Culte du dimanche 11 septembre 2011

Transcription

Culte du dimanche 11 septembre 2011
Eglise française réformée Berne
Prédication du dimanche 11 septembre 2011
Caïn et Abel … et Lemek
Lecture biblique: Genèse 4
(11.09.2001 - 11.09.2011)
Il y a dix ans jour pour jour, il était dix heures du matin quand s’écroulaient à New
York, à quelques minutes d’intervalle, les tours jumelles du World Trade Center,
percutées de plein fouet par deux avions de ligne déroutés par des commandos
armés.
Quatre attentats, ce matin-là, faisaient plus de trois mille victimes immédiates, sans
compter les dizaines de milliers de victimes indirectes, atteintes dans leur santé, leur
vie de famille, leurs amitiés. Sans doute faudrait-il ajouter encore au bilan du
11 septembre 2001 d’autres centaines de milliers de morts et de blessés, de vies
brisées ou amputées, en Irak et ailleurs…
Ce jour aura marqué la première décennie de notre vingt-et-unième siècle.
Dans les débats des commentateurs sur l’évolution politique probable de notre
humanité, il aura donné raison à ceux qui prédisaient un conflit des civilisations
imprégnées par leur fondement religieux, plutôt qu’aux prophètes d’une fin de
l’histoire dominée par un unique empire imposant au monde entier son modèle et sa
paix.
C’est aussi dans cet horizon de confrontation des civilisations et des croyances
qu’Anders Breivik abattait froidement, cet été, des dizaines de jeunes gens
paisiblement réunis sur un îlot de Norvège: hanté par la crainte d’une invasion
ennemie, il se voulait le chevalier d’une croisade nouvelle.
Même en Suisse, il arrive que la menace supposée de l’autre, - de l’étranger,
musulman, notamment -, s’exprime de manière plus ou moins agressive sous forme
de caricatures et de slogans électoraux: minarets transformés en missiles, bottes
hostiles piétinant le sol de la patrie, sans parler des moutons noirs à renvoyer dans
leur autre bergerie
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(Caïn et Abel)
Dans ce contexte, plusieurs récits de la Bible trouvent une actualité et une portée
nouvelles.
Dimanche dernier, Mireille Junod illustrait l’histoire de Jacob et d’Esaü, deux frères
qu’opposait un conflit de droit d’aînesse et de bénédiction paternelle usurpée par la
ruse.
L’aîné était préféré par son père, l’autre par sa mère, - et tout cela se terminait par la
fuite de celui qui semblait l’avoir indûment emporté et qu’un songe ramenait sur terre
tout en lui annonçant qu’un jour, il reviendrait sur la qui lui avait été terre promise…
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Avec Caïn et Abel, c’est encore une affaire de frères ennemis, - mais celle-ci
s’achève par le meurtre de l’un et par le bannissement de l’autre.
Et là encore, leurs parents ne sont pas étrangers au conflit, - leur mère, en tous cas par les noms même qu’ils choisissent de donner à leurs deux fils:
fière de son œuvre, Eve appelle son aîné Caïn, ce qui veut dire production ou
procréation.
(‘J’ai produit un homme avec Dieu’, affirme-t-elle… en oubliant le rôle d’Adam !)
Quant au cadet, est-ce Eve toute seule ou est-ce avec Adam qu’elle le nomme Abel,
c’est-à-dire buée, évanescence, - abel ou évél, c’est la vanité des vanités qu’évoque
l’Ecclésiaste ?
Qui d’entre nous aurait l’idée d’appeler l’un de ses enfants ‘Production’ et l’autre
‘Evanescence’ ?!
La solidité et la fermeté d’un produit d’un côté, - et de l’autre la fragilité, l’éphémère
d’une buée !
Etait-ce l’expression d’une préférence, d’un choix de vie, ou simplement l’annonce
involontaire de deux destins de vie ?
Quoi qu’il en soit, ces deux prénoms sont essentiels pour bien comprendre l’histoire
telle que la relate la Genèse.
Les noms mêmes des frères suggèrent qu’il n’en va pas, dans cette affaire, de deux
espèces différentes, voire ennemies, d’humains: les agriculteurs sédentaires contre
les éleveurs nomades, les doux contre les violents, les ‘gentils’ opposés aux
‘méchants’, les victimes face à leurs bourreaux, mais bien de deux visages d’une
seule et même humanité.
Caïn et Abel, c’est l’être humain dans sa double nature:
- d’une part, dans sa fragilité sans défense, dans sa précarité d’être éphémère
exposé aux duretés du malheur et de la malveillance; et
- d’autre part, dans sa force cherchant à créer et à maîtriser, dans sa faculté
d’acquérir ou de posséder, qui tend à dresser l’homme contre son prochain, son
semblable différent, son ennemi potentiel…
Aussi n’y a-t-il pas à vouloir ni à rêver sur terre d’une humanité sans mal et sans
violence, d’une société sans injustice ni inégalités !
Dans le jardin originel, le serpent est là, déjà, et avec lui la ruse, le mensonge et la
séduction, le désir d’être comme Dieu !...
C’est dire que le mal est contemporain de l’être humain, et de l’humain comme
créature, comme enfant, comme interlocuteur de Dieu.
L’humanité sous le regard de Dieu n’est jamais épurée de sa violence, de sa haine,
de ses rivalités…
Nul ne précise pourquoi Dieu a préféré le sacrifice d’Abel à celui qui précède, de son
frère Caïn… Lorsqu’il perçoit la fureur de Caïn projetant de tuer son frère, Dieu
l’avertit de la tentation du mal qui le guette et l’appelle à y résister, pour n’en pas être
dévoré à son tour comme par une bête sauvage.
Mais Dieu n’intervient pas pour sauver Abel, il ne s’en prend pas à Caïn de manière
préventive pour l’empêcher de nuire en l’enchaînant ou en l’éliminant.
Même après qu’il eut assassiné son frère, il est écrit que Dieu le punit en l’exilant
dans le pays de Nod, le ‘pays de nulle part’, - mais qu’en même temps Dieu le
préserve de toute vengeance, de toute mort arbitraire aux carrefours de ses chemins
d’exil: tel est le ‘signe de Caïn’.
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Par ce mystérieux signe protecteur, Dieu vient au secours de l’homme qui s’est mis
hors-la-loi, victime de sa propre violence, pour éviter qu’il soit à son tour livré sans
merci à la colère aléatoire d’un tiers: ce serait là l’amorce d’un enchaînement sans fin
de morts et de vengeances…
Si Caïn se retrouve dans une condition plus précaire encore que celle de son frère
mort, - banni, errant, un ‘Rom’ par excellence -, il ne sera jamais un humain sans
droits, un sous-homme aux yeux de Dieu: Nod, le ‘pays de nulle part’, le ‘no man’s
land’ où Caïn survivra vulnérable, ne sera pas un ‘no God’s land’ livré à la violence
aveugle.
Dieu se fait le défenseur, l’avocat de Caïn !
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(Le signe de Caïn et celui de Lemek)
Mais l’essentiel, au livre de la Genèse, c’est que l’histoire du premier meurtre ne s’y
achève pas par l’exil de Caïn dans le pays de Nod !
Au signe dont Dieu revêt Caïn pour sauvegarder sa vie future d’exilé, la suite du récit
oppose un autre signe: le signe de Lemek, un lointain descendant de Caïn, qui
décrète sa propre loi de vengeance et de mort. Son mot d’ordre:
« Pour une blessure, je tue un homme, et pour une éraflure un adolescent !»
(Genèse 4/23-24).
L’essentiel, dans les Ecritures, - ce qui fait de l’histoire du premier meurtre une page
d’Evangile - c’est justement cette opposition entre le signe divin sur Caïn qui vise à
préserver la vie de ce dernier, et le signe humain de Lemek, imposant autour de lui
sa loi de mort et de violence.
Tous deux, le signe de Dieu comme celui de Lemek, partent du constat que le mal
est présent sur terre, le constat qu’il y a des injustices, des inégalités de situation et
de traitement, des violences et des blessures dont sont victimes nombre d’humains.
Prise en compte lucide de l’expérience humaine du mal et du malheur, et de leur
caractère irréductible, constamment rappelée dans les Ecritures, contre toute utopie
d’une humanité parfaitement pacifiée ici-bas, affranchie de ses faiblesses et de sa
faillibilité, de sa nature pécheresse de créature.
Pour faire face au mal et à la violence, il faut commencer par en prendre
conscience !
Mais les attitudes respectives que Dieu et Lemek adoptent face à cette réalité
incontournable du mal et de ses manifestations multiples se situent à l’opposé l’une
de l’autre:
- avec le signe qu’il appose sur Caïn, Dieu met en œuvre une justice orientée à la
vie, rendant possible la survie du meurtrier, du ‘méchant’, dans un monde où le
malheur menace et accable l’être humain;
- à l’inverse, Lemek choisit une justice de la vengeance sans limites (‘je me venge
septante-sept fois’, martèle-t-il dans l’arrogance de sa force), une justice sans cesse
en quête d’un coupable à dénoncer, d’un ennemi à détruire, d’un bouc émissaire à
expulser pour conjurer ses propres craintes et ses colères, ses récriminations et ses
sentiments d’injustice, voire d’impuissance.
Il n’est pas possible ni judicieux de rêver à un monde humain débarrassé de Caïn:
Abel et lui ne font qu’un !
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Il est donc illusoire, et même dangereux, de vouloir une société humaine de la
sécurité totale, et le danger, c’est que justement ceux qui prétendent éradiquer la
violence en éliminant Caïn n’aboutissent jamais qu’à multiplier le mal par l’arbitraire
d’une justice faite de préjugés et d’exclusions.
Le choix qui s’offre à nous n’est jamais entre Caïn et Abel, car les deux ne font qu’un
sous le double masque humain du fort et du faible, du privilégié et du prétérité, du
Dr. Jekyll et de Mr. Hyde: l’un et l’autre demeurent en chacun/e de nous.
Nous n’avons jamais à choisir entre un ‘axe du Bien’ et un ‘axe du Mal’ : l’un et
l’autre s’entremêlent au cœur de toute société humaine…
L’alternative n’est donc pas entre le Bien et le Mal : elle se situe toujours entre la
politique de Dieu, qui vise à préserver la vie de Caïn du ‘boomerang’ de sa propre
violence, et celle de Lemek, le justicier autoproclamé, celle des inquisiteurs
d’autrefois et des croisés de toujours !
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(Le Dieu des bons et des méchants)
Justifier le rejet de l’autre, prôner sa mise à l’index et son exclusion en l’assimilant à
un ‘axe du Mal’ qui menacerait notre identité ou nos libertés, c’est s’arroger un
jugement qui n’appartient qu’à Dieu.
Le Père que proclamait et que priait Jésus n’est-il pas ce Dieu qui
‘fait lever le soleil et descendre la pluie sur les bons comme sur les méchants,
pour les justes comme pour les injustes’ ? (Matthieu 5/45).
Or, c’est justement en cela, enseignait Jésus, que réside et que se manifeste la
perfection de Dieu: il fait luire le soleil bienfaisant et tomber la pluie qui féconde sur
les visages et sur les terres des bons comme des mauvais, des fidèles autant que
des mécréants ! (Matthieu 5/48).
Il n’appartient pas à l’humain, et notamment pas à celle/celui qui se voudrait disciple
de Jésus Christ, de décider du Bien et du Mal, et désigner parmi les enfants de Dieu
ceux qui mériteraient seuls de vivre dans la communauté, tandis que les autres, les
‘malfaisants’, - la ‘racaille’ ou les ‘moutons noirs’ -, seraient à proscrire et à renvoyer.
Jésus proclamait un Dieu qui est ‘parfait’ en ceci justement qu’il donne et préserve la
vie des uns et des autres, sans faire cas de nos distinctions, de nos discriminations
ni de nos jugements.
Il y a moins d’un siècle, le peuple suisse rejetait une initiative qui voulait interdire les
Francs-Maçons; plus près de nous, il y a une quarantaine d’années, il abolissait la loi
d’exception bannissant l’ordre des Jésuites.
Autrefois, les protestants de tel village interdisaient aux catholiques d’élever un
clocher, ailleurs, c’était l’inverse… Et je ne parle pas des Juifs ou des Mennonites…
La suite de l’histoire aura prouvé qu’il en était grand temps, et que les FrancsMaçons ni les Jésuites, pas plus que les Mennonites d’à-côté, n’ont porté atteinte ni
ombrage à notre identité ni à nos libertés !
Plutôt que d’envisager et d’orienter notre vie en commun en termes de confrontation
et d’exclusions, - d’’anti’ : anti-minarets, anti-immigrés, anti-frontaliers -, l’Evangile
appelle à nous efforcer de vivre les uns avec les autres, dans notre fragilité
commune d’humains et dans nos différences.
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C’est là le fondement d’une civilisation digne de ce nom, comme le suggère d’ailleurs
le livre de la Genèse: elle précise que c’est Caïn, - l’homme préservé par Dieu de la
violence engendrée par sa propre violence -, qui devint le fondateur symbolique de la
première ville, de la première tentative d’une vie commune d’humains par-delà les
liens de famille et d’origine ! (Genèse 4/17).
Qu’une vie en société ne soit jamais aisée, exempte de risques d’injustice, de
violence et d’oppression, les Ecritures nous le rappellent, avec Sodome et
Gomorrhe, avec Babel ou Babylone, avec Ninive la cruelle et Rome l’impériale, et
même avec ‘Jérusalem, qui maltraite et qui tue ses prophètes’…
Jésus n’en a jamais nié les difficultés, il y fut lui-même confronté jusques à en mourir:
il y a et il y aura encore des violences et des malveillances, des détresses
inacceptables sur la terre des hommes… Et c’est pourtant ici qu’il faut apprendre à
vivre en commun, plutôt que de dénoncer et d’exclure, de dresser les humains les
uns contre les autres.
Est-il fortuit que le signe du passage de Dieu au cœur de l’histoire humaine ne soit
pas un arc-en-ciel ni une colombe, mais une croix, signe de persécution, d’injustice
et de mort, mais signe aussi d’une vie qui finalement l’emporte sur le mal ?
Le signe ultime de Dieu sur tous les humains, ses enfants…
Ion Karakash
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Seigneur des armées, Seigneur des soldats, (…)
donne-nous aujourd’hui
non pas encore ta paix, mais
notre quotidienne nourriture d’erreur, de confusion,
d’aveuglement, d’injustice,
afin que, mâchant notre pain de poussière et de vent,
nous nous rappelions chaque jour
que l’Eternel n’est pas une poupée faite de main d’homme,
qu’Il n’est pas un fantôme docile à notre appel,
qu’Il ne donne, même contre Caïn, nulle victoire (...)
Seigneur, donne-nous notre peine quotidienne
afin qu’elle soit pesée avec les cendres de nos frères.
Ombre
que je ne vois pas, qui ne me parle pas,
que puis-je, sinon dire que tu fut peur et courage,
amour et solitude,
homme que nous avons, si mal, aimé.
(Jean-Paul de Dadelsen ; ‘Jonas’)
A la fois prière et protestation, ces fragments d’un poème datent de mai 1945, et leur
auteur, témoin engagé dans la guerre, était protestant, membre, à la fin de sa vie, de
l’Eglise française de Zurich.
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