Télécharger ce fichier PDF

Transcription

Télécharger ce fichier PDF
Voix plurielles
Volume 5, Numéro 1 : mai 2008
Chrystelle Claude
Maison-roman et roman-stèle : les figurations livresques chez Peter
Ackroyd et Pascal Quignard
Citation MLA : Claude, Chrystelle. «Maison-roman et roman-stèle : les figurations livresques chez
Peter Ackroyd et Pascal Quignard.» Voix plurielles 5.1 (mai 2008).
© Voix plurielles, revue électronique de l'APFUCC 2008.
Maison-roman et roman-stèle : les
figurations livresques chez Peter Ackroyd et
Pascal Quignard
Chrystelle Claude
Université de Bourgogne
Mai 2008
« Je peux dire à quoi ressemblera la vie dans une maison sitôt que
j’en franchis le seuil. »
(Manguel, Journal d’un lecteur 148)
Certains ouvrages narratifs de l’époque contemporaine sont hantés par des ombres errantes.
Figures de lettrés en quête de repos éternel, elles ont trouvé auprès de deux écrivains anglais et
français les porte-voix pour dire la souffrance tue de leur mort. Peter Ackroyd dans Chatterton et
Le Testament d’Oscar Wilde ainsi que Pascal Quignard dans Albucius et La Raison leur créent à
cet effet une maison de mots taillée dans les feuillets du livre.
Ainsi, ces auteurs du passé deviennent les protagonistes d’une histoire composée à partir de
leur vie et résident dans un domicile construit à leur ressemblance, une maison-roman. Celle-ci
métaphorise le rapport entre le personnage choisi et l’espace habité. Elle prend alors la forme
d’une hôtellerie chez Ackroyd et d’une villa chez Quignard, qui deviennent des abris où sont
relatés les parcours chaotiques de Chatterton et de Wilde ainsi que les existences méprisées
d’Albucius et de Latron. L’intérêt de cette démarche consiste, d’un côté, à rendre accessible des
auteurs britanniques en mal d’humanité et, de l’autre, à remettre à l’honneur des orateurs romains
en mal de reconnaissance.
Afin de déterminer les implications de ces figurations livresques dans les récits retenus pour
cette étude, nous nous demanderons en quoi elles deviennent des lieux propices à l’exhumation
et à l’inhumation d’un lettré en vue d’une existence fictionnelle qui relève d’une entreprise
résurrectionnelle.
Notre réflexion, centrée sur la maison-roman, s’intéressera d’abord à son accessibilité pour la
personne conviée, ensuite à sa configuration architecturale de facture monumentale ou modeste,
et enfin à sa reconfiguration mémorielle en maison-stèle.
Au portail de la maison-roman.
En amont de l’écriture narrative, Peter Ackroyd et Pascal Quignard découvrent au cours de
leurs lectures des compagnons d’aventures romanesques. Ces derniers appartiennent à la famille
Voix plurielles 5.1, mai 2008
1
Chrystelle Claude
Maison-roman et roman-stèle : les figurations livresques
chez Peter Ackroyd et Pascal Quignard.
des hommes de lettres qui prospère de siècle en siècle. Leur sélection dans le répertoire universel
des grands noms s’effectue selon la sensibilité des auteurs. Au commencement était l’émotion.
Le détournement célinien de l’assertion biblique met en évidence la sympathie mais aussi
l’empathie ressentie à l’égard d’un pair. Peter Ackroyd se déclare autant affecté par une destinée
tragique, le suicide du talentueux Chatterton, mort sans argent et sans renom, que par une
condamnation outrancière, l’incarcération du sulfureux Wilde, relégué au ban de la société.
Pascal Quignard, lui, se dit touché par des vies discrètes, celles des orateurs romains, Albucius et
Latron. Il a rencontré le premier dans les textes de Sénèque le Père et le second dans une phrase
qu’il avait déclamée : « Les arguments de la raison sont trop sentimentaux dans leur origine pour
être porteurs de vérité » (Claude, à paraître, 7). Tels sont les quatre artistes choisis par les
romanciers actuels pour leur consacrer un hommage textuel.
A la porte de la maison-roman.
A partir de leurs impressions, ces derniers racontent l’histoire de cette amitié qui transcende
le temps et la mort. Comme ils n’ont pas entretenu avec leurs aînés une relation humaine stricto
sensu : les entendre, les voir, les toucher ou les sentir, ils pallient leur absence corporelle par une
représentation mentale élaborée de livre en livre. Totalement abstraite, cette expérience, pour
qu’elle soit transposée dans la fiction, nécessite la présence réelle de la personne conviée. Ainsi,
les écrivains contemporains invitent leurs homologues à franchir la porte de la maison-roman qui
matérialise symboliquement la dialectique du dehors et du dedans. Là ils recourent à la paroleacte dans l’acception biblique du verbe divin. Ils procèdent à la désignation de l’élu par la
prononciation de son nom qui lui confère une identité unique. Dans Pascal Quignard le
solitaire, celui-ci en explique l’importance :
- La nomination est donc première, dans l’ordre de la création
littéraire ?
- Certainement dans les histoires. . . C’est l’implication : Si je
m’appelais abc… je serais xyz… C’est l’identification qui
recommence. (Lapeyre-Desmaison 168)
L’anthroponymie s’avère aux fondements mêmes de l’écriture narrative. Le nom propre, en
tant que « signe motivé plutôt qu’arbitraire » (71), au dire de Philippe Hamon dans Poétique du
récit, comporte une fonction programmatique. Si la « motivation » s’appuie d’après le critique
sur des « procédés visuels, acoustiques, articulatoires ou morphologiques » (71), la qualification
la plus appropriée pour les noms mentionnés dans notre étude semble l’adjectif « transparent ».
Ils sont transparents par la dénotation qu’ils comprennent, mais « opaques » par la connotation
qu’ils véhiculent. Ils sont donc des noms d’une transparence opaque. Leur emploi en contexte
fictionnel vise à réhabiliter un patronyme terni par les affres du temps et, par métonymie, un
individu décrié par les turpitudes de la société. Dès lors, les célébrités ressuscitées par Ackroyd,
Thomas Chatterton et Oscar Wilde, s’opposent aux oubliés ranimés par Quignard, Caius
Albucius Silus et Marcus Porcius Latro. Le principe identificatoire favorise le franchissement du
seuil pour entrer dans l’univers de la fiction.
Voix plurielles 5.1, mai 2008
Chrystelle Claude
Maison-roman et roman-stèle : les figurations livresques
chez Peter Ackroyd et Pascal Quignard.
Derrière la porte de la maison-roman.
Les lettrés sélectionnés pour les récits ont été des personnes avant de devenir des
personnages, métamorphose dont ils n’avaient sûrement pas envisagé l’éventualité. Seul, le
dandy britannique a déclaré, selon Richard Ellmann dans Oscar Wilde : « J’ai mis tout mon
génie dans ma vie ; je n’ai mis que mon talent dans mes œuvres » (Ellman 375). Influencé par sa
personnalité, il opère une confusion déstabilisante entre la réalité et la fiction par son statut
ambigu de créateur-créature. Le déchiffrage des ouvrages rédigés par les artistes choisis a
favorisé la rencontre discursive entre un auteur et un lecteur. En effet, la voix lectrice d’Ackroyd
et de Quignard a ravivé durant leur lecture silencieuse la voix énonciatrice de Wilde, de
Chatterton, d’Albucius et de Latron. Elle a ranimé les lettres mortes imprimées sur la page du
livre en participant à l’exhumation de l’ancêtre dont la modalité a partie liée avec la parole
intériorisée. Mutique, la silhouette évanescente supplie par sa présence latente sa mise au monde
romanesque. Sylvie Germain décrit dans Les Personnages cette apparition qui se manifeste
avant tout discours :
A peine né à notre conscience, chaque personnage souhaite naître
de nouveau, autrement. Il veut naître au langage, s’y déployer, y
respirer. S’y exprimer.
Il veut avoir une vie textuelle. (Germain 15)
L’appel nominatif confère donc une existence livresque à la personne convoquée. Là, de
l’autre côté de la porte, la transformation en protagoniste est effective. Celui-ci s’installe dans ses
quartiers en déposant ses bagages biographique et bibliographique emportés pour cette traversée
du temps et cette transposition du monde. L’acceptation à demeurer dans un endroit créé pour lui
implique une adaptation des biographèmes transmis par la doxa. La maison-roman s’adapte alors
à la singularité de son hôte par ses configurations variables.
Les maison-romans : hôtellerie et villa.
Elles prennent la forme, selon l’envergure des protagonistes célèbres, d’un hôtel et, d’après la
stature des personnages oubliés, d’une villa. Peter Ackroyd ne reçoit pas de la même façon
Wilde et Chatterton dans un roman. Alors que Le Testament d’Oscar Wilde se situe à Paris, à
l’Hôtel d’Alsace, Chatterton se déroule à Londres dans les lieux successifs que sont le loft de
Charles Wychwood, l’atelier d’Henry Wallis à Chelsea et la mansarde de Thomas Chatterton
dans Brooke Street. Ces maison-romans, si elles partagent toutes deux le privilège d’accueillir un
occupant faisant figure de mythe dans la littérature anglaise, se différencient néanmoins par leur
configuration particulière. Pour la première, la bâtisse est toute en hauteur par la superposition
des étages et en largeur par la séparation des chambres. Pour la seconde, la dimension
métafictionnelle de l’ouvrage entraîne des incidences formelles perceptibles dans son
architecture de facture postmoderne. La demeure présente ainsi plusieurs paliers : au rez-dechaussée, l’habitation du protagoniste contemporain, au milieu, celle du peintre victorien, et au
sommet, celle du poète géorgien. Ces strates sont reliées par un escalier qui établit la jonction
entre les pièces, les êtres et les époques. Les fondations s’enracinent dans le sol de la capitale
Voix plurielles 5.1, mai 2008
Chrystelle Claude
Maison-roman et roman-stèle : les figurations livresques
chez Peter Ackroyd et Pascal Quignard.
britannique où vit son maître d’œuvre, Peter Ackroyd. Les fenêtres sur les façades sont autant
d’ouvertures, qui assurent une dynamique extérieur/intérieur, d’où s’infiltre le rayonnement
d’une temporalité présente apportant un éclairage naturel sur les événements du passé. Pascal
Quignard œuvre pareillement. Albucius s’inscrit dans une topographie précise à Rome avec une
villa sur le Mont Caelius et, La Raison, dans une géographie dédoublée en Italie et en Espagne
avec une maison du Viminal et un cabanon non loin de Cordoue. Ces espaces à géométrie
modifiable reflètent l’état d’esprit de leurs occupants. Ils apportent une couleur locale à un
ailleurs dont l’altérité contraste avec la terre natale, la France, de Pascal Quignard. Ils relèvent
d’une fantasmagorie de la latinité à l’origine des récits antiques1. A partir de ces figurations de la
maison-roman, nous constatons qu’aux lettrés célébrés correspond un monument imposant et,
aux délaissés, un habitat modeste. Ce lien métonymique mérite d’être explicité à la lumière de
certains biographèmes.
L’hôtel des célébrités.
La renommée posthume de Wilde et de Chatterton provient d’un changement de mentalité.
Ils font désormais partie des grands auteurs de la littérature anglo-saxonne. Avant d’obtenir cette
gloire post-mortem, ils ont endossé en ce bas monde la toile de bure des martyrs. Le personnage
Wilde, sous la plume ackroydienne, devient le représentant de la communauté homosexuelle.
« Je suis le martyr », déclare-t-il dans son journal intime, « qui endosse la responsabilité de toute
une église » (Le Testament d’Oscar Wilde 187). Il se place sous le patronage de Saint Sébastien
et se cache sous ce pseudonyme pendant son séjour à Paris. Le personnage Chatterton, lui, n’est
pas le porte-parole du génie sacrifié, mais le porte-voix de la jeunesse passionnée. « Nous, les
poètes », remarque-t-il dans le roman éponyme, « en notre jeune âge, . . . débutons dans la joie.
Mais il n’en résulte à la fin que prostration et folie. » (Chatterton 325)
Victimes expiatoires des maux de la société, ils sont comparés par analogie au Christ. Wilde
retrace en quelques phrases son Gethsémani, l’angoisse éprouvée par le verdict du procès, son
chemin de croix, l’humiliation ressentie durant le trajet du tribunal à la prison, sa crucifixion,
l’incarcération dans la geôle de Reading, et sa résurrection, l’exil en terre française. Il survit à ce
chapelet de mystères douloureux et se réfugie dans une chambre d’hôtel. Celle-ci est l’abri idéal
pour qui fuit le regard malveillant de ses semblables, mais infernal pour qui fuit la solitude
révélatrice de ses ténèbres. Elle symbolise par sa fermeture l’intimité, le lieu des secrets. Wilde y
dissimule par l’écriture l’infamie vécue. Chatterton subit lui aussi l’épreuve du chemin de croix
qui, même présenté comme une voie de guérison, se termine par la mort. Atteint d’une maladie
vénérienne, il obtient de son pharmacien un remède purgatif Il en oublie le dosage, ce qui lui est
fatal. L’empoisonnement provoque une lente agonie au cours de laquelle le poète tombe
physiquement puis psychiquement à trois reprises. Les chutes se situent dans la mansarde sous le
toit qui ressemble à une cellule monacale élevée entre ciel et terre. « Je suis à l’abri », dit
Chatterton dans le texte romanesque, « ici, dans mon logis aérien. Je siège au sommet du
monde. » (311) Ce refuge comporte des dimensions microcosmiques, liées à l’exiguïté de la
pièce, et macrocosmiques, à l’échelle de l’univers.
Les configurations des maison-romans ackroydiennes, en hôtel et en gîte, abritent des
personnages en fin de vie. Wilde et Chatterton trônent dans cette hôtellerie des mythes revisités
Voix plurielles 5.1, mai 2008
Chrystelle Claude
Maison-roman et roman-stèle : les figurations livresques
chez Peter Ackroyd et Pascal Quignard.
par Ackroyd. Car si la maison-roman est modelée à l’image de son invité, l’invité s’adapte par le
travestissement de certains biographèmes à la maison-roman.
La villa des oubliés.
Albucius et Latron sont, contrairement aux lettrés précédents, les déclassés de la littérature
latine. Henri Bornecque souligne l’intérêt de sa traduction des Sentences, divisions et couleurs
des orateurs et des rhéteurs (controverses et suasoires) qui permet de « percevoir les travers de
quelques médiocres de ce temps (Albucius Silus. . . , Porcius Latro...) ». Ce jugement péjoratif
porte un coup fatal à ces déclamateurs dont la renommée est suffisamment amoindrie sans qu’il
soit nécessaire de la discréditer davantage. Pascal Quignard remarque dans la seconde édition des
textes sénéquiens que ces orateurs sont des
effacés au souvenir du monde. . . Caius Albucius Silus. . . ou le
père de Sénèque ne sont pas des petits maîtres que la
reconnaissance a injustement omis. . . Ce sont des individus qui ne
parurent pas intégrables et dont le pouvoir a si justement craint
l’attrait corrosif qu’il l’a empêché ou qu’il l’a contenu. (Sénèque le
Père 7).
Il les défend parce qu’ils se sont permis des libertés mal accueillies par leurs contemporains.
Albucius féru de choses viles a eu l’audace d’insérer les sordidissimes dans ses déclamations
alors que Latron s’est démarqué de l’opinion commune pour élaborer une réflexion nouvelle sur
la raison. Les récits quignardiens délivrent en trois étapes leur existence aux ressemblances
surprenantes. Au début, ils mènent le parcours ordinaire d’un citoyen : études, mariage et
enfants. Ensuite, ils se retrouvent seuls et se livrent à leurs plaisirs. A la fin, ils se suicident, le
premier par le poison, le second par le fer. Dans leur vie, ils partagent une caractéristique
semblable puisqu’ils sont tous deux sujets à des défaillances de langage. Albucius a des crises de
mélancolie durant lesquelles aucun son ne sort de sa bouche. Latron, enfant, perd par deux fois la
mémoire et, adulte, la raison. Ces drames creusent l’écart entre la personne et la société en
accentuant leur sentiment de solitude qui influence le choix du domicile. A l’habitation
principale, la villa en ville, s’oppose la résidence secondaire, le logis à la campagne. Albucius et
Latron ont surtout séjourné à Rome à cause de leur carrière d’orateur. Mais, à l’hiver de leur vie,
ils s’éloignent de l’agitation de la foule et se retirent loin du bruit. De plein gré, Albucius va
périodiquement « dans sa maison de Campanie à Herculanum » (Albucius 189), contre son gré,
Latron s’installe définitivement « dans une cabane de pierres sèches » (La Raison 27) près de
Cordoue. Ils répondent au besoin de partir exprimé par le terme grec « anakhorèsis [qui] veut
dire se retirer, faire retraite, s’éloigner » (Le Sexe et l’effroi 43). Pascal Quignard en explicite la
signification dans Le Sexe et l’effroi en précisant que
[l]’idéal de l’anachorète (de l’ermite) est le même idéal d’autarcie
qu’éprouvait le Romain se faisant bâtir une villa hors de Rome. . .
C’est le « moine » le monos (le seul), l’homme qui ne se conçoit
Voix plurielles 5.1, mai 2008
Chrystelle Claude
Maison-roman et roman-stèle : les figurations livresques
chez Peter Ackroyd et Pascal Quignard.
plus comme un atomos politique mais comme un mort social. . . ,
comme un solitaire. (185)
Par ce retrait, Albucius et Latron deviennent des anachorètes qui changent de domus à
l’extériorité différente (villa-cabane) et à l’intériorité ressemblante (ego-domus). L’enjeu ici
consiste pour ces individus à se désolidariser du groupe pour délier le lien social et à se
dépouiller du superflu pour délacer l’attache matérielle. La domus se fait alors le refuge des
hommes en quête de sagesse. Elle a caché dans ses murs les deux orateurs. Ceux-ci sont tombés
dans l’oubli. Les historiens ne les y ont pas cherchés.
Les configurations des maison-romans quignardiennes, en villa et en cabane, hébergent des
protagonistes au crépuscule de leur existence. Albucius et Latron siègent dans la villa des oubliés
ranimés par Quignard. Comme dans l’expérimentation ackroydienne, le rapport intrinsèque qui
unit un toponyme à un patronyme met en valeur leur complémentarité. Le personnage et l’espace
sont interchangeables car ils dépendent l’un de l’autre. Mais ils ne sont pas immuables puisqu’ils
s’accommodent autant aux situations de vie, telles que nous venons de les voir, qu’aux situations
de mort, telles que nous allons les percevoir dans la reconfiguration d’ensemble de la maisonroman.
La chambre, une pièce pour vivre et mourir.
Si les événements vécus correspondent à l’espace habité, la mort révèle l’ampleur de son
caractère funèbre dans le lieu où elle se manifeste. Cette étape cruciale dans la vie des
personnages implique un changement de perspective en passant d’un plan panoramique à un gros
plan, de l’extérieur à l’intérieur du logement. Et de fait, la chambre de Wilde ressemble à un
bric-à-brac en désordre où sont amassés des objets hétéroclites aux formes et aux couleurs
contrastées. Ces derniers constituent des miniatures dans la démesure de la pièce où transparaît le
goût raffiné de l’esthète. La mansarde de Chatterton expose un mobilier sommaire et précaire,
décoré de bibelots personnels en lien avec l’écriture. Simplicité et pauvreté montrent la misère
d’un jeune homme sans le sou. Alors que ces chambres sont des endroits de transition
temporaire, celles des personnages quignardiens sont des lieux d’installation définitive. En effet,
la salle d’Albucius assemble la maisonnée près du vieil homme à l’orée de son trépas. De la
pièce de Latron émane en revanche la senteur naturelle du tilleul. L’odeur est pour le
protagoniste épicurien une invitation aux plaisirs des sens. Ces espaces confinés respirent la vie
haute en couleur d’une décoration hôtelière, terne d’un grenier boisé, mais aussi la vie bigarrée
d’une présence chaleureuse ou monochrome d’une atmosphère parfumée. Ils recèlent par leur
fermeture les valeurs de protection et de confort. Ils favorisent ainsi la sécurité et la quiétude du
résidant. Selon Gaston Bachelard dans La Poétique de l’espace, « la chambre est, en profondeur,
notre chambre, la chambre est en nous. Nous ne la voyons plus. Elle ne se limite plus, car nous
sommes au fond même de son repos, dans le repos qu’elle nous a conféré. » (Bachelard 203) Elle
a partie liée dans le monde animal au nid de l’oiseau et au ventre de la mère dans le monde
humain. La chambre extérieure se rétrécit en chambre intérieure, le siège de l’être, là où se noue
et se dénoue le fil de la vie. Le meuble sur lequel se trame ce mystère en amont et en aval de
l’existence s’avère souvent être le lit. Celui-ci établit le lien matériel entre la scène initiale de la
conception, et celle finale du trépas. Il rend visible la dialectique vie/mort où se situe, dans
Voix plurielles 5.1, mai 2008
Chrystelle Claude
Maison-roman et roman-stèle : les figurations livresques
chez Peter Ackroyd et Pascal Quignard.
l’entre-deux, l’agonie. Wilde, Chatterton et Albucius, souffrants d’une maladie dans leur cas
incurable, s’acheminent lentement vers le grand passage. Latron, lui, se tranche la gorge pour des
raisons autres que médicales. Les récits des derniers instants offrent une palette variée de
registres pathétique pour Wilde et Albucius, mélodramatique pour Chatterton et tragique pour
Latron. Deux épisodes retiennent mon attention car ils mettent en scène la régression de l’adulte
vers l’enfant, voire vers l’embryon. L’attente angoissée de la délivrance s’effectue dans une
position de repli, Chatterton se tapit sur le lit tel le fœtus dans le liquide amniotique et Albucius
se blottit contre la nourrice comme le nouveau-né contre le sein maternel. Ainsi, le personnage
change de statut, de vivant à défunt, ce qui modifie l’espace de vie en lieu de mort. La chambre
devient un mouroir, le lit, un cercueil.
Le roman-stèle, un tombeau scriptural.
Suite à cette représentation de la mort, les récits ackroydiens et quignardiens s’achèvent avec
l’image de la dépouille du protagoniste. Ils retracent le parcours existentiel d’un lettré de son
commencement à son achèvement. La narration lui redonne la vie et la mort dans un univers
inventé pour lui. L’entreprise littéraire se fait alors funéraire puisqu’elle relève d’une opération
historiographique qui équivaut à une inhumation scripturale. Elle met en scène, d’après Michel
de Certeau dans L’Ecriture de l’histoire, « un rite d’enterrement » (de Certeau 139). Et de fait,
« l’écriture ne parle du passé que pour l’enterrer. Elle est un tombeau en ce double sens que, par
le texte même, elle honore et elle élimine. » (140) Elle est un acte qui respecte la dignité de ces
chers disparus. Elle assigne à chacun un rôle in praesentia, à l’écrivain contemporain, et in
absentia, au lettré ancien. Elle délimite pour chacun une place selon son état de vivant, un espace
de vie, ou de trépassé, un espace de mort. Elle apaise les tempêtes intérieures de ceux qui restent
dans le monde et calme, au dire de Certeau, « les morts qui hantent encore le présent [en] leur
offr[ant] des tombeaux scripturaires » (14). Il s’agit ici de leur attribuer une dernière demeure,
une maison-stèle. Celle-ci renvoie aux coutumes chinoises pour Victor Segalen et égyptienne
pour Pascal Quignard. Le poète dans son recueil Stèles les définit comme « des monuments
restreints à une table de pierre, haut dressée, portant une inscription. . . Epigraphe et pierre
taillée, voilà toute la stèle, corps et âme, être au complet » (Segalen 43). Elles marquent la
présence de l’absent. Elles sont assimilées par leur forme rectangulaire à l’objet-livre. Le
romancier dans Petits traités remarque que « [l]es livres peuvent être conçus à l’égal de ces
textes funèbres que les égyptologues nomment des « appels aux vivants »» (Petits traités II 101).
La reprise du référent exotique par son étrangeté parachève de façon métaphorique l’entreprise
funéraire en roman-stèle. Là se réalise une mutation empirique du concret à l’abstrait, de la
sépulture-lieu à la sépulture-geste, de l’ensevelissement à l’écriture, de la pierre à l’encre.
Roman-stèle/maison-roman, un mémorial contre l’oubli.
Le face à face avec le roman-stèle demande de la part de l’auteur, puis du lecteur, une
attitude de respect et une posture à l’arrêt. Chacun se livre à un rituel mémoriel par la
prononciation de l’inscription qui comporte le nom du défunt et quelques renseignements
annexes. « Les appels aux vivants sur les stèles funéraires égyptiennes suppliaient que le texte
soit réactivé par la voix de celui qui passe » (102), consigne Pascal Quignard dans Petits traités.
Voix plurielles 5.1, mai 2008
Chrystelle Claude
Maison-roman et roman-stèle : les figurations livresques
chez Peter Ackroyd et Pascal Quignard.
Faire anamnèse, c’est faire advenir de l’autre monde, d’outre-tombe la voix de l’autre, sa voix
inouïe. Ackroyd et Quignard permettent en prêtant leur voix auctoriale à ceux qui se taisent dans
le silence du temps de s’exprimer. « Le livre », écrit Quignard dans Sur le jadis, devient alors «
un mort qui parle » (Sur le jadis 156). Au-delà du culte funéraire, transparaît le projet
résurrectionnel des récits étudiés. Si l’écriture garantit l’immortalité, la lecture à voix haute
assure la résurrection. Cette palingénésie met en évidence le retour incessant et insistant de
certaines figures de revenants telles que le fantôme de Chatterton ou l’ombre d’Albucius. En
dépit de leur sépulture scripturale, celles-ci errent et répètent leur apparition dans les œuvres.
Une question persiste : pourquoi ne reposent-elles pas en paix ? Etant des âmes tourmentées
durant leur séjour terrestre, elles semblent garder une soif intarissable de reconnaissance. Il est
impossible de modifier le passé, mais possible d’influer sur l’actualité. J’ai interrogé dans « Un
pèlerinage stélaire dans la Rome imaginairement réelle de Pascal Quignard » ce dernier à ce
sujet :
« Vous avez repris à François Couperin le titre Les Ombres
errantes pour commencer Dernier royaume. Toutes ces figures que
vous avez fait revenir n’ont donc pas été apaisées par les livres
précédents ?
Je doute qu’on apaise jamais les douleurs qui sont dues à la
mort. On ne comble jamais le manque qui s’est ouvert dans
l’endeuillé. On apporte des fleurs qu’on dépose à leurs pieds, qui
ne sont que des images du sang qui font défaut au corps, et qui sont
presque aussitôt flétries. Le secret de mon attitude va plus loin que
la transmission d’un savoir ou un culte funéraire. Il est contenu
tout entier dans le mot allemand Hilflosigkeit. Sans aide est le
fond. Sans monde est le fond. C’est cela qui se tient en amont de
nos vies. Il faut être fidèle à la souffrance initiale, sans voix,
infante, autistique. Il faut que quelqu’un parle pour la détresse
originaire. Même le guéri doit fidélité à l’inguérissable. » (10)
Les romans analysés exemplifient l’art de la mémoire en énonçant un panégyrique en
hommage aux incompris, Wilde et Chatterton, et aux méprisés, Albucius et Latron, de l’histoire
littéraire. Si leurs auteurs ne se vantent pas de leur avoir rendu justice par le fleuret de leur stylet
parce qu’ils considèrent que les textes n’effacent pas la disgrâce, ils leur créent néanmoins un
abri de papier dans les feuillets du livre, un locus amoenus où vivre et mourir à loisir.
Les écrivain-architectes conçoivent leur entreprise résurrectionnelle comme l’édification
d’un livre-monument bâti à partir des vestiges du passé. A la complicité de Peter Ackroyd et de
Nicholas Dyer affichée dans L’Architecte assassin répond l’assertion de Pascal Quignard dans
Albucius : « Je suis Eugène Viollet-le-Duc remettant debout ou inventant Notre Dame de Paris
ou le château de Pierrefonds » (Albucius 181).
Hôtellerie des célébrités, villa des oubliés : l’axe métonymique cautionne le lien entre le nom
de l’occupant et l’espace d’occupation. Des voix s’élèvent et défendent des artistes condamnés.
Elles répètent d’une œuvre à l’autre les paroles de vie qui conjurent les menaces de mort. N’en
déplaise à ses détracteurs, la memoria de ces récits n’est pas « mortifère ». Elle se révèle
Voix plurielles 5.1, mai 2008
Chrystelle Claude
Maison-roman et roman-stèle : les figurations livresques
chez Peter Ackroyd et Pascal Quignard.
puissance vitale, résurgence plénière, source vivifiante. Le déni de la résurrection entraîne une
interprétation pessimiste des textes qu’il convient de rectifier. La palingénésie des lettrés
s’effectue dans l’exaltation du retour à la vie. Plus qu’un réceptacle funéraire, le récit contient à
la fois le secret de ceux qui écrivent et le secret de ceux sur qui ils écrivent.
Maison-roman ou roman-stèle, sa devise est inscrite sur la quatrième page de couverture des
Paradisiaques quignardiens : « Nous dépendons de nos lieux plus encore que de nos proches. »
(77)
Bibliographie.
Ackroyd, Peter. (1984), Le Testament d’Oscar Wilde, traduit par Georges-Michel Sarotte, Paris :
Presses de la Renaissance, coll. 10/18.
---. (1988), Chatterton, traduit de l’anglais par Bernard Turle, Paris : Editions Le Promeneur.
---. (1990), L’Architecte assassin, traduit de l’anglais par Bernard Turle, Paris : Editions du
Promeneur.
Bachelard, Gaston. (1981), La Poétique de l’espace, Paris : Presses Universitaires de France.
Certeau, (de) Michel. (1975), L’Ecriture de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. Folio/Histoire.
Claude, Chrystelle. (à paraître), « Un pèlerinage stélaire avec Pascal Quignard dans sa Rome
imaginairement réelle ».
Ellmann, Richard. (1994), Oscar Wilde, Paris, Biographies Gallimard.
Germain, Sylvie. (2004), Les Personnages, Paris, Gallimard, coll. L'un et l'autre.
Hamon, Philippe. (1977), Poétique du récit, Paris, Seuil, « Points ».
Lapeyre-Desmaison, Chantal. (2001), Pascal Quignard le solitaire, Paris, Les Flohic Editeurs,
coll. Les Singuliers.
Manguel, Alberto. (2004) Journal d’un lecteur, traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, Paris,
Acte Sud, Babel.
Quignard, Pascal. (1990), Albucius, Paris, P.O.L., Livre de poche.
---. (1990), La Raison, Paris, Le Promeneur, Quai Voltaire.
---. (1994), Le Sexe et l’effroi, Paris, Gallimard.
---. (1999), Petits traités II, Paris, Gallimard.
---. (2002), Sur le jadis, Paris : Editions Grasset & Fasquelle.
---. (2005), Les Paradisiaques, Paris, Grasset & Fasquelle.
Segalen, Victor. (1999), Stèles, Paris, Le Livre de Poche classique.
Sénèque le rhéteur. (1932), Controverses et suasoires, traduit du latin par Henri Bornecque,
Paris, Garnier Frères.
Sénèque le Père. (1992), Sentences, divisions et couleurs des orateurs et des rhéteurs, traduit du
latin par Henri Bornecque et préfacé par Pascal Quignard, Paris, Aubier, coll. Bibliothèque
philosophique.
1
L’expression « récits antiques » renvoie dans la bibliographie des œuvres de Pascal Quignard aux Tablettes de buis
d'Apronenia Avitia, à Albucius et à La Raison. Elle est employée dans ma thèse de doctorat, Le Combinatoire de
la biographie, de l’histoire et de la fiction chez P.Ackroyd, P.Quignard et A.S.Byatt.
Voix plurielles 5.1, mai 2008