Communs, Bien Public, Intérêt général et intérêt privé dans le
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Communs, Bien Public, Intérêt général et intérêt privé dans le
Communs, Bien Public, Intérêt général et intérêt privé dans le monde globalisé : d’une révision conceptuelle à une transformation des catégories opérationnelles Jean Michel Severino préside Investisseurs et Partenaires depuis 2011, un ensemble de fonds d’impact dédié aux Petites et Moyennes Entreprises d’Afrique subsaharienne. Il est également "senior fellow" de la FERDI et membre de l'académie des technologies. Bien que de nombreuses causes d’intérêt général aient été traitées d’abord par des initiatives privées et charitables depuis le fond des siècles, l’univers de l’aide au développement ne leur reconnait pas un statut théorique satisfaisant. C’est particulièrement le cas pour les activités conduites par des entités à statut lucratif. En fait, les politiques d’aide internationales sont massivement influencées par une vision du monde caractérisée par le paradigme de la stricte division des rôles entre acteurs à but lucratif (les entreprises, les banques, les fonds d’investissement), qui ne seraient à la recherche que de la maximisation de leur profit, et acteurs à but non lucratif (Etats, collectivités locales, ONG, fondations…) qui ne rechercheraient que l’intérêt collectif. L’école de la nouvelle économie publique a déjà mis à mal cette vision naïve du fonctionnement des acteurs publics ou non lucratifs. Mais la lecture de l’identité et du rôle des acteurs privés est pour sa part prisonnière de la conception du bien public de Samuelson, caractérisée par le croisement des critères de non consommation par le premier usage et de possibilité ou non d’exclusion. Pigou nous ouvre d’autres horizons, en nous renvoyant davantage à une réflexion sur le bien commun que sur le bien public. Elle repose sur la vision d’activités humaines générant des externalités plus ou moins grande selon leurs natures : certaines activités (beaucoup en fait) génèrent peu d’externalités pour leurs parties prenantes (clients, fournisseurs, salariés...) : les prix et les salaires peuvent alors pour l’essentiel guider décisions et formulations des équilibres. A l’extrême, un certain nombre d’activités, comme l’éducation primaire par exemple, ou la fourniture d’eau (en fait, beaucoup aussi) génèrent des externalités très importantes qui ne permettent pas aux prix et aux coûts d’être les signaux corrects d’optimisation de la fourniture des biens ou services liés à ces activités. Et les cas intermédiaires sont en fait extrêmement nombreux… Peu d’entreprises, ainsi, ne génèrent en fait que des externalités faibles qui justifieraient une absence totale d’intérêt collectif ou ne contribueraient en fait que très marginalement à un bien collectif. Les implications de cette vision du monde sont très importantes. Par exemple, elles invitent à comparer les externalités positives et négatives générées par une activité économique pour en déduire une « externalité nette » qui peut justifier, selon le point de vue collectif, indifférence, répression ou promotion de l’activité en question, fournissant ainsi un cadre logique à une politique d’intervention publique dans le secteur productif : cette approche justifiera, par exemple, que l’on cherche à promouvoir des entreprises agricoles « vertes » produisant pour le marché intérieur d’un pays pauvre, mais que l’on se désintéressera d’une usine de sucreries produisant à partir de sucre importé… Une seconde implication de cette vision consistera à soutenir dans les entreprises la maximisation de leurs externalités positives, et non pas seulement la minimisation de leurs externalités positives. Ceci peut conduire à revaloriser la mobilisation en faveur de la RSE. Les externalités produites par les entreprises sont en effet relatives soit à leur nature d’activité (je produis des légumes verts ou je produis des bonbons), soit à la manière dont elles le font (je produis des légumes verts en polluant avec des pesticides et en opprimant mes salariés, ou je produis des bonbons en étant un bon employeur social et en réduisant mon empreinte environnementale). La manière de produire peut conduire ainsi à de profondes externalités nettes positives ou négatives soit sociales (qualité et nature de l’emploi…) soit environnementales (usage des ressources et empreinte carbone…) soit institutionnelles (nature de la gouvernance, construction de capital social…), tout ceci indépendamment de la nature du bien produit. Une vision attentive de notre fonctionnement social conduit inéluctablement à conclure qu’un nombre massif tant d’externalités positives que négatives sont générées par les activités économiques privées : une politique publique de développement doit donc placer au cœur de ses préoccupations non seulement la question de la croissance économique par le bais de l’expansion des activités privées (l’accroissement de la somme des valeurs ajoutées générées par les entreprises, ne reflétant que la partie la plus marchande des activités lucratives) mais aussi la nature de celle-ci (quelles activités) et la manière dont elles sont conduites. Néanmoins, cette vision conduit à nouveau à imaginer le processus du développement comme devant être conduit par des acteurs publics qui seraient capables d’identifier et mesurer ces externalités pour imaginer des politiques influant sur elles. Dans le monde réel, beaucoup d’entreprises sont conscientes de la nature des externalités liées à leurs missions comme à la manière de les conduire. C’est en particulier, mais évidemment pas uniquement, le cas des très grandes entreprises multinationales. Leur sensibilité à ces questions a été démultipliée durant les trente dernières années par deux phénomènes. Le premier est leur expansion dans les pays en développement, où elles rencontrent deux problèmes nouveaux pour eux : des politiques comme des acteurs publics plus faibles que dans les pays de l’OCDE, cette situation générant pour eux des risques réputationnels élevés - un problème particulièrement important pour des acteurs de la grande consommation, par exemple, des finances, ou des secteurs affrontés à des problématiques de ressources naturelles ; des risques nouveaux liés à la disproportion entre leur taille comme leur niveau de richesse par rapport à celles des pays où ils opèrent. Le second phénomène est la globalisation elle-même : elle crée nombre de béances de politique publique à l’échelle mondiale, dans des domaines critiques pour la survie à long terme de ces grands appareils privés. La tentation est d’autant plus grande de se faufiler dans ces béances et d’endosser un rôle de contributeur à ces enjeux d’intérêt général. Cette contribution se fait soit en développant des activités ciblant ces sujets d’intérêt général qu’elles transforment en marché (contribution de mandat), soit en transformant leurs modes opératoires (contribution de process), soit en développant des contributions d’utilité (donations et contributions financières volontaires à des causes, lobbying, recherche et développement…). Ces contributions sont étroitement liées à un souci d’obtenir une « licence pour opérer » dans des situations de marché complexes ou ces entreprises ne doivent pas seulement travailler dans le cadre d’une légalité souvent complexe, et dont la légitimité est parfois contestée, mais démontrer leur rôle sociétal. Certains acteurs commerciaux font de la maximisation de ces externalités le cœur de leur activité. C’est le cas des « B-corporations », un mouvement d’entreprises de tailles de plus en plus importantes, et dont la plus connue aujourd’hui est Patagonia : ces entreprises affichent un mandat d’intérêt général dans le cœur même de leurs statuts. C’est aussi le cas, en matière financière, des investisseurs de mission, ou « impact investors », qui se donnent pour mandat de promouvoir par leurs apports en financement et en expertise des entreprises (sociales ou non) contribuant au développement de manière exceptionnelle soit par la nature même de leur mission, soit par la manière dont ils la conduisent, soit par leur impact sur leurs parties prenantes. L’objet des investisseurs de mission, et des « b-corporations » n’implique pas forcément que leurs rendements financiers soient inférieurs aux attentes de marché. Mais dans certains cas, ce sera ainsi, soit qu’ils acceptent un niveau de risque supérieur à celui qu’accepte un acteur de marché non mu par la recherche de la maximisation d’externalités, soit qu’ils acceptent des rendements inférieurs en prenant en compte dans leur démarche la valorisation de l’externalité non intégrée dans le rendement financier de leur activité. Ces acteurs ouvrent ainsi un nouvel espace instrumental pour les politiques publiques, particulièrement pertinent dans le monde du développement : un espace « économe » à tous les sens du terme, où il n’est pas nécessaire de consommer du don privé ou de la subvention publique pour obtenir une contribution positive à un bien commun ; un espace participatif, où des acteurs de nature juridique différente peuvent ouvrir des cadres collaboratifs tant aux institutions publiques qu’aux entreprises privées en recherche de résultats d’intérêt général sur un terrain précis et partagé ; un espace social, dans la mesure où les investisseurs de mission ont pour pratique commune de soutenir des acteurs privés de nature variée partageant la caractéristique de construire du capital social – un capital d’une valeur immense dans des sociétés pauvres en transition connaissant les immenses transformations liées aux processus de peuplement, de migration et d’urbanisation. Brouiller les concepts invite ainsi à brouiller les politiques et brouiller les acteurs. La théorie du bien public de Samuelson nous séduit en nous proposant des visions dichotomiques du privé ou du public, au mieux en suggérant qu’un acteur privé puisse, sous délégation, gérer un bien public. Une approche « à la Pigou » nous suggère un continuum de situations dont peu sont exclusivement privées et peu exclusivement publiques dans la mesure où toute activité humaine génère des externalités de nature diverse dont nous sommes appelés à faire le bilan pour les optimiser. Elle nous conduit dans un univers où les acteurs privés peuvent maximiser leur contribution à l’intérêt général, dont les acteurs publics ne sont plus les seuls propriétaires ni forcément les meilleurs ou uniques promoteurs. Elle nous appelle à reconnaitre l’ampleur et la diversité des contributions au « bien commun » qui se ne réduit pas à l’addition des politiques publiques ni à celle des défaillances de marché et qui peut se trouver à côté de chacun d’entre nous. Elle nous renvoie ainsi à une approche éthique de l’économie où la responsabilité de chacun et de chaque entreprise est convoquée, évoquant ainsi un monde plus ouvert, plus constructif, plus participatif, plus généreux et plus efficace où le développement sera le produit de l’optimisation des externalités nettes générées par chaque activité et dont le moteur peut se trouver aussi bien dans l’intérêt bien compris de chacun comme dans des motivations d’altruisme dont chacun peut être dépositaire.