Le vivant à la conquête des milieux continentaux : le cercle vertueux
Transcription
Le vivant à la conquête des milieux continentaux : le cercle vertueux
FICHE 3 Le vivant à la conquête des milieux continentaux : le cercle vertueux eau/sol Sans les végétaux, il n’y aurait pas de matière organique sur les continents. Les paysages que nous parcourons aujourd’hui, les sols que nous cultivons, nous les devons à la colonisation de ces plateaux par les végétaux. À l’origine, les plateaux continentaux secs et arides étaient bien peu accueillants pour les organismes vivants qui, nés dans la mer, avaient tous besoin d’eau. Or, comme on peut l’imaginer, un plateau continental, sans sol, ne retient guère le peu d’eau qui y tombe et la laisse ruisseler jusqu’à la mer. Pour pouvoir coloniser les continents, il fallait donc... emmener la mer avec soi, ou tout au moins constituer un milieu qui mime sur terre la stabilité de la mer. Et c’est ce que le vivant a fini par faire. Les végétaux sont sortis de la mer à la conquête des continents il y a 440 millions d’années environ. Ils ont progressé dans les profondeurs continentales grâce à la constitution progressive sur les masses minérales d’une couche dotée de propriétés particulières : le sol 1. Le processus de colonisation des continents est donc indissociable du processus de formation des sols, ou pédogénèse. Certains organismes pionniers sont capables de s’installer dans des conditions extrêmes, sur la roche nue, là où il n’y a pas encore de sol. C’est le cas notamment des lichens. Le lichen est le fruit d’une symbiose entre un champignon et des cyanophicées – ces dernières sont capables de synthétiser de la matière organique par le processus de photosynthèse. On les retrouve quasiment sous tous les climats et dans des situations extrêmes. Les lichens colonisent n’importe quoi, sous réserve de pouvoir trouver, de loin en loin, une roche si possible riche en minéraux à dissoudre, un peu de rosée, c’est-àdire d’humidité dans l’air, et d’air pur. Le lichen est souvent le signe de la première étape de création d’un sol. 1. Par « sol », on entend les différentes formes d’un mélange dont les variations infinies vont des particules minérales (ou assimilées, dans le cas des roches calcaires dont on a vu plus haut qu’elles étaient pourtant d’origine organique) aux particules organiques (restes de lichens, de feuilles, de racines, de mycélium de champignon, etc.). Ces particules organiques sont souvent regroupées sous le terme générique d’humus. FICHE 3 La formation de ce premier sol est en effet indispensable pour que d’autres plantes plus exigeantes puissent s’y installer sur la base ainsi formée. S’instaure alors un cercle vertueux : plus le sol se développe, c’est-à-dire plus il s’approfondit et s’enrichit en matière organique, plus il peut accueillir une végétation complexe qui, à son tour, contribue à son développement. En effet, la première et principale caractéristique du sol, par rapport à la plupart des roches nues, est qu’il est structuré et poreux. La matière organique lui donne un caractère spongieux qui lui permet de retenir l’eau, élément vital. Si un sol perd sa matière organique – et nous verrons après que l’homme s’y entend, malheureusement, à la lui faire perdre – il perd sa structuration. Les particules minérales se tassent, comblant les trous et faisant perdre au sol sa capacité de rétention d’eau. Au-delà de cette capacité de rétention, les porosités du sol forment un environnement relativement protégé qui atténue les changements saisonniers. Nous dirions que l’atmosphère y est « tamponnée » : l’humidité et la température y sont sensiblement plus stables qu’au grand air. Ceci permet le développement d’une vie – champignons, bactéries, insectes, arachnides, lombrics – sans doute moins intense que dans l’océan, milieu extrêmement tamponné, mais suffisant quand même. Loin des côtes, le sol simule un environnement s’approchant autant que possible du milieu marin. Tout de même, il s’agit là d’une imitation très approximative qui a demandé une sérieuse adaptation aux organismes vivants partis à la colonisation du continent. En résumé, les organismes pionniers ont amorcé à l’air libre le « cercle vertueux » du vivant. Les premiers organismes accumulent de petites réserves de matière organique qui préparent le terrain à des organismes plus productifs mais plus exigeants qui, à leur tour, contribueront à la formation d’un sol plus profond, plus protecteur, plus actif, offrant de nouvelles possibilités. Grâce à ce cercle vertueux, le vivant va donc connaître un formidable développement terrestre. L’aventure de la forêt Attirer l’eau dans les profondeurs du continent, et la retenir, voilà la gageure pour progresser à partir des marges océaniques. C’est ce que va réaliser le vivant, par l’apparition d’écosystèmes toujours plus sophistiqués, capables de retenir et de recycler toujours plus d’eau sur le continent avant qu’elle ne retourne finalement à la mer. Il s’agissait de la conserver biologiquement le plus longtemps possible sur les zones continentales. Le vivant va agir à la fois comme un réservoir et une pompe aspirante luttant contre le retour de l’eau de pluie vers la mer. 2 LE VIVANT À LA CONQUÊTE DES MILIEUX CONTINENTAUX Pour comprendre le mécanisme à l’œuvre, il faut d’abord rappeler le fonctionnement d’un plateau continental, dépourvu de vie (abiotique). Sur un continent abiotique, il peut exister d’importantes réserves d’eau que nous qualifierons de « minérales » : glaciers, eaux phréatiques souterraines. Mais les eaux de surface, utiles au vivant, sont rares. De surcroît, elles sont avant tout mobiles ; elles ont la forme de cours d’eau dont le niveau varie rapidement en fonction des précipitations. L’eau qui tombe sur les plateaux retourne à la mer par le chemin le plus court et le plus rapide, en suivant la plus grande pente. Le cycle de l’eau s’en trouve nécessairement très simplifié et très rapide : – Les nuages vont se former par évaporation au-dessus des océans. – Ces masses nuageuses atteindront les zones continentales. Tôt ou tard – et plus souvent tôt que tard – selon la température et le relief, il va pleuvoir ici ou là. D’une manière générale, le centre des grandes masses continentales sera sec. Pour des raisons tenant à la réverbération (les roches nues sont généralement claires) et à l’absence d’humidité, l’air y est plutôt chaud et sec, ce qui n’est guère propice aux précipitations. Il faut que les masses d’air humide rencontrent un relief, qu’elles montent et se refroidissent pour que l’eau se condense et qu’il pleuve. – L’eau qui se déverse sur les barrières montagneuses, suivant la plus grande pente, forme rapidement des fleuves aux débits fluctuants – à l’image des oueds sahariens – et retourne alors quasi directement à la mer, où elle reprendra son cycle. En caricaturant, l’eau n’aura fait qu’un passage bref sur la périphérie des masses terrestres sans pouvoir développer un écosystème digne de ce nom. Le cycle de l’eau est bien différent si le sol est « végétalisé », par exemple par une forêt bien implantée sur un sol développé avec une bonne rétention d’eau : – Des nuages se forment, mais pas seulement au-dessus de l’océan ! La forêt transpire, pompant l’eau contenue dans le sol. Une partie de l’eau va donc se reformer en nuage, au-dessus des masses continentales, sans passer par la case « mer ». Ces nuages sont donc susceptibles d’aller plus loin pour arroser des zones plus sèches, où des organismes colonisateurs (lichens) sont en train de préparer le terrain pour que petit à petit s’implantent des écosystèmes de plus en plus efficaces en termes d’attraction et de rétention d’eau. 3 FICHE 3 – Par ailleurs, lorsque les nuages océaniques arrivent au-dessus des zones continentales, l’air y est plus frais pour deux raisons : l’humidité dégagée par la forêt et la couleur sombre des feuillages réduisent la réverbération des rayons du soleil et abaissent la température des masses d’air. Ce refroidissement accroît la possibilité de condensation en pluie2. En outre, l’air y est déjà plus humide du fait de l’évapo-transpiration des végétaux. – Enfin, lorsqu’il pleut, l’eau est retenue localement par le chevelu végétal lui-même et par le sol spongieux. Elle se libérera petit à petit, soit par évapotranspiration reformant des nuages continentaux, soit par les fleuves dont le débit se trouve ainsi régulé. On assiste donc à ce phénomène trop souvent méconnu : la capacité du vivant à attirer l’eau et à la conserver dans la profondeur des masses continentales. En matière de rétention d’eau et de régulation du régime hydrique, la forêt représente l’écosystème le plus performant. La barrière physique qu’il oppose à l’eau, dès qu’il pleut, la profondeur des sols qu’il génère, expliquent cette performance. L’écosystème forestier retient les excédents d’eau, évitant les crues, et libère en revanche de l’eau en période sèche, limitant ainsi l’étiage3. Les massifs montagneux boisés constituent les « châteaux d’eau » des plaines. C’est pourquoi la déforestation des hauteurs boisées, que ce soit dans l’Atlas ou sur le mont Liban, a profondément modifié le régime hydrique, accroissant à la fois les risques d’inondation l’hiver et les risques de sécheresse l’été4. Dans les zones tropicales, l’homme a trouvé une méthode artificielle pour maintenir l’eau en altitude : le terrassement. Au prix d’aménagements impressionnants, les terrasses ont créé des « marécages d’altitude ». 2. Il faut rappeler que plus l’air est chaud, plus il peut contenir d’eau sans pleuvoir. Ainsi une masse d’air riche en eau que l’on refroidit va se traduire par une condensation. 3. Bien des aménageurs l’avaient compris. Par exemple, dans le cas du marais poitevin, dès l’époque médiévale, s’opposent un marais « mouillé » et planté d’arbres et un marais « sec ». Le marais mouillé se trouve en amont du marais sec. S’il ne s’agissait que de drainer des terres le plus rapidement et le plus facilement possible, on l’aurait fait en commençant par l’amont. Or les aménageurs draînèrent les terrains en aval près du bord de mer. Le marais « mouillé », inondé l’hiver, est conservé en amont du marais « sec ». Réservoir naturel, il sert de zone de régulation qui permet de maintenir un excellent niveau d’irrigation l’été, dans la partie « sèche » et déboisée. Bel exemple de génie agro-environnemental à l'échelle d'une région ! 4. Au IIe siècle, l’empereur romain Hadrien tenta d’endiguer la déforestation du Liban en plaçant des bornes « propriété de l’empereur Hadrien Auguste, limite de la forêt ». F. Briquel-Chatonnet, E. Gubel, Les Phéniciens aux origines du Liban, Gallimard, coll. Découvertes, 1998. 4 LE VIVANT À LA CONQUÊTE DES MILIEUX CONTINENTAUX Le terme de « marécage » est adapté : la rizière n’est pas seulement un lieu de production de riz, mais aussi de poissons 5. L’accumulation de matière organique sur les plateaux continentaux a permis une rétention d’eau qui, à son tour, a favorisé une meilleure croissance et donc une accumulation supplémentaire de matière organique. La vie a ainsi sans cesse repoussé les frontières du tout minéral dont les déserts, qui étendaient leur empire à l’ensemble des terres émergées il y a encore 500 millions d’années, sont l’illustration. Dès lors, on peut apprécier l’action de l’homme face à cette conquête du vivant. À chaque fois que, par des actions inconsidérées ou des facilités à court terme, l’homme accélère le retour rapide de l’eau vers la mer, à chaque fois qu’il favorise aussi ainsi le lessivage des nutriments et des limons, la fraction minérale utile, ne laissant plus derrière lui que sable et roche nue, il joue contre le mouvement du vivant. Il joue contre lui-même. Or l’acte agricole, pour être civilisateur, n’a pas toujours ménagé l’héritage du vivant. Matière organique, sol, eau et agriculture Quand l’agriculture apparaît, c’est au sein d’écosystèmes qui ont déjà une longue histoire. Le vivant a profondément modifié la terre qu’il a colonisée et l’agriculture est tributaire de cette histoire biologique qui précède son apparition. Elle doit s’insérer dans ce monde biologique avec lequel elle interagit en permanence. Que faut-il retenir de l’action du vivant ? – Le vivant est fait essentiellement de chaînes de carbone, les molécules organiques. – Le vivant, parti de la mer, a progressivement colonisé les plateaux continentaux pourtant hostiles au premier abord. – L’accumulation des chaînes de carbone, issues de la dégradation des organismes vivants, et leur mélange avec les argiles et les limons ont permis l’apparition des sols qui permettront de coloniser durablement les milieux continentaux. Ce sol abrite une faune et une flore importantes et est le lieu de réactions et de transformations significatives de la matière. 5. P. Roger, La rizière : un agrosystème d’une incroyable diversité, IRD. 5 FICHE 3 – Les êtres vivants ont constitué des associations, des écosystèmes qui, par leur complémentarité, ont permis de résister aux aléas climatiques. – Sur un lieu donné, la succession d’écosystèmes de plus en plus sophistiqués, permet, si de nombreuses conditions sont réunies, de produire un surplus de matière organique enrichissant encore le sol. Cette accumulation de matière organique permet de conserver l’eau liquide à l’intérieur des continents, voire de l’amener littéralement plus loin, permettant d’étendre l’empire de la vie sur le minéral. Ces écosystèmes sont en relation complexe avec le climat. À petite échelle, ils ne semblent que le subir, mais à grande échelle, ils le modifient très profondément, agissant sur les précipitations et le niveau des fleuves. Un écosystème donné est donc dépendant des écosystèmes qui sont en amont ou en aval. Clé de voûte de ces écosystèmes, le cycle de la matière organique procède de nombreuses composantes. Il arrive que certains écosystèmes robustes soient capables de supporter des variations, mais le plus souvent, leur équilibre est relativement sensible à des modifications affectant l’eau, l’ensoleillement, la chaleur ou l’azote, trois facteurs principaux de l’équilibre accumulation/minéralisation de la matière organique. Or l’homme modifie ces équilibres par le défrichement, le travail du sol, le développement du bétail, l’irrigation, mais aussi la plantation d’arbres ou la construction de terrasses. Avec la première hache de pierre polie, la première houe, l’homme a non seulement modifié les écosystèmes, mais il en a créé de nouveaux que l’on appelle les agrosystèmes. 6