COMMERCIAUX ET VENDEURS

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COMMERCIAUX ET VENDEURS
Henri Eckert
Dominique Maillard
Céreq
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13 567 MARSEILLE Cedex 02
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Génération 92 :
COMMERCIAUX ET VENDEURS,
DES INTITULES D'EMPLOI
AUX GROUPES PROFESSIONNELS
Version du 31.08.2000
1
Le découpage des activités professionnelles réalisé par la nomenclature des professions et
catégories socioprofessionnelles (Pcs) de l'Insee ne permet pas de repérer immédiatement les
activités de commerce et de vente. Si celles-ci paraissent - a priori du moins - clairement
isolées dans des catégories qui font explicitement et exclusivement référence à la fonction
commerciale et hiérarchisées selon leur prestige social, il n'en reste pas moins que d'autres
activités commerciales sont éparpillées dans diverses catégories et généralement agrégées aux
activités spécifiques d'un secteur économique particulier. C'est notamment le cas des activités
commerciales exercées dans les secteurs de la banque, de l'assurance, des transports et du
tourisme : séparées de l'ensemble des activités commerciales effectuées dans les autres
secteurs économiques, elles sont affectées à des catégories qui les mêlent à d'autres activités.
Les cadres commerciaux en fournissent un bon exemple : s'ils sont, pour l'essentiel, regroupés
dans les rubriques 3731 à 3734, les cadres commerciaux de l'assurance sont, quant à eux,
regroupés avec d'autres cadres dans la rubrique 3744 et les "cadres de l'exploitation
commerciale de la banque" classés dans la rubrique 3741 bien que celle-ci mélange, sous
l'intitulé "cadres des services techniques et commerciaux de la banque", les activités purement
commerciales avec les activités spécifiquement bancaires1. Il en va de même au niveau des
professions intermédiaires pour lesquelles les activités commerciales sont tantôt isolées, tantôt
mélangées à d'autres activités lorsqu'elles sont effectuées dans les secteurs évoqués plus haut.
Par ailleurs, certaines activités de vente n'apparaissent qu'à la condition d'aller au-delà de
l'intitulé de la catégorie professionnelle : dans la catégorie 6515 par exemple, sous l'intitulé
"magasiniers", sont enregistrés aussi bien des "magasiniers vendeurs" ou "vendeurs
magasiniers", là encore confondus avec d'autres magasiniers.
La structure de la nomenclature Pcs ne constitue pourtant pas la seule source de difficulté
pour cerner l'ensemble des individus occupés, peu ou prou, à des activités de commerce et de
vente : l'évolution de celles-ci et des contextes dans lesquels elles sont effectuées ne sont pas
pour rien dans le flou qui en brouille les frontières. C'est ainsi que la diffusion, sinon des
tâches elles-mêmes du moins des préoccupations commerciales dans un grand nombre
d'autres activités, n'a pas fini de produire ses effets dans un contexte économique marqué par
l'affirmation insistante de la primauté du commercial sur les aspects techniques de la
production. Le développement de la fonction marketing n'est pas seul à en témoigner, le
prestige croissant de nombreuses activités commerciales en manifeste la force. Cette première
évolution en croise une seconde, qui touche à l'organisation des activités commerciales. La
substitution d'organisations plus flexibles aux organisations anciennes articulées à une
division rigide des tâches, entraîne une hybridation des activités par le commerce, repérable
aux différents niveaux de la hiérarchie des emplois. C'est ainsi que les activités de vente à
proprement parler sont souvent associées à des activités de gestion, de prospection, de
contrôle, etc…, alors que des formes variées de polyvalence s'installent là ou les activités
spécifiquement commerciales semblent requérir une moindre qualification technique. Mais à
ces deux facteurs de brouillage s'en ajoute encore un troisième, qui touche aux dénominations
des activités de commerce et de vente. Sans doute est-ce l'un des registres d'activité où
certains effets de mode se font particulièrement sentir, qu'ils tendent à une simplification de
ces dénominations ou à en imposer de nouvelles : dans l'un et l'autre cas, des difficultés de
codage dans une nomenclature comme Pcs en résultent. Elles étaient déjà largement induites
par les deux autres évolutions évoquées.
1
Pour distinguer les activités commerciales des activités techniques de la banque chez les cadres regroupés dans
la rubrique 3741, il faut recourir à la Pcs dite en 489 postes qui éclate cette dernière en deux sous-rubriques,
3742 et 3743. L'enquête sur laquelle nous nous appuyons a été codée dans la Pcs en 455 postes.
2
Pour toutes ces raisons il nous a paru difficile de recourir, afin de sélectionner les emplois
relevant d'activités de commerce et de vente, au codage en termes de Pcs des emplois occupés
en mars 1997 par les individus interrogés à l'occasion de Génération 92. Ne restait alors
qu'une seule ressource : en revenir à "la matière première du classement", pour reprendre une
expression d'A. Desrosières et de L. Thévenot (1988), c'est-à-dire aux intitulés des emplois
occupés. C'est cette démarche et ses enjeux que nous exposerons dans un premier temps,
avant de poursuivre par l'examen des rapports entre intitulés d'emploi et composition des
groupes professionnels. Nous nous attacherons, ce faisant, à cerner quelques unes des
évolutions actuelles des métiers commerciaux.
***
1. Des "professions et catégories socioprofessionnelles" aux intitulés d'emploi
1.1. Constitution du corpus d'emplois
La constitution du corpus d'emplois a été réalisée en deux étapes : la sélection des intitulés a
nécessité la définition préalable d'un lexique spécifique. Malgré les réserves énoncées cidessus quant à la pertinence de la nomenclature Pcs pour décrire les activités de commerce et
de vente, nous avons commencé par sélectionner les emplois codés dans les Pcs 3731 à 3734,
3851 à 3855, 4621 à 4629, 5511 à 5521. La lecture des intitulés d'emploi ainsi recueillis a
permis de repérer un ensemble de mots qui désignent le plus explicitement le caractère
commercial de l'emploi : "commerce" et ses dérivés, "marché', "produit', "rayon", "vendeur",
etc. Cette étape a permis, accessoirement, de repérer des emplois mal codés ou trop éloignés
des activités commerciales et de constituer une sorte de contre-lexique. Par exemple, si le mot
"vente" permet de ranger dans le corpus tout intitulé qui inclut ce mot, le "technicien de
service après-vente" n'y a sans doute pas sa place. Le lexique constitué, il devenait possible de
l'utiliser comme un filet capable de retenir les intitulés souhaitables et donc les emplois
relevant des activités de commerce et de vente. La sélection a été effectuée dans l'ensemble
des emplois occupés en mars 1997 et codés dans les CS 37, 38, 46, 54, 55, 56 et 65. Ce choix
se justifie par deux raisons : la relative robustesse de la codification des emplois sur deux
chiffres, le risque de codage d'un emploi lié à la vente et au commerce en dehors de ces
catégories étant relativement minime, et le souci d'appréhender la plus grande diversité
possible d'emplois plus ou moins étroitement liés aux activités de commerce et de vente.
La mise en œuvre de cette démarche n'a pas entraîné un enrichissement significatif du lexique
initial. A titre de contre-exemple, le mot "trader" a été introduit dans le lexique initial parce
qu'il était associé au mot "marché" dans un intitulé particulier. En revanche, la démarche a
provoqué un élargissement considérable du corpus d'emplois, du nombre de catégories
socioprofessionnelles leur correspondant et parallèlement un élargissement de la fonction
commerciale à des activités périphériques. Si les activités de service sont ordinairement
distinguées des activités de commerce, cette frontière paraît floue à la lecture de certains
intitulés d'emploi. Le repérage des vendeurs et vendeuses a attiré notre attention sur le fait que
quelques unes se déclaraient "serveuse en charcuterie" ou "serveuse de libre-service". C'est
pourquoi s'est imposée l'idée d'inclure serveurs et serveuses dans la nébuleuse des activités
commerciales. Autre exemple, la sélection d'intitulés d'emploi incluant le mot "commercial"
nous a amené à retenir dans notre corpus, outre les "attachés commerciaux", "agents
commerciaux", "cadres commerciaux", …etc., "secrétaires commerciales" et "assistantes
commerciales". L'intitulé "secrétaire commerciale" reste peu explicite sur la proximité entre
3
l'activité de secrétariat et celle de commerce mais son maintien dans notre corpus se justifie à
nos yeux de la différence avec les autres secrétaires que souligne l'intitulé, quand aucune autre
précision n'est fournie ou lorsque la secrétaire se déclare administrative, juridique ou
médicale, …etc. Le corpus final est plus étendu que le corpus initial : s'il implique un
élargissement du choix de Pcs, il n'inclut pas pour autant la totalité de l'effectif des Pcs
initialement choisies (cf. tableau 1).
1.2. Analyse des intitulés d'emplois
Si le corpus ainsi constitué ne peut prétendre à l'exhaustivité, il n'en pose pas moins de
redoutables problèmes d'analyse. Le premier tient à la taille de l'échantillon : s'il comprend
2806 emplois, soit autant d'individus, ceux-ci ont recours à pas moins de 1200 intitulés
différents. En outre, la longueur des intitulés, évaluée en nombre de mots utilisés pour les
énoncer, est très variable puisqu'elle va de un mot - "vendeur" par exemple - à plus de huit "agent commercial sédentaire, vente en magasin et prospection". Par ailleurs, le précédent en
témoigne, l'intitulé d'un emploi peut renvoyer à plusieurs activités. "Magasinier, vendeur,
livreur" en désigne trois. Quelques intitulés enfin, au nombre de 62, ne font pas référence à un
emploi au sens ordinaire d'un métier ou d'une occupation mais énoncent un lieu d'exercice de
l'activité ou une série d'actes qui y sont accomplis. A titre d'exemples : "guichet, vente de
médicaments et conseil clients", "achat de poissons et conditionnement pour la vente". Enfin
quelques rares énoncés, particulièrement laconiques, se montrent tout à fait énigmatiques, tel
"arrière caisse". Quelle stratégie de classement adopter compte tenu de cette diversité ? Entre
l'option purement sémantique ou à l'opposé l'option strictement formelle, il nous a paru plus
judicieux d'adopter une démarche intermédiaire. Les énoncés s'organisent en général autour
d'une ou plusieurs unités sémantiques de complexité variable. Soit l'énoncé "caissière,
vendeuse, mise en rayon des vêtements" : il comporte trois unités sémantiques, simples pour
les deux premières, complexe pour la dernière. L'intitulé "chef de produit aliments pour
bovins, gestion et vente" en comprend également : complexe pour la première, simples pour
les deux dernières. L'unité sémantique désigne une activité complète et qui pourrait constituer
à elle seule un intitulé suffisamment explicite ; le noyau de première unité sémantique "chef
de produit" est en l'occurrence complété par la mention du produit.
C'est l'analyse de ces différentes unités sémantiques que nous voudrions expliciter à présent.
Reprenons l'exemple "chef de produit aliments pour bovins". Le mot "produit" désigne le
centre de gravité de l'unité sémantique : on peut en effet opposer "produit" à "rayon" dans la
mesure où les expressions "chef de produit" et "chef de rayon" les opposent. Ces deux
expressions constituent des paires minimales selon l'expression communément utilisée en
linguistique2. Considérons à présent les trois intitulés suivants : "chargé d'affaires", "chargé de
clientèle"', 'conseiller clientèle". Les deux premiers constituent une paire minimale qui permet
de définir "affaires" et "clientèle" comme centre de gravité des deux unités sémantiques
considérées. Par ailleurs, on peut considérer de la même manière que "chargé de clientèle" et
"conseiller clientèle" constituent une autre paire minimale : celle-ci permet de constituer les
deux termes "chargé" et "conseiller" comme antécédents possibles de "clientèle". Ainsi, le
mot qui constitue le centre de gravité de l'unité sémantique peut être précédé d'un ou de
plusieurs antécédents et suivi d'un complément, comme dans le cas de l'intitulé : "adjoint du
chef de rayon matériaux". Dans la mesure où un intitulé peut comporter jusqu'à trois unités
sémantiques, chacune d'entre elles est susceptible de comporter un centre de gravité, précédé
2
Nous avons adopté une procédure similaire à celle des linguistiques lorsqu'ils analysent la structure
phonologique du langage, cf. manuel d'A. Martinet (1967) ou, plus généralement et plus fondamentalement
R. Jakobson (1963) et E. Benveniste (1966).
4
d'un ou deux antécédents, et suivi d'un complément. Par commodité, nous utiliserons les
termes "mot1", "mot2", voire "mot3" pour désigner les centres de gravité des unités
sémantiques successives, par "ant1" ou "ant2" les antécédents possibles du "mot1" et par
"comp1" le complément du "mot 1". La dernière ligne du tableau 2 donne la fréquence de ces
différentes catégories de mots pour l'ensemble de la population (cf. ligne "tous").
1.3. Résultat général
Un "mot1" peut être repéré dans la quasi totalité des intitulés fournis par les 2744 individus3
qui énoncent un emploi. Il ne fait défaut que dans les rares cas où l'individu se borne à
signifier sa responsabilité hiérarchique ou position fonctionnelle sans indiquer explicitement à
quelles activités concrètes elles se rapportent. Parmi les 128 "mot1" repérés dans l'échantillon,
ceux qui apparaissent le plus souvent sont : "vendeur/se" (566 occurrences), "commercial"
(560), "caisse/ière" (260), "serveur/se" (204), "rayon" (121), "technico-commercial" (102).
Ces six mots permettent à eux seuls de regrouper les deux tiers des énoncés individuels. Des
quatre éléments qui constituent l'unité sémantique, le "mot1" se devait, par construction, d'être
celui qui marque le plus clairement la référence à l'activité commerciale ou du moins la
participation à une transaction commerciale. "Caissières" et "serveurs/serveuses" en
particulier participent à une transaction qui pour les second(e)s se situent à la frontière du
commerce et du service. Rappelons qu'il s'agissait pour nous de sélectionner les intitulés
d'emploi de manière à prendre en compte aussi les activités à la périphérie du noyau dur du
commerce. La présence d'un "ant.1" est relativement fréquente puisqu'on en trouve dans près
de la moitié des énoncés. Apparaissent le plus fréquemment les mots suivants : "responsable"
(205), "assistant" (165), "chef" (128), "employé" (121), "agent" (101), "conseiller" (92),
"attaché" (90), "chargé" (74). L'antécédent tend à situer l'individu d'un point de vue
hiérarchique et/ou fonctionnel. Les "ant2" sont fort peu nombreux, bien que la diversité des
termes soit plus grande que pour les "ant1". A noter, la fréquence du terme "sédentaire" qui
paraît caractéristique d'un type d'activité commerciale. Le "comp1" précise généralement le
"mot1", soit par mention du produit vendu ou du lieu de l'activité, éventuellement d'une
fonction, tel "export" par exemple. La dernière ligne du tableau 2 présente la fréquence des
"mot2" et "mot3", pour lesquels l'apparition d'antécédents ou de compléments est négligeable.
Les individus décrivent-ils tous leur emploi de la même manière ? Le tableau 2 dans sa
globalité montre les différences entre les individus suivant leur niveau de formation à l'issue
de leurs études. Si la fréquence du "mot1" est telle pour l'ensemble de la population qu'il ne
peut cliver les individus selon leur niveau de formation, il en va tout autrement pour les
antécédents et complément du "mot1" et pour le "mot2". Cette diversité renvoie certes à la
diversité des emplois auxquels accèdent des individus de niveaux de formation différents.
Ceux qui arrivent sur le marché du travail avec les titres scolaires les moins élevés vont vers
des emplois relativement standardisés et dont la dénomination elle-même englobe dans son
unité lexicale la diversité des situations d'emploi réelles. Considérons d'abord l'exemple des
vendeurs ; si ce type d'emploi est occupé essentiellement par des sortants de niveau IV et V,
ils utilisent le mot générique de "vendeur", éventuellement assorti d'un complément4. Ce
complément désigne en général des biens de grande consommation : produits alimentaires,
3
2744, soit 2806 individus qui énoncent en emploi desquels on retranche les 62 individus qui n'énoncent pas un
emploi au sens habituel mais disent leur lieu d'activité ou une action en général (cf. plus haut dans le texte).
4
Le terme de "vendeur" n'aurait du reste pas dû figurer sans mention du produit vendu : compte tenu des
exigences du codage Pcs, consigne avait été donnée aux enquêteurs de faire préciser à l'interviewé le type de
produit vendu dès lors qu'il se déclarait "vendeur". Au final, quelques deux cents individus se déclarent vendeur
sans autre forme de précision.
5
vêtements, biens d'équipement du foyer. Lorsque le produit vendu est plus noble, lorsqu'il fait
appel à une dimension technique particulière, le "vendeur" dispose généralement d'une
formation de niveau plus élevé et fera appel à un registre linguistique plus complexe dans sa
forme : "attaché commercial", "agent technico-commercial", ou à des mots qui agglutinent
l'activité de vente avec le produit : "libraire" ou "fleuriste". De ce processus sociolinguistique
résulte, au fur et à mesure qu'on monte dans la hiérarchie des niveaux de formation et que les
individus accèdent à des emplois plus prestigieux, énoncés d'une manière différente, que les
compléments du "mot1" tendent à disparaître au profit des antécédents (cf. tableau 2). Dans
un autre registre, la substitution du terme de "caissière" par celui d'"hôtesse de caisse" traduit
la volonté de revalorisation, par les entreprises, d'un emploi particulièrement connoté
négativement, par celle qui y accèdent en particulier. L'énoncé de plusieurs activités - et donc
la présence d'un "mot2" voire d'un "mot3" - est lui aussi corrélé tant au niveau de formation
qu'au prestige social de l'emploi. Il caractérise des emplois formés par agglomération de
tâches plus ou moins hétérogènes : "magasinier, vendeur, livreur", "caissière, vendeuse, mise
en rayon" par exemple.
2. Des intitulés d'emploi aux groupes professionnels
2.1. Présentation de soi et affiliation professionnelle
La variabilité des intitulés selon le prestige de l'emploi et le niveau de formation de l'individu
ne permet qu'une appréciation sommaire des enjeux de l'énonciation de l'emploi. Le choix
d'une solution parmi toutes celles possibles tient aussi, sinon essentiellement, au fait que les
individus se présentent eux-mêmes à travers l'énoncé de leur emploi. S'il s'agit d'une
"épreuve" (Boltanski et Thévenot, cités par Kramarz, 1991), il est nécessaire d'en exposer les
circonstances et donc d'en revenir à la situation d'enquête. Les deux protagonistes, enquêté et
enquêteur, ne se font pas face ; mais l'entretien téléphonique n'en est pas moins une situation
d'interaction qu'il convient d'analyser comme telle5. Au cours de celle-ci, l'enquêté est invité à
présenter sa "façade personnelle" : cette "présentation de soi" (cf. Goffman, 1973) ne peut
s'appuyer sur l'impression physique produite ou la gestuelle qui accompagne en général une
interaction directe et l'enquêté est amené à construire son image exclusivement avec les mots
qu'il emploie, leurs agencements particuliers, le ton de sa réponse. Cette dernière information
disparaissant lors de son enregistrement informatique, restent les mots employés6. Ils sont, à
un moment donné, puisés dans un ensemble délimité - F. Kramarz parle de "l'espace clos des
mots utilisés" (idem) -, le lexique que nous avons essayé de cerner pour constituer notre
échantillon. Mais surtout : les intitulés d'emploi résultent généralement de la combinaison de
mots fournis par ce lexique et se présentent comme autant de solutions, plus ou moins
stéréotypées, disponibles pour l'énonciation. Si les "délégués" ou "visiteurs médicaux" sont
fréquents dans notre échantillon, on n'y trouve aucun "cadre" ou "conseiller médical" et aucun
"visiteur commercial" : les combinaisons possibles entre "cadre", "conseiller", "délégué" et
"visiteur" d'une part, "commercial" et "médical" de l'autre ne sont pas toutes légitimes.
L'employé de pharmacie qui veut souligner son activité de conseil est obligé de recourir à une
périphrase : "vente de médicaments et conseil clients".
5
Le dispositif d'interrogation de "Génération 92" est un dispositif intermédiaire entre ceux examinés par
F. Kramarz : l'individu ne répond pas en remplissant un formulaire comme dans le recensement de la population,
ni à un enquêteur qui lui fait face. Il répond à un enquêteur qui l'interroge par téléphone mais avec lequel une
relation de "séduction" peut s'installer.
6
Dans le cas de "commerciaux", pour qui l'art de la parole fait partie des compétences généralement requises,
l'importance des mots est encore plus grande.
6
Les combinaisons possibles à un moment donné sont celles que l'usage a validées et, de fait,
légitimées ; elles rassemblent les intitulés généralement reconnus - sinon connus - de tous les
membres d'une même communauté linguistique. Elles réfèrent à autant de représentations des
emplois, des métiers ou des professions, familières aux membres de cette communauté,
organisées en un système plus ou moins adéquat à la structure observable des emplois et des
professions. Un tel ensemble n'est jamais figé. Il est, au contraire, en constante évolution :
tandis que certains intitulés disparaissent ou tombent en désuétude, d'autres apparaissent,
s'imposent durablement ou sont abandonnés rapidement. Il en résulte des concurrences
fréquentes comme celle, que nous avons déjà relevé plus haut, entre "caissière" et "hôtesse de
caisse" : le premier intitulé - légitimé par un long usage - apparaît 190 fois dans notre
échantillon, le second - imposé par un type de politique d'entreprise soucieux de promouvoir
le "SBAM - Sourire-Bonjour-Au revoir-Merci" (Philonenko, Guienne, 1997), 49 fois. Mais
cinq jeunes femmes se déclarent "hôtesse caissière", créant ainsi une sorte d'intitulé-valise
original. Leur réponse révèle mieux que les précédentes le type d'épreuve - pour reprendre
l'expression de Boltanski et Thévenot - à la quelle confronte l'énonciation d'un intitulé
d'emploi. En optant pour un intitulé au détriment d'un autre, l'individu décide de se
reconnaître - et de se faire reconnaître - dans une image qu'il cautionne et valide dans le même
mouvement. Plus généralement, par le choix d'un intitulé plutôt qu'un autre, il participe à
l'agrégation d'un groupe social autour d'une représentation partagée, de valeurs communes,
voire d'intérêts convergents (Latreille, 1980). Ce groupe social n'existe souvent qu'au travers
de cette désignation commune et ne constitue pas une profession au sens que la sociologie a
donné à ce concept. Mais il n'est sans doute pas excessif d'avancer hypothèse suivante :
adopter tel ou tel intitulé d'emploi témoigne d'une manière - qui n'est pas sans risque - de
s'affilier à un groupe professionnel, dont l'existence procède de l'usage légitime de cet intitulé.
Sans doute a-t-on à faire là, comparé au degré de structuration professionnelle des médecins
ou des avocats par exemple, au degré zéro de l'organisation professionnelle.
2.2. Différenciation des groupes professionnels
Dans notre échantillon d'emplois on trouve, sans mention d'antécédent mais éventuellement
accompagné d'un complément désignant le produit vendu, 117 fois l'intitulé "commercial", 73
fois celui de ''technico-commercial" et 62 fois celui de "représentant" (cf. tableau 3). Dans
l'intention de vérifier l'hypothèse que nous venons d'énoncer, il nous a paru intéressant de
rechercher quelles différences apparaissent entre individus qui se présentent sous l'une ou
l'autre de ces trois étiquettes. Ceux qui s'affichent "technico-commerciaux" se distinguent des
autres sous divers aspects : très majoritairement de sexe masculin, ils sont le plus souvent
sortis de formation au niveau III et sont titulaires d'un diplôme d'une spécialité industrielle.
Près de la moitié d'entre eux n'a pas connu de chômage du tout, un quart seulement plus de
trois mois. Ils travaillent plus fréquemment dans de petites entreprises, très rarement dans des
grandes et plutôt dans le secteur des biens intermédiaires ou dans le commerce de gros. Parmi
ceux qui se rangent sous l'intitulé "commercial", on trouve plus de femmes : près de 30% de
l'effectif du groupe, soit deux fois plus que dans les deux autres. Un peu plus d'un tiers d'entre
eux a un diplôme de niveau III mais près d'un quart dispose d'un diplôme de niveau I ou II. Ils
sortent le plus souvent d'une formation tertiaire, commerce ou comptabilité essentiellement,
quelque fois d'une formation générale, très rarement d'une formation de type industriel. Parmi
eux, un tiers seulement n'a jamais connu de chômage, alors qu'un quart est resté sans emploi
plus de six mois. Près de quatre sur dix travaillent dans une moyenne ou grande entreprise, le
plus souvent dans le commerce de gros ou de détail. A noter qu'un sur dix travaille dans le
secteur de la banque et la même proportion dans les télécommunications. Si les représentants
7
regroupent aussi peu de femmes que les technico-commerciaux, ils sont aussi, comparés aux
deux autres groupes, les moins diplômés. Toutefois, plus d'un tiers d'entre eux est titulaire
d'un BTS ou DUT du commerce. Ils ont connu les itinéraires professionnels les plus
mouvementés, tant par le nombre des emplois occupés que par les durées de chômage. Ils sont
les plus nombreux à travailler dans les grandes entreprises, pour plus de la moitié d'entre eux
dans le commerce de gros et le commerce de détail non alimentaire.
Derrière les trois étiquettes que nous venons d'examiner se profilent donc bien trois groupes
contrastés. Qu'en est-il dès lors que l'analyse prend en compte les antécédents susceptibles de
précéder chacun de ces trois mots pour constituer une étiquette plus complexe ? Le mot
"commercial", notamment, est généralement associé à un antécédent (cf. tableau 3). Parmi les
vingt et un antécédents recensés dans notre échantillon, ceux qui apparaissent le plus souvent
sont, par ordre de fréquence décroissante : "assistant", "attaché", "secrétaire", "conseiller",
"ingénieur", "responsable", …etc. Nous n'examinerons ici que les cas où l'individu fait
précéder le mot "commercial" des antécédents "agent" ou "attaché", comparés au cas où il n'y
a pas d'antécédent. Les "agents commerciaux" se distinguent des "commerciaux" par ce qu'ils
forment un groupe équilibré du point de vue du sexe. Plus de la moitié d'entre eux sont
titulaires d'un diplôme de niveau III, en général d'un BTS ou d'un DUT du secteur tertiaire. Ils
se distinguent aussi par leur origine sociale puisqu'ils sont, pour la moitié d'entre eux, enfants
de père ouvrier ou employé. Seul un sur cinq n'a pas connu de chômage mais quatre sur dix
seulement ont occupé plus de deux emplois différents bien que les situations précaires y
soient plus fréquentes. Près des trois quarts d'entre eux travaillent dans les secteurs de la
banque, de l'assurance ou des transports. Le profil des "attachés commerciaux" se distingue
nettement des deux autres, non seulement parce que la proportion de femmes y est moins
déséquilibrée que dans celui des "commerciaux", sans atteindre toutefois à l'équilibre réalisé
dans celui des "agent commerciaux", mais aussi par les autres aspects. C'est le groupe où l'on
trouve le plus de diplômés des niveaux I/II, généralement issus de l'université ou d'écoles de
commerce. La moitié d'entre eux n'a connu que deux emplois, tandis qu'un quart n'a jamais
connu de chômage. Près d'un tiers d'entre eux travaille dans les banques, l'assurance ou le
secteur des télécommunications, un autre tiers dans le commerce de détail ou de gros. Si le
mot principal de l'intitulé - que nous avons désigné comme le "mot1" - permet effectivement
de distinguer des groupes spécifiques, il est possible, au sein d'un groupe constitué par l'un de
ces mots, de distinguer d'autres groupes selon l'antécédent qui le précède.
2.3. Les mécanismes de distinction
Ainsi, les intitulés "agent commercial" et "attaché commercial" renvoient à des secteurs
d'activités différents. Si le premier désigne des activités commerciales de la banque, des
assurances et des transports, le second indique des activités commerciales dans le secteur des
échanges marchands en général. Dans chacun de ces secteurs, d'autres mécanismes de
distinction sont à l'œuvre. Nous avons déjà fait remarquer qu'entre "vendeur" et "attaché
commercial", c'est le type de produit vendu qui provoque le saut d'un intitulé à l'autre. La
manière de vendre le produit et, notamment, le développement de la vente à distance introduit
de nouveaux intitulés tels que "télévendeur", voire "téléacteur". D'autres variations d'intitulés
apparaissent avec le recours aux termes démonstrateur - "démonstratrice en cosmétiques" - et
animateur - "animatrice de vente" -, voire la combinaisons des deux : "démonstrateur
animateur de jeux vidéo". La mention d'une position hiérarchique, comme dans l'intitulé
"premier vendeur", se perd au profit de l'insistance sur un rôle de conseil, comme dans
8
l'intitulé "conseiller vendeur"7. Mais dans ce dernier cas, l'intitulé "conseiller de vente"
l'emporte, suggérant qu'il s'agit d'effacer l'image dépréciée du simple vendeur. Dans le secteur
de la banque, la valorisation du rôle de conseil apparaît dans la fréquence d'intitulés tels que
"conseiller clientèle", alors que l'intitulé "agent commercial" derrière lequel se rangent des
individus au profil scolaire identique réfère à l'activité générique du commerce. Dans tous ces
cas, l'impression dominante est la tendance à masquer, ou du moins à euphémiser, l'acte de
vente proprement dit. Faut-il y voir l'effet d'une tendance à faire oublier ce qui, de ces
activités professionnelles, a été longtemps méprisé ?
Quoi qu'il en soit, les mécanismes de distinction à l'œuvre entre groupes constitués sur la base
des intitulés d'emploi, qu'ils agissent selon une logique de secteur d'activité ou selon des
exigences propres aux activités elles-mêmes, n'en confortent pas moins l'homogénéité de ces
groupes. Si l'on considère que ces mécanismes de distinction sont agis par les individus qui
énoncent leurs emplois, se pose la question des bornes de leur efficacité : sans doute butent-ils
contre la relative standardisation des intitulés possibles. La question est alors de savoir d'où
procède la légitimité sociale des intitulés. Si le mot "ingénieur" figure parmi les antécédents
possibles du mot "commercial", il peut aussi précéder le mot "technico-commercial", mais
l'analyse des profils scolaires des individus qui choisissent de se présenter selon l'une ou
l'autre des combinaisons possibles de ces trois mots révèle des stratégies d'énonciation
différentes. Si ceux qui se présentent comme "ingénieurs technico-commerciaux" combinent
le plus souvent leur titre d'ingénieur diplômé acquis dans une école d'ingénieurs avec la
fonction commerciale, il n'en va pas de même pour les "ingénieurs commerciaux". Il ne s'agit
pas d'ouvrir ici un procès en usurpation, mais plus simplement de constater la multiplicité des
principes de légitimation des intitulés d'emploi8. Si l'institution scolaire fournit un puissant
principe de légitimation des titres et des intitulés d'emploi, elle n'est pas seule. Des individus
titulaires d'un diplôme de niveau III peuvent être amenés à se prévaloir d'un titre d'ingénieur
parce que la division du travail dans l'entreprise ou le style de management des ressources
humaines les y incite. Les zones de légitimité d'un titre et les modes d'énonciation de l'emploi
ne sont pas nécessairement les mêmes et déborder de l'entreprise vers la sphère publique peut
s'autoriser du désir de présenter la meilleure image de soi.
***
Pour conclure
Si la nomenclature Pcs paraît inadéquate au repérage exhaustif des activités de commerce et
de vente, le recours aux intitulés d'emploi conduit à une autre difficulté : la très grande
diversité des intitulés légitimes pose le problème des modes de regroupement susceptibles de
les constituer en entités plus importantes et malgré tout cohérentes. Il nous semble que la
bonne compréhension du problème nécessite de s'appuyer sur la distinction, proposée par
A. Strauss, entre "profession" et "segment d'une profession". Il désigne par là des
"groupements qui émergent à l'intérieur d'une profession" : ce ne sont pas "des parties
absolument stables, définies pour l'éternité, du corps professionnel. Ils sont soumis plus ou
moins continuellement à des changements […]. Ces changements sont imposés par des
transformations de leur appareil conceptuel et technique, de leurs conditions institutionnelles
de travail et par les transformations de leurs relations avec d'autres segments et d'autres
métiers. Chaque génération entreprend de déchiffrer à nouveau sa raison d'être et son avenir."
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C'est un phénomène que Brochier et Capello souligne dans leur CEP… à préciser!!!
Il ne nous paraît pas seulement nécessaire de savoir qui autorise le lexique et légitime les ressources possibles
pour dire son emploi mais de savoir qui légitime les énoncés relativement standardisés les plus souvent utilisés.
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(1992, 68 et 82) "Secrétaires" et "assistantes commerciales" constituent sans doute deux
segments d'un même groupe professionnel bien que les secondes soient nettement plus
diplômées que les premières. Mais sans doute faut-il examiner aussi le rapport des
"secrétaires" et "assistantes commerciales" à l'ensemble des secrétaires : si on constate dans
l'ensemble du groupe la même concurrence entre assistantes et secrétaires (Liaroutzos 2000),
la transformation des activités commerciales ne pourrait-elle pas intégrer secrétaires et
assistantes commerciales dans la communauté des vendeurs ?
Où s'arrêtent les activités commerciales ? Il n'est plus guère possible de les contenir dans les
limites strictes de la transaction commerciale. D. Xardel n'écrivait-il pas, au début des années
quatre-vingt : "Sans avoir le statut ou l'appellation de vendeur, on peut prévoir dans l'avenir
davantage d'employés de bureau dont le rôle sera déterminant dans l'acte de vente. Leurs
fonctions seront davantage orientées par l'analyse et le traitement de l'information. C'est
précisément ce que le vendeur sera lui aussi amené à faire demain." (1983, 152) La figure
historique du marchand s'est depuis longtemps estompée et celle du vendeur n'occupe déjà
plus le centre de la constellation des métiers du commerce. Mais la question des frontières des
activités commerciales n'est pas seule : se pose aussi celle de la structuration interne des
activités qu'elle englobe. Si le prestige des produits vendus introduit incontestablement des
discontinuités et sans doute des sauts qualitatifs, il semble que la distance avec la transaction
commerciale proprement dite contribue elle aussi à l'établissement de hiérarchies au sein des
activités commerciales. L'analyse des intitulés d'emploi auxquels se réfèrent des nouveaux
venus sur le marché du travail permet de saisir une manifestation de ces changements et de
suivre la trace des recompositions à l'œuvre. Mais il est alors indispensable de pouvoir
décrypter ce que nous appellerons - quitte à plagier une expression d'E. C. Hughes (1996) - la
rhétorique professionnelle propre aux activités du commerce.
L'analyse des intitulés constitue sans doute un observatoire idéal des évolutions des
professions à travers celles des segments qui les composent. L'évolution des intitulés peut
s'entretenir d'un remaniement du lexique dans lequel puiser pour en élaborer de nouveaux ou
d'une diversification des combinaisons possibles entre les mots disponibles. Merchandiseur,
rayonniste ou trader se sont ajoutés au lexique récemment, alors que le mot étalier tend à s'en
détacher. Certaines combinaisons émergent : "ingénieur d'affaires" par exemple - calqué sur
l'expression 'chargé d'affaires' - ou encore la diversité des intitulés associant un antécédent analyste, assistant, consultant, ingénieur, responsable, secrétaire, etc. - au mot marketing.
L'introduction de purs néologismes, spécifiques au commerce, est finalement assez rare. Mais
l'analyse de ces évolutions, et à travers elles des professions, réclame en outre de prendre en
compte le mode de production des intitulés nouveaux. Il nous semble que, dans le domaine
qui nous intéresse l'initiative en revient davantage aux entreprises et n'est que rarement le fait
des individus engagés dans ces groupes professionnels : les choix d'intitulés paraissent
largement dictés par les modes de management des ressources humaines dans les entreprises.
La rhétorique professionnelle semble davantage contrôlée par les employeurs et les métiers ou
professions du commerce davantage réglés que jurés.
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