Gorbatchev: Le pari perdu? - l`Institut d`Histoire sociale
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Gorbatchev: Le pari perdu? - l`Institut d`Histoire sociale
LIVRES L I V R E S Gorbatchev: Le pari perdu? De la perestroïka à l'implosion de l'URSS de Andreï Gratchev Traduit de l'anglais par Monique et Jean Poirel Paris, Armand Colin, coll. «Comprendre le monde», 296 p., 24,25 € par Galia Ackerman T EL EST LE TITRE DE L’ESSAI D’ANDREÏ GRATCHEV, le dernier attaché de presse de Mikhaïl Gorbatchev qui, après la défaite de celui-ci et l’éclatement de l’URSS, a choisi de vivre en France et y est devenu un fin analyste politique. Avant de devenir membre du Comité Central du PCUS en 1990, Andreï Gratchev a été un sherpa au Département international dudit Comité. Il a connu donc intimement la «cuisine» du Kremlin, mais aussi celle du ministère des Affaires étrangères et celle, bien sûr, du Comité Central du parti communiste soviétique qui, dans une interaction assez complexe, définissaient la politique étrangère de l’URSS. C’est à cette politique sous Gorbatchev qu’est consacré son nouvel essai: en effet, sur la scène internationale, les années Gorbatchev ont produit des changements énormes, en mettant notamment fin à la guerre froide et à ses menaces. Le diable est dans les détails, affirmait Descartes. Tout l’intérêt de ce livre est qu’il raconte une histoire assez largement connue – celle de la politique étrangère gorbatchévienne dans le contexte de la perestroïka et de sa «nouvelle pensée» – de telle sorte qu’elle se lit comme un polar, justement grâce aux détails. Ainsi, selon Gratchev, déjà à la fin de l’époque brejnévienne, tout un groupe de jeunes experts, regroupés au sein du Département international du Comité Central du PCUS, se trouvait en ferme opposition avec les «éléphants» du ministère des Affaires étrangères, du ministère de la Défense et du Politburo. Mais sous Brejnev, ils n’avaient aucune influence; la politique étrangère était de facto dictée par les ultraconservateurs: Dimitri Oustinov, ministre de la Défense, en tête du complexe militaro-industriel, Andreï Gromyko, ministre des Affaires étrangères, et le président du KGB, Iouri Andropov. Ce sont eux notamment, explique Gratchev, qui ont N° 48 105 histoire & liberté décidé d’apporter « l’aide internationaliste » à la révolte marxisante en Afghanistan, en ouvrant ainsi la boîte de Pandore pour plusieurs décennies à venir. Parallèlement, le changement mûrissait au sein de quelques grandes écoles et instituts de recherche: les «intellectuels du parti» tels que Tcherniaev, Arbatov, Chakhnazarov, Inozemtsev, Iakovlev eurent l’oreille attentive de Mikhaïl Gorbatchev dès qu’il est devenu membre du Politburo en 1979. Grâce à ce think-tank informel, il se tenait informé de la situation politique dans le monde et forgeait graduellement sa vision, ou plutôt son rêve, d’un ordre international nouveau, fondé sur la coopération et la justice, et non sur les visées impérialistes des deux superpuissances. Gratchev raconte de l’intérieur comment Gorbatchev, une fois élu secrétaire général du Comité Central du PCUS, a construit une nouvelle équipe capable de produire des changements radicaux, à l’intérieur du pays et dans la politique étrangère soviétique. La nomination clé, pour sa politique étrangère, fut celle d’Edouard Chevardnadze, premier secrétaire du Parti communiste de Géorgie. Et peu importait à Gorbatchev que Chevardnadze n’ait aucune expérience de politique étrangère: c’était son ami de longue date qui partageait ses idéaux. C’est ce duo qui finalement a bouleversé la donne de la guerre froide, en contournant souvent le Politburo qui restait sur des positions beaucoup plus conservatrices. On voit à travers le livre à quel point Gorbatchev était obligé d’agir plus ou moins en cavalier seul pour obtenir des résultats aussi spectaculaires que contestés au sein de l’élite gouvernante soviétique, tels que les traités sur la réduction d’armes conventionnelles et nucléaires et le «lâchage» de l’Europe de l’Est et des pays «amis» dans le Tiers-monde, ce qui provoqua bien entendu l’enterrement paisible du fer de lance du camp communiste, le Pacte de Varsovie. Pour montrer le degré de l’indignation des élites communistes à l’encontre de leur chef, Gratchev raconte une anecdote. En novembre 1990, lors de la signature à Paris du traité sur les forces conventionnelles en Europe, Dimitri Iazov, ministre soviétique de la Défense (et futur putschiste), présent à la cérémonie, était furieux au point de perdre toute réserve et de dire aux autres membres de la délégation soviétique: «Ce Traité signifie que nous avons perdu la troisième guerre mondiale sans qu’un seul coup de feu ait été tiré». Aujourd’hui, alors que le monde occidental et le monde arabe sont confrontés à la crise syrienne et qu’ils se heurtent au veto russe au Conseil de sécurité de l’Onu, on se rappelle avec une certaine nostalgie la conduite courageuse de Gorbatchev, qui a soutenu l’action militaire contre l’Irak à la suite de l’invasion par celui-là de Koweït, en août 1990. Or, l’Irak avait été un allié stratégique traditionnel et un client de l’URSS au Moyen-Orient. Gratchev souligne que cette décision de Gorbatchev allait également contre les intérêts économiques directs de l’URSS: Moscou possédait des contrats pétroliers et de vente d’armes d’une valeur totale de 1,2 milliard de dollars, somme très importante à l’époque pour l’économie soviétique agonisante. Pour Gratchev, l’adoption par le Conseil de sécurité de l’Onu de la résolution 678, en novembre 1990, autorisant l’emploi de «tous les moyens nécessaires», y compris la force, pour 106 JUIN 2012 contraindre Saddam Hussein à évacuer le Koweït, marquait la véritable fin de la guerre froide. Désireux de faire reconnaître par les Occidentaux une nouvelle URSS réformée, Gorbatchev a même accepté la réunification de l’Allemagne et l’adhésion de l’Allemagne unifiée à l’Otan, alors que 400000 soldats soviétiques étaient encore stationnés en Allemagne de l’Est et que le futur chef de l’État russe, Vladimir Poutine, y exécutait encore ses humbles fonctions en espionnant ses propres compatriotes et en collaborant étroitement avec la Stasi, police secrète est-allemande. Pourquoi Gorbatchev a-t-il pris toutes ces mesures qui transformèrent la deuxième puissance mondiale en une puissance régionale? En plus d’un certain idéalisme, d’un rêve de la «Maison européenne commune», d’une aspiration à un «nouvel ordre mondial» fondé sur la justice et non sur l’usage de la force, Gratchev nous rappelle que l’objectif premier de Gorbatchev était de «soulager la société soviétique du fardeau dévastateur de la course aux armements… de ce prix à payer que le pays ne pouvait plus se permettre». Malgré ce remarquable rapprochement avec l’Occident, jamais vu dans l’histoire de l’URSS, les pays occidentaux ne se sont pas précipités au «chevet du malade» pour porter à Gorbatchev une aide économique nécessaire afin d’éviter un collapse économique. Ainsi, en avril 1991, à quelques mois de sa chute, Gorbatchev a demandé à George Bush senior un prêt d’un milliard et demi de dollars, pour financer l’achat des céréales américaines et tout simplement nourrir la population soviétique, en proie à une grave pénurie alimentaire. Au moment où Bush lui a refusé ce prêt, Gorbatchev ne savait pas, raconte Gratchev, que l’émissaire d’Eltsine et futur ministre russe des Affaires étrangères, Andreï Kozyrev, avait rendu visite à la Maison-Blanche et demandé de n’accorder aucun subside au gouvernement central de Moscou, arguant du fait que ces crédits ne seraient pas utilisés efficacement. Mais les agissements de Boris Eltsine, qui était à l’époque président de la Fédération de Russie au sein de l’URSS, n’ont fait que confirmer le sentiment que les dirigeants occidentaux avaient déjà: la désintégration de l’URSS devenant imminente, ils ont préféré la bonne vieille Realpolitik aux «châteaux d’Espagne» de la «nouvelle pensée» gorbatchévienne… Alors, Gorbatchev, naïf, idéaliste ou visionnaire? Telle est la question qu’Andreï Gratchev pose à la fin de son livre passionnant à propos de son ancien patron, Mikhaïl Gorbatchev. Et s’il laisse à l’histoire le soin de juger ce passé encore trop récent, il y a une conclusion dont il est certain: «Avec le départ forcé de Gorbatchev de la scène politique russe (et internationale), l’Occident a perdu, comme son interlocuteur en Russie, peut-être le dernier représentant du courant des zapadniki (occidentalistes) russes qui, depuis l’époque de Pierre le Grand, rêvaient de la possibilité d’ancrer définitivement le destin de la Russie à l’Europe». N° 48 107 LIVRES L I V R E S