Les années Gorbatchev: échec d`une réforme ou tentative de sauver

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Les années Gorbatchev: échec d`une réforme ou tentative de sauver
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La Grande SecouSSe
par Laure Mandeville*
Les années Gorbatchev :
échec d’une réforme
ou tentative de sauver le système ?
P
M. LE ROY LADURIE a fait référence à sa propre biographie pour évoquer
la fin de la guerre froide, je me sens autorisée à vous faire part de quelques
courts moments de la mienne car elle est elle aussi liée à tous ces événements qui
se sont passés pendant ces années cruciales à l’Est de l’Europe dont nous parlons
aujourd’hui.
En 1986, j’étais une étudiante de Jacques Rupnik et, dans le cadre de son passionnant séminaire sur l’Europe centrale, nous réfléchissions sur les événements en cours
à l’Est du rideau de fer, étudiant à la loupe les crises qu’elle avait traversées et réfléchissant sur son avenir. Nous en discutions fiévreusement mais sans imaginer la rapidité avec laquelle les choses allaient évoluer, sans imaginer que nous étions à trois ans
de l’effondrement. L’année suivante, j’étais au Russian Research Center, dirigé à
l’époque par Adam Ulam à l’université de Harvard, à deux ans de la chute du Mur. À
ce stade, nous en étions encore à des discussions savantes sur les failles du système,
sur l’interaction entre ce qui se passait en son cœur, à Moscou, et sa périphérie.
Personne n’osait alors encore avancer de manière déterminante l’idée que le système
était à genou et qu’il allait mourir quatre ans plus tard à Moscou, dans la foulée du
fameux putsch conservateur d’août 1991.
Pour aborder la problématique qui m’a été suggérée sur le gorbatchévisme
comme échec d’une réforme et tentative se sauver le système, permettez-moi de
rappeler deux phrases qui ont marqué l’histoire – il y en a beaucoup à cette période!
La première est celle que prononce Ronald Reagan, à Berlin le 12 juin 1987. Ce jourlà, il s’adresse à la fois aux Allemands, à l’Europe de l’Est et, en personne, à Gorbatchev
UISQUE
*
Ancienne correspondante du Figaro à Moscou, auteur de La reconquête russe, Grasset et Fasquelle (2008).
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auquel il lance: « Mr Gorbachev, bring down this wall » (« Monsier Gorbatchev, abattez
ce mur »), montrant par là la volonté qu’avait à l’époque l’Amérique de jouer un rôle
dans l’accélération de la fin du communisme. C’est un élément important qu’il faut
retenir.
L’autre phrase est de Gorbatchev. Il la prononce quand il rend visite à Honecker,
quelques semaines avant la chute du Mur : « Celui qui est en retard sera puni par
l’Histoire », dit-il. Quelques semaines plus tard, Honecker, justement, est balayé par le
vent de l’Histoire. On va l’oublier rapidement, ainsi que Egon Krenz, son successeur.
Mais Gorbatchev n’imagine pas, au moment où il s’adresse à Honecker, que deux ans
plus tard, c’est lui-même qui va se retrouver dans la même position et être à son tour
emporté par cette même tourmente populaire qui balaie tous les régimes communistes sur son passage; il n’imagine pas qu’en décembre 1991, le drapeau rouge sera
descendu de la tour Saint-Sauveur sur laquelle il flotte, qu’il aura perdu son poste de
Président, qu’il aura perdu l’URSS – qui disparaîtra sans crier gare –, et tout contrôle
sur un processus qu’il pensait diriger: la réforme du système soviétique.
Gorbatchev n’avait pas prévu la fin du communisme contrairement à ce que
pensent nombre d’analystes ici en Occident. Quand l’URSS explose, son visage, en ce
moment historique, exprime une stupéfaction mêlée d’effroi. Mikhaïl Gorbatchev est
anéanti, incapable de réaliser ce qui lui arrivait. Cet homme était persuadé que le
communisme était réformable, qu’il pouvait le réanimer en lui injectant de l’énergie,
de l’intéressement, des idées nouvelles, du sang neuf, en faisant émerger une nouvelle
génération de décideurs à la fois dans le parti et à la tête des entreprises. Il espérait
réactiver un système qui paraissait si puissant à tout le monde qu’on pouvait le croire
éternel! Mais la réforme qu’il a initiée a débouché sur un tout autre résultat.
Ce système aurait-il pu vivre encore quelque temps si Gorbatchev n’avait pas
lancé ce mouvement de changement? Ou était-il condamné à court terme à l’autodestruction? Pourquoi une voie chinoise n’a-t-elle pas été possible en Russie?
Je suis de ceux qui pensent que le système en Russie était irréformable et que l’impasse dans laquelle il était engagé le condamnait irrévocablement à mort. Mais le
cours des choses aurait sans doute été différent s’il n’y avait eu une tension insoutenable entre les objectifs extérieurs démesurés que s’était assignée la superpuissance
soviétique et l’état de déliquescence du pays.
Avec le relâchement progressif de la politique répressive stalinienne, le système
totalitaire soviétique avait évolué vers une forme de dictature que certains qualifiaient
de post-totalitaire. Il baignait dans la corruption et le mensonge généralisé. La
corruption était devenue une seconde nature du régime qui permettait à l’intérêt
particulier et à la liberté de se frayer timidement un chemin dans les interstices de la
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machine collectiviste, tout entière au service d’une nomenklatura désidéologisée.
Quant au mensonge, tout le monde le pratiquait. Les entreprises mentaient sur leur
production. Le Parti mentait sur ses objectifs. Au milieu des années 1980, l’URSS était
un pays où l’on volait à grande échelle, une sorte de machine infernale recouverte à
tous les échelons par la bureaucratie du régime.
En même temps, dans les années 1970 et au début des années 1980, ce régime
soviétique, qui tenait par une idéologie par définition agressive destinée à renforcer sa
cohésion interne, dont il sentait bien qu’elle lui échappait, poursuivit une politique
expansionniste extrêmement active et violente. La situation était paradoxale : à
mesure que le régime s’affaiblissait sur le plan intérieur, il devenait expansionniste
puisque, traditionnellement dans ce système, c’est par la création d’un ennemi extérieur qu’on peut arriver à consolider l’ensemble et maintenir l’illusion de sa nécessité.
Cette politique expansionniste se manifestait dans la Corne de l’Afrique et en Angola
notamment, mais aussi en Afghanistan – la dernière grande « aventure » du régime
soviétique –, ainsi qu’en Europe où l’URSS tentait de pousser ses avantages en déstabilisant les opinions publiques et en jouant sur les mouvements pacifistes d’extrême
gauche pour tenter d’affaiblir l’Occident.
En même temps, on constatait un essoufflement total, une sorte d’impasse, d’affaiblissement interne. Cette tension entre les objectifs extérieurs et les ressources
internes allait accoucher d’une volonté de réforme, laquelle allait susciter l’avènement
de forces qui conduiraient à l’effondrement du système.
Voilà qui répond au débat que vous abordez aujourd’hui avec ce colloque : au
moment où le système s’effondre et où les forces qui vont déborder la tentative de
réformes sont à l’œuvre, ce système montre, malgré tout, une réelle capacité à
allumer des contre-feux qui vont lui permettre, dans une certaine mesure, de se
survivre à lui-même. Et ce qu’on voit à l’œuvre, aujourd’hui en Russie, c’est aussi le
résultat de ces contre-feux et de ces manœuvres menées à l’époque par le système
pour survivre. J’y reviendrai.
La volonté de réforme était réelle, à la fin des années 1970 dans les officines les
mieux renseignées sur l’état du pays. Mais, après avoir suivi de près ce pays pendant
vingt-cinq ans environ, j’ai quelques doutes sur le fait qu’elles étaient si bien renseignées que cela. Cependant, un certain nombre de gens, au sein des structures du KGB,
se représentaient de façon relativement précise l’état de déliquescence du pays
– Edouard Chevarnadzé en a notamment donné quelques témoignages très éclairants
dans ses livres et ses interviews. Ces responsables comprenaient fort bien la catastrophe, sinon imminente, du moins annoncée, qui menaçait le système.
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Une équipe se mit en place autour d’Andropov pour tenter de l’endiguer. Mais on
ne peut comprendre cette tentative de sauvetage du système si l’on ne prend pas en
compte le contexte extérieur. Je crois que l’Amérique de Ronald Reagan qui a été
beaucoup critiquée à l’époque, s’est révélée un acteur tout à fait capital pour créer le
contexte propre à la décomposition et à la réforme éventuelle du système. Il ne faut
pas oublier que Reagan est l’homme qui sort l’Amérique de son complexe post-vietnamien – c’est-à-dire une Amérique qui prend ou reprend conscience qu’elle représente le monde libre, une énergie, une dynamique, une légitimité – celle de la liberté,
de l’état de droit et de la démocratie et qui comme telle, peut revendiquer sans
complexe la direction du monde libre. Reagan mettra cette revendication au cœur de
ses mandats. Richard Allen, l’un de ses conseillers pour la Sécurité nationale m’a
confirmé que la lutte contre le régime soviétique, la fin de l’URSS et la chute du Mur
étaient l’obsession, le but primordial de Reagan. La force de ce Président américain
venait de ce qu’il était persuadé, contre l’avis de beaucoup, que c’était possible. Il y eut
le fameux discours sur l’empire du Mal, il y eut aussi le lancement de l’Initiative de
Défense stratégique (la fameuse « guerre des étoiles »), une initiative pour une guerre
technologique qui révéla, en réalité, la vulnérabilité technologique et économique de
l’URSS et son incapacité à mener les batailles du XXIe siècle.
Un autre élément lié au contexte extérieur, absolument capital et interactif avec
celui dont je viens de parler, est la situation en Europe de l’Est, qui était alors en
pleine mutation. Les crises, les mouvements que nous étudions à l’époque de manière
savante à Sciences po avec Jacques Rupnik ou Georges Mink, deux de mes professeurs, continuaient souterrainement leur chemin et menaient un travail sur les
sociétés et les pouvoirs en place en Europe de l’Est.
Il est impossible de comprendre ce qui se passait au cœur du système si l’on ne
comprend pas ce qui se passait là. L’interaction a été permanente entre les différents
endroits d’où pouvaient venir les changements. Ce qui s’est passé avec Gorbatchev à
partir de 1987 est absolument lié à ce qui se passait en même temps en Europe de
l’Est.
Andropov, d’abord, a tenté de mettre en place un sauvetage du régime, notamment en orchestrant une grande opération de nettoyage des écuries d’Augias de la
bureaucratie soviétique. Sa méthode, ce fut la répression des déviants sur le plan intérieur et, sur le plan extérieur, la bataille des euromissiles, une approche en somme
plutôt frontale, coercitive et non de conciliation, de réforme et de main tendue…
Andropov mourant un an à peine après son arrivée au pouvoir, c’est donc
Gorbatchev qui lui succéda, après un intermède Tchernenko qui ne vaut pas vraiment la peine qu’on s’y attarde.
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Gorbatchev hérita de cette tâche de
réforme et de redynamisation du système. En ce sens, il fut l’héritier
d’Andropov, même s’il allait imprimer
en partie sa marque en décidant que la
méthode « dure » n’était pas probante.
Pourquoi ne prolongea-t-il pas la
méthode Andropov ? Peut-être jugeat-il que la pieuvre de la corruption
Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev
était trop omniprésente et que le
au Sommet de Genève en novembre 1985.
système était trop à bout de souffle
© Ronald Reagan Presidential Library
pour qu’on pût agir par la répression… En tout cas, il choisit d’agir par l’ouverture et l’intéressement, par la création
d’un secteur partiellement privatisé plutôt que par la chasse aux bureaucrates. Adam
Ulam, un historien américain d’origine polonaise, brillant et célèbre, formule une
très intéressante hypothèse dans sa préface au livre de Valery Boldine (chef de l’administration de Gorbatchev juste avant le putsch). Boldine « chargea » Gorbatchev,
l’accusant d’être à l’origine de l’effondrement de l’Union soviétique. Ullam dit que
Gorbatchev était obsédé par la période d’ouverture khrouchtchévienne et par la
manière dont elle s’était terminée. Il pensait à la fois qu’il pouvait « ouvrir », à la
manière khrouchtchévienne, d’autant que cette période n’avait pas débouché sur l’effondrement du système et qu’il y avait eu un contrôle du dégel.
Il jugeait donc, à son tour, pouvoir tenter l’ouverture, mais en même temps, il
était obsédé par la révolution de palais née à l’intérieur du Parti. Selon Ulam, cette
obsession serait une des explications de sa volonté d’introduire dans le jeu politique
la société et cette publicité des débats que sera la glasnost, le pendant de la perestroïka
des réformes gorbatchéviennes.
Le problème est que Gorbatchev ne comprenait absolument pas le caractère systémique du mal qu’il voulait combattre ni le risque politique qu’il encourait en ouvrant
les vannes de la liberté. Il ne comprenait pas non plus que l’ouverture qu’il allait
mener à l’Ouest, justement pour avoir les capacités de réformer le régime, allait
supprimer la peur et l’image d’« Ennemi de l’Occident », qui avait été le ciment du
régime.
Gorbatchev permit donc aux sociétés est-européennes et à la société soviétique de
s’engouffrer dans la brèche et de changer le prisme de ce qui est, selon moi, le
problème récurrent de la société russe, son rapport à l’Occident – et cela bien avant le
communisme. Dès qu’il y a possibilité de réformes en Russie, il y a volonté d’occiden-
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talisation et dès qu’il y a un phénomène de réaction à ces réformes, il y a rejet de
l’Occident. Celui-ci est le baromètre avec lequel se mesure la société russe depuis des
siècles, et encore pendant la période soviétique. En faisant disparaître l’image de
l’« Ennemi », Gorbatchev condamnait par là aussi son entreprise, ouvrant la porte à
une nouvelle période d’euphorie pro-occidentale.
J’en viens à l’idée d’enchaînement fatal qui me paraît cruciale pour comprendre
ce qui s’est passé: la réforme allait nécessairement mener à l’effondrement à partir de
cette décision d’en haut, prise par Gorbatchev, puis de l’aller-retour qui en découlait
entre la volonté du régime d’ouvrir le système sans le perdre et tout ce qui allait s’engouffrer dans la brèche. Le même phénomène que l’on trouve dans les sociétés esteuropéennes pouvait se constater dans la société soviétique: les forces qui s’étaient
tues et qui, sous la glace du communisme, malgré les années, attendaient leur heure –
mouvements nationaux, de la Géorgie à l’Ukraine en passant par les pays baltes,
mouvements de dissidence, mouvements culturels – provoquèrent un bouillonnement extraordinaire, puis peu à peu engagèrent un dialogue avec le régime avant de
l’emporter.
Ce qui est très intéressant, c’est que tout se faisait à vue: il n’y avait pas de plan
déterminé des deux côtés. Les choses se faisaient au jour le jour. À vivre là-bas, on se
rendait compte que c’était une période complètement révolutionnaire, que les événements qui se produisaient pendant une semaine donnée entraînaient un changement
par exemple en Pologne qui, à son tour, par ricochet, avait un impact sur les élections
en Estonie en 1989-1990, etc.
C’est ainsi que le système a été emporté. Ce point mérite d’être souligné : les
grandes institutions supposées cimenter le système – l’armée et le Parti – furent
complètement impuissantes à endiguer ce mouvement. En réalité, elles furent
complètement traversées par le débat puis dépassées. Gorbatchev tenta de maintenir
le mouvement principal à l’intérieur du parti. C’était un homme du Parti, un homme
limité, pas du tout un visionnaire, ni un grand stratège, un homme qui fit preuve de
nombreuses qualités ; il refusa la violence, retirant les troupes soviétiques
d’Afghanistan et s’opposant à la répression en Allemagne de l’Est. Il joua donc un
rôle capital comme un tacticien, mais un peu à l’aveugle, sans véritable stratégie de
long terme. Encore une fois, il n’avait pas compris ce qui se passait; il était totalement
dépassé par le fait national. Jusqu’au bout, il a peiné, par exemple, à comprendre la
signification de la proclamation de l’indépendance lituanienne dès 1990 : on se
souvient qu’en janvier 1991, il envoya les chars et l’armée pour tenter d’endiguer le
mouvement!
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Tout cela explique les ratages permanents de Gorbatchev jusqu’à la fin. Là, voyant
que tout lui échappait, il se retourna vers la partie conservatrice du pouvoir, provoquant le putsch qui allait l’emporter.
Un mot pour finir sur les contre-feux du système pour se survivre à lui-même. Il
faut à cet instant parler du KGB et de la tentative menée par cette organisation, là aussi
dans le plus grand désordre, pour endiguer le mouvement qui mena à la fin du
communisme soviétique. Dès la fin des années 1980, le KGB tenta d’investir le monde
du privé pour sauver le régime. Cela reste un sujet très difficile à explorer. Car
personne n’a jamais vraiment su ce qu’était devenu par exemple l’argent du parti
communiste. Pourtant, des documents et des témoignages, notamment restitués dans
le très bon livre du journaliste Paul Khlebnikov, assassiné depuis, racontent certains
aspects de l’action menée par le KGB à l’approche de l’effondrement du système.
Khlebnikov produit notamment un document passionnant de la direction financière
du PCUS, qui demande au KGB d’organiser la sortie de l’argent du parti vers
l’Occident, vers des sociétés privées, afin de permettre ainsi à la nomenklatura de
réussir sa mutation, de reprendre ainsi le contrôle de la situation et de rester aux
commandes du système économique et politique.
L’autre contre-feu important est celui qu’a allumé dès 1991 le KGB sur la question
de l’Histoire du communisme et de l’accès aux archives du régime communiste. C’est
la question des archives qui est en jeu ici et en conséquence celle de la nature du
système auquel nous avions affaire, rien de moins : qu’est-ce que c’était que ce
système et qu’est-ce qui s’est vraiment passé? Quels étaient ses liens avec l’Occident?
Toutes ces questions brûlantes, que des générations d’historiens et de politologues
ont explorées à tâtons pendant la guerre froide, se sont posées de manière très aiguë
au moment de l’effondrement de l’URSS. On se disait qu’on allait enfin avoir la
réponse à tant de mystères historiques.
Mais au moment où Vladimir Boukovski, Iouri Afanassiev et quelques autres
historiens, essayèrent, avec l’appui du président Boris Eltsine, d’ouvrir les archives du
Parti, le KGB mit en œuvre un processus visant à les refermer pour empêcher qu’on
sache véritablement comment avait fonctionné le système. C’est une question clé
jusqu’à aujourd’hui car cela nous empêche de réfléchir de manière véritablement
informée sur les modes de fonctionnement du pouvoir soviétique (et de son successeur russe). Le résultat est qu’aujourd’hui, quand on demande aux historiens officiels
de la Russie poutinienne de répondre à la question posée dans ce colloque qui est de
savoir pourquoi et comment on est sorti du communisme et pourquoi le mur est
tombé, ils ont des réponses totalement révisionnistes. Nous sommes aujourd’hui face
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à une tentative de réécriture des événements dont
nous discutons aujourd’hui, confrontés à une
manière stupéfiante de présenter ce qui s’est passé
comme une sorte de complot ourdi par les
Occidentaux pour empêcher la Russie de demeurer
un pays puissant. Un livre d’une historienne proche
du pouvoir poutinien, Natalia Narochtnicheskaïa
(Que reste-t-il de notre victoire ? Russie-Occident: le
malentendu, Éditions des Syrtes), exprime bien ce
révisionnisme ambiant. J’en recommande la lecture à
toux ceux qui s’intéressent à ce qui s’est passé au
tournant des années 1980 et 1990, mais aussi à ce qui
se passe aujourd’hui en Russie. L’analyse qu’elle fait
de l’histoire russe et de l’effondrement du système est
aussi fascinante qu’inquiétante. Elle présente les événements que nous célébrons
comme la fin du communisme comme un coup de force mené par des libéraux
minoritaires, avec le soutien de l’Occident pour détruire le système communiste.
Certaines accusations portées actuellement en Iran contre les « libéraux » et les
démocrates « liés » à l’Occident rappellent ce procédé. Un nouveau révisionnisme
russe, puisant une part de sa légitimité dans l’expérience communiste tout en sculptant les contours d’une idéologie nationaliste très anti-occidentale, est en train
d’émerger. Elle pose un vrai défi aux historiens. Comme aux politiques. En ce sens, la
manière dont s’est effondré le régime communiste sous Gorbatchev pèse encore sur
notre temps.
Laure Mandeville
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