autre part un role axiologique
(promouvoir la recherche de la veritd dans Pobjectivite et la critique
des valeurs) qui sont radicalement incompatibles. L'Universite, pour
cette raison objective, doit eclater et, en eclatant, faire eclater tout le
systeme: c'est la Penjeu politique ultime. Et cet eclatement sera fatal
si deux conditions sont realisees: il faut que le statut privilegie
d'etudiant disparaisse au profit de la democratisation absolue de
l'enseignement superieur (p. 56), et il faut qu'une fois reduit a ses
justes proportions, le rapport professeur/etudiant soit assimile au
rapport patron (possedant ou non)/travailleur. Avant de nous
demander s'il n'est pas faux de considerer que la society industrielle
contemporaine ne peut accepter, et meme favoriser, la democratisation
de l'enseignement superieur, et avant de nous demander d'autre part
si cette reduction de la relation etudiant/professeur a la relation
patron/travailleur n'est pas dirimante, poursuivons notre lecture.
La Societe
II appert que la critique de l'Universite ne peut se realiser que si elle
se considere elle-meme comme le moment originaire de la critique de
la societe globale. Une telle critique, dans la mesure ou elle se veut
globale et ou elle s'adresse au tout, dans la mesure oil elle ne laisse
rien subsister comme allant de soi, doit aussi etre autocritique. Mais
repoussons cette question pour 1'instant, car elle prendrait rapidement
Pallure d'une aporie; voyons plutot de quelle critique globale notre
societe est susceptible. En fait, l'ouvrage de Cohn-Bendit formule une
critique qui vise particulierement trois secteurs de la vie sociale:
la bureaucratie, qui reduit toute relation humaine au couple administrateurs/ administres; la technocratie syndicate et enfin ce que nous
appellerons la technocratie militante.
Critiquer ce que le Robert definit comme etant« le pouvoir politique
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des bureaux » (la forme de la bureaucratie importe peu, la question en
est une de principe: mais a la lecture de 1'ouvrage, on s'aperQoit vite
que le concept de bureaucratie est ici tres pauvre, aussi pauvre que la
bureaucratie franchise elle-meme . . .), c'est faire deux choses: c'est
montrer que ce pouvoir est une entrave, et montrer ce qu'il entrave.
Toute bureaucratie est une entrave parce qu'elle est le fondement
meme de Vexploitation: elle est la mise en place des intermediaires qui
empechent toute organisation spontanee de la vie et des relations
humaines. Or « une societe sans exploitation n'est concevable que si
la gestion de la production n'est plus localisee dans une categorie
sociale, autrement dit si la division structurelle de la societe en
dirigeants et executants est abolie a tous les niveaux » (p. 114). Abolir
la bureaucratie, c'est done abolir toute hierarchie sociale, e'est-a-dire
tout rapport de preseance entre les hommes, rapport qui ne peut se
fonder que sur des prerogatives de rang totalement arbitraires: ainsi
se trouve leve l'interdit que la societe moderne avait jete sur les
travailleurs en les for$ant a considerer leurs relations de travail autoritaires comme absolument necessaires et irrevocables. La contestation
a precisement pour but de faire naitre un doute chez les travailleurs
afin que dans ce doute une societe nouvelle soit entrevue comme
realisable. Et c'est cette possibility d'une vie radicalement AUTRE,
d'une existence ou la « spontaneite pure » sera le fondement, qui ne
peut jamais etre entrevue dans notre societe actuelle. Et une fois que
la bureaucratie est denoncee en son principe, il ne peut rien rester du
syndicalisme comme mouvement organise: car le syndicat, en prenant
sur lui les revendications des travailleurs, empeche leur plein
epanouissement. Or, « si l'ouvrier veut arriver a gerer la societe, il
il ne peut y arriver qu'en commenc,ant par gerer ses propres luttes»
(p. 201). Et il ne peut pas vraiment le faire par personnes interposees:
il importe done de detruire une fois pour toutes le mythe du mediateur.
Quant au parti, socialiste ou communiste, il est et ne peut etre qu'une
autre des formes possibles de l'administration bureaucratique, il est
une technocratic bien que militante. Et si c'est la spontaneite qui doit
etre dorenavant le principe de toutes les relations humaines, le parti
doit disparaitre: car il n'est lui-meme qu'une organisation de Yautorite
abhorree.
Critique de I'attitude critique
Cet ouvrage est bien europeen et fait parfois naitre un rictus
typiquement nord-americain. Nous recusons certaines des analyses
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de Cohn-Bendit: pour nous, il est faux de prdtendre qu'il n'est pas
dans I'int6ret de la society industrielle de favoriser la d&nocratisation
de l'enseignement sup6rieur; il est possible qu'elle n'y parvienne pas,
mais c'est une autre question. Et nous ne voyons pas la pertinence de
la reduction des rapports professeurs/etudiants au rapport purement
economique patron/travailleur. Nous ne contestons pas 1'attitude
autoritaire de certains d'entre eux, mais la question, ici encore, en est
une de principes. Et nous en venons rapidement a considerer qu'une
« hermeneutique reductrice» des relations humaines a l'Universite
est necessaire mais insuffisante: il nous faut maintenant une « hermeneutique fondatrice » qui considere en eux-memes les rapports humains
qui doivent constituer le milieu universitaire. Car il est bien vrai que la
GESTION soit « la seule entreprise revolutionnaire serieuse » (p. 196)
et la gestion de l'Universite peut et doit devenir un modele pour la
societe globale. Cependant, pour Cohn-Bendit, la fondation de rapports
nouveaux a l'Universite est une entreprise d'intellectuels: « La critique
sociale des « intellectuels » ne vise pas la societe d'exploitation comme
engendrant pauvrete et misere . . . (elle) vise la structure hidrarchisee,
l'oppression dans le confort. Us refusent une vie quotidienne pauvre,
non d'objets mais de desirs, lesquels, s'ils existent, doivent etre
sublimes» (p. 121). Mais la question qu'il nous faut poser est la
suivante: ce qui est possible et necessaire en Europe l'est-il 6galement
en Amerique du Nord ? Et si nous laissions Marcuse rdpondre, il dirait:
non! Car pour Cohn-Bendit, la contestation est encore radicalement
economique, alors que pour Marcuse elle est dorenavant politique,
la societe industrielle ayant demontre qu'elle pouvait empecher le
processus de pauperisation croissante des masses analyse par Marx
et qu'elle pouvait trouver une solution finale au probleme de la
penurie.
Quant a nous, si nous fondons tous nos espoirs sur la possibility
d'exercer la critique a l'Universite (faire de l'Universite le corps
social de la critique permanente), c'est que le travail critique prend
valeur dans sa continuity: il est tout le contraire d'un resultat qu'on
pourrait atteindre une fois pour toutes. Hors de ce labeur « toujours
recommence», il n'y a pour nous que Peffervescence agitatrice
promulguant par la force le credo de la nouvelle eschatalogie
redemptrice. Et cette redemption se veut absolue, definitive et sans
etapes intermediaires. Or, si l'exercice de la pens6e critique a l'egard
des faits et des lois est l'ultime repere de la liberty intellectuelle, il est,
par definition, recherche des mediations, des « moyens » a prendre pour
corriger certaines situations et pour en faire naitre de nouvelles. On
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ne conserve sa liberte que si Ton conserve le pouvoir de se donner des
buts: et c'est cela que peut permettre une societe industrielle qui vise
a se realiser de mieux en mieux technologiquement. II importe done
de se demander si la formulation d'un NON global oppose a la totalite
de ce qui existe actuellement peut aboutir a autre chose qu'a Papogee
de la violence pure et au perigee de la conscience critique. Le peril
de la pensee negative absolue est que loin de restituer le sens la ou
il se trouve, elle reduit tout a ne plus etre rien qui vaille: et pour sortir
de cette contradiction logique, il faut instituer la critique comme pensee
mediatrice. Et si l'Universite doit avoir un role dans une societe ou
l'« enfermement» est une condition du systeme, c'est bien celui
d'ouvrir la pensee a des horizons toujours dissimules.
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Paris
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