L`Expo`98, le nationalisme et nous

Transcription

L`Expo`98, le nationalisme et nous
Michel CAHEN, Lusotopie 1998, p. 11-19
Éditorial
L’Expo’98, le nationalisme et nous*
« … 1998 a été consacré par l’ONU Année internationale des Océans et
l’Expo a fonctionné comme légitime forum international de ce thème. En
1998, on commémore aussi le cinquième centenaire du voyage maritime
de Vasco da Gama vers l’Inde, épisode unique, portugais et mondial,
qui a changé les chemins de l’histoire. Les Océans et la route maritime
découverte en 1498 : les Portugais, par la réalisation de cet événement,
semblent à nouveau assumer le sens universaliste de leur participation à
l’évolution de l’humanité » [ souligné par moi, M.C.]
Perfil Luso-Afro-Brasileiro, Lisbonne, Eurobrape, 3, 1998 : 7.
C
ette exergue, reprise de l’éditorial d’un annuaire publié par l’un des
lobbies brésiliens présents au Portugal1, exprime bien, de manière
modérée mais pour cela même efficace, les associations d’idées
manifestées de manière bien plus ouverte, parfois nationaliste, dans
d’autres milieux lors de l’Expo’98. La thèse, courante, qu’il défend, est
qu’une Exposition internationale consacrée aux océans ne pouvait trouver
de meilleur lieu que Lisbonne, non seulement à cause de la situation côtière
de cette capitale – bien d’autres capitales la partagent –, mais surtout de par
la tradition historique dont elle – ou tout du moins ses élites – est (sont) le
porteur. C’est pourquoi l’éditorialiste, probablement inconsciemment, avait
accolé l’adjectif « légitime » au « forum international » constitué par l’Expo
et pourquoi, ici avec un plaisir évident, il avait réuni en une seule vocation
« universaliste » la dernière exposition internationale du deuxième
millénaire et le voyage de 1498. Bien sûr, ce n’était plus l’Inde qui était
« découverte » – il est admis maintenant que les Indiens avaient dû la
*
1.
Cet éditorial, signé, ne saurait engager l’association des chercheurs de la revue Lusotopie,
même si les points de vue développés ci-dessous y sont assez largement partagés.
Rappelons que le groupe Eurobrape est également l’éditeur des magazines Lusofonia et
Brasil-Europa.
12
Michel CAHEN
découvrir auparavant – mais la « route maritime ». L’histoire du
mercantilisme et de l’impérialisme restait cependant pudiquement oubliée
dans une incontestable « évolution de l’humanité »…
Le temps de l’Expo
Le temps de l’Expo aura été un moment privilégié d’observation de la
nation Portugal, le plus vieil État d’Europe à frontière constante2. Le désir de
modernité et de démocratie de tout un peuple, traumatisé par une dictature
obsolète de quarante-huit ans, a trouvé là un formidable terrain de
convergence avec la fierté nationale. « Portugal »3 allait prouver à la planète
(« 91% de la population mondiale représentée ») qu’il était capable
d’organiser ce gigantesque événement culturel et immobilier. Et il le
prouva4 !
Un objectif politique cohérent…
L’objectif politique était parfaitement cohérent avec la vertigineuse
évolution du pays au cours du quart de siècle écoulé : montrer à la face du
monde que le Portugal n’était plus ce « pays où le noir est couleur »5, ce pays
petit et pauvre, mais une nation moderne pleinement intégrée à la
mondialisation ; changer décisivement cette image passéiste persistante et
quelque peu humiliante, même si non dénuée d’intérêt touristique envers
une Europe du Nord avide d’« autrefois ».
Cet objectif a-t-il été atteint ? Il n’est évidemment pas possible de donner
une réponse simple6 sur un domaine aussi subjectif, et il serait utile que des
études nous apprennent quelle est la proportion de touristes qui ont profité
de leur venue à l’Expo pour visiter aussi le reste du pays. On se contentera
ici de quelques réflexions sur le contexte.
Il est paradoxal qu’une exposition dont l’objectif était la promotion du
Portugal du XXIe siècle, ait eu pour thème – les océans – ce qui permettait le
plus facilement, le plus fonctionnellement, la liaison, la confusion, avec les
sempiternelles « Grandes Découvertes ». Que le quartier, la nouvelle ligne
de métro et la nouvelle gare ferroviaire aient été appelés « Orient ». Que le
nouveau pont, merveille de technologie sinon d’écologie, ait été dénommé
« Vasco da Gama » et que son profil soit celui de deux caravelles. Que les
derniers billets de banque émis avant la disparition de l’escudo pour cause
d’Euroland comportent, tous, une ou des caravelle(s) au verso. Que certains
aient pu imaginer reproduire le voyage de Vasco da Gama, aient pu penser
2.
3.
4.
5.
6.
À la seule exception d’Olivença…
N’oublions pas que « Portugal » n’est, dans la langue portugaise, pas seulement un pays,
mais autant un concept : aussi, à la différence des féminines Espagne, France, Italie, Russie,
Inde (a Espanha, a França, a Italia, a Russia, a India…), etc., autant que des masculins Japon
et autres États-Unis d’Amérique (o Japão, os Estados Unidos), ne prend-il pas d’article.
Est-il de mauvais goût de rappeler ici les accidents du travail dont furent victimes, lors du
chantier géant, des travailleurs principalement capverdiens ?
Slogan archaïsant du Porto Cruz en France, accompagné d’une belle photographie montrant
une jeune femme toute de noir vêtue comme dans les années cinquante, se détachant sur
une maisonnette éclatante de couleurs… – la misère adorable pour vendre du porto.
Exactement de la même manière pourra-t-on longtemps discuter de l’« effet Mondial » en
France : la coupe du monde de football, promouvant une « France moderne »,
« dynamique », « efficace », a certainement été une antidote à la complaisante présentation
du pays, dans la presse américaine, comme « société bloquée », « fonctionnaire », etc.
Éditorial
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que le départ de leur flottille reconstituée attirerait les applaudissements, et
certainement pas cette levée de boucliers à Goa et ailleurs en Inde. On
pourrait continuer la liste7. Ce pays n’avait-il à vendre que son lointain
passé ? Ce faisant, à qui s’adressait-il ?
… à l’image brouillée
Personne ne niera – en particulier personne à Lusotopie, passionnés que
nous sommes de l’étude de l’identité portugaise – que l’histoire océane ait,
de longue date, été intégrée à l’idée nationale, à l’idée que les Portugais se
font de leur propre être. Cela va de l’histoire, de l’architecture, de la
sociologie, bien sûr, à la saudade qui ne serait pas pensable sans les océans,
pour ne point parler de la musique. Le fado, Madredeus ou General D
existeraient-ils sans les océans ? J’en doute. Mais justement : la présence
maritime dans l’histoire de la société portugaise ne saurait être réduite,
même pour en extraire de la fierté, aux exploits des cosmonautes du
XVe siècle, si extraordinaires – ou tragiques – qu’aient pu être leurs
aventures. La morue semble présenter une prégnance culturelle et identitaire
autrement importante – qui d’ailleurs avait mené les marins jusqu’à Terre
Neuve, il est vrai avec un service de presse très mal organisé. Il en va
évidemment de même des nombreuses émigrations portugaises, qui n’étant
point un produit de l’histoire océane, l’ont évidemment croisée en
permanence, vers le Brésil, le Vénézuela, l’Amérique du Nord, l’Afrique du
Sud et les colonies, ou encore l’Australie, voire Hawaï – quand il ne
s’agissait pas d’aller à pied jusqu’en France pour fuir la misère du
totalitarisme tardif. Il en va toujours de même de cette « présence
silencieuse » que fut la population noire au Portugal à l’âge moderne mais à
laquelle on doit des traditions bien visibles, elles, ne serait-ce que le fado8.
— « Mais pourquoi opposer les "Grandes Découvertes" et ces autres
manifestations océanes de l’imaginaire portugais ? », pourra-t-on demander.
Il ne s’agit pas d’opposer, mais de remarquer ce sur quoi a été mis l’accent –
consciemment ou non, là n’est pas la question – dans tels ou tels milieux. Et
justement, cet « accent » a produit des polémiques interminables qui
montrent bien les divisions, mais surtout la trajectoire de la nation
portugaise au temps de l’intégration européenne. Les Portugais depuis
l’école primaire (avant comme après le 25 Avril 1974) sont peut-être fiers des
exploits narrés dans leurs manuels9 et autres Onda da Crista10 : cela ne
signifie pas nécessairement qu’ils s’identifient massivement à la volonté de
propagande pouvant en découler. Le phénomène est bruyant, mais
certainement plus élitaire qu’il n’y paraît.
Quand je ne sais quel bureaucrate castillan chargé de la conception du
pavillon de son pays pensa pouvoir faire de Philippe II le symbole de l’unité
des peuples11, il y eut presqu’une émeute à Lisbonne, en tout cas de fortes
critiques issues de l’intelligentsia lisboète. Bien sûr, vu d’Espagne, il
07. Cf. à la fin de ce volume, J. MANYA, « La vie quotidienne au temps de l’Expo ».
08. Voir la nouvelle édition, augmentée, de J. Ramos TINHORÃO, Os Negros em Portugal. Uma
presença silenciosa, Lisbonne, Caminho, 1997, 510 p. (coll. « Universitária »).
09. Il serait extrêmement intéressant de disposer d’une étude sur l’évolution (ou non) de
l’enseignement de l’histoire des Grandes Découvertes dans les manuels scolaires portugais
avant et après la Révolution des Œillets…
10. Publication enfantine diffusée à l’occasion de l’Expo.
11. Il s’agissait principalement de la reproduction du tableau représentant le débarquement
armé de Phillippe II à l’ouest de Lisbonne.
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Michel CAHEN
s’agissait de l’unité dans la diversité, d’une simple union dynastique
respectueuse de l’identité des deux royaumes ; mais vu du Portugal, on y
entendait bel et bien, à tort ou à raison, la perte de l’indépendance. On peut
– on doit – critiquer cette réécriture nationaliste de l’histoire de l’union
dynastique12, mais on ne peut que considérer que, dans le contexte
lusitanien de cette exposition internationale, il n’était pas habile, et surtout
point efficace, de la part du Royaume d’Espagne, de vanter l’universalisme
sous la forme d’une Ibérie unifiée. De même peut-on comprendre
l’énervement de certains Portugais à la vue des affiches du programme
espagnol de l’Expo, qui portaient en gros caractères simplement « España
Expo’98 » sans que nulle part n’apparaisse Lisbonne…
Oui, on comprend que la manière madrilène ait été modérément
appréciée sur les rives du Tage ! Mais on comprend moins, alors, que
nombre de Portugais aient été totalement insensibles au fait que, vantant
Vasco da Gama et les « Grandes Découvertes », ils indisposaient fortement
les Asiatiques et laissaient les Africains de marbre, et de ce fait délivraient un
message inefficace pour la promotion de l’image du Portugal. Comme le dit
très bien José Medeiros Ferreira dans le Diário de Notícias,
« alors que nous sommes offensés […] par la présentation d’une gravure
simplement descriptive d’un fait historique qui politiquement nous hérisse,
nous trouvons en revanche tout naturel d’exhiber une vision impériale et
fantastique d’un passé qui ne fut point tel qu’il nous a été dépeint »13.
Visiblement, la leçon de la difficile gestation de la Communauté des pays
de langue portugaise (CPLP) – quand certains dirigeants portugais et
brésiliens vantaient le « sang commun » et le « métissage sans égal » comme
argument pour l’institutionnalisation de la nouvelle structure lusophone,
sans même percevoir l’authentique provocation que cela constituait aux
yeux des anciens colonisés14 – n’a pas été tirée par certains. Mais, on le
constate aussi, ce nationalisme doucement nostalgique de l’Empire, n’est pas
partagé par tous.
La tradition coloniale de la République
Ainsi la fameuse Carta de 98 Portugueses preocupados (« Lettre de
98 Portugais préoccupés ») adressée le 24 janvier 1998 par l’écrivain Sophia
de Mello Breyner au Président et au Premier ministre, n’a pas eu les grandes
répercussions que la notoriété de l’écrivain et la variétés des signataires,
allant des royalistes au MRPP15, aurait pu produire. L’écrivain était ulcérée
que les « Grandes Découvertes » n’aient pas eu les honneurs d’un pavillon
spécifique et pointait la responsabilité de la Commission nationale pour les
commémorations des découvertes portugaises (CNCDP). Les arguments
12. Voir l’article de M. A. HESPANHA, ci-après.
13. J.M. Ferreira pointait notamment la contradiction entre la réaction à la bévue madrilène et le
fait que, dans le salon noble du Parlement portugais par lequel passent tous les dirigeants
étrangers invités, demeurent les peintures de l’artiste açorien Domingos Rebelo décrivant la
« rencontre des cultures » entre Portugais, Africains et Asiatiques à la manière des années
quarante, sans que personne ne le remarque…J. Medeiros Ferreira, « A Expo’98 e a chegada
dos Espanhois », Diário de Notícias, 3 févr. 1998.
14. Cf. M. CAHEN, « Des caravelles pour le futur ? Discours politique et idéologie dans
l’ “ institutionnalisation ” de la Communauté des pays de langue portugaise », Lusotopie
1997, Paris, Karthala, novembre 1997 : 391-433, rés. fr.-port.-angl. : 576-578.
15. Mouvement pour la reconstruction du parti du prolétariat, maoïste.
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avancés sont significatifs d’une tendance à un patriotisme (post ?)colonialiste qui demeure vivace dans certains secteurs :
« …l’administration de l’Expo 98 a choisi de ne pas présenter spécifiquement
les Découvertes portugaises […]. Il ne s’agit pas [de notre part] d’une
manifestation de nationalisme tardif, nostalgique d’une affirmation impériale
en grande partie injuste […]. Mais on ne peut pas ne pas être préoccupés du
fait que cette affirmation impériale dont s’est servi l’État Nouveau au
détriment manifeste de la vérité historique, ait été substituée par une attitude
aussi grave de mépris systématique de notre histoire et de notre geste
maritime […]. [Les successeurs de Philippe II] décidèrent de ne pas respecter
la promesse faite au peuple portugais lors des cortès de Tomar, en particulier
la logique de l’union personnelle établie, notamment en ce qui concerne
l’intérêt vital du Portugal dans le maintien de sa liaison à l’Afrique, au Brésil
et à l’Orient. [Dans une] exposition qui a pour thème les océans, leur
découverte est un thème obligatoire. Or cette découverte n’a été possible que
parce que les Portugais inventèrent la science de la navigation en pleine mer.
[…] Le gouvernement espagnol veut, clairement, profiter de l’Expo’98 de
Lisbonne pour promouvoir ses plans de récupération d’une position-clef
parmi les puissances européennes et, dans cette promotion, ne se contente pas
de la croissante influence économique qu’il exerce au Portugal, mais prétend
aller plus loin. Il s’agit réellement, dans une ère où la politique se fait
principalement par le biais des mass médias, de profiter de l’opportunité
[pour] effacer virtuellement le Portugal de la carte. […] Il y a là une stricte
cohérence avec le passé impérialiste de la Castille »16.
Sophia de Mello Breyner ne saurait être accusée de nostalgie pour l’État
Nouveau. Mais on ne peut que constater que, si, selon elle, le Portugal s’est
parfois (durant l’État Nouveau, par exemple) enorgueilli, quitte à déformer
la « vérité historique »17, d’une « affirmation impériale en grande partie
injuste », elle réserve le qualificatif précis d’« impérialisme » et
d’« impérialiste » à la seule Castille. En ce qui concerne le Portugal, il s’agit
d’une « geste », de « Découvertes », d’un « intérêt vital dans le maintien de
la liaison à l’Afrique », voire d’« affirmation impériale » mais sans plus. Du
point de vue de l’analyse, il est bien intéressant de constater que si la
nostalgie de Sophia de Mello Breyner – et du courant diffus qu’elle
représente ici – n’a effectivement rien à voir avec la tradition de l’Estado
Novo, elle puise en revanche directement à la tradition colonialiste de
l’opposition républicaine. Celle-ci n’est nullement morte avec la Révolution
des Œillets, traversée sans encombre par le lusotropicalisme18. N’oublions
pas que si Norton de Matos et Humberto Delgado critiquaient sévèrement
Salazar, c’est parce que ce dernier à leurs yeux n’était pas un bon colonialiste et
que, de ce fait, il trahissait l’empire19. La même accusation aurait changé de
cible, Salazar cédant momentanément la place à, notamment, Manuel
António Hespanha20 et aux dirigeants politiques portugais apathiques face à
l’« invasion espagnole ».
16. [S. de Mello BREYNER], « Carta de 98 Portugueses preocupados », Público, Lisbonne, 4 avril
1997 : 34. Cette lettre devait rester confidentielle et semble avoir été rendue publique sans
l’autorisation de son auteur.
17. Notons qu’elle-même est fâchée avec l’histoire : ne sait-elle pas que la flotte impériale
chinoise avait atteint le Kénya un siècle avant le passage de Vasco da Gama ?
18. Cf. Lusotopie 1997, « Lusotropicalisme. Idéologie coloniale et identités nationales dans les
mondes lusophones », Paris, Karthala, 1997, 600 p.
19. En ce qui concerne H. Delgado, en tout cas en 1958, peut-être moins ensuite.
20. Président de la CNCDP. Outre l’article ci-après, voir notamment : M. A. HESPANHA, « Um
patriotismo pós-colonial », entrevue de Fernando Rosas et José Miguel Sardica, História
(Lisbonne), 3, juin 1998 : 10-16.
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Michel CAHEN
Une présence invisible
Il est, pourtant, extraordinaire de constater qu’il y eut bel et bien un
absent, un gigantesque absent lors de l’Expo, dont l’invisibilité n’a nullement
importuné ni l’écrivain et ses signataires, ni, au-delà d’eux, les autres
secteurs de l’opinion portugaise... S’il y eut bien un phénomène historique
inséparable de l’histoire océanique, auquel le Portugal (comme la France,
l’Espagne et l’Angleterre) a apporté sa contribution active, ce fut la traite
servile. Or l’esclavage a été totalement absent de l’Expo ! Et là, nous
retrouvons l’inefficacité politique de l’us et de l’abus de Vasco da Gama : car
s’il y avait bien un moyen de changer décisivement l’image du Portugal
auprès des Africains (et aussi des Asiatiques), c’était la tenue d’un grand
pavillon de l’esclavage. Un Portugal moderne, démocratique, assumant
publiquement sa participation à cette tragédie historique, obligeant par là
même la France, l’Angleterre et… l’Espagne, à en faire autant et, pourquoi
pas, provoquant une déclaration publique de demande de pardon aux
peuples noirs, ce Portugal-là serait sorti renforcé de l’Expo, sur la voie de la
réconciliation avec les anciens colonisés21. Mais les contestataires
caravellistes n’ont prôné qu’une vision patrimoniale et défensive de la
nation portugaise, oubliant que l’identité est une construction permanente
dans un monde en évolution rapide. Oui, personne n’a critiqué l’Expo pour
n’avoir pas inclus l’esclavage !
Il ne s’agit pas des droits de l’homme. Personne ne reprochera à Vasco da
Gama, de ce point de vue-là, d’avoir coulé, avec femmes et enfants, un
navire se rendant à La Mecque et dont les tripulants imploraient grâce.
Vasco da Gama n’est pas analysable avec nos catégories actuelles, si
précieuses soient-elles. Mais au moins peut-on comprendre que d’autres
peuples aient, aujourd’hui, une autre vision de Vasco da Gama et des
« Découvertes » et qu’il n’est pas nécessairement efficace pour le Portugal de
se présenter à eux en leur disant : « Nous sommes les descendants de votre
Découvreur ! ». Faire cela, c’est se parler à soi-même, se rassurer soi-même
quant à la grandeur supposément en danger de sa propre nation, et non
point s’adresser à la planète. Mieux eut valu répéter et amplifier à Lisbonne
l’initiative nantaise22. Si nous ne sommes pas responsables des actes de nos
ancêtres, nous sommes en revanche redevables de la manière dont nous en
portons la mémoire. Et d’un point de vue universaliste moderne, il semble
bien plus préjudiciable d’avoir totalement omis l’esclavage d’une Exposition
internationale sur les océans, que d’y avoir considéré comme non prioritaire
la « geste portugaise ».
21. En France, la ville de Nantes a, il y a quelques années, organisé une grande manifestation
culturelle sur ce thème, les « Anneaux de la mémoire ». Mais, à Bordeaux, le thème est
toujours tabou et le récent livre sur le sujet a été écrit par un auteur nantais et co-publié par
des éditeurs parisien et bayonnais. Cf. É. SAUGÉRA, Bordeaux, port négrier. Chronologie,
économie, idéologie, XVII-XIXe siècles, Paris, Karthala – Bayonne, J. & D., 1995. Pour ma part,
j’avais défendu l’idée d’une grande exposition sur l’esclavage en 1994 (« Um ponto de vista
francês : Defender a lingua portuguesa em África ? Sim, mas... », InformÁfrica Confidencial,
Lisbonne, 50, 20 mars 1994 : 46-47).
22. Voir note précédente.
Éditorial
17
Le temps de la guerre
L’Afrique, du reste, s’est rappelée à nous. Un malheureux hasard a voulu
que le temps de l’Expo soit aussi le temps de la guerre civile en GuinéeBissau et en Angola. Si ce dernier est vu avec fatalisme, les combats acharnés
dans la première ont d’abord surpris, puis attirés de nombreux
commentaires. Là encore, si, comme il est naturel, les analyses ont pu être
divergentes, on a vu ressurgir des relents très forts de l’África Nossa. Certains
n’ont-ils pas présenté la révolte du brigadier Ansumane Mané, soutenu par
90 % de l’armée et la majorité de la population, comme une lutte entre la
« francophonie » et la « lusophonie »23 ?! Une chose est de reconnaître qu’il y
eut – qu’il y a encore – une rivalité entre la France et le Portugal – c’est-àdire une course d’influence –, voire entre la CEDEAO24 et la CPLP – ce qui
n’est déjà plus identique. Autre chose est de considérer implicitement que
« le Portugal » était du bon côté, face aux méchants Sénégalais pilotés par
« la France ». C’est oublier que les pouvoirs politiques, portugais autant que
français, ont soutenu des années durant le pouvoir politique hégémonique,
népotiste et corrompu, de Nino Vieira25. Qui, dans ces milieux, tira les leçons
du score plus qu’honorable de Kumba Yalá en 1994 (48 %), inconnu
quelques mois auparavant, et du fait que les partis d’opposition furent
largement majoritaires aux législatives26 ? Il a suffi que nos gouvernements,
de droite, de gauche, soient rassurés par l’image d’un pouvoir fort, et
contents de son adhésion, qui à la CPLP, qui à l’ACCT27 et à la zone du franc
CFA, pour qu’ils considèrent qu’il était solide et populaire. La provocation
du 6 juin a opportunément empêché les élections législatives qui devaient se
tenir en juillet dans un contexte défavorable pour un PAIGC dont le
président (du parti) n’était désormais autre que le président de la
République. Mais son architecte, peut-être « auto-intoxiqué » par des
services de renseignements incompétents et veules, n’avait pas prévu que la
réponse du 7 juin allait être massive et populaire et qu’il ne pourrait
l’écraser. Ce qui est sûr est que, si rivalité luso-française il y eut, elle se
surimposa à un conflit avant tout interne à la Guinée ; si dimension
internationale il y eut, elle fut bien plus régionale qu’européenne. Enfin, si
23. L’extrême aura été atteint dans certains articles de la presse présentant la révolte du
Mouvement des forces démocratiques de Casamance comme une résistance
« antifrancophone » regrettant le temps de la Casamance portugaise !
24. Communauté économique des États d’Afrique occidentale, dont le bras armé est l’Ecomog.
25. Je ne peux ici que reprendre à mon compte les fortes paroles de Miguel Sousa TAVARES (par
ailleurs fils de… Sophia de Mello Breyner !) dans Público (« A lição de Bissau », 19 juin 1998 :
7-8) puis dans l’éditorial de Grande Reportagem (Lisbonne, 89, août 1998 : 8-9) :
« On ne peut aimer l’Afrique et flirter avec les régimes corrompus et les dictatures
d’opérettes d’Afrique. On ne peut respecter la souveraineté d’un pays dont le président
appelle des troupes étrangères pour se défendre de son propre peuple et de son armée. On
ne peut prôner l’amitié avec les Africains et fréquenter comme dans le meilleur des mondes
des gouvernements qui les volent, qui les condamnent à la famine et à la misère et qui en
arrivent à l’extrémité d’intercepter et de voler l’aide étrangère. Telle est la leçon de GuinéeBissau : […] est condamnée à l’échec toute diplomatie complice en Afrique de régimes et de
valeurs que nous n’accepterions jamais pour nous mêmes ».
On est loin de la rivalité franco-portugaise !
26. Les partis d’opposition ont obtenu près de 66 % des suffrages exprimés, mais, fortement
divisés, se sont vus attribuer une minorité de députés face à un PAIGC limité à 33 % des
voix mais bénéficiaire, pour la répartition des députés, du calcul selon la méthode de Hondt
qui pénalise les petites formations et favorise les blocs.
27. Agence de coopération culturelle et technique, bras séculier de la francophonie.
18
Michel CAHEN
l’évolution récente de la Guinée-Bissau a pu mettre en danger sa lusophonie
– ce qui reste à prouver –, c’est d’abord parce que le gouvernement
portugais a maintenu les meilleures relations avec le régime de Nino Vieira,
ternissant l’image du Portugal auprès de l’élite guinéenne ainsi tentée de
trouver ailleurs un Sauveur. De la même manière, ce qui a pu mettre en
danger la langue française dans l’ancien Zaïre, lors de la chute de Mobutu,
ne fut pas, d’abord, l’anglophonie supposée du nouveau régime rwandais
soutenant les rebelles de Kabila (depuis passés à la rébellion contre lui…),
mais le soutien français au « francophone » Mobutu, obligeant l’opposition à
s’entraîner militairement dans les pays voisins anglophones (Ouganda,
Tanzanie). Dans un cas comme dans l’autre, le néocolonialisme le plus
classique s’est parfaitement accommodé des arguments patrimonialistes de
« défense de la langue » – française, portugaise, qu’importe28.
José contre Vasco
La persistance quand même étonnante de la « tradition caravelliste » au
Portugal indique une inquiétude, une difficulté à maîtriser l’avenir, dans
certains secteurs29.
Il ne s’agit nullement de sous-estimer l’importance de la défense de
l’identité et de la promotion de la nation, en ces temps d’uniformisation
libérale. Il s’agit précisément du contraire, parce que l’identité est un besoin
social que la démocratie politique doit assumer. Mais quand un pays est
capable de dépenser tant d’argent pour célébrer Vasco da Gama et les
« Grandes Découvertes » en général, et dans le même temps ne réussit pas à
dépénaliser l’avortement, cette découverte de la maîtrise de la femme sur
son propre corps, c’est que quelque chose ne va pas dans la nation, c’est que
la nation est affaiblie.
Heureusement, la situation ne se résume pas à ce paradoxe, puisque
entre temps est arrivée la bombe du 8 octobre, le Prix Nobel de littérature,
dans ce pays, sûrement l’un des tout premiers au monde pour l’importance
du fait littéraire dans la vie de la nation. Et quel prix Nobel ! Qu’importe
qu’on aime ou point l’œuvre de José Saramago. Mais voir toute la nation
portugaise – même le nonce apostolique ! – s’identifier dans la joie à
l’honneur fait à un communiste, à un anti-catholique30, fut un plaisir rare.
Mais la leçon est plus large : Saramago, c’est l’anti-Vasco da Gama ! C’est
la preuve que le Portugal a autre chose à nous offrir que son passé impérial.
C’est la preuve que le « nouveau pont » eût pu s’appeler Egas Moniz (lui
aussi Prix Nobel, de médecine) voire même, pourquoi pas – puisque cela
relève des réalités présentes –, « Ponte das Comunidades portuguesas ». Que
le Portugal peut se vanter d’avoir sauté, en moins de vingt-cinq ans, d’une
dictature obsolète à la nation moderne que le monde découvre chaque jour
même si certains s’acharnent à le lester éternellement d’aspects controversés
de son passé.
28. M. CAHEN, « A França só vê um rival em África : os EUA », Lisbonne, Público, 9 juillet 1998,
entrevue par Ana Navarro Pedro.
29. M. CAHEN, « Des caravelles pour le futur ?… », op. cit.
30. Rappelons que José Saramago, membre du parti communiste portugais, avait fait scandale,
dans O Evangelho segundo Jesus Cristo, en « réécrivant » les Évangiles à la façon marxiste…
Éditorial
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Manuel António Hespanha exprimait certainement l’opinion profonde
d’un vaste secteur, en disant à propos de l’Expo :
« … l’important est de faire connaître le Portugal présent, de faire en sorte que
le Portugal soit, aux yeux des étrangers, plus qu’un pays qui a eu des
caravelles. Le Portugal est un pays qui prétend à la modernité, qui se tourne
vers le futur, et, de victoires morales, nous sommes las. Ce dont nous avons
besoin, c’est de victoires réelles, bien au présent »31.
Abaixo Vasco da Gama ! Viva Portugal !
Le 7 décembre 1998
Michel CAHEN
31. M. A. HESPANHA, « Um patriotismo… », op. cit. : 11.
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