L`Expo`98, le nationalisme et nous
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L`Expo`98, le nationalisme et nous
Michel CAHEN, Lusotopie 1998, p. 11-19 Éditorial L’Expo’98, le nationalisme et nous* « … 1998 a été consacré par l’ONU Année internationale des Océans et l’Expo a fonctionné comme légitime forum international de ce thème. En 1998, on commémore aussi le cinquième centenaire du voyage maritime de Vasco da Gama vers l’Inde, épisode unique, portugais et mondial, qui a changé les chemins de l’histoire. Les Océans et la route maritime découverte en 1498 : les Portugais, par la réalisation de cet événement, semblent à nouveau assumer le sens universaliste de leur participation à l’évolution de l’humanité » [ souligné par moi, M.C.] Perfil Luso-Afro-Brasileiro, Lisbonne, Eurobrape, 3, 1998 : 7. C ette exergue, reprise de l’éditorial d’un annuaire publié par l’un des lobbies brésiliens présents au Portugal1, exprime bien, de manière modérée mais pour cela même efficace, les associations d’idées manifestées de manière bien plus ouverte, parfois nationaliste, dans d’autres milieux lors de l’Expo’98. La thèse, courante, qu’il défend, est qu’une Exposition internationale consacrée aux océans ne pouvait trouver de meilleur lieu que Lisbonne, non seulement à cause de la situation côtière de cette capitale – bien d’autres capitales la partagent –, mais surtout de par la tradition historique dont elle – ou tout du moins ses élites – est (sont) le porteur. C’est pourquoi l’éditorialiste, probablement inconsciemment, avait accolé l’adjectif « légitime » au « forum international » constitué par l’Expo et pourquoi, ici avec un plaisir évident, il avait réuni en une seule vocation « universaliste » la dernière exposition internationale du deuxième millénaire et le voyage de 1498. Bien sûr, ce n’était plus l’Inde qui était « découverte » – il est admis maintenant que les Indiens avaient dû la * 1. Cet éditorial, signé, ne saurait engager l’association des chercheurs de la revue Lusotopie, même si les points de vue développés ci-dessous y sont assez largement partagés. Rappelons que le groupe Eurobrape est également l’éditeur des magazines Lusofonia et Brasil-Europa. 12 Michel CAHEN découvrir auparavant – mais la « route maritime ». L’histoire du mercantilisme et de l’impérialisme restait cependant pudiquement oubliée dans une incontestable « évolution de l’humanité »… Le temps de l’Expo Le temps de l’Expo aura été un moment privilégié d’observation de la nation Portugal, le plus vieil État d’Europe à frontière constante2. Le désir de modernité et de démocratie de tout un peuple, traumatisé par une dictature obsolète de quarante-huit ans, a trouvé là un formidable terrain de convergence avec la fierté nationale. « Portugal »3 allait prouver à la planète (« 91% de la population mondiale représentée ») qu’il était capable d’organiser ce gigantesque événement culturel et immobilier. Et il le prouva4 ! Un objectif politique cohérent… L’objectif politique était parfaitement cohérent avec la vertigineuse évolution du pays au cours du quart de siècle écoulé : montrer à la face du monde que le Portugal n’était plus ce « pays où le noir est couleur »5, ce pays petit et pauvre, mais une nation moderne pleinement intégrée à la mondialisation ; changer décisivement cette image passéiste persistante et quelque peu humiliante, même si non dénuée d’intérêt touristique envers une Europe du Nord avide d’« autrefois ». Cet objectif a-t-il été atteint ? Il n’est évidemment pas possible de donner une réponse simple6 sur un domaine aussi subjectif, et il serait utile que des études nous apprennent quelle est la proportion de touristes qui ont profité de leur venue à l’Expo pour visiter aussi le reste du pays. On se contentera ici de quelques réflexions sur le contexte. Il est paradoxal qu’une exposition dont l’objectif était la promotion du Portugal du XXIe siècle, ait eu pour thème – les océans – ce qui permettait le plus facilement, le plus fonctionnellement, la liaison, la confusion, avec les sempiternelles « Grandes Découvertes ». Que le quartier, la nouvelle ligne de métro et la nouvelle gare ferroviaire aient été appelés « Orient ». Que le nouveau pont, merveille de technologie sinon d’écologie, ait été dénommé « Vasco da Gama » et que son profil soit celui de deux caravelles. Que les derniers billets de banque émis avant la disparition de l’escudo pour cause d’Euroland comportent, tous, une ou des caravelle(s) au verso. Que certains aient pu imaginer reproduire le voyage de Vasco da Gama, aient pu penser 2. 3. 4. 5. 6. À la seule exception d’Olivença… N’oublions pas que « Portugal » n’est, dans la langue portugaise, pas seulement un pays, mais autant un concept : aussi, à la différence des féminines Espagne, France, Italie, Russie, Inde (a Espanha, a França, a Italia, a Russia, a India…), etc., autant que des masculins Japon et autres États-Unis d’Amérique (o Japão, os Estados Unidos), ne prend-il pas d’article. Est-il de mauvais goût de rappeler ici les accidents du travail dont furent victimes, lors du chantier géant, des travailleurs principalement capverdiens ? Slogan archaïsant du Porto Cruz en France, accompagné d’une belle photographie montrant une jeune femme toute de noir vêtue comme dans les années cinquante, se détachant sur une maisonnette éclatante de couleurs… – la misère adorable pour vendre du porto. Exactement de la même manière pourra-t-on longtemps discuter de l’« effet Mondial » en France : la coupe du monde de football, promouvant une « France moderne », « dynamique », « efficace », a certainement été une antidote à la complaisante présentation du pays, dans la presse américaine, comme « société bloquée », « fonctionnaire », etc. Éditorial 13 que le départ de leur flottille reconstituée attirerait les applaudissements, et certainement pas cette levée de boucliers à Goa et ailleurs en Inde. On pourrait continuer la liste7. Ce pays n’avait-il à vendre que son lointain passé ? Ce faisant, à qui s’adressait-il ? … à l’image brouillée Personne ne niera – en particulier personne à Lusotopie, passionnés que nous sommes de l’étude de l’identité portugaise – que l’histoire océane ait, de longue date, été intégrée à l’idée nationale, à l’idée que les Portugais se font de leur propre être. Cela va de l’histoire, de l’architecture, de la sociologie, bien sûr, à la saudade qui ne serait pas pensable sans les océans, pour ne point parler de la musique. Le fado, Madredeus ou General D existeraient-ils sans les océans ? J’en doute. Mais justement : la présence maritime dans l’histoire de la société portugaise ne saurait être réduite, même pour en extraire de la fierté, aux exploits des cosmonautes du XVe siècle, si extraordinaires – ou tragiques – qu’aient pu être leurs aventures. La morue semble présenter une prégnance culturelle et identitaire autrement importante – qui d’ailleurs avait mené les marins jusqu’à Terre Neuve, il est vrai avec un service de presse très mal organisé. Il en va évidemment de même des nombreuses émigrations portugaises, qui n’étant point un produit de l’histoire océane, l’ont évidemment croisée en permanence, vers le Brésil, le Vénézuela, l’Amérique du Nord, l’Afrique du Sud et les colonies, ou encore l’Australie, voire Hawaï – quand il ne s’agissait pas d’aller à pied jusqu’en France pour fuir la misère du totalitarisme tardif. Il en va toujours de même de cette « présence silencieuse » que fut la population noire au Portugal à l’âge moderne mais à laquelle on doit des traditions bien visibles, elles, ne serait-ce que le fado8. — « Mais pourquoi opposer les "Grandes Découvertes" et ces autres manifestations océanes de l’imaginaire portugais ? », pourra-t-on demander. Il ne s’agit pas d’opposer, mais de remarquer ce sur quoi a été mis l’accent – consciemment ou non, là n’est pas la question – dans tels ou tels milieux. Et justement, cet « accent » a produit des polémiques interminables qui montrent bien les divisions, mais surtout la trajectoire de la nation portugaise au temps de l’intégration européenne. Les Portugais depuis l’école primaire (avant comme après le 25 Avril 1974) sont peut-être fiers des exploits narrés dans leurs manuels9 et autres Onda da Crista10 : cela ne signifie pas nécessairement qu’ils s’identifient massivement à la volonté de propagande pouvant en découler. Le phénomène est bruyant, mais certainement plus élitaire qu’il n’y paraît. Quand je ne sais quel bureaucrate castillan chargé de la conception du pavillon de son pays pensa pouvoir faire de Philippe II le symbole de l’unité des peuples11, il y eut presqu’une émeute à Lisbonne, en tout cas de fortes critiques issues de l’intelligentsia lisboète. Bien sûr, vu d’Espagne, il 07. Cf. à la fin de ce volume, J. MANYA, « La vie quotidienne au temps de l’Expo ». 08. Voir la nouvelle édition, augmentée, de J. Ramos TINHORÃO, Os Negros em Portugal. Uma presença silenciosa, Lisbonne, Caminho, 1997, 510 p. (coll. « Universitária »). 09. Il serait extrêmement intéressant de disposer d’une étude sur l’évolution (ou non) de l’enseignement de l’histoire des Grandes Découvertes dans les manuels scolaires portugais avant et après la Révolution des Œillets… 10. Publication enfantine diffusée à l’occasion de l’Expo. 11. Il s’agissait principalement de la reproduction du tableau représentant le débarquement armé de Phillippe II à l’ouest de Lisbonne. 14 Michel CAHEN s’agissait de l’unité dans la diversité, d’une simple union dynastique respectueuse de l’identité des deux royaumes ; mais vu du Portugal, on y entendait bel et bien, à tort ou à raison, la perte de l’indépendance. On peut – on doit – critiquer cette réécriture nationaliste de l’histoire de l’union dynastique12, mais on ne peut que considérer que, dans le contexte lusitanien de cette exposition internationale, il n’était pas habile, et surtout point efficace, de la part du Royaume d’Espagne, de vanter l’universalisme sous la forme d’une Ibérie unifiée. De même peut-on comprendre l’énervement de certains Portugais à la vue des affiches du programme espagnol de l’Expo, qui portaient en gros caractères simplement « España Expo’98 » sans que nulle part n’apparaisse Lisbonne… Oui, on comprend que la manière madrilène ait été modérément appréciée sur les rives du Tage ! Mais on comprend moins, alors, que nombre de Portugais aient été totalement insensibles au fait que, vantant Vasco da Gama et les « Grandes Découvertes », ils indisposaient fortement les Asiatiques et laissaient les Africains de marbre, et de ce fait délivraient un message inefficace pour la promotion de l’image du Portugal. Comme le dit très bien José Medeiros Ferreira dans le Diário de Notícias, « alors que nous sommes offensés […] par la présentation d’une gravure simplement descriptive d’un fait historique qui politiquement nous hérisse, nous trouvons en revanche tout naturel d’exhiber une vision impériale et fantastique d’un passé qui ne fut point tel qu’il nous a été dépeint »13. Visiblement, la leçon de la difficile gestation de la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP) – quand certains dirigeants portugais et brésiliens vantaient le « sang commun » et le « métissage sans égal » comme argument pour l’institutionnalisation de la nouvelle structure lusophone, sans même percevoir l’authentique provocation que cela constituait aux yeux des anciens colonisés14 – n’a pas été tirée par certains. Mais, on le constate aussi, ce nationalisme doucement nostalgique de l’Empire, n’est pas partagé par tous. La tradition coloniale de la République Ainsi la fameuse Carta de 98 Portugueses preocupados (« Lettre de 98 Portugais préoccupés ») adressée le 24 janvier 1998 par l’écrivain Sophia de Mello Breyner au Président et au Premier ministre, n’a pas eu les grandes répercussions que la notoriété de l’écrivain et la variétés des signataires, allant des royalistes au MRPP15, aurait pu produire. L’écrivain était ulcérée que les « Grandes Découvertes » n’aient pas eu les honneurs d’un pavillon spécifique et pointait la responsabilité de la Commission nationale pour les commémorations des découvertes portugaises (CNCDP). Les arguments 12. Voir l’article de M. A. HESPANHA, ci-après. 13. J.M. Ferreira pointait notamment la contradiction entre la réaction à la bévue madrilène et le fait que, dans le salon noble du Parlement portugais par lequel passent tous les dirigeants étrangers invités, demeurent les peintures de l’artiste açorien Domingos Rebelo décrivant la « rencontre des cultures » entre Portugais, Africains et Asiatiques à la manière des années quarante, sans que personne ne le remarque…J. Medeiros Ferreira, « A Expo’98 e a chegada dos Espanhois », Diário de Notícias, 3 févr. 1998. 14. Cf. M. CAHEN, « Des caravelles pour le futur ? Discours politique et idéologie dans l’ “ institutionnalisation ” de la Communauté des pays de langue portugaise », Lusotopie 1997, Paris, Karthala, novembre 1997 : 391-433, rés. fr.-port.-angl. : 576-578. 15. Mouvement pour la reconstruction du parti du prolétariat, maoïste. Éditorial 15 avancés sont significatifs d’une tendance à un patriotisme (post ?)colonialiste qui demeure vivace dans certains secteurs : « …l’administration de l’Expo 98 a choisi de ne pas présenter spécifiquement les Découvertes portugaises […]. Il ne s’agit pas [de notre part] d’une manifestation de nationalisme tardif, nostalgique d’une affirmation impériale en grande partie injuste […]. Mais on ne peut pas ne pas être préoccupés du fait que cette affirmation impériale dont s’est servi l’État Nouveau au détriment manifeste de la vérité historique, ait été substituée par une attitude aussi grave de mépris systématique de notre histoire et de notre geste maritime […]. [Les successeurs de Philippe II] décidèrent de ne pas respecter la promesse faite au peuple portugais lors des cortès de Tomar, en particulier la logique de l’union personnelle établie, notamment en ce qui concerne l’intérêt vital du Portugal dans le maintien de sa liaison à l’Afrique, au Brésil et à l’Orient. [Dans une] exposition qui a pour thème les océans, leur découverte est un thème obligatoire. Or cette découverte n’a été possible que parce que les Portugais inventèrent la science de la navigation en pleine mer. […] Le gouvernement espagnol veut, clairement, profiter de l’Expo’98 de Lisbonne pour promouvoir ses plans de récupération d’une position-clef parmi les puissances européennes et, dans cette promotion, ne se contente pas de la croissante influence économique qu’il exerce au Portugal, mais prétend aller plus loin. Il s’agit réellement, dans une ère où la politique se fait principalement par le biais des mass médias, de profiter de l’opportunité [pour] effacer virtuellement le Portugal de la carte. […] Il y a là une stricte cohérence avec le passé impérialiste de la Castille »16. Sophia de Mello Breyner ne saurait être accusée de nostalgie pour l’État Nouveau. Mais on ne peut que constater que, si, selon elle, le Portugal s’est parfois (durant l’État Nouveau, par exemple) enorgueilli, quitte à déformer la « vérité historique »17, d’une « affirmation impériale en grande partie injuste », elle réserve le qualificatif précis d’« impérialisme » et d’« impérialiste » à la seule Castille. En ce qui concerne le Portugal, il s’agit d’une « geste », de « Découvertes », d’un « intérêt vital dans le maintien de la liaison à l’Afrique », voire d’« affirmation impériale » mais sans plus. Du point de vue de l’analyse, il est bien intéressant de constater que si la nostalgie de Sophia de Mello Breyner – et du courant diffus qu’elle représente ici – n’a effectivement rien à voir avec la tradition de l’Estado Novo, elle puise en revanche directement à la tradition colonialiste de l’opposition républicaine. Celle-ci n’est nullement morte avec la Révolution des Œillets, traversée sans encombre par le lusotropicalisme18. N’oublions pas que si Norton de Matos et Humberto Delgado critiquaient sévèrement Salazar, c’est parce que ce dernier à leurs yeux n’était pas un bon colonialiste et que, de ce fait, il trahissait l’empire19. La même accusation aurait changé de cible, Salazar cédant momentanément la place à, notamment, Manuel António Hespanha20 et aux dirigeants politiques portugais apathiques face à l’« invasion espagnole ». 16. [S. de Mello BREYNER], « Carta de 98 Portugueses preocupados », Público, Lisbonne, 4 avril 1997 : 34. Cette lettre devait rester confidentielle et semble avoir été rendue publique sans l’autorisation de son auteur. 17. Notons qu’elle-même est fâchée avec l’histoire : ne sait-elle pas que la flotte impériale chinoise avait atteint le Kénya un siècle avant le passage de Vasco da Gama ? 18. Cf. Lusotopie 1997, « Lusotropicalisme. Idéologie coloniale et identités nationales dans les mondes lusophones », Paris, Karthala, 1997, 600 p. 19. En ce qui concerne H. Delgado, en tout cas en 1958, peut-être moins ensuite. 20. Président de la CNCDP. Outre l’article ci-après, voir notamment : M. A. HESPANHA, « Um patriotismo pós-colonial », entrevue de Fernando Rosas et José Miguel Sardica, História (Lisbonne), 3, juin 1998 : 10-16. 16 Michel CAHEN Une présence invisible Il est, pourtant, extraordinaire de constater qu’il y eut bel et bien un absent, un gigantesque absent lors de l’Expo, dont l’invisibilité n’a nullement importuné ni l’écrivain et ses signataires, ni, au-delà d’eux, les autres secteurs de l’opinion portugaise... S’il y eut bien un phénomène historique inséparable de l’histoire océanique, auquel le Portugal (comme la France, l’Espagne et l’Angleterre) a apporté sa contribution active, ce fut la traite servile. Or l’esclavage a été totalement absent de l’Expo ! Et là, nous retrouvons l’inefficacité politique de l’us et de l’abus de Vasco da Gama : car s’il y avait bien un moyen de changer décisivement l’image du Portugal auprès des Africains (et aussi des Asiatiques), c’était la tenue d’un grand pavillon de l’esclavage. Un Portugal moderne, démocratique, assumant publiquement sa participation à cette tragédie historique, obligeant par là même la France, l’Angleterre et… l’Espagne, à en faire autant et, pourquoi pas, provoquant une déclaration publique de demande de pardon aux peuples noirs, ce Portugal-là serait sorti renforcé de l’Expo, sur la voie de la réconciliation avec les anciens colonisés21. Mais les contestataires caravellistes n’ont prôné qu’une vision patrimoniale et défensive de la nation portugaise, oubliant que l’identité est une construction permanente dans un monde en évolution rapide. Oui, personne n’a critiqué l’Expo pour n’avoir pas inclus l’esclavage ! Il ne s’agit pas des droits de l’homme. Personne ne reprochera à Vasco da Gama, de ce point de vue-là, d’avoir coulé, avec femmes et enfants, un navire se rendant à La Mecque et dont les tripulants imploraient grâce. Vasco da Gama n’est pas analysable avec nos catégories actuelles, si précieuses soient-elles. Mais au moins peut-on comprendre que d’autres peuples aient, aujourd’hui, une autre vision de Vasco da Gama et des « Découvertes » et qu’il n’est pas nécessairement efficace pour le Portugal de se présenter à eux en leur disant : « Nous sommes les descendants de votre Découvreur ! ». Faire cela, c’est se parler à soi-même, se rassurer soi-même quant à la grandeur supposément en danger de sa propre nation, et non point s’adresser à la planète. Mieux eut valu répéter et amplifier à Lisbonne l’initiative nantaise22. Si nous ne sommes pas responsables des actes de nos ancêtres, nous sommes en revanche redevables de la manière dont nous en portons la mémoire. Et d’un point de vue universaliste moderne, il semble bien plus préjudiciable d’avoir totalement omis l’esclavage d’une Exposition internationale sur les océans, que d’y avoir considéré comme non prioritaire la « geste portugaise ». 21. En France, la ville de Nantes a, il y a quelques années, organisé une grande manifestation culturelle sur ce thème, les « Anneaux de la mémoire ». Mais, à Bordeaux, le thème est toujours tabou et le récent livre sur le sujet a été écrit par un auteur nantais et co-publié par des éditeurs parisien et bayonnais. Cf. É. SAUGÉRA, Bordeaux, port négrier. Chronologie, économie, idéologie, XVII-XIXe siècles, Paris, Karthala – Bayonne, J. & D., 1995. Pour ma part, j’avais défendu l’idée d’une grande exposition sur l’esclavage en 1994 (« Um ponto de vista francês : Defender a lingua portuguesa em África ? Sim, mas... », InformÁfrica Confidencial, Lisbonne, 50, 20 mars 1994 : 46-47). 22. Voir note précédente. Éditorial 17 Le temps de la guerre L’Afrique, du reste, s’est rappelée à nous. Un malheureux hasard a voulu que le temps de l’Expo soit aussi le temps de la guerre civile en GuinéeBissau et en Angola. Si ce dernier est vu avec fatalisme, les combats acharnés dans la première ont d’abord surpris, puis attirés de nombreux commentaires. Là encore, si, comme il est naturel, les analyses ont pu être divergentes, on a vu ressurgir des relents très forts de l’África Nossa. Certains n’ont-ils pas présenté la révolte du brigadier Ansumane Mané, soutenu par 90 % de l’armée et la majorité de la population, comme une lutte entre la « francophonie » et la « lusophonie »23 ?! Une chose est de reconnaître qu’il y eut – qu’il y a encore – une rivalité entre la France et le Portugal – c’est-àdire une course d’influence –, voire entre la CEDEAO24 et la CPLP – ce qui n’est déjà plus identique. Autre chose est de considérer implicitement que « le Portugal » était du bon côté, face aux méchants Sénégalais pilotés par « la France ». C’est oublier que les pouvoirs politiques, portugais autant que français, ont soutenu des années durant le pouvoir politique hégémonique, népotiste et corrompu, de Nino Vieira25. Qui, dans ces milieux, tira les leçons du score plus qu’honorable de Kumba Yalá en 1994 (48 %), inconnu quelques mois auparavant, et du fait que les partis d’opposition furent largement majoritaires aux législatives26 ? Il a suffi que nos gouvernements, de droite, de gauche, soient rassurés par l’image d’un pouvoir fort, et contents de son adhésion, qui à la CPLP, qui à l’ACCT27 et à la zone du franc CFA, pour qu’ils considèrent qu’il était solide et populaire. La provocation du 6 juin a opportunément empêché les élections législatives qui devaient se tenir en juillet dans un contexte défavorable pour un PAIGC dont le président (du parti) n’était désormais autre que le président de la République. Mais son architecte, peut-être « auto-intoxiqué » par des services de renseignements incompétents et veules, n’avait pas prévu que la réponse du 7 juin allait être massive et populaire et qu’il ne pourrait l’écraser. Ce qui est sûr est que, si rivalité luso-française il y eut, elle se surimposa à un conflit avant tout interne à la Guinée ; si dimension internationale il y eut, elle fut bien plus régionale qu’européenne. Enfin, si 23. L’extrême aura été atteint dans certains articles de la presse présentant la révolte du Mouvement des forces démocratiques de Casamance comme une résistance « antifrancophone » regrettant le temps de la Casamance portugaise ! 24. Communauté économique des États d’Afrique occidentale, dont le bras armé est l’Ecomog. 25. Je ne peux ici que reprendre à mon compte les fortes paroles de Miguel Sousa TAVARES (par ailleurs fils de… Sophia de Mello Breyner !) dans Público (« A lição de Bissau », 19 juin 1998 : 7-8) puis dans l’éditorial de Grande Reportagem (Lisbonne, 89, août 1998 : 8-9) : « On ne peut aimer l’Afrique et flirter avec les régimes corrompus et les dictatures d’opérettes d’Afrique. On ne peut respecter la souveraineté d’un pays dont le président appelle des troupes étrangères pour se défendre de son propre peuple et de son armée. On ne peut prôner l’amitié avec les Africains et fréquenter comme dans le meilleur des mondes des gouvernements qui les volent, qui les condamnent à la famine et à la misère et qui en arrivent à l’extrémité d’intercepter et de voler l’aide étrangère. Telle est la leçon de GuinéeBissau : […] est condamnée à l’échec toute diplomatie complice en Afrique de régimes et de valeurs que nous n’accepterions jamais pour nous mêmes ». On est loin de la rivalité franco-portugaise ! 26. Les partis d’opposition ont obtenu près de 66 % des suffrages exprimés, mais, fortement divisés, se sont vus attribuer une minorité de députés face à un PAIGC limité à 33 % des voix mais bénéficiaire, pour la répartition des députés, du calcul selon la méthode de Hondt qui pénalise les petites formations et favorise les blocs. 27. Agence de coopération culturelle et technique, bras séculier de la francophonie. 18 Michel CAHEN l’évolution récente de la Guinée-Bissau a pu mettre en danger sa lusophonie – ce qui reste à prouver –, c’est d’abord parce que le gouvernement portugais a maintenu les meilleures relations avec le régime de Nino Vieira, ternissant l’image du Portugal auprès de l’élite guinéenne ainsi tentée de trouver ailleurs un Sauveur. De la même manière, ce qui a pu mettre en danger la langue française dans l’ancien Zaïre, lors de la chute de Mobutu, ne fut pas, d’abord, l’anglophonie supposée du nouveau régime rwandais soutenant les rebelles de Kabila (depuis passés à la rébellion contre lui…), mais le soutien français au « francophone » Mobutu, obligeant l’opposition à s’entraîner militairement dans les pays voisins anglophones (Ouganda, Tanzanie). Dans un cas comme dans l’autre, le néocolonialisme le plus classique s’est parfaitement accommodé des arguments patrimonialistes de « défense de la langue » – française, portugaise, qu’importe28. José contre Vasco La persistance quand même étonnante de la « tradition caravelliste » au Portugal indique une inquiétude, une difficulté à maîtriser l’avenir, dans certains secteurs29. Il ne s’agit nullement de sous-estimer l’importance de la défense de l’identité et de la promotion de la nation, en ces temps d’uniformisation libérale. Il s’agit précisément du contraire, parce que l’identité est un besoin social que la démocratie politique doit assumer. Mais quand un pays est capable de dépenser tant d’argent pour célébrer Vasco da Gama et les « Grandes Découvertes » en général, et dans le même temps ne réussit pas à dépénaliser l’avortement, cette découverte de la maîtrise de la femme sur son propre corps, c’est que quelque chose ne va pas dans la nation, c’est que la nation est affaiblie. Heureusement, la situation ne se résume pas à ce paradoxe, puisque entre temps est arrivée la bombe du 8 octobre, le Prix Nobel de littérature, dans ce pays, sûrement l’un des tout premiers au monde pour l’importance du fait littéraire dans la vie de la nation. Et quel prix Nobel ! Qu’importe qu’on aime ou point l’œuvre de José Saramago. Mais voir toute la nation portugaise – même le nonce apostolique ! – s’identifier dans la joie à l’honneur fait à un communiste, à un anti-catholique30, fut un plaisir rare. Mais la leçon est plus large : Saramago, c’est l’anti-Vasco da Gama ! C’est la preuve que le Portugal a autre chose à nous offrir que son passé impérial. C’est la preuve que le « nouveau pont » eût pu s’appeler Egas Moniz (lui aussi Prix Nobel, de médecine) voire même, pourquoi pas – puisque cela relève des réalités présentes –, « Ponte das Comunidades portuguesas ». Que le Portugal peut se vanter d’avoir sauté, en moins de vingt-cinq ans, d’une dictature obsolète à la nation moderne que le monde découvre chaque jour même si certains s’acharnent à le lester éternellement d’aspects controversés de son passé. 28. M. CAHEN, « A França só vê um rival em África : os EUA », Lisbonne, Público, 9 juillet 1998, entrevue par Ana Navarro Pedro. 29. M. CAHEN, « Des caravelles pour le futur ?… », op. cit. 30. Rappelons que José Saramago, membre du parti communiste portugais, avait fait scandale, dans O Evangelho segundo Jesus Cristo, en « réécrivant » les Évangiles à la façon marxiste… Éditorial 19 Manuel António Hespanha exprimait certainement l’opinion profonde d’un vaste secteur, en disant à propos de l’Expo : « … l’important est de faire connaître le Portugal présent, de faire en sorte que le Portugal soit, aux yeux des étrangers, plus qu’un pays qui a eu des caravelles. Le Portugal est un pays qui prétend à la modernité, qui se tourne vers le futur, et, de victoires morales, nous sommes las. Ce dont nous avons besoin, c’est de victoires réelles, bien au présent »31. Abaixo Vasco da Gama ! Viva Portugal ! Le 7 décembre 1998 Michel CAHEN 31. M. A. HESPANHA, « Um patriotismo… », op. cit. : 11. 20