Le vivant à la conquête des milieux continentaux : le cercle vertueux

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Le vivant à la conquête des milieux continentaux : le cercle vertueux
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Le vivant à la conquête des milieux continentaux :
le cercle vertueux eau/sol
Sans les végétaux, il n’y aurait pas de matière organique sur les continents. Les
paysages que nous parcourons aujourd’hui, les sols que nous cultivons, nous les devons
à la colonisation de ces plateaux par les végétaux. À l’origine, les plateaux continentaux
secs et arides étaient bien peu accueillants pour les organismes vivants qui, nés dans la
mer, avaient tous besoin d’eau. Or, comme on peut l’imaginer, un plateau continental,
sans sol, ne retient guère le peu d’eau qui y tombe et la laisse ruisseler jusqu’à la mer.
Pour pouvoir coloniser les continents, il fallait donc... emmener la mer avec soi, ou tout
au moins constituer un milieu qui mime sur terre la stabilité de la mer. Et c’est ce que le
vivant a fini par faire. Les végétaux sont sortis de la mer à la conquête des continents il y
a 440 millions d’années environ. Ils ont progressé dans les profondeurs continentales
grâce à la constitution progressive sur les masses minérales d’une couche dotée de
propriétés particulières : le sol 1. Le processus de colonisation des continents est donc
indissociable du processus de formation des sols, ou pédogénèse.
Certains organismes pionniers sont capables de s’installer dans des conditions
extrêmes, sur la roche nue, là où il n’y a pas encore de sol. C’est le cas notamment des
lichens. Le lichen est le fruit d’une symbiose entre un champignon et des cyanophicées –
ces dernières sont capables de synthétiser de la matière organique par le processus de
photosynthèse. On les retrouve quasiment sous tous les climats et dans des situations
extrêmes. Les lichens colonisent n’importe quoi, sous réserve de pouvoir trouver, de loin
en loin, une roche si possible riche en minéraux à dissoudre, un peu de rosée, c’est-àdire d’humidité dans l’air, et d’air pur. Le lichen est souvent le signe de la première étape
de création d’un sol.
1. Par « sol », on entend les différentes formes d’un mélange dont les variations infinies vont des particules
minérales (ou assimilées, dans le cas des roches calcaires dont on a vu plus haut qu’elles étaient pourtant
d’origine organique) aux particules organiques (restes de lichens, de feuilles, de racines, de mycélium de
champignon, etc.). Ces particules organiques sont souvent regroupées sous le terme générique d’humus.
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La formation de ce premier sol est en effet indispensable pour que d’autres
plantes plus exigeantes puissent s’y installer sur la base ainsi formée. S’instaure alors un
cercle vertueux : plus le sol se développe, c’est-à-dire plus il s’approfondit et s’enrichit
en matière organique, plus il peut accueillir une végétation complexe qui, à son tour,
contribue à son développement. En effet, la première et principale caractéristique du sol,
par rapport à la plupart des roches nues, est qu’il est structuré et poreux. La matière
organique lui donne un caractère spongieux qui lui permet de retenir l’eau, élément vital.
Si un sol perd sa matière organique – et nous verrons après que l’homme s’y entend,
malheureusement, à la lui faire perdre – il perd sa structuration. Les particules minérales
se tassent, comblant les trous et faisant perdre au sol sa capacité de rétention d’eau.
Au-delà de cette capacité de rétention, les porosités du sol forment un
environnement relativement protégé qui atténue les changements saisonniers. Nous
dirions que l’atmosphère y est « tamponnée » : l’humidité et la température y sont
sensiblement plus stables qu’au grand air. Ceci permet le développement d’une vie –
champignons, bactéries, insectes, arachnides, lombrics – sans doute moins intense que
dans l’océan, milieu extrêmement tamponné, mais suffisant quand même. Loin des
côtes, le sol simule un environnement s’approchant autant que possible du milieu marin.
Tout de même, il s’agit là d’une imitation très approximative qui a demandé une sérieuse
adaptation aux organismes vivants partis à la colonisation du continent.
En résumé, les organismes pionniers ont amorcé à l’air libre le « cercle
vertueux » du vivant. Les premiers organismes accumulent de petites réserves de
matière organique qui préparent le terrain à des organismes plus productifs mais plus
exigeants qui, à leur tour, contribueront à la formation d’un sol plus profond, plus
protecteur, plus actif, offrant de nouvelles possibilités. Grâce à ce cercle vertueux, le
vivant va donc connaître un formidable développement terrestre.
L’aventure de la forêt
Attirer l’eau dans les profondeurs du continent, et la retenir, voilà la gageure pour
progresser à partir des marges océaniques. C’est ce que va réaliser le vivant, par
l’apparition d’écosystèmes toujours plus sophistiqués, capables de retenir et de recycler
toujours plus d’eau sur le continent avant qu’elle ne retourne finalement à la mer. Il
s’agissait de la conserver biologiquement le plus longtemps possible sur les zones
continentales. Le vivant va agir à la fois comme un réservoir et une pompe aspirante
luttant contre le retour de l’eau de pluie vers la mer.
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LE VIVANT À LA CONQUÊTE DES MILIEUX CONTINENTAUX
Pour comprendre le mécanisme à l’œuvre, il faut d’abord rappeler le
fonctionnement d’un plateau continental, dépourvu de vie (abiotique). Sur un continent
abiotique, il peut exister d’importantes réserves d’eau que nous qualifierons de
« minérales » : glaciers, eaux phréatiques souterraines. Mais les eaux de surface, utiles
au vivant, sont rares. De surcroît, elles sont avant tout mobiles ; elles ont la forme de
cours d’eau dont le niveau varie rapidement en fonction des précipitations. L’eau qui
tombe sur les plateaux retourne à la mer par le chemin le plus court et le plus rapide, en
suivant la plus grande pente. Le cycle de l’eau s’en trouve nécessairement très simplifié
et très rapide :
– Les nuages vont se former par évaporation au-dessus des océans.
– Ces masses nuageuses atteindront les zones continentales. Tôt ou tard – et
plus souvent tôt que tard – selon la température et le relief, il va pleuvoir ici ou là.
D’une manière générale, le centre des grandes masses continentales sera sec.
Pour des raisons tenant à la réverbération (les roches nues sont généralement
claires) et à l’absence d’humidité, l’air y est plutôt chaud et sec, ce qui n’est guère
propice aux précipitations. Il faut que les masses d’air humide rencontrent un
relief, qu’elles montent et se refroidissent pour que l’eau se condense et qu’il
pleuve.
– L’eau qui se déverse sur les barrières montagneuses, suivant la plus grande
pente, forme rapidement des fleuves aux débits fluctuants – à l’image des oueds
sahariens – et retourne alors quasi directement à la mer, où elle reprendra son
cycle. En caricaturant, l’eau n’aura fait qu’un passage bref sur la périphérie des
masses terrestres sans pouvoir développer un écosystème digne de ce nom.
Le cycle de l’eau est bien différent si le sol est « végétalisé », par exemple par
une forêt bien implantée sur un sol développé avec une bonne rétention d’eau :
– Des nuages se forment, mais pas seulement au-dessus de l’océan ! La
forêt transpire, pompant l’eau contenue dans le sol. Une partie de l’eau va donc
se reformer en nuage, au-dessus des masses continentales, sans passer par la
case « mer ». Ces nuages sont donc susceptibles d’aller plus loin pour arroser
des zones plus sèches, où des organismes colonisateurs (lichens) sont en train
de préparer le terrain pour que petit à petit s’implantent des écosystèmes de
plus en plus efficaces en termes d’attraction et de rétention d’eau.
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– Par ailleurs, lorsque les nuages océaniques arrivent au-dessus des
zones continentales, l’air y est plus frais pour deux raisons : l’humidité
dégagée par la forêt et la couleur sombre des feuillages réduisent la
réverbération des rayons du soleil et abaissent la température des masses
d’air. Ce refroidissement accroît la possibilité de condensation en pluie2. En
outre, l’air y est déjà plus humide du fait de l’évapo-transpiration des
végétaux.
– Enfin, lorsqu’il pleut, l’eau est retenue localement par le chevelu végétal
lui-même et par le sol spongieux. Elle se libérera petit à petit, soit par évapotranspiration reformant des nuages continentaux, soit par les fleuves dont le
débit se trouve ainsi régulé.
On assiste donc à ce phénomène trop souvent méconnu : la capacité du vivant
à attirer l’eau et à la conserver dans la profondeur des masses continentales.
En matière de rétention d’eau et de régulation du régime hydrique, la forêt
représente l’écosystème le plus performant. La barrière physique qu’il oppose à l’eau,
dès qu’il pleut, la profondeur des sols qu’il génère, expliquent cette performance.
L’écosystème forestier retient les excédents d’eau, évitant les crues, et libère en
revanche de l’eau en période sèche, limitant ainsi l’étiage3. Les massifs montagneux
boisés constituent les « châteaux d’eau » des plaines. C’est pourquoi la déforestation
des hauteurs boisées, que ce soit dans l’Atlas ou sur le mont Liban, a profondément
modifié le régime hydrique, accroissant à la fois les risques d’inondation l’hiver et les
risques de sécheresse l’été4.
Dans les zones tropicales, l’homme a trouvé une méthode artificielle pour
maintenir l’eau en altitude : le terrassement. Au prix d’aménagements impressionnants,
les terrasses ont créé des « marécages d’altitude ».
2. Il faut rappeler que plus l’air est chaud, plus il peut contenir d’eau sans pleuvoir. Ainsi une masse d’air riche
en eau que l’on refroidit va se traduire par une condensation.
3. Bien des aménageurs l’avaient compris. Par exemple, dans le cas du marais poitevin, dès l’époque
médiévale, s’opposent un marais « mouillé » et planté d’arbres et un marais « sec ». Le marais mouillé se trouve
en amont du marais sec. S’il ne s’agissait que de drainer des terres le plus rapidement et le plus facilement
possible, on l’aurait fait en commençant par l’amont. Or les aménageurs draînèrent les terrains en aval près du
bord de mer. Le marais « mouillé », inondé l’hiver, est conservé en amont du marais « sec ». Réservoir naturel, il
sert de zone de régulation qui permet de maintenir un excellent niveau d’irrigation l’été, dans la partie « sèche »
et déboisée. Bel exemple de génie agro-environnemental à l'échelle d'une région !
4. Au IIe siècle, l’empereur romain Hadrien tenta d’endiguer la déforestation du Liban en plaçant des bornes
« propriété de l’empereur Hadrien Auguste, limite de la forêt ». F. Briquel-Chatonnet, E. Gubel, Les Phéniciens
aux origines du Liban, Gallimard, coll. Découvertes, 1998.
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LE VIVANT À LA CONQUÊTE DES MILIEUX CONTINENTAUX
Le terme de « marécage » est adapté : la rizière n’est pas seulement un lieu de
production de riz, mais aussi de poissons 5.
L’accumulation de matière organique sur les plateaux continentaux a permis une
rétention d’eau qui, à son tour, a favorisé une meilleure croissance et donc une
accumulation supplémentaire de matière organique. La vie a ainsi sans cesse repoussé
les frontières du tout minéral dont les déserts, qui étendaient leur empire à l’ensemble
des terres émergées il y a encore 500 millions d’années, sont l’illustration.
Dès lors, on peut apprécier l’action de l’homme face à cette conquête du vivant.
À chaque fois que, par des actions inconsidérées ou des facilités à court terme, l’homme
accélère le retour rapide de l’eau vers la mer, à chaque fois qu’il favorise aussi ainsi le
lessivage des nutriments et des limons, la fraction minérale utile, ne laissant plus derrière
lui que sable et roche nue, il joue contre le mouvement du vivant. Il joue contre lui-même.
Or l’acte agricole, pour être civilisateur, n’a pas toujours ménagé l’héritage du vivant.
Matière organique, sol, eau et agriculture
Quand l’agriculture apparaît, c’est au sein d’écosystèmes qui ont déjà une
longue histoire. Le vivant a profondément modifié la terre qu’il a colonisée et l’agriculture
est tributaire de cette histoire biologique qui précède son apparition. Elle doit s’insérer
dans ce monde biologique avec lequel elle interagit en permanence.
Que faut-il retenir de l’action du vivant ?
– Le vivant est fait essentiellement de chaînes de carbone, les molécules
organiques.
– Le vivant, parti de la mer, a progressivement colonisé les plateaux
continentaux pourtant hostiles au premier abord.
– L’accumulation des chaînes de carbone, issues de la dégradation des
organismes vivants, et leur mélange avec les argiles et les limons ont
permis l’apparition des sols qui permettront de coloniser durablement
les milieux continentaux. Ce sol abrite une faune et une flore
importantes et est le lieu de réactions et de transformations
significatives de la matière.
5. P. Roger, La rizière : un agrosystème d’une incroyable diversité, IRD.
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– Les êtres vivants ont constitué des associations, des écosystèmes
qui, par leur complémentarité, ont permis de résister aux aléas
climatiques.
– Sur un lieu donné, la succession d’écosystèmes de plus en plus
sophistiqués, permet, si de nombreuses conditions sont réunies, de
produire un surplus de matière organique enrichissant encore le sol.
Cette accumulation de matière organique permet de conserver l’eau liquide à
l’intérieur des continents, voire de l’amener littéralement plus loin, permettant d’étendre
l’empire de la vie sur le minéral. Ces écosystèmes sont en relation complexe avec le
climat. À petite échelle, ils ne semblent que le subir, mais à grande échelle, ils le
modifient très profondément, agissant sur les précipitations et le niveau des fleuves. Un
écosystème donné est donc dépendant des écosystèmes qui sont en amont ou en aval.
Clé de voûte de ces écosystèmes, le cycle de la matière organique procède de
nombreuses composantes. Il arrive que certains écosystèmes robustes soient capables
de supporter des variations, mais le plus souvent, leur équilibre est relativement sensible
à des modifications affectant l’eau, l’ensoleillement, la chaleur ou l’azote, trois facteurs
principaux de l’équilibre accumulation/minéralisation de la matière organique. Or
l’homme modifie ces équilibres par le défrichement, le travail du sol, le développement
du bétail, l’irrigation, mais aussi la plantation d’arbres ou la construction de terrasses.
Avec la première hache de pierre polie, la première houe, l’homme a non seulement
modifié les écosystèmes, mais il en a créé de nouveaux que l’on appelle les
agrosystèmes.
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