Quelles sont les incidences sur les frontières

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Quelles sont les incidences sur les frontières
Projet Metropolis : « Justice, maintien de l’ordre et sécurité »
« Quelles sont les incidences sur les frontières canadiennes et les pratiques
d’immigration d’une démarche de périmètre de sécurité? 1
Emily Gilbert
Professeure agrégée
Programme des études canadiennes et du département de géographie
Université de Toronto
[email protected]
Introduction : Périmètre de sécurité, immigration et frontières
Au lendemain du 11 septembre 2001, le concept d’un périmètre de sécurité qui
engloberait le Canada et les États-Unis a pris de l’importance. Encore sur le choc des
attaques terroristes, les États-Unis étaient alors en proie à des inquiétudes sur le plan de la
sécurité. Les autorités canadiennes également inquiètes pour la sécurité du pays étaient
cependant encore plus préoccupées des risques immédiats que les retards aux douanes
américaines puissent avoir sur une économie transnationale intégrée dans un réseau
d’approvisionnement juste à temps. L’attention s’est alors portée sur les conséquences
pour les entreprises canadiennes d’un nouveau paradigme dans lequel, comme l’a fait
remarquer la sénatrice américaine Hilary Clinton, « la sécurité l’emporte sur le
commerce », d’autant plus que des préoccupations étaient présentes depuis longtemps
que les politiques canadiennes d’immigration jugées plus « laxistes » rendaient la
proximité du Canada dangereuse pour la sécurité des États-Unis. Le cas d’Ahmed
Ressam avait déjà déclenché un point de non-retour dans les relations frontalières. En
décembre 1999, Ressam a été intercepté alors qu’il se rendait du Canada vers les ÉtatsUnis dans un véhicule dont le coffre était bourré d’explosifs destinés à un attentat à la
bombe contre l’aéroport de Los Angeles. Comme l’on fait remarquer plusieurs experts,
les inquiétudes américaines à propos de l’immigration canadienne ont été amplifiées par
le fait qu’après le rejet de sa revendication de statut de réfugié Ressam a évité la
déportation en se faisant faire de faux papiers d’identité pour pouvoir rester au Canada.
Cette vive inquiétude a refait surface après les attentats du 9 septembre alors que de
(fausses) allégations proliféraient comme quoi les terroristes sont passés par le Canada
(Laxer 2003 : 244-46; Clarkson 2003 : 76). Encore en 2005 de telles perceptions erronées
persistaient, comme les déclarations faites par Newt Gingrich, le président républicain de
la Chambre des représentants (qui s’est rétracté après qu’une excuse officielle ait été
demandée par l’Ambassadeur du Canada, Frank McKenna).
Dans le but de calmer les inquiétudes constantes des autorités américaines en
matière de sécurité, les autorités canadiennes ont mis de l’avant le concept d’un périmètre
1
Je voudrais adresser ici tous mes remerciements à tous ceux qui ont participé aux séances de discussions
collectives qui découlent de cette étude. Les contributions de chacun étaient très constructives. J’ai tenté
d’inclure le plus possible des commentaires et des critiques dans le texte dans la mesure du possible. Toute
erreur qui a pu s’y dissimuler est de la seule responsabilité de l’auteur.
de sécurité qui ferait en sorte que les politiques canadiennes en matière d’immigration,
les politiques relatives aux réfugiés et à la sécurité des frontières se rapprochent
davantage de celles des États-Unis (Gabriel et autres 2003). Ceci pourrait contribuer au
renforcement des frontières extérieures des deux pays, tout en enlevant les tensions
causées par leur frontière internationale commune et qui resterait ainsi relativement
ouverte au passage des biens et des personnes. Voilà l'idée principale de ce qu’un
périmètre de sécurité impliquerait, bien qu’on retrouve de nombreuses versions parmi
toutes les multiples propositions qui ont été avancées. En grande partie, les frontières
internationales du Canada et des États-Unis seraient uniformisées et renforcées, tandis
que la frontière intérieure qui s’étend le long du 49e parallèle perdrait de son importance.
Cependant, la plupart des propositions ne suggèrent pas une disparition complète de cette
frontière. Aussi, la plupart des partisans d’un périmètre de sécurité maintiennent que la
souveraineté nationale ne serait pas minée ce qui laisse croire que les incidences d’un
périmètre externe sont floues. Il est important de garder à l’esprit l’imprécision de ces
définitions dans l'évaluation des multiples propositions qui ont été mises de l’avant.
D’autre part, le débat doit aussi tenir compte du rôle du Mexique dans l’équation. Pour
les mêmes raisons qu’au Canada, le Mexique a fortement soutenu le concept de périmètre
de sécurité. Toutefois, la plupart des propositions émanant du Canada sont
principalement concernées par les relations commerciales bilatérales entre le Canada et
les États-Unis (Gilbert, 2005). La participation entière du Mexique est prévue comme une
éventualité future, mais uniquement lorsque les mesures de sécurité canadiennes et
américaines auront été consolidées (de la même façon dont l’Accord de libre-échange
était d’abord bilatéral avant de prendre sa forme trilatérale actuelle). Si le Mexique
participait à l’exercice, il est clair que la structure du périmètre de sécurité en serait
grandement transformée.
Ces débats devront aboutir, un jour ou l’autre, à un dénouement. Les suggestions
d’une uniformisation accrue des mesures de sécurité précèdent les évènements du 11
septembre, mais ce n’est vraiment que depuis les attaques terroristes que les relations
canado-américaines ont connu des développements accélérés. (Laxer 2003 : 248; Gabriel
et autres 2003). En quelques semaines seulement Michael Hart et Bill Dymond (2001)
publiaient des articles préconisant une intégration plus étroite. Divers schémas
d’intégration économique ont été envisagés, notamment une union douanière, un marché
commun et une union monétaire, mais les experts ont en sont arrivés au consensus
unanime que l’accord devrait s’étendre bien au-delà des seules questions d’ordre
économique pour pouvoir répondre aux inquiétudes des autorités américaines (Gilbert,
2005). L’institut CD Howe a lancé une série d’articles traitant des questions frontalières
et intitulée « Border Series ». La contribution la plus remarquée de cette série était une
communication de Wendy Dobson (2002), qui y faisait valoir l'argument que seule une
présentation d’un « concept audacieux » d’intégration des questions de sécurité et
d'énergie garderait les frontières ouvertes au commerce. Thomas D’Aquino (2003) a
présenté un pronostic similaire au nom du Conseil canadien des chefs d'entreprise.
D’autres regroupements ont également prôné une plus grande intégration de la gestion de
la sécurité et des frontières comme la Coalition pour des frontières sécuritaires et
efficaces sur le plan commercial formé par des intérêts commerciaux en novembre 2001.
En parallèle à ces déclarations du milieu des affaires favorables à l’intégration plus
poussée, des personnalités publiques et politiques ont insisté sur la nécessité de tracer un
périmètre de sécurité autour de l’Amérique du Nord, notamment le chef de l’Alliance
Party, Stockwell Day; le chef du Parti conservateur Joe Clark et l’ancien Ambassadeur au
Canada aux États-Unis, Allan Gotlieb.
Cependant, le soutien d’une intégration plus profonde de l’économie et de la
sécurité n’est pas unanime. Des instituts de politique publique comme le CCPA (Council
of Canadians and the Canadian Centre for Policy Alternatives) sont des opposants
acharnés aux projets d’intensification de l'intégration continentale (par ex. Barlow, 2005;
Campbell et Finn, 2006). Les chercheurs du domaine ont également entamé un processus
critique d’évaluation du concept visant à résoudre d'un même trait les préoccupations en
matière d'économie et de sécurité avec une attention particulière aux projets de périmètre
de sécurité ( par ex. Andreas et Biersteker, 2003; Clarkson, 2003; Clarkson et Banda,
2007; Gabriel et Macdonald, 2004; Gilbert, 2005, 2007; Laxer, 2003; Staples, 2007). Le
fait est que l’uniformisation des mesures de sécurité pourrait entraîner la disparition de la
souveraineté ou de politiques nationales distinctes et que cette préoccupation est souvent
mentionnée dans la littérature (Laxer, 2003; Clarkson, 2003; Staples, 2007). D’autres
chercheurs voient dans les projets actuels d'intégration plus étroite la continuation des
débats sur le libre-échange des années 1980, avec beaucoup des mêmes principaux
protagonistes qui utilisent les inquiétudes en matière de sécurité comme prétexte pour
faire avancer leur programme (Gabriel et Macdonald, 2004; Gilbert, 2005). Les
incidences négatives sur les droits humains de l’harmonisation des politiques relatives à
l’immigration et aux frontières avec celle des États-Unis ont été soulevées par d’autres
(Aiken, 2007).
Le verdict des chercheurs est sans doute ambigu, mais il n’en reste pas moins que
de nombreux accords nationaux, bilatéraux et trilatéraux ont été entérinés qui, dans la
dernière décennie, a constitué un périmètre de sécurité presque déjà existant autour du
Canada et des États-Unis (et pour certains aspects du Mexique). Ces accords
comprennent la Loi antiterroriste C-36, qui a été conçue, en partie, pour apaiser les
inquiétudes des autorités responsables de la sécurité des frontières. Couvrant trente points
de sécurité, La Déclaration sur la frontière intelligente Canada-É.-U. a pour objectif
l’harmonisation des politiques d’immigration, comme le fait d'ailleurs la Loi sur
l’immigration et la protection des réfugiés révisée par le Canada en 2001. Le Partenariat
nord-américain pour la sécurité, signé par le Canada, les États-Unis et le Mexique réunit
les intérêts relatifs à l’économie et à la sécurité des trois pays. Il est donc évident que
certains aspects du périmètre de sécurité sont déjà en voie d’être établis. Toutefois, le
périmètre de sécurité n’est pas encore un fait accompli. Il existe encore des différences de
situation de la sécurité des frontières des trois pays et les politiques nationales et
transnationales se contredisent souvent entre elles. La stratégie de sécurité nationale de
l’Administration George W Bush, par exemple, fait preuve d’un programme très
prononcé pour des initiatives unilatérales. Les autorités américaines sont encore très
méfiantes des politiques d'immigration et des mesures de sécurité frontalières tant du
Canada que du Mexique, mais plus particulièrement à l’égard de ce dernier, comme
semblent le montrer les débats incisifs permanents à propos des travailleurs sans papiers
d’immigration. De plus, chaque pays a effectué des investissements en matière de
sécurité et de défense militaire des frontières, même s'ils prônaient en même temps un
périmètre commun de sécurité qui en fait devrait en effacer les frontières internes.
Le mandat de cette communication est de passer en revue la littérature actuelle
des chercheurs traitant des questions de périmètre de sécurité et des conséquences pour
les frontières canadiennes et l’immigration. Elle recensera par la suite les sujets non
abordés dans la documentation déjà publiée afin de cerner les possibilités futures
d'initiatives de recherche. Bien que le périmètre de sécurité n'ait pas encore été réalisé, un
processus complexe de «renforcement» est déjà en cours qui comporte des aspects à la
fois d’endurcissement et d’assouplissement des frontières (Andreas and Biersteker,
2003). Une partie de la complexité de ces questions se retrouve dans The Border une
minisérie télévisée de la Société Radio-Canada qui profite des différences de culture de
sécurité associée à la frontière canado-américaine pour faire ressortir les enjeux en
matière de partage des pouvoirs, la souveraineté territoriale et les questions humanitaires.
Comme nous le verrons plus loin, de manière bien différente, les chercheurs et les
décideurs ont été confrontés au même genre de questions. Ce qui ressort clairement de
cette étude, ce sont les pressions qui viennent de toute part pour appuyer le périmètre de
sécurité ou pour s’y opposer. Le concept de périmètre de sécurité n’est donc ni
incontournable ni fermé au débat. Cette étude a pour intention d'établir les éléments de
base nécessaires pour poursuivre les discussions des avantages et des désavantages d’une
intégration de la sécurité afin que des modifications soient proposées, ou si nécessaire,
complètement rejetées.
II La recherche sur le périmètre de sécurité, l’immigration et la frontière
La coopération en matière de sécurité entre le Canada et les États-Unis date de longtemps
et s’est consolidée pendant la Guerre froide, une période de vives préoccupations pour la
défense du continent. Avant les événements du 11 septembre, une refonte des mesures de
sécurité avait déjà été entreprise pour redéfinir les relations frontalières entre le Canada et
les États-Unis. L’Accord du Canada et des États-Unis sur leur frontière commune, signé
en 1995, par exemple, cherchait à harmoniser les exigences faites aux ressortissants
étrangers pour l’obtention de visas, bien que les politiques divergent encore relativement
à plus de quarante pays (Aiken, 2007, p. 190). Comme l’ont démontré les universitaires,
cependant, la période qui a succédé aux événements du 11 septembre a été un point
tournant dans la coopération en matière de sécurité, particulièrement à la frontière. Très
vite, dans la foulée des attaques, le 3 décembre 2001, les États-Unis et le Canada ont émis
une Déclaration conjointe de coopération sur la sécurité de la frontière et les migrations
régionales (DCCSFMR) signée par le solliciteur général du Canada, Lawrence
MacAulay, la ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, Elinor Caplan et le
procureur général des États-Unis, John Ashcroft. James Laxer décrit les changements
radicaux qui ont découlé de la DCCSFMR comme suit : des exigences communes pour le
visa de visiteur; des mesures d’immigration coordonnées et des agents de contrôle de
l’immigration, notamment des Équipes intégrées de la police des frontières (EIPF); une
Entente sur les tiers pays sûrs; la conception d’identificateurs biométriques communs; le
partage des renseignements sur les listes de passagers des compagnies aériennes; et le
partage de renseignements entre la GRC et le FBI (Laxer, 2003, p. 254–255).
Bon nombre de ces programmes, et d’autres, ont été enchâssés formellement dans
le Plan d’action pour une frontière intelligente (PAFI) en 30 points qu’ont avalisé le
12 décembre 2001 le responsable de la sécurité intérieure des États-Unis, Tom Ridge, et
le vice-premier ministre, John Manley2. L’ambitieux objectif de cet accord était
d’accroître la coopération bilatérale en vue de « créer une zone de confiance contre
l’activité terroriste ». Les quatre principes fondamentaux du PAFI sont 1) assurer la
sécurité de la circulation des personnes; 2) assurer la sécurité de la circulation des
marchandises; 3) investir dans une infrastructure sûre; et 4) coordonner et partager
l’information dans le cadre de la réalisation de ces objectifs. Avec l’accord de Partenariat
pour la sécurité et la prospérité (PSP) signé par les dirigeants du Canada, du Mexique et
des États-Unis en mars 2005, une bonne partie de ce programme de sécurité a pris une
dimension trilatérale, bien qu’il porte plus explicitement sur des initiatives économiques.
Les trois thèmes fondamentaux du PSP sont vastes : 1) la sécurité; 2) la prospérité; et 3)
la qualité de vie. Ces vastes thèmes englobent un large éventail d’enjeux, des politiques
de précontrôle à la frontière à l’harmonisation des droits perçus, en passant par des
initiatives conjointes en matière de santé, relativement aux maladies infectieuses. Des
objectifs spécifiques ont été établis, que les groupes de travail ministériels ont été chargés
d’examiner, et des rapports annuels ont été commandés.
Ces accords ont de nombreuses implications relativement à la frontière et
l’immigration, et des universitaires se sont penchés sur quatre d’entre elles en particulier :
1) la sécurité frontalière; 2) le programme NEXUS; 3) l’entente sur les tiers pays sûrs; et
4) le partage de renseignements. La sécurité frontalière est un élément crucial de ces
accords. La DCCSFMR et le PAFI exprimaient un engagement à assurer conjointement
la sécurité de la frontière par des patrouilles frontalières de la GRC et des États-Unis, en
collaboration avec d’autres services de sécurité, et l’élargissement des Équipes intégrées
de la police des frontières (EIPF) (Laxer, 2003, p. 255). Les EIPF se décrivent ellesmêmes comme une « initiative bilatérale coopérative » à laquelle collaborent la GRC,
l’Agence des services frontaliers du Canada, le US Customs and Border Protection/Office
of Border Patrol, le Bureau of Immigration and Customs Enforcement des États-Unis et
la garde côtière des États-Unis. Il en découle, selon les observations de Meyers (2003) et
Webb (2006), une plus grande interopérabilité entre les forces canadiennes et
américaines, avec la participation conjointe aux démarches de lutte contre le terrorisme,
notamment contre une éventuelle attaque biochimique 3. Ceci a aussi permis le
déploiement outre-frontières de troupes américaines et canadiennes s’il survenait une
situation d’urgence (Laxer, 2003, p. 271). Le PSP affirme aussi la nécessité d’accroître
autant que possible entre les trois pays la coopération transfrontalière et en matière de
sécurité.
Les universitaires ont entrepris d’examiner l’incidence de cette coopération en
matière de sécurité sur l’entendement que l’on a de la frontière et sur la mobilité de la
population. Outre une sécurité mieux coordonnée, la DCCSFMR, le PAFI et le PSP
affirment chacun l’importance de faciliter les déplacements transfrontaliers « légitimes »
tout en compliquant la traversée de la frontière pour les voyageurs plus « à risque ».
S’inspirant d’initiatives semblables mises en œuvre au cours des années 1990 dans le
2
En mars 2002, les États-Unis ont signé une entente comparable avec le Mexique, le « US-Mexico Border
Partnership Agreement ».
3
L’interopérabilité a ses limites. Le Canada n’a toujours pas officiellement joint NORTHCOM sous l’égide
des États-Unis, bien qu’il y participe de manière périphérique par l’intermédiaire de NORAD. Un
équivalent national, CANCOM, a été créé en 2005 pour unir l’armée et la sécurité frontalière (Staples,
2007, p. 169).
contexte de l’ALÉNA, ces accords élargissent le programme frontalier conjoint NEXUS
établi en 2000 4. Les voyageurs « légitimes » — généralement des membres du monde
des affaires — s’inscrivent à des programmes d’enregistrement préalable; les pays
participants font une évaluation des risques qu’ils présentent, et leurs données
personnelles sont entrées dans des bases de données de sécurité. Une fois autorisées, ces
personnes reçoivent une carte biométrique servant à authentifier leur identité à la
frontière. Après la signature du PAFI, des voies réservées aux membres du programme
NEXUS ont été créées à de nombreux postes frontaliers terrestres, et des guichets libreservice de lecture de l’empreinte rétinienne ont maintenant été installés dans les grands
aéroports. Un programme maritime est à l’essai en ce moment. Le programme NEXUS
est actuellement dirigé par l’Agence des services frontaliers du Canada et United States
Customs and Border Protection. Un programme similaire visant à faciliter le flux
commercial aux frontières terrestres, appelé Expéditions rapides et sécuritaires
(EXPRES), a aussi été mis en œuvre. EXPRES existe tant aux frontières du Canada avec
les États-Unis qu’à celles des États-Unis avec le Mexique. Le programme EXPRES est
conçu pour harmoniser les processus entourant le flux des marchandises et tant les
chauffeurs que les importateurs et les transporteurs doivent y être inscrits.
Les programmes NEXUS et EXPRES visent à munir les voyageurs « légitimes »
des mécanismes utiles à la traversée rapide des postes-frontières, afin que les ressources
puissent être concentrées sur ceux qui sont considérés comme des menaces pour la
sécurité. Les programmes conjoints harmonisent des politiques en matière frontalière et
d’immigration, et ainsi assurent une forme de périmètre de sécurité — un principe qu’a
renforcé le PSP. Comme l’ont affirmé de nombreux universitaires, cependant, seuls les
voyageurs réputés « légitimes » (pour la plupart des gens d’affaires) sont autorisés à
traverser rapidement la frontière (Bhandar, 2004; Sparke, 2006; Gilbert, 2007). C’est le
citoyen rationnel, responsable et entrepreneur qui est privilégié — le citoyen capable de
s’auto-réglementer, de maîtriser son propre comportement et de se plier au protocole de
sécurité (Bhandar, 2004; Gilbert, 2007). Ces principes ont été répandus aux secteurs de
l’emploi, notamment les travailleurs des quais, pour qui l’autorisation de sécurité est
devenue une condition absolue à l’emploi et a été exploitée pour saper les droits des
travailleurs (Cowen, 2007). Ces politiques frontalières créent donc une espèce de
citoyenneté différenciée et privilégiée au plan de la mobilité. Par conséquent, bien qu’un
accord comme le PSP mette en valeur l’importance de l’économie mondiale, seuls
quelques citoyens sont en mesure d’optimiser leur potentiel transfrontalier. Cette réalité
est encore exacerbée par le fait qu’en ce qui concerne les travailleurs spécialisés, le PSP
favorise l’élargissement des programmes de travailleurs temporaires qui n’accordent aux
travailleurs qu’une mobilité transfrontalière restreinte, et aucune possibilité de jouir des
mêmes droits au travail et droits de la personnes que les citoyens à part entière (Gilbert,
2007).
Le principe du « tiers-pays sûr » est un autre volet de l’harmonisation des
politiques frontalières affirmées dans le DCCSFMR et le PAFI, et plus tard formalisées
par la signature de l’Entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis
4
NEXUS s’inspire du programme américano-mexicain « Secure Electronic Network for Travelers Rapid
Inspection » (SENTRI) qui a été établi dans le cadre de la manœuvre de renforcement de la frontière
(Sparke, 2006, p. 168). SENTRI est encore en œuvre à plusieurs postes frontières terrestres entre les ÉtatsUnis et le Mexique.
(ETPS) le 5 décembre 2002 — entrée en vigueur le 29 décembre 2004 (Pratt, 2005,
p. 198). Les demandeurs d’asile aux postes frontières terrestres entre le Canada et les
États-Unis étaient forcés de demander asile au premier pays « sûr » qu’ils atteignent (à
quelques exceptions près). L’entente a été mise en œuvre dans le but de mettre fin à ce
que les deux gouvernements ont appelé les « magasineurs d’asile » — c’est-à-dire
d’empêcher des revendicateurs du droit d’asile de lancer une deuxième demande de droit
d’asile après avoir été rejetés par l’un des deux pays. En particulier, l’entente vise à
empêcher les revendicateurs du droit d’asile rejetés par les États-Unis de lancer un
second appel au Canada dont les règles sont plus « laxistes » (Ryman, 2007. p. 4).
Comme le fait remarquer Sarah Ryman, plus de la moitié des revendicateurs du droit
d’asile au Canada en 2001 avaient d’abord fait escale aux États-Unis (Ryman, 2007,
p. 3). L’incidence de cette règle sur les demandes de statut de réfugié à la frontière a été
spectaculaire; en 2005, on constatait une réduction de 51 % du nombre de demandes
présentées aux frontières terrestres (CCR, 2007; Aiken, 2007, p. 190). Les
revendicateurs du droit d’asile de l’Amérique latine sont particulièrement touchés, la
géographie faisant que ceux qui traversent le continent par voie terrestre pour atteindre le
Canada ne peuvent faire autrement que de passer par les États-Unis. Les universitaires
ont exprimé la préoccupation que le Canada, en faisant pression en faveur de l’entente,
tente de se soustraire aux responsabilités à l’égard des réfugiés que lui impose la
convention des Nations Unies qui garantit aux réfugiés un droit à l’audition (Macklin,
2003). Au lieu de modifier ses propres politiques nationales, le Canada renvoie les
réfugiés aux États-Unis, dont les normes sont inférieures en matière d’application
régulière de la loi, et présente de plus fortes probabilités de détention et de déportation
(Aiken, 2007, p. 189). De fait, lors d’audiences devant le Comité permanent de
l'immigration et de la citoyenneté, le Conseil canadien pour les réfugiés (CCR) a contesté
la désignation des États-Unis comme « tiers pays sûr » (CCR, 2007). En novembre 2007,
la Cour fédérale a semblé être d’accord avec cette évaluation quand elle a invalidé
l’entente.
Un autre aspect problématique du PAFI et du PSP est qu’ils favorisent le partage
de renseignements. Ces problèmes se sont manifestés avec « l’extradition extraordinaire »
vers la Syrie de Maher Arar, un citoyen canadien, bien que l’on ait su le risque qu’il
subisse la torture (Mutimer, 2007). Arar a été détenu un peu plus d’un an en Syrie, où il a
régulièrement été soumis à la torture. La Commission d’enquête sur cet incident a
confirmé le rôle qu’avait joué le partage de renseignements entre le Canada et les ÉtatsUnis dans la déportation d’Arar; les États-Unis ont agi, du moins en partie, en se fondant
sur des renseignements reçus de la GRC qui dépeignaient délibérément Arar de manière
discriminatoire et trompeuse. Webb fait remarquer que « des réunions conjointes
d’information ont été régulièrement tenues au Canada, et les organismes américains ont
reçu des CD-ROM contenant l’intégralité du dossier d’enquête, dont le contenu de
26 unités de disque dur que la GRC avait saisies dans le cadre de cette perquisition, sans
disposer de la main-d’œuvre nécessaire pour les analyser » [Traduction] (Webb, 2006,
p. 47). La reconnaissance de la complicité du Canada et de ses agissements
répréhensibles dans l’affaire Arar a forcé tant la GRC que le gouvernement fédéral à
présenter des excuses. Le Canada a aussi négocié un accord avec les États-Unis selon
lequel si un citoyen canadien devait être déporté vers un tiers pays, le Canada en serait
avisé.
Des craintes persistent toutefois que les questions de sécurité nationale soient
partie intégrante du profilage racial. La Commission d’enquête a révélé que l’affaire
n’était pas unique et qu’Arar n’était pas le seul à avoir été déporté vers la Syrie. Elle a
aussi recommandé que les organismes de sécurité assurent une surveillance active pour
prévenir le profilage racial (Roach, 2007, p. 15). C’est néanmoins difficile puisque,
contrairement aux statistiques sur le crime, les menaces pour la sécurité nationale sont
explicitement organisées en fonction de la nationalité et de l’ethnicité (à l’exception de la
catégorie des ‘principales bandes de motards hors-la-loi’) ». [Traduction] (Pratt, 2005,
p. 207; italique dans l’original). Le partage de renseignements sur les passagers des lignes
aériennes, que permettait d’abord le PAFI, à la suite de modifications apportées à la Loi
sur l’aéronautique et à la Loi sur les douanes, a donc continuellement été contesté
(Webb, 2006, p. 47). Depuis lors, la Loi sur la sécurité publique de 2004 « permet à des
fonctionnaires fédéraux désignés d’avoir accès aux listes de passagers des compagnies
aériennes et aux renseignements sur les réservations pendant toute une semaine -- sans
mandat -- aux fins de sécurité nationale et de sécurité des transports, dans leur définition
la plus vaste » [Traduction] (Aiken, 2007, p. 194). Le PSP établit un plan de formulation
de procédures communes pour l’évaluation des passagers et le partage de renseignements
sur les voyageurs à grand risque. En juin 2007, le Canada a établi un programme de
« protection des passagers », une « liste de personnes interdites de vol » jugées comme
présentant des risques élevés pour la sécurité. Les universitaires ont exprimé des craintes
que la collecte des données que contiennent les listes de passagers des compagnies
aériennes, la liste de personnes interdites de vol et le partage de renseignements favorise
le profilage racial (Webb, 2006; Roach, 2007).
Le Programme NEXUS, l’Entente sur les tiers pays sûrs et le partage de
renseignements sont tous des exemples d’une plus grande harmonisation entre le Canada
et les États-Unis relativement aux principes concernant les frontières et l’immigration, et
une indication de la manière dont les deux pays sont unis dans le même périmètre de
sécurité. Des modifications politiques canadiennes, particulièrement en matière
d’immigration, révèlent aussi une plus grande convergence entre les deux pays. Des
modifications à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) ont été
approuvées en novembre 2001 et sont entrées en vigueur le 28 juin 2002. Bien qu’on ait
fait grand cas de la LIPR révisée, une grand part des modifications qui y ont été apportées
avaient mis longtemps à voir le jour (Aiken, 2007, p. 186) et étaient des tentatives pour
harmoniser la loi avec la pratique en cours en matière d’immigration (Dauvergne, 2003,
p. 729). Cependant, avec le discours passionné, après les événements du 11 septembre,
sur les politiques « laxistes » en matière d’immigration, les révisions à la LIPR ont fait
figure d’éléments intégrants de la lutte contre le terrorisme et de mécanismes visant à
apaiser les préoccupations des États-Unis. Le chef de l’opposition de l’époque,
Stockwell Day, par exemple, a explicitement établi un lien entre les revendicateurs du
statut de réfugié et le terrorisme (Laxer, 2003, p. 247). Bien que la ministre de
l’Immigration, Elinor Caplan, ait contesté les déclarations de M. Day, elle a aussi insisté
sur la nécessité d’une position ferme en matière d’immigration : « fermer la porte à ceux
qui abusent de nos règlements afin d’ouvrir davantage la porte à ceux qui viennent de
partout dans le monde pour bâtir notre pays » (cité dans Aiken, 2007, p. 185 et 186).
La LIPR a apporté d’innombrables changements aux politiques en matière
d’immigration et de statut de réfugié, dont certaines qui divergent de celles des États-
Unis, notamment une définition plus large de la famille (Dauvergne, 2003). Au nombre
des autres changements, citons des modifications au système de points de l’immigration
en raison de préoccupations relativement au fait que la note de passage de 75 rend
difficile l’immigration pour les travailleurs spécialisés; la note de passage a été réduite à
67 (Gabriel, 2006, p. 199). Une certaine nuance aussi a été intégrée à la loi, en ce sens
que le permis d’entrée temporaire pourrait être délivré à une personne jugée inadmissible
pour des raisons de criminalité, de santé ou autres (Pratt, 205, p. 180).
En revanche, comme l’ont démontré les universitaires, de nombreux changements
relatifs à la sécurité qui ont été institutionnalisés par la LIPR ont eu des répercussions
plus douteuses sur les droits de la personne, particulièrement pour les réfugiés et les noncitoyens. L’inadmissibilité liée à la sécurité, qui englobait déjà l’adhésion à des groupes
« terroristes », a été élargie, et les personnes jugées inadmissibles pour des raisons de
sécurité nationale ou de criminalité grave (même les résidents permanents) perdaient tout
droit d’appel, ce qui signifie qu’ils pouvaient être déportés sans audition -- en
contravention avec les déclarations des Nations Unies sur le droit d’appel des réfugiés
(Aiken, 2007, p. 187). Les réfugiés et les non-citoyens peuvent être déportés vers des
pays où la torture est probable dans les cas où les risques pour la sécurité nationale sont
perçus comme l’emportant sur les risques pour la personne -- en contravention directe
d’une interdiction absolue de refoulement stipulée dans les conventions des Nations
Unies (Pratt, 2005, p. 154 et 155). Les agents de l’immigration ont acquis des pouvoirs
plus importants et plus vastes à l’égard des non-citoyens, lesquels peuvent faire en tout
temps l’objet d’un examen (pas seulement à la frontière), et désormais être détenus sans
mandat (Aiker, 2007, p. 186). De plus, Citoyenneté et Immigration Canada fait le suivi
d’un plus grand nombre des dossiers de détermination du statut de réfugié (Pratt, 2005,
p. 175), tandis que les mesures de renvoi ont été renforcées, et d’autres ressources ont été
consacrées à la déportation. Bien que le processus d’audience des revendicateurs du statut
de réfugié ait été accéléré, les décisions sont désormais prises par une seule personne (et
non plus deux), ce qui donne à cette personne un plus grand pouvoir discrétionnaire dans
la prise de décision (Pratt, 2005, p. 4; voir aussi Pue, 2003).
Aiken a énoncé la mise en garde que les politiques canadiennes ont « éveillé les
craintes que le gouvernement canadien soit sur le point de céder aux pressions continues
qu’exerce Washington pour restreindre le programme de réfugiés de telle sorte que
l’intégrité et l’équité de l’intégrité du système seront menacées » (Aiken, 2007, p. 192).
Les répercussions sur les immigrants ont été énormes. Le nombre de détenus a nettement
augmenté, une moyenne de 45 % de détenus immigrants en 2003 ayant été des
revendicateurs du statut de réfugié (Aiken, 2007, p. 187). Des recours sont à l’étude dans
plus de 30 poursuites lancées par des réfugiés et des non-citoyens dont les demandes de
résidence permanente ont été reportées ou rejetées pour des motifs de sécurité (Aiken,
2007, p. 201). La LIPR révisée, soutient Anna Pratt, vise par conséquent moins à protéger
les réfugiés -- comme le titre le suggère -- qu’à protéger le public canadien et l’intégrité
des frontières canadiennes (Pratt, 2005, p. 5). Les fausses associations qui sont faites
entre les réfugiés et la sécurité nationale sont renforcées, comme elles le sont dans
d’autres documents relatifs à la sécurité, comme la Stratégie sur la sécurité nationale,
Protéger une société ouverte : la politique canadienne de sécurité nationale, laquelle
affirme l’importance d’une réforme des politiques relatives au statut de réfugié pour la
sécurité nationale (Aiken, 2007, p. 192).
L’une des premières mesures à avoir été mise en œuvre dans la foulée de la LIPR
a été un nouveau document d’identité de fine pointe pour les immigrants reçus, destiné à
remplacer la Fiche d’établissement IM 1000, (Browne, 2005). Simone Browne décrit la
carte de résident permanent à encodage biométrique -- qui a une capacité d’entreposage
de 1,1 mégaoctet de données (environ 500 pages) -- comme une forme de « technologie
de surveillance » envahissante qui sert aussi à « nationaliser les corps des immigrants en
codifiant le lieu de naissance et le code de pays » tenant lieu d’espèce de profilage racial
(Browne, 2005, p. 425). Le ministre de l’immigration Denis Coderre a aussi présenté des
propositions plus générales de création d’une carte d’identité nationale, mais n’ont pas su
obtenir un vaste appui du public. Le commissaire à la protection de la vie privée du
Canada a aussi exprimé des préoccupations au sujet de recours de plus en plus répandu
aux identificateurs biométriques, et de la manière dont une carte de sécurité nationale
brouillerait la division entre les sphères publique et privée (Browne, 2005, p. 431). La
biométrie est néanmoins perçue comme un outil persistant dans la lutte contre le
terrorisme. La DCCSFMR et le PAFI favorisent tous deux le recours à l’identification
biométrique pour l’identification de sécurité. Le recours à la biométrie a été un important
élément de la lutte contre le terrorisme des États-Unis, affirmé par des politiques comme
la Patriot Act des États-Unis, ainsi que le programme US-VISIT.
L’un des aspects les plus controversés de la politique actuelle en matière
d’immigration, et décrié par les défenseurs des droits de la personne, est l’utilisation de
« certificats de sécurité » délivrés en vertu de la LIPR. Des certificats de sécurité
remontent à la fin des années 1970, et ont pris leur forme actuelle au cours des années
1990 (Aiken, 2007). Leur utilisation a été confirmée par la LIPR révisée de 2001 pour les
non-citoyens, les résidents permanents ou les revendicateurs du statut de réfugié qui sont
réputés à constituer une menace pour la sécurité nationale. Selon la loi révisée, seule la
signature du ministre de la Sécurité publique est nécessaire alors qu’auparavant il fallait
obligatoirement deux signatures, ce qui réduit les mesures de sauvegarde liées à leur
emploi. Les étrangers sont détenus, pour des périodes indéfinies, pendant que leurs
auditions en matière d’immigration sont suspendues. Les témoignages contre eux sont
entendus à huis clos, les détenus et leurs avocats ne reçoivent qu’un sommaire de la
preuve, et il n’y a pas la moindre possibilité de contre-interrogatoire (Roach, 2007). Il n’y
a aucune possibilité de faire appel de la décision de la Cour fédérale. Cinq hommes ont
été détenus en vertu de certificats de sécurité depuis 2000 : Hassan Almrei;
Adil Charkaoui; Mohamed Harkat; Mahmoud Jaballah; et Mohammad Mahjoub -- le fait
que ce soit tous des arabes est un exemple net de profilage racial, soutient
Sherene Razack (2007). Trois sont toujours détenus, et deux ont récemment été libérés
sous caution, sous réserve de rigoureuses conditions. Une décision qu’a prise la Cour
fédérale d’appel en avril 2004 -- en réponse à un appel lancé par Charkaoui -- a confirmé
la constitutionnalité des certificats de sécurité. Cependant, en février 2007, dans une
décision prise à neuf voix contre zéro, les tribunaux ont unanimement invalidé les
certificats, en affirmant qu’il contreviennent aux articles 7, 9 et 10 de la Charte des droits
et libertés. La décision a été suspendue pendant une année, pendant laquelle le Parlement
a eu la possibilité de procéder à une refonte de la loi 5.
5
En octobre 2007, le gouvernement conservateur a présenté un projet de loi de modifications du processus
de sécurité : il crée un « avocat spécial » : un avocat, choisi par le ministre, qui serait en mesure d’examiner
le sommaire de la preuve contre l’accusé sans avoir la possibilité de partager ces renseignements avec
Un dernier volet de l’approche du gouvernement fédéral en matière de frontières
et d’immigration est la Loi antiterroriste, le projet de loi C-36, qui a été présentée dans
un climat d’urgence et a reçu la sanction royale le 18 décembre 2001, quand elle a été
intégrée au Code criminel. Le projet de loi était une réponse aux préoccupations que
suscitait le terrorisme à l’échelle nationale, mais les annonces qui ont été faites
concernant le projet de loi établissaient clairement qu’il était aussi présenté comme un
corolaire au US Homeland Security, pour mieux harmoniser le Canada avec les
procédures d’immigration des États-Unis afin d’apaiser les préoccupations des États-Unis
en matière de sécurité. Le préambule fait même état de l’importance de « garder la
frontière canado-américaine sécuritaire et ouverte aux échanges commerciaux légitimes »
(voir Gilbert, 2005). La Loi antiterroriste a suscité de vigoureuses protestations des
groupes de la société civile, des représentants des minorités visibles, des réfugiés et des
universitaires du domaine juridique entre autres (voir Daniels et coll., 2001; voir aussi
Daubney et coll., 2002). La loi fournit une définition juridique du terrorisme et, ainsi,
intègre le terrorisme au Code criminel; elle définit de nouvelles infractions criminelles;
elle assigne plus de pouvoirs légitimes à la police, par exemple en ce qui concerne la
surveillance électronique, et lui assigne plus de ressources pour prévenir le terrorisme;
elle permet en outre de bloquer les avoirs terroristes, bien que le financement du
terrorisme soit aussi expressément interdit (Roach, 2003). Les nouveaux pouvoirs
d’« arrestation à titre préventif » permettent à la police de détenir des personnes jusqu’à
72 heures sans mandat et sans porter d’accusations si elles sont soupçonnées d’actes
terroristes (Laxer, 2003, p. 252). Le projet de loi C-36 continue de susciter de
nombreuses préoccupations, à propos de sa clarté, de la reddition des comptes, de sa
portée et des définitions, c’est-à-dire que la définition du terrorisme est trop large et que
le pouvoir de définir une organisation terroriste relève du Cabinet (Pue, 2003; Roach,
2006).
Grâce aux activités des groupes de défense des droits civils, cependant, le projet
de loi C-36 a subi, avant d’être approuvé, diverses modifications, dont un léger
rétrécissement de la définition du terrorisme (Roach, 2003; Daniels et coll., 2001). Afin
de tempérer la hâte dans laquelle la loi a été mise en œuvre, un examen triennal
obligatoire du projet de loi a été commandé, et une disposition d’examen quinquennal des
clauses relatives aux audiences d’enquête et aux arrestations à titre préventif y a été
intégrée. En raison des retards découlant de la dissolution du Parlement, l’examen
triennal, qui devait être fait en 2005, n’a été achevé qu’en mars 2007 (voir Roach, 2007).
Les dispositions de réexamen relativement aux audiences d’enquête et aux arrestations à
titre préventif que renferme le projet de loi C-36 devaient parvenir à échéance en
février 2007. Le gouvernement fédéral conservateur a présenté des motions à la Chambre
des communes et au Sénat en vue de renouveler ces dispositions, mais ces motions ont
été rejetées à la Chambre des communes par 159 voix contre 124. Les retards qu’ont pris
le sous-comité de la Chambre des communes et un comité sénatorial spécial dans
l’examen des dispositions ont empêché ceux-ci de faire un examen approprié (Roach,
2007, p. 11). Des propositions législatives modifiées fondées sur certaines des
recommandations du comité, par contre, ont depuis lors été présentées au Sénat.
l’accusé, mais seulement de demander des précisions ou des corrections. Le Parlement n’a pas encore
débattu de ces modifications.
L’application de la Loi antiterroriste était relativement limitée, surtout
comparativement à la vigueur qu’affichait le US Homeland Security. À l’été 2003, dans
une opération conjointe de la GRC et de Citoyenneté et Immigration Canada appelée
« Project Thread », 24 hommes ont été arrêtés sous des accusations liées à la sécurité
nationale. Vingt-trois de ces hommes étaient Pakistanais et un était originaire de l’Inde.
Aucun d’entre eux n’a jamais été formellement accusé ni déclaré coupable, mais la
plupart ont plus tard été déportés pour motif de fraude en matière d’immigration (Aiken,
2007, p. 188). Aucun effort n’a été fait pour les blanchir, et bon nombre ont par la suite
fait l’objet de harcèlement et n’ont pas trouvé d’emploi au Pakistan (Aiken, 2008,
p. 188). Dans un autre cas, 17 suspects d’origine du sud-est de l’Asie, dont une grande
partie étaient nés au Canada, ont été arrêtés à Toronto au cours de l’été 2006 en vertu de
la Loi antiterroriste et de ses pouvoirs d’arrestation à titre préventif (un autre suspect a
aussi été arrêté ultérieurement). Les accusations contre trois des jeunes ont depuis été
suspendues; en septembre 2007, la décision peu commune a été prise de suspendre les
audiences préliminaires pour entamer directement un procès. Ces deux incidents ont fait
l’objet d’une vaste publicité, et une forte présomption de culpabilité planait sur ces
détenus. Roach émet l’avis qu’il y a eu une « publicité inappropriée, sous des pouvoirs de
détention à titre préventif que nous ne saurions tolérer s’ils étaient appliqués contre un
citoyen canadien » [Traduction] (Roach, 2006, p. 57). En mars 2004,
Mohammed Momim Khawaja a été la première, et jusqu’ici l’unique personne contre qui
ont été portées des accusations en vertu de la Loi antiterroriste (Roach, 2007, p. 5). C’est
sur son cas que s’est fondée une contestation de la disposition sur le mobile de la Loi
antiterroriste devant les tribunaux. D’aucuns soutiennent que cette clause, qui définit le
terrorisme comme un acte commis « au nom d’un but, d’un objectif ou d’une clause
politique, religieuse ou idéologique» posait problème puisqu’elle pouvait donner lieu au
ciblage culturel (p. ex. des musulmans). En octobre 2006, la Cour supérieure a invalidé la
disposition sur le mobile pour motif qu’elle enfreint la Charte des droits et libertés en ce
sens qu’elle « est une infraction injustifiée à la liberté d’expression, de religion et
d’association et une invitation au profilage religieux de personnes soupçonnées de
terrorisme» [Traduction] (Roach, 2007, p. 5). En dépit de cette décision, l’accusation
contre Khawaja a pu être maintenue.
Comme l’a révélé cet examen, le périmètre de sécurité embryonnaire qui était en
construction avait eu d’énormes répercussions sur les politiques frontalières et en matière
d’immigration, répercussions que les universitaires ont examinées sous de nombreux
angles. L’on cerne maintenant mieux les vues divergentes qu’ont les citoyens et les noncitoyens de la frontière, en reconnaissant aussi que même au sein de ces catégories, les
gens peuvent être traités de façons différentes : comme le fait observer Audrey Macklin,
les citoyens peuvent avoir un traitement différent si ils sont Autochtones ou nés à
l’étranger (Macklin, 2003, p. 1). La citoyenneté est aussi différenciée en ce qui a trait à la
traversée de la frontière, en ce sens que les voyageurs « légitimes » ont droit à un
traitement préférentiel, et les travailleurs migrants jouissent de moins de droits de
citoyenneté. Les programmes frontaliers conjoints qui rendent cela possible portent à
croire qu’un « nouveau type de para-citoyenneté transnationale » est en train de voir le
jour (Sparke, 2006, p. 167; voir aussi Gilbert, 2007). Ce transnationalisme, toutefois,
continue de privilégier certains citoyens. De plus, le nombre croissant de titulaires de la
double citoyenneté est source de difficultés potentielles quand l’une des citoyennetés est
d’un pays réputé « à risque », comme le donne à penser l’affaire Arar (voir aussi Staliulis
et Ross, 2006).
En ce qui concerne les modifications aux règles d’immigration, bon nombre des
développements survenus à la suite des événements du 11 septembre peuvent être vues
comme une intensification de la néo-libéralisation des politiques en matière
d’immigration depuis les années 1990 et de leur passé d’impérialisme (Abu-Laban et
Gabriel, 2001; voir aussi Sharma, 2006; Stasiulis et Bakan, 2003; Dauvergne, 2003). Un
changement est néanmoins survenu en ce sens que le crime, la criminalité et la sécurité
nationale ont été unis de telle sorte que les immigrants sont continuellement perçus
comme des terroristes potentiels, comme dans la Stratégie nationale de sécurité de 2004
(Pratt, 2005; Bhandar, 2004; Aiken, 2007). Avec ce changement, le profilage racial est
aussi devenu plus prononcé et s’est légèrement détourné des collectivités afrocanadiennes pour se porter sur les groupes musulmans et arabes du Canada, ainsi que sur
les collectivités soupçonnées d’un haut niveau d’immigration « illégale » (Bahdi, 2003;
voir aussi le Conseil canadien pour les réfugiés, 2001; Aiken, 2007, p. 184). Les
sentiments anti-arabes et antimusulmans et les incidents ont nettement augmenté après les
événements du 11 septembre, ces communautés ayant été présentées comme des risques
pour la sécurité et comme le « maillon faible » du « périmètre de sécurité » nordaméricain (Bahdi, 2003, p. 315; Aiken, 2007). Une surveillance accrue légitimée par la
Loi antiterroriste a résonné au sein des communautés ciblées, de telle sorte que « en
2003, des représentants de la Canadian Muslim Lawyer’s Association et de la Canadian
Arab Federation en étaient venus à faire état d’une réticence répandue des gens à
participer aux groupes communautaires et de jeunes par crainte que les autorités
apprennent la participation et y voient un motif de les interroger, voire pire ».
[Traduction] (Aiken, 2007, p. 199).
Le profilage racial n’a ni autorisé, ni fermé les yeux sur la Loi antiterroriste du
Canada, mais une série de cas très médiatisés, relativement aux certificats de sécurité et
aux arrestations à titre préventif, donne à penser qu’il a lieu (Bahdi, 2003, p. 297). Il est
remarquable qu’à la fois le rapport du Sénat sur la Loi antiterroriste et la Commission
Arar aient fait des recommandations contre le profilage racial (Roach, 2007, p. 15). Pour
atténuer certaines préoccupations des groupes minoritaires, la Politique de sécurité
nationale de 2004 établissait une table ronde transculturelle sur la sécurité, chargée
d’examiner « comment gérer les intérêts en matière de sécurité dans une société
diversifiée » (Aiken, 2007, p. 191). Et pourtant, bien que le profilage racial ne soit pas
autorisé dans la compilation des statistiques en matière de criminalité, il y a un
glissement dans la politique de sécurité nationale lorsque les menaces « sont
explicitement organisées en fonction de la nationalité et de l’ethnicité (à l’exception de la
catégorie des principales bandes de motards hors-la-loi) » (Pratt, 2005, p. 207; italique
dans l’original). Reem Bahdi exprime la crainte que « le profilage racial n’engendrera
que des illusions de sécurité tout en intensifiant l’impuissance et le sentiment de
vulnérabilité des groupes racialisés du Canada » [Traduction] (Bahdi, 2003, p. 77). Le
rapport du comité sénatorial sur la Loi antiterroriste signale aussi que le profilage racial
ne ferait que saper les partenariats entre le gouvernement et les communautés et, ainsi,
mettrait en péril les objectifs antiterroristes du Canada (Sénat, 2007, p. 24). C’est
particulièrement le cas du fait que le nouveau paradigme de sécurité est fondé sur le
« principe de précaution » (Webb, 2006). Que ce soit dans des initiatives frontalières
comme la DCCSFMR ou le PAFI, ou encore des lois concernant les immigrants et les
non-citoyens, comme la LIPR et la Loi antiterroriste, un virage s’est effectué vers la
présomption de culpabilité, qui a été associée aux communautés racialisées et
d’immigrants (Webb, 2006; Pratt, 2005; Pue, 2003).
Des préoccupations ont été exprimées maintes fois que cette discrimination
raciale soit exacerbée si la frontière entre le Canada et les États-Unis et les politiques en
matière d’immigration sont encore plus harmonisées, compte tenu des antécédents des
États-Unis. Kent Roach insiste aussi sur le fait que la démarche du Canada a été plus
tempérée que celle des États-Unis (Roach, 2006). À la suite des événements du
11 septembre, « le gouvernement américain a détenu des centaines d’immigrants
d’origine arabe ou musulmane » « à titre préventif » [Traduction] (Macklin, 2003,
p. 9 et 10). Des préoccupations ont aussi été exprimées que « les États-Unis ont aussi
entrepris d’arrêter et d’envoyer des personnes, souvent en se fondant sur les preuves les
plus minces, vers des camps extraterritoriaux et des prisons, où ces personnes ont été
détenues indéfiniment sans que des accusations soient portées contre elles, et ont été
torturées. Des experts du renseignement du Pentagone estiment à 9 000 le nombre de
personnes détenues en mai 2004 par les États-Unis, que ce soit directement ou à leur
demande » (Webb, 2006, p. 52). Yasmeen Abu-Laban est d’avis que les politiques de
multiculturalisme inclusives du Canada sont en partie responsables d’un degré moindre
de profilage racial et de ciblage racial, tout en soulignant à la fois les problèmes que pose
le multiculturalisme et les difficultés que connaissent de nombreuses communautés
devenues minoritaires à la suite des événements du 11 septembre (Abu-Laban, 2002).
En dépit de certains aspects d’un périmètre de sécurité, le Canada et les ÉtatsUnis ont encore des vues divergentes en ce qui concerne la sécurité et l’immigration, à
divers égards. Les États-Unis ont cherché à renforcer leurs frontières, notamment avec la
Patriot Act (Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools
Required to Intercept and Obstruct Terrorism Act) adoptée en octobre 2001, qui
commandait de tripler le personnel le long de la frontière canado-américaine (Meyers,
2003) 6. De nouveaux avions, unités maritimes et hélicoptères ont aussi été envoyés
jusqu’à la frontière entre le Canada et les États-Unis. Certains experts ont décrit cette
manœuvre comme un élément de la « mexicanisation » de la frontière canado-américaine
(Andreas, 2003, p. 9). La Patriot Act des États-Unis identifiait en outre la première de ce
qui allait devenir un grand nombre de mesures supplémentaires de contrôle des
populations immigrantes aux États-Unis, de la demande à l’entrée et à la sortie (le cas
échéant). Ce protocole a été remplacé par la Enhanced Border Security and Visa Entry
Reform Act, qui a été promulguée en mai 2002 (Meyers, 2003). En août 2002, le Nation
Security Entry-Exit Registration System (NSEERS) est entré en œuvre, exigeant la prise
des empreintes digitales et l’enregistrement de 82 000 hommes et garçons âgés de 16 à
45 ans détenteurs de visas temporaires aux États-Unis, associés à 25 pays dont la
population est majoritairement musulmane (Aiken, 2007, p. 190). Ceux qui s’y refusaient
risquaient la déportation (Macklin, 2003, p. 10) 7. Des milliers de non-citoyens aux États6
Quand l’annonce a été faite, il y avait 9 000 représentants officiels à la frontière entre les États-Unis et le
Mexique (3 200 kilomètres) et seulement 334 agents de patrouille frontalière et 498 inspecteurs à la
frontière canado-américaine (8 890 kilomètres) (Lazer, 2003, p. 251).
7
Le Canada a officiellement exprimé les préoccupations que lui inspirent les initiatives des États-Unis et,
par la suite, a émis un avertissement pour les voyageurs.
Unis ont fui vers le Canada pour demander le statut de réfugié, mais la plupart ont été
renvoyés aux États-Unis pour attendre leur rendez-vous avec CIC (Pratt, 2005, p. 209).
Le NSEERS a été remplacé au printemps 2003 par le US Visitor and Immigrant
Status Indication Technology System (US-VISIT), qui porte sur l’immigration, la
délivrance de visas, les bases de données et les règlements concernant l’inspection
d’étrangers (Meyers, 2003; Sparke, 2006). Le programme VISIT des États-Unis exige la
prise des empreintes digitales des étrangers en visite aux États-Unis (et la lecture des
empreintes rétiniennes quand la technologie le permet), et leurs données biométriques
doivent être versées dans des bases de données afin que leurs entrées et sorties du pays
puissent faire l’objet d’un suivi (Meyers, 2003). Les Canadiens ont été exemptés d’une
grande partie de cette loi frontalière, par exemple, la documentation à la frontière, bien
que certains Canadiens aient été touchés (p. ex. les Canadiens détenteurs d’un visa
d’études). Une nouvelle exigence relative aux documents de voyage biométriques est
entrée en vigueur avec la Intelligence Reform and Terrorism Prevention Act de 2004, qui
exige l’identification biométrique (comme un passeport ou un autre document sécuritaire)
à la frontière, est entrée en vigueur le 31 janvier 2008 (Webb, 2006, p. 45).
Il est clair que le périmètre de sécurité n’est toujours pas tout à fait établi. Un filet
de sécurité plus resserré est néanmoins en place, mis en œuvre au moyen de diverses
initiatives frontalières conjointes et de l’harmonisation des politiques du Canada et des
États-Unis en matière d’immigration et de lutte contre le terrorisme. Le Partenariat pour
la sécurité et la prospérité entre le Canada, le Mexique et les États-Unis trace la voie
d’une plus grande intégration qui rapprochera aussi le Mexique de l’orbite de sécurité.
Bien que l’harmonisation de la sécurité ne soit pas complète, elle n’est pas sans effets.
Comme le fait observer Sharryn Aiken, la « série de mesures coercitives et progressives a
gravement érodé les droits de la personne, particulièrement ceux des non-citoyens »
(Aiken, 2007, p. 182). Les propositions visant à endurcir le périmètre de sécurité et les
initiatives parallèles pour accroître l’intégration économique exigent ainsi un examen
minutieux au fur et à mesure qu’elles seront présentées. La coopération et
l’harmonisation ne devraient pas être rejetées du revers de la main, mais compte tenu des
dimensions problématiques des propositions qui sont faites, particulièrement pour la
citoyenneté et les droits de la personne, elles ne devraient pas non plus être acceptées
sous leur forme actuelle. Dans la section qui suit, j’expose des aspects nécessitant plus de
recherche pour déterminer plus précisément l’incidence d’un périmètre de sécurité,
particulièrement sur la population nord-américaine.
Lacunes en matière de recherche et de connaissances
•
Sont présentées ci-dessous quelques questions d’intérêt pour la recherche
relativement aux institutions, aux politiques et programmes, et à la population. Il
convient de reconnaître que la notion de sécurité au Canada est en perpétuelle
évolution, à l’instar des forces dynamiques qui jouent sur les frontières et
l’immigration. Il faut s’attendre, en effet, à ce que les politiques frontalières et
migratoires ne cessent de se transformer alors que de nouvelles initiatives nationales,
bilatérales, trilatérales et internationales sont mises de l’avant—et qu’elles sont
modifiées ou remaniées à la faveur des pressions populaires ou conséquemment aux
examens juridiques. Aussi y aura-t-il toujours des lacunes à combler dans le secteur
de la recherche, et des questions, outre celles suggérées ici, à approfondir.
Institutions
• L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a été créée en décembre 2003.
Sous l’autorité directe du ministre de la Sécurité publique, l’ASFC est l’institution
fédérale responsable des questions frontalières ayant trait au commerce et à
l’immigration. Son mandat englobe l’application de la législation frontalière, la
surveillance des mouvements frontaliers ainsi que la détention ou le renvoi des
personnes qui posent une menace à la sécurité. Très peu d’analyses ont été réalisées à
l’égard des activités et du fonctionnement de l’Agence. Les participants à l’atelier
Metropolis ont souligné l’importance de recueillir de l’information pour mieux
comprendre le fonctionnement de cette jeune organisation. Comme à Aiken (2007), il
leur paraît très préoccupant que les responsabilités relatives à la sécurité et à la
protection relèvent d’une même autorité. Quelle est l’incidence de l’ASFC sur les
citoyens et les non-citoyens? Il y aurait lieu, en particulier, de s’intéresser aux
quatre centres de détention exploités par l’Agence, dont on sait bien peu de choses.
• Créé en 2003, le ministère de la Sécurité publique du Canada (SP) dispose d’un
budget de fonctionnement de six milliards de dollars et d’un effectif de quelque
52 000 employés. Relevant du nouveau ministre de la Sécurité publique, cette
institution chapeaute, en quelque sorte, l’Agence des services frontaliers du Canada,
la GRC, le Service canadien du renseignement de sécurité, le Service correctionnel du
Canada et la Commission nationale des libérations conditionnelles. Sécurité publique
Canada collabore également avec trois organes de surveillance : la Commission des
plaintes du public contre la GRC, le Bureau de l’Enquêteur correctionnel et le Comité
externe d’examen de la GRC. Sur le plan de la sécurité, le champ d’intervention du
ministère est très vaste, allant des catastrophes naturelles à la criminalité en passant
par le terrorisme. Quelles sont les répercussions de réunir sous une même entité un
aussi large éventail de menaces? De quelle façon le ministère de la Sécurité publique
assure-t-il la coordination de tous ces organismes? Comment collabore-t-il avec ses
homologues provinciaux?
• L’adoption en 2004 de la première politique globale du Canada en matière de sécurité
nationale, Protéger une société ouverte : la politique canadienne de sécurité
nationale, a donné lieu à la création d’une Table ronde transculturelle sur la sécurité.
Son mandat consiste à engager un dialogue sur les questions liées à la sécurité
nationale qui ont une incidence sur la « société pluraliste et diversifiée » du Canada.
Un comité consultatif sur la sécurité nationale a été formé en février 2005. Une
attention limitée a été accordée aux réalisations de la Table ronde ou à ses modes
d’interaction avec la collectivité (French, 2007), et aucune évaluation officielle n’a
encore été effectuée à ce jour.
• On recense très peu d’études sur les répercussions du nouveau paradigme de sécurité
par rapport aux politiques canadiennes concernant le financement des activités
terroristes. Dans l’esprit de la Loi antiterroriste et des résolutions des Nations Unies,
un volet clé de la lutte contre le terrorisme cible le financement des activités
terroristes. Dans la foulée de la Loi antiterroriste, des modifications ont été apportées
à la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités
terroristes. Depuis les attentats du 11 septembre, plus de ressources ont été allouées
au Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE),
lequel fait état d’une importante augmentation de ses activités. Sur quel genre de
financement d’activités terroristes les enquêtes portent-elles? Quels sont les
transactions et les groupes ciblés? Comment les organismes canadiens collaborent-ils
avec leurs homologues internationaux?
Politiques et programmes
• Quels sont les rôle et fonction de la Loi sur la sécurité publique? Quelle incidence
a-t-elle sur les autres lois? Quelles en sont les grandes répercussions sociales et
politiques? Peu de temps après les événements du 11 septembre, une première loi sur
la sécurité publique (projet de loi C-42) a été proposée parallèlement à la Loi
antiterroriste, mais contrairement à celle-ci, elle n’a pas été adoptée par le Parlement.
Elle a été déposée à nouveau en avril 2002 sous la forme du projet de loi C-55, encore
une fois pour mourir au Feuilleton. Un troisième projet de loi (C-17) déposé en
octobre 2002 a finalement reçu la sanction royale le 6 mai 2004 et a été promulgué la
même année.
• Si plusieurs auteurs se sont intéressés aux initiatives de prédédouanement à la
frontière (Sparke, 2004, 2006; Gilbert, 2007), on ne trouve aucune étude approfondie
sur les programmes NEXUS ou FAST. Qui utilise ces programmes? Pour quelles
raisons? Quelles demandes ont été refusées? Ces programmes sont-ils efficaces?
Encouragent-ils une forme de citoyenneté transnationale?
• En février 2007, dans l’affaire Charkaoui, la Cour suprême a statué que les certificats
de sécurité allaient à l’encontre des articles 7, 9 et 10 de la Charte canadienne des
droits et libertés. Le processus modifié de délivrance des certificats de sécurité
proposé par le gouvernement conservateur en octobre 2007 sera-t-il adopté? Le cas
échéant, quelles seront les répercussions? Quelles comparaisons peut-on établir avec
le processus du Royaume-Uni sur lequel s’appuient les modifications? Et advenant le
rejet du processus modifié, quelle sera la prochaine étape?
• Quelle forme l’Entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis
prendra-t-elle? Dans un jugement rendu en novembre 2007, la Cour fédérale a réfuté
la validité de l’entente au motif que les États-Unis ne satisfont pas aux exigences
internationales en matière de protection des réfugiés ni ne respectent les conventions
internationales contre la torture. Le juge Michael Phelan a également soutenu que
l’Entente sur les tiers pays sûrs contrevient à la Charte et que l’examen obligatoire
dont elle doit faire l’objet n’a pas encore été effectué. L’entente a été déclarée sans
effet à compter du 1er février 2008. La Cour d’appel fédérale a cependant accordé un
sursis au gouvernement pour qu’il puisse en appeler de cette décision. Existe-t-il des
ententes de ce genre dans d’autres pays? Qui est touché et comment?
• Quelle incidence la législation américaine et la législation conjointe canadoaméricaine ont-elles sur les politiques canadiennes? Comme le souligne Daniel
Drache, aucune institution canadienne n’est chargée de surveiller les répercussions
des lois américaines sur les politiques intérieures du Canada, telles que la Charte des
droits et libertés, ou sur la politique canadienne d’immigration, et l’impact des
•
exigences américaines en matière de sécurité sur l’ALENA n’a encore fait l’objet
d’aucune analyse (Drache, 2004 : 7). Des études doivent être effectuées pour
connaître les répercussions extraterritoriales de la législation antiterroriste. Il serait
avisé, notamment, d’évaluer l’impact de cette législation sur le droit canadien relatif
au respect de la vie privée. Les États-Unis craignent que le droit canadien en ce
domaine ne limite l’échange de renseignements alors qu’ils ont justement modifié
leur législation pour faciliter le processus (Meyers, 2003 : 15).
L’incidence sur les provinces et les municipalités des ententes internationales et de la
législation nationale et transnationale doit également être examinée. Les analyses ont
eu jusqu’à présent une portée nationale et se sont peu intéressées aux effets et
conséquences à l’échelle locale et régionale.
Population
• Très peu d’études explorent l’incidence de la législation antiterroriste sur la
population Autochtone. La recherche devrait s’intéresser en particulier aux
répercussions sur les réserves qui se trouvent à proximité de la frontière canadoaméricaine. Un groupe de travail d’Haudenosaunee sur les mouvements
transfrontaliers a été mis sur pied pour examiner diverses questions (les cartes
d’identification de sécurité, par exemple) en collaboration avec le département de la
Sécurité intérieure des É.-U. et les autorités canadiennes des douanes et de
l’immigration. D’aucuns prétendent cependant que ce groupe de travail est le fruit
d’une collusion entre les gouvernements et qu’il n’est donc pas représentatif de la
collectivité.
• Comme nous l’avons signalé plus haut, de nombreuses études ont exposé les
répercussions des politiques et des lois sur l’immigration et l’arrestation préventive.
Les points de vue des immigrants, cependant, n’y sont pas reflétés. Quelles
expériences ont-ils vécues dans des installations de détention comme le Celebrity Inn
à Mississauga et la nouvelle « super prison » à Kawartha Lakes? Des auteurs comme
Pratt ont mentionné la difficulté de recueillir ce genre de renseignements—même des
données démographiques sur les détenus ne sont pas disponibles (Pratt, 2005 : 45).
Plus d’efforts devraient être déployés pour obtenir ces renseignements et investiguer
les méthodes et les personnes intervenant dans le processus de détention de noncitoyens. Quelles sont les différences dans les expériences vécues par les détenus
selon leur nationalité et leur sexe? Une analyse de l’évolution des caractéristiques
démographiques des immigrants permettrait de mieux cerner les répercussions que
des politiques comme l’Entente sur les tiers pays sûrs produisent sur les mouvements
migratoires. Ce sujet d’étude est d’autant plus pertinent qu’il pourrait se révéler
impossible d’obtenir de l’information des demandeurs d’asile déboutés à cause de ces
politiques.
• Des études ethnographiques sur la frontière canado-américaine aideraient à
approfondir notre compréhension de l’incidence des nouvelles lois et politiques sur la
mobilité des personnes et sur le commerce. La tenue d’entrevues avec les personnes
qui traversent la frontière, les agents frontaliers et les services de sécurité frontalière
des É.-U. et du Canada permettrait peut-être de brosser un tableau plus nuancé quant
à l’incidence du nouveau paradigme de sécurité sur la frontière.
•
Des groupes de la société civile luttent sans relâche contre le renforcement de la
sécurité à la frontière et la militarisation des frontières. La documentation, cependant,
est insuffisante sur les activités menées par les groupes nationaux et internationaux et
sur leurs terrains d’affrontement. Diverses organisations jouent un rôle important au
Canada : No One is Illegal, Project Threadbare, le Conseil canadien pour les
réfugiés, l’Association du Barreau canadien, la Coalition pour la surveillance
internationale des libertés civiles, la Fédération canado-arabe, le Conseil des
Canadiens, et Homes not Bombs. Il y aurait lieu d’étudier cette forme d’activisme et,
en particulier, les solutions de rechange proposées par ces groupes.
III Proposition d’un cadre de recherche
Nous venons de voir plusieurs questions qui méritent réflexion. Les quatre grands thèmes
suivants sont proposés pour poser le cadre servant à l’étude de ces questions et des autres
enjeux associés à la sécurité, aux frontières et à l’immigration au Canada : 1) la
citoyenneté; 2) la sécurité; 3) les frontières; 4) les études comparatives. Ces thèmes étant
interreliés cependant, il y aurait lieu de les aborder au moyen d’une démarche de
recherche intégrative.
1) Citoyenneté 8
Ces dernières années, un nombre considérable de travaux scientifiques se sont intéressés
au concept de citoyenneté et, en particulier, à sa transformation sous l’effet de la
mondialisation et de la montée du néolibéralisme. La redéfinition du rôle et de la
souveraineté de l’État-nation, garant consacré de la citoyenneté, amène de nouveaux défis
et peut-être aussi de nouvelles possibilités pour la citoyenneté. Le nouveau paradigme de
sécurité empiète sur la citoyenneté ainsi que sur les droits et les responsabilités politiques,
juridiques et sociaux qui l’accompagnent. D’autres recherches doivent être menées sur ce
lien entre la sécurité et la citoyenneté ainsi que sur la redéfinition du concept de
citoyenneté.
Si beaucoup n’ont pas voulu croire à une éventuelle citoyenneté nord-américaine
(Welsh, 2004), plusieurs se demandent si les initiatives bilatérales, comme les
programmes de prédédouanement à la frontière, annoncent la venue d’une « citoyenneté
transnationale » (Sparke, 2006; Gilbert, 2007). Indépendamment de l’émergence d’une
citoyenneté transnationale, l’évolution du concept de citoyenneté s’éloigne, du moins
partiellement, de son point d’ancrage national. Quelles sont les répercussions de cette
tendance? Quelle forme de citoyenneté voit-on se dessiner? Qui en tirera profit? Qui
risque de perdre? Comment une citoyenneté transnationale peut-elle coexister avec une
citoyenneté nationale? De quelles façons la citoyenneté est-elle vécue à l’échelle locale?
Cette recherche pourrait approfondir les travaux d’Aihwa Ong sur la « citoyenneté
souple », c’est-à-dire les privilèges transnationaux associés aux gens d’affaires
8
Un participant à l’atelier a mentionné qu’une analyse de la citoyenneté n’était peut-être pas nécessaire
puisque cette question relève du mandat d’un autre groupe de travail de Metropolis. Compte tenu de
l’importance de la citoyenneté par rapport aux questions envisagées ici, il me paraît pertinent de garder ce
thème. Il s’agit néanmoins d’un sujet prêtant à une collaboration accrue entre les groupes de Metropolis.
immigrants (Ong, 2006, 1999; voir également les travaux de Waters, 2003 sur le
Canada). À une échelle plus locale, les études réalisées par Engin Isin et d’autres sur la
citoyenneté urbaine proposent diverses façons de repenser la citoyenneté et le droit des
citoyens à un espace national, desquelles pourraient découler une analyse de
l’engagement militant (Isin, 2000).
Le nouveau périmètre de sécurité est lourd de conséquences pour la main-d’œuvre
et les droits, mais peu de recherches ont été menées jusqu’à présent pour approfondir
explicitement cette relation. Le Partenariat nord-américain pour la sécurité et la prospérité
(PSP), en particulier, empiètera sur les droits des travailleurs en ce qu’il encourage
l’utilisation des programmes pour les travailleurs temporaires comme mécanisme pour
diminuer les tensions à la frontière et aider à réduire le nombre de travailleurs sans
papiers en Amérique du Nord, surtout en provenance du Mexique (Gilbert, 2007).
D’autres études s’intéressant à l’incidence du périmètre de sécurité sur la mobilité de la
main-d’œuvre pourraient venir s’appuyer sur les excellents travaux déjà réalisés sur les
programmes pour les travailleurs temporaires, lesquels ont mis en lumière les aspects
discriminatoires de ces programmes par rapport, notamment, à la nationalité et au sexe
(Basok, 2002; Stasiulis et Bakan, 2003; Sharma, 2006). Les modes de différentiation en
fonction du statut qualifié ou non spécialisé des travailleurs doivent aussi être étudiés
(Gabriel, 2006). Certaines catégories de main-d’œuvre font également l’expérience des
effets de la législation sur la sécurité. Deborah Cowen a étudié l’impact de la sécurisation
des ports sur les débardeurs ainsi que la façon dont la nouvelle législation sur la sécurité a
été manipulée de manière à annihiler les droits des travailleurs (Cowen, 2007). Des
études doivent être menées sur les autres secteurs où cette législation engendre de
l’insécurité chez les travailleurs.
Autre sujet d’intérêt : la reconstitution de la citoyenneté et ses conséquences pour
les non-citoyens—soit les travailleurs migrants, les travailleurs sans papiers, les résidents
permanents et les demandeurs d’asile. Des recherches doivent être effectuées sur les lieux
de détention au Canada, sur les pratiques de détention et sur les expériences des
immigrants qui ont été détenus. Nous devons à Joseph Nevins (2002) une étude fouillée
du phénomène croissant des « étrangers illégaux » aux États-Unis en tant que menace
sociale et politique perçue. Une étude de ce phénomène dans le contexte canadien
apporterait une perspective intéressante sur le processus de criminalisation des noncitoyens. À mesure que se polarisent les différentiations entre citoyens et non-citoyens,
les enjeux deviennent plus élevés en ce sens qu’il est attendu que seuls les citoyens
jouiront de la protection des droits de la personne. Cette dichotomie est cependant rendue
nébuleuse par le concept de double citoyenneté, comme l’illustre le cas Arar, décrit plus
haut. Les répercussions de la double citoyenneté sur les droits juridiques, politiques et
sociaux et sur l’appartenance doivent être analysées plus avant (Stasiulis et Ross, 2006).
Les appréhensions rattachées à la citoyenneté méritent également d’être examinées étant
donné que les processus de sécurisation produisent des « citoyens névrosés », plus
anxieux (Isin, 2004; voir également Bigo, 2002; Cowen et Gilbert 2008). C’est
précisément ce sentiment d’insécurité engendré par le renforcement de la sécurité qui est
ressorti d’une série d’entrevues tenues par Lynn Staeheli et Caroline Nagel (2008) avec
des activistes arabo-américains et arabo-britanniques. Une recherche ethnographique
exhaustive et comparable doit être effectuée au Canada afin de connaître les
répercussions de la sécurisation sur les collectivités minoritaires.
2) Sécurité
La lutte contre le terrorisme a fait de la sécurité un sujet omniprésent.
Parallèlement, la notion de sécurité évolue au même rythme que la réflexion sur les
moyens d’assurer la sécurité. Comme Pratt le souligne, le ministère de la Défense
nationale reconnaissait déjà en 2002 l’évolution des définitions : [traduction] « Le
concept de sécurité au sens de sécurité de l’État et de protection contre un danger
militaire revêt désormais une signification plus large englobant l’absence de peur et la
protection des personnes contre un large éventail de risques (‘sécurité humaine’) » (Pratt,
2005 : 167). D’aucuns craignent également que, avec la mise en place d’un périmètre de
sécurité, le Canada n’adopte un concept de sécurité plus près de celui des États-Unis, où
la sécurité nationale (de l’État) a priorité sur la sécurité humaine (des personnes) (Staples,
2007). On observe déjà une tendance générale à transformer la migration en un problème
de sécurité qui s’inscrit dans une longue suite d’enjeux disparates incluant le terrorisme,
la migration, le trafic de stupéfiants, le crime organisé, etc. (Bigo, 2002). Il est
particulièrement important de bien saisir comment se transforme notre conception de la
sécurité compte tenu de la tendance grandissante vers la militarisation—notamment à la
frontière (Bigo, 2001; Whitaker, 2004). Il y aurait lieu également d’examiner l’incidence
de la privatisation de la sécurité sur les droits de la personne, par rapport aux centres de
détention, à l’échange de renseignements et à la reddition de comptes, entre autres (voir
Pratt, 2005 : 51).
Les implications pour les droits de la personne doivent absolument être cernées, et
selon Wesley Wark, aucune analyse soutenue n’a encore été effectuée pour voir comment
la sécurité nationale empiète sur les droits de la personne (Wark, 2006). Michelle Lowry
et Peter Nyers (2003) ont exposé quelques-uns des problèmes se posant aux Algériens
sans statut au Canada qui sont pris dans ce filet de sécurité, et leur activisme dans ce
domaine (voir également Wright, 2003; Nyers, 2006; Chacón et Davis, 2006). D’autres
travaux doivent être effectués, surtout en lien avec les préoccupations des personnes
touchées le plus directement par la nouvelle législation sur les frontières et l’immigration.
L’allégation de certains auteurs tels que Reg Whitaker selon laquelle les droits de la
personne sont minés par l’érosion de la sécurité nationale doit être approfondie, afin qu’il
ne soit pas présumé que le Canada réussit nécessairement à préserver les droits de la
personne (Wark, 2006 : 7). Les nouveaux pouvoirs de surveillance conférés par la Loi
antiterroriste font partie d’une tendance plus grande vers ce que certains appellent la
« société de surveillance » (Lyon, 2003). L’attrait de la biométrie comme mécanisme de
vérification de l’identité n’est qu’un des aspects problématiques de cette société de
surveillance qui doivent être abordés (Muller, 2004; Browne, 2004). Il faut examiner les
mécanismes d’échange de renseignements entre les ministères fédéraux et provinciaux,
entre les pays, et avec les sociétés privées. Ce point a d’ailleurs été formulé par le
Commissaire à la protection de la vie privée (Wark, 2007 : 32).
Enfin, peu d’auteurs ont analysé le phénomène nouveau de sécurisation de
l’argent et des opérations financières. Conséquemment à la Loi antiterroriste, de
nouvelles ressources ont été affectées à la surveillance du blanchiment d’argent et du
financement des activités terroristes. Quelque 63 millions de dollars ont été investis dans
le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) pour
renforcer la capacité de collecte de renseignements. Les institutions financières doivent
signaler les transactions suspectes et se voient remettre une liste des terroristes connus
avec la consigne de bloquer leurs avoirs (Aiken, 2007 : 197–198). Les organismes
caritatifs à l’étranger sont particulièrement ciblés lorsqu’ils sont soupçonnés d’appuyer
des activités terroristes. Bahdi y voit une forme de profilage racial en ce sens qu’il est
demandé aux institutions financières de redoubler de vigilance lorsqu’elles voient des
noms qui ressemblent à ceux de la liste, ce qui signifie que les Arabes et les Musulmans
sont particulièrement visés (Bahdi, 2003 : 302). Des personnes deviennent ainsi des
suspects par simple association de nom et elles doivent être signalées au SCRS et à la
GRC; il leur incombe ensuite de prouver leur innocence. Combien d’autres cas similaires
à celui de Liban Hussein existe-t-il? Hussein est cet homme dont le nom avait été inscrit à
tort sur la liste des terroristes au Canada et dans la Loi sur les Nations Unies. Bien qu’il
ait été disculpé de tout méfait, il a perdu son entreprise, sa maison et sa réputation (Pue,
2003 : 288; Bahdi, 2003 : 310). Les chercheurs canadiens gagneraient à s’inspirer des
travaux réalisés par Mona Atia sur les moyens discriminatoires et excessifs employés par
les États-Unis dans la lutte contre le financement du terrorisme pour cibler des
organismes caritatifs islamiques, des hawala (systèmes parallèles de remise de fonds) et
des réseaux financiers à petite échelle (Atia, 2007).
3) Frontières
Avant les attentats du 11 septembre, le discours dominant annonçait la fin de l’Étatnation : il était attendu que les frontières seraient graduellement effacées par la
mondialisation. L’irrévocabilité de ces déclarations n’a probablement jamais été juste,
mais, assurément, après le 11 septembre, les frontières ne se sont pas érodées et ont
même été renforcées à maints égards. Peter Andreas parle d’un processus de
« refrontalisation » où s’effectuent simultanément un renforcement et un assouplissement
des frontières (Andreas, 2003). La frontière ne peut plus être envisagée comme une
[traduction] « Ligne de défense Maginot » (Hristoulas, 2003 : 33; voir également Salter,
2004; Bigo, 2002). William Walters fait lui aussi référence à un processus de
« délocalisation » où les méthodes et pratiques habituellement liées aux postes frontaliers
se propagent vers l’intérieur et l’extérieur du territoire (Walters, 2004). Des processus
frontaliers sont déplacés à l’étranger par le truchement d’initiatives de traitement des
demandes de visas et par une évaluation des risques, avec pour résultat que les
immigrants et les demandeurs d’asile se font intercepter avant d’atteindre la frontière
physique (Aiken, 2007 : 190). Par suite des modifications apportées à la législation sur
l’immigration, les non-citoyens peuvent subir un interrogatoire à n’importe quel moment,
plus seulement au point d’entrée, de sorte que la frontière s’étend vers l’intérieur. À
d’autres égards, la frontière est reconfigurée par la privatisation croissante de la sécurité
et de la mobilité; les transporteurs aériens, par exemple, ont la responsabilité de s’assurer
que leurs passagers sont munis des bons documents. Enfin, la frontière qui a longtemps
été un lieu où la souveraineté s’exerce par une régulation démographique devient un lieu
de criminalisation—et les populations exclues deviennent alors un objet de surveillance.
L’incidence de la « refrontalisation », de la « délocalisation » et autres
transformations frontalières sur les droits de la personne doit être étudiée explicitement.
Une recherche en ce sens aiderait également à faire lumière sur le large fossé qui sépare
les stratégies frontalières géoéconomiques et géopolitiques (Coleman, 2005). Il importe
particulièrement de s’intéresser aux impératifs économiques et de sécurité en raison des
liens qui ont été établis entre eux par le milieu des affaires canadien pour obliger un
remaniement de la politique frontalière et migratoire. Les propositions visant une
intégration économique plus profonde abondent, allant de la mise en place de corridors de
libre-échange à la construction de superautoroutes et de couloirs de transport de l’énergie.
Comme ces propositions économiques gagnent du terrain, il est nécessaire d’évaluer les
nouveaux programmes et politiques au regard des droits de la personne et de la
citoyenneté.
4) Études comparatives
Quelques études comparatives ont été effectuées sur la sécurité, les frontières et
l’immigration à d’autres endroits, mais ce n’est pas suffisant. Selon Wesley Wark (2006),
il serait avantageux d’examiner l’expérience d’autres pays par rapport à la législation
antiterroriste et aux droits de la personne (voir Jenkins, 2003). Trois études de cas offrent
des points de comparaison particulièrement fructueux : les États-Unis, l’Europe et
l’Australie.
•
États-Unis Il est souvent dit que la législation antiterroriste du Canada reflète celle
des États-Unis. Une comparaison plus poussée aiderait à démontrer l’impact de la
législation américaine sur le Canada (voir Sokolsky, 2004-2005). Il pourrait
également être intéressant de comparer les politiques et pratiques américaines dans
leur application aux frontières mexicaine et canadienne (voir Andreas, 2003; Gabriel
et coll., 2003; Hristoulas, 2003; Serrano, 2003). La frontière entre les États-Unis et le
Mexique a été le sujet d’un grand nombre d’études des années 1990 à ce jour (par
exemple, Nevins, 2002; Coleman, 2005, 2007). Comme l’explique Coleman, les
modifications apportées aux politiques s’appliquant à la frontière entre les États-Unis
et le Mexique ciblent nombre des mêmes préoccupations qu’à la frontière canadoaméricaine, bien que la dynamique en action soit très différente. Une criminalisation
de l’immigration s’observe aux deux frontières, mais les préoccupations à la frontière
sud tiennent principalement au nombre de travailleurs mexicains sans papiers qui
entrent aux États-Unis. Néanmoins, les frontières font l’objet d’un traitement
différent : dans l’ensemble, la frontière canado-américaine demeure relativement
ouverte tandis que les États-Unis ont érigé des barrières à des points stratégiques de la
frontière qu’ils partagent avec le Mexique.
•
Europe La Convention de Schengen, signée en juin 1990 mais entrée officiellement
en vigueur en 1995, est venue poser un périmètre de migration commun pour ses
signataires (Walters, 2002). Bien qu’elle ait été élaborée en dehors de l’Union
européenne (UE), elle a par la suite été modulée de sorte qu’elle inclut aujourd’hui
presque tous les États membres (ainsi que quelques pays qui ne font pas officiellement
partie de l’UE). Pratt a cerné un certain nombre de ressemblances entre les politiques
de sécurité de l’espace Schengen et celles de l’Amérique du Nord : il existe un
périmètre externe commun; les vérifications ont été éliminées aux frontières internes
et des procédures uniformisées y ont été mises en place; des politiques communes ont
été adoptées relativement aux visas et à l’asile; un système commun de
renseignements de sécurité a été créé et des liens étroits existent avec les autorités
policières et judiciaires (Pratt, 2005 : 5). Peu de recherches contemporaines se sont
intéressées au contexte de sécurité dans les deux régions après les attentats du
11 septembre (Salter, 2004). D’autres travaux s’appuyant sur les études comparatives
antérieures (par exemple, Andreas et Snyder, 2000; Abell, 1997) permettraient de
brosser un tableau plus détaillé de ces deux espaces. Cette recherche pourrait
également porter sur la législation antiterroriste européenne mise en place après le
11 septembre.
• Australie Les mesures de sécurité musclées adoptées par l’Australie et son traitement
sévère des immigrants illégaux, surtout depuis les attentats du 11 septembre, ont attiré
l’attention de la communauté internationale (par exemple, Hocking, 2003). Des
installations de détention ont été aménagées dans des régions éloignées du pays, ainsi
qu’en juridiction extraterritoriale sur les îles Nauru, Papouasie-Nouvelle-Guinée et
Christmas dans le Pacifique. Dans son analyse poussée des politiques canadiennes sur
la détention et l’expulsion, Pratt établit quelques brèves comparaisons avec l’Australie
qui est, selon elle, réputée pour son [traduction] « approche exceptionnellement
punitive aux chapitres de l’immigration, des réfugiés et des frontières » (Pratt, 2005 :
7). Une comparaison détaillée permettrait de comprendre comment et pourquoi les
stratégies de sécurité de ces deux pays diffèrent, compte tenu surtout qu’ils partagent
une histoire coloniale similaire, une même tradition de terre d’accueil pour les
immigrants et des politiques de multiculturalisme contemporaines.