Raison et illusion

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ÊTRE NATUREL?
N'EST ON MORAL QUE
PAR INTÉRÊT?
QU'EST CE QU'UNE
CRISE?
QUI PARLE LORSQUE JE
DIS "JE"?
RAISON ET ILLUSION
RAISON ET ILLUSION
L'illusion de la raison est-elle la raison des illusions ?
Si l'on fait l'inventaire du domaine des illusions, il semble que sa frontière se situe là où commence le royaume de la raison.
Quand je vois dans l'eau le bâton brisé ou les segments inégaux dans la figure de Muller-Lyer, ce sont illusions des sens. Quand l'habit ou la robe me font
respecter la force sous l'apparence de la justice ou quand je m'éprends de la beauté d'un corps ou de la qualité d'une âme, c'est l'imagination qui est
maîtresse d'erreur et de fausseté.
La raison, elle, se présente comme un mode de connaissance privilégié qui nous donne accès à des réalités “idéales” : vérités mathématiques ou valeurs
morales. Aussi l'expérience sensible devient-elle, dans le platonisme, synonyme d'illusion : loin qu'elle soit le terrain sur lequel se bâtit notre savoir, elle
n'est qu'un univers d'apparences illusoires. De la même façon, chez Descartes, la raison étant, par essence, directement en prise sur les idées, c'est
l'imagination qui seule permet à l'homme d'accueillir le visage concret du monde : la naissance du monde est contemporaine de l'union mystérieuse de
l'âme et du corps.
Pour fonder philosophiquement la connaissance rationnelle, il fallait à la fois exclure de l'être, au titre d'apparences, tout ce qui n'était pas objet de science,
et exclure de la connaissance, au titre d'opinion, tout ce qui n'était pas raison.
C'est la conception même que nous nous faisons de la connaissance rationnelle qui est à l'origine de l'image que nous nous faisons du domaine de nos
illusions.
En ce sens déjà, n'est-il pas juste d'affirmer que les raisons des illusions sont, en même temps, l'illusion de la raison ?
Mais ne soyons pas dupes : ce que nous avons seulement mis à jour, c'est une corrélation -première- entre notre conception de la raison et l'idée -pour
ainsi dire- complémentaire de l'univers de nos illusions. Cette corrélation n'est-elle pas seulement l'expression philosophique d'une coupure réelle entre
l'activité théorique de l'homme et son activité concrète, sensible, pratique ?
N'est-ce pas, -au bout du compte- dans la dialectique de ce rapport, qu'il faudra chercher réponse au paradoxe philosophique.
C'est ce paradoxe qu'il nous faut auparavant étudier.
Au niveau de cette expression philosophique du rationalisme -dans le platonisme comme dans le cartésianisme- quand la rupture est consacrée entre la
raison, domaine de la vérité, et la sensibilité, domaine de l'illusion, il n'y a pas de paradoxe mais seulement une aporie : comment l'erreur est-elle possible ?
- C'est par la finitude de la raison, sans que soit mise en cause sa nature, que l'on résout la difficulté ; en elle-même la raison ne peut se tromper. Elle est
au-dessus de tout soupçon, de toute “critique”.
Le moment et la manière dont apparaît la situation “critique” de la Raison est essentielle à la position de notre problème :
Il faut qu'au XVIII ème siècle, par suite du progrès des connaissances et des transformations sociales, s'impose l'idée de l'origine sensible de nos
connaissances, pour que le sens de la raison soit mis en question.
Tel est le moment de la réflexion Kantienne :
- Si la connaissance rationnelle prend sa source dans l'expérience sensible, il faut admettre que celle-ci, loin d'être, comme on se l'imaginait, simple
“rhapsodie de sensations”, univers d'apparences - Schein - est, d'ores et déjà, toujours structurée :
C'est à des phénomènes -Erscheinung- liés “dans” l'espace et “dans” le temps, que nous avons à faire : l'Esthétique Transcendantale, première étape de la
Critique de la Raison, modifie radicalement la notion du sensible, qui cesse d'être confondu avec un univers d'apparences, synonyme d'illusion.
Mais Kant va plus loin dans sa “ révolution copernicienne ” :
- Si la connaissance rationnelle est inséparable de l'expérience sensible, il faut non seulement que la sensibilité nous présente un “monde”, mais aussi que
ce monde soit déjà constitué suivant des “schèmes” analogues aux concepts dont la raison se sert pour comprendre la nature.
C'est à cette condition que nous avons affaire non seulement à un monde mais à une “expérience” où les phénomènes sont en même temps déjà des
“objets” conformes aux concepts “rationnels” par lesquels ils “seront” expliqués.
A la question - Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?
Kant a répondu de façon polémique : - Comme conditions des jugements synthétiques a posteriori.
Cette analyse élimine définitivement, selon Kant, l'idéalisme problématique, c'est-à-dire le problème de l'idéalisme : Comment la raison peut-elle
connaître une réalité hors de soi ?
L'on découvre en effet, grâce à la réflexion transcendantale, que l'objet n'est pas une chose en soi : Une chose n'a de sens que “ pour nous ”, c'est- à-dire
comme objet, et son sens est inséparable des structures rationnelles qui s'expriment dans nos concepts.
Grâce à ce renversement, l'expérience sensible, loin d'être le domaine de l'illusion, devient un univers rationnel : la raison, loin d'être une faculté dont les
principes lui permettraient de constituer une vérité à partir d'une expérience dépourvue de sens, n'est d'abord et essentiellement que l'“ explication ” du
sens de l'expérience.
Ainsi, la dimension “critique” ouverte par la philosophie “transcendantale” renverse les termes même de notre problème : la raison des illusions ne réside
plus dans le statut de la sensibilité ou de l'imagination ; les illusions ne trouvent plus leur raison dans notre rapport immédiat avec les choses, car nous
n'avons jamais affaire qu'à des objets dont la réalité renvoie à la médiation du concept.
N'est-ce pas dire alors que la raison des illusions ne peut plus se trouver ailleurs que dans l'illusion de la raison ?
Si l'expérience sensible, concrète est l'horizon de tout sens possible, l'illusion ne peut-être que le dépassement de l'expérience. Elle suppose que les
concepts inséparables de la structure de notre expérience sont par nature capables de “ dépasser ” le sens de l'expérience. C'est dans la nature et dans
l'usage des concepts qu'il faut chercher la raison des illusions.
Telle est la deuxième leçon de la philosophie critique ; La raison des illusions est dialectique. Mais quel sens faut-il donner à cette découverte ?
Quelle est la nature de cette dialectique ?
La première réponse à cette question est évidement celle de Kant, dans la Dialectique Transcendantale.
Confronté avec la découverte par le XVIII ° siècle de l'origine sensible de nos connaissances d'une part, et le développement des sciences, notamment la
physique Newtonienne, d'autre part, Kant était dans l'obligation de tracer un troisième chemin entre l'idéalisme objectif de Platon et l'idéalisme subjectif de
Berkeley.
La solution Kantienne a consisté, nous l'avons vu, à démontrer que l'expérience sensible -notre soi-disant rapport immédiat avec les choses- était -dans sa
structure même- un univers d'objets, déjà constitués par les concepts rationnels, qui sont les catégories de notre connaissance. C'est à ce prix que
l'expérience sensible cesse d'être un monde d'apparences illusoires pour devenir l'horizon de toute connaissance possible.
Mais, en même temps, ce monde -le visage concret des choses dans notre rapport immédiat avec elles- est entièrement réduit à la vérité de la nature, à la
réalité telle que la science nous la représente.
Dans ces conditions, paradoxalement, si l'illusion est bien dépassement de l'expérience par le concept, ce dépassement est exclu du processus même de la
connaissance.
En effet la connaissance n'est point passage des apparences à l'être par l'intermédiaire des concepts mais seulement “ explication ” d'un sens déjà donné.
Dans le domaine de l'expérience, c'est-à-dire de toute connaissance effective, Kant dirait : dans les limites de toute connaissance possible, il n'y a pas de
place pour l'illusion.
Parce que l'expérience se situe dans les limites de nos concepts, parce que le monde a toutes les dimensions d'une nature, l'illusion n'est rien d'autre que
dépassement de la nature -à proprement parler : métaphysique- c'est-à-dire sortie de la connaissance hors des limites de la science.
Telle est la portée de la philosophie transcendantale :
Elle a pour tâche de consacrer la valeur de la science mais elle doit -pour “ laisser place à la morale et à la foi ”- comme Kant l'explique lui-même dans sa
Préface - en limiter la portée : La définition de ces limites, le sens de cette interdiction, c'est l’œuvre de la Dialectique Transcendantale.
Alors la découverte de Kant tourne court : L'illusion, loin d'être un moment de la dialectique de la connaissance, revêt une signification “métaphysique” :
C'est le thème, repris et développé par toute la philosophie postérieure, d'une errance de la raison, illusion nécessaire, essentielle à sa nature qui dénature
le sens de l'expérience ou, dira-t-on plus tard, de la vie, de l'existence.
Aussi dans le Dialectique Transcendantale, Kant dénonce la métaphysique antérieure fondée sur la confiance en la raison : cosmologie, psychologie et
théologie “rationnelles”, mais en même temps il annonce la métaphysique postérieure, reposant sur la critique de la raison : la dénonciation de son illusion
essentielle.
L'illusion de la raison devient dans la philosophie moderne le thème principal grâce auquel sont comprises les raisons de nos illusions.
Dans le domaine de la connaissance l'illusion essentielle que Kant nommait “paralogisme de l'idéalité du rapport extérieur ” consiste à s'imaginer que nos
représentations sont produites en nous par des choses existant hors de nous. Dès ce moment, il est à la fois nécessaire et impossible de prouver que le
monde tel qu'il nous apparaît est autre chose qu'une simple apparence.
C'est en dénonçant ce problème comme illusion de la raison que la postérité philosophique de la critique Kantienne prétend apporter une solution à ces
apories.
Chez Nietzsche, le retour à la nature par le retour philologique aux origines du langage révèle une unité organique de l'homme et du monde, qui a été
dissimulée par la mythologie de la connaissance : pour la première fois le divorce de la pensée et du monde est compris comme illusion de la raison.
De la même façon, pour l'existentialisme, chez Heidegger ou chez Jean-Paul Sartre, ces illusions jumelles, que sont l'idéalisme et le réalisme, relèvent
d'une même errance de la philosophie qui pose le problème de l'être après avoir séparé l'homme et le monde, après avoir dissocié la réalité humaine, en
deux termes abstraits : sujet et objet, pensée et nature.
Ce dualisme, ce divorce n'est qu'une illusion de la raison, à l'oeuvre dans la science, qui confond sa représentation de l'Etre avec l'Etre même. Or, pour
qu'une vérité scientifique soit possible, pour qu'on puisse dire quelque chose à propos de l'Etre, il faut d'abord que l'Etre ait un sens pour nous. La
présence de l'homme au monde, par laquelle seulement il peut y avoir un monde, constitue le fondement de toute raison, de tout discours sur le monde.
Retour à la nature chez Nietzsche, retour aux origines chez Heidegger, reprennent un même thème : les illusions de la connaissance, qu'elles se nomment
sur le plan de la théorie, réalisme et idéalisme, sur le plan de la pratique, dogmatisme ou scepticisme, relèvent d'une seule et même illusion : l'idée de la
raison qui nous présente le sens du monde comme une nature, comme une réalité donnée, indépendamment de nous, antérieurement à notre présence au
monde.
Merleau-Ponty, critiquant ce qu'il nomme “ le préjugé du monde objectif ”, montrera dans la Phénoménologie de la Perception que tout ce que nous
nommons illusions de nos sens, rêves de notre imagination ou erreur de nos jugements relève de la même illusion : l'idée que la raison des choses, leur
signification sont déjà données, avant qu'elles ne soient vécues, l'idée que la signification objective précède le sens tel qu'il est vécu par nous.
Ainsi l'on ne peut parler d'illusion des sens à propos de la figure de Muller-Lyer qu'autant que les données de la géométrie -ici l'égalité des segments- sont
considérées comme les données premières à partir desquelles la perception doit être expliquée.
Mais, n'est-ce pas le domaine de la perception qui est premier, à partir duquel la géométrie opère ses déterminations ? De même ce que l'on nomme les
illusions du rêve ne sont telles qu'autant qu'on réalise comme un sens premier le récit ou l'explication de l'analyste.
Toutes les illusions que nous reconnaissons dans le domaine de la connaissance trouvent leur raison dans “l'illusion de la raison” qui fait apparaître le sens
non point comme l'horizon de notre existence mais comme une signification objective : comme un sens unique, déjà donné avant d'être vécu.
*
Si le préjugé du monde objectif permet de rendre compte de nos illusions sur le sens et la portée de notre connaissance, il est une autre forme de l'illusion
de la raison qui explique nos illusions sur nous-mêmes : celle que Kant nommait “ l'hypostase subreptice de la conscience ”.
La psychologie rationnelle -expliquait Kant- transforme en une substance, la conscience, le sujet qui n'est pourtant que “ l'unité de notre aperception.” Et,
il montrait que notre expérience interne supposait l'expérience extérieure.
La portée de cette remarque a été développée par la phénoménologie de Husserl et reprise dans la formule : “ toute conscience est conscience de quelque
chose ”.
Si l'on refait -sans préjugé réaliste- le cogito cartésien, ce que nous découvrons, ce n'est point l'existence d'un sujet qui s'opposerait à l'objet comme une “
res cogitans ” à la “ res extensa ”, mais l'infinité de nos “ cogitationes ” c'est-à-dire de nos relations avec le monde : percevoir, imaginer, comprendre, se
souvenir sont autant de manières pour la conscience de viser l'objet, d'être en rapport avec le monde, rapport dont chacun a son sens propre.
Ce qui ce découvre alors à nous, c'est la vie concrète de l'homme : Nous n'avons plus à reconstruire la vie “ mentale ” ou “ psychique ”, -l'image ou le
souvenir à partir de la sensation- mais à décrire le sens de ce que sont pour nous ces actes de sentir, d'imaginer, ou de se souvenir.
Là, l'illusion de la raison, hypostasiant subrepticement la conscience, rend compte de l'errance de la psychologie : la vie concrète de l'homme n'était plus
que le théâtre de la vie psychique où l'on jouait la représentation du conflit des sentiments et des idées, la tragédie de la volonté et des passions.
Ainsi l'illusion de la raison nous interdit-elle de comprendre non seulement le sens du monde mais aussi le sens de la réalité humaine : de l'homme
tel qu'il est dans sa vie concrète.
Mais il y a plus encore : la dernière idée de la Raison n'est-ce pas l'idéal ?
Après avoir affirmé l'existence de la réalité hors de nous, après avoir radicalement séparé le sujet et l'objet, dissocié en deux termes inconciliables la réalité
humaine, opposé le pour-soi et l'en-soi -parce qu'elle a détruit l'unité de l'Etre- la raison en projette l'impossible synthèse dans une dernière et suprême
illusion : celle de Dieu.
Pour Kant cette idée est nécessaire parce qu'elle réconcilie l'homme et le monde, la morale et la nature. Mais la pensée moderne, parce qu'elle n'a plus les
mêmes raisons de réconcilier la science et la morale, ne craint pas de dénoncer l'idéal comme une illusion de la raison.
C'est par la même illusion que l'homme, éprouvant en même temps son divorce d'avec le monde et sa séparation d'avec lui-même, crée l'idée de l'homme et
l'idée de Dieu.
En substituant à sa propre réalité, qui, séparé de l'Etre n'est à proprement parler rien, une essence de l'homme, il échappe à la conscience de ce vide. Mais
cette essence de l'homme -qui le délivre de son angoisse- a besoin d'être réconciliée avec le monde : l'essence de l'homme est complétée par l'idée de Dieu
Si l'idée de l'homme est là pour le délivrer de son néant et le réconcilier “ illusoirement ” avec lui-même, l'idée de Dieu est là pour le réconcilier
imaginairement avec le monde.
C'est ainsi, écrit Michel Foucault, que la philosophie “ essaie de renouer avec une critique générale de la raison ”. Et il ajoute : “l'expérience de Nietzsche
est le premier effort de ce déracinement de l'Anthropologie auquel sans doute est vouée la pensée contemporaine … Il a retrouvé le point où l'homme et
Dieu s'appartiennent l'un à l'autre, où la mort du second est synonyme de la disparition du premier .”
Résumant le sens de cette nouvelle critique de la Raison dans la pensée contemporaine, il précise : “ De nos jours, on ne peut plus penser que dans le vide
de l'homme disparu. ”
Pour comprendre la portée de cette critique de la Raison ne fallait-il pas la suivre jusqu'à sa conclusion:la disparition de l'homme et la thèse de l'antihumanisme théorique?
La philosophie contemporaine, accomplissant l'oeuvre de Kant, s'est employée à montrer que l'illusion de la raison est la raison profonde de nos illusions :
La philosophie classique pour fonder la connaissance a crée l'illusion d'une nature, et pour fonder la vérité, elle a affirmé l'unicité du sens ; ayant réalisé le
sens dans une nature, pour combler le vide du sujet, elle a développé sa "psychologisation", remplaçant par l'abstraction de la vie psychique la vie
concrète de l'homme; enfin, ayant oublié la présence de l'homme au monde, elle a fait de l'homme sa propre raison : elle a crée le mythe de l'essence
humaine.
“ L'homme
est en train de disparaître ”. Ayant conduit jusqu'à ses conséquences ultimes la critique de la raison, la philosophie contemporaine ne nous
révèle-t-elle pas la nature véritable de cette illusion de la Raison ? Sous le thème général de l'illusion de la raison, on est en droit de se demander : quelle
illusion se trouve dissimulée ?
Si l'homme est en train de disparaitre, posons la question : qu'est-ce qui disparaît? Ce n'est aucunement l'homme dans sa réalité vivante, dans son
humanité concrète , dans son existence historique : c'est la forme “idéologique” sous laquelle lui apparaissait son existence.
Ce que la philosophie contemporaine dénonce comme l'illusion fondamentale de la raison, c'est la forme mystifiée sous laquelle apparaissent à l'homme
tous les modes de son existence : sa connaissance, sa vie concrète, son humanité elle-même: le dogmatisme qui affirme l'unicité du sens, la
psychologisation du sujet, et, pour finir l'humanisme théorique ne sont rien d'autre que les formes inversées de ses rapports réels avec la nature, avec
l'homme ou avec l'histoire.
- S'il affirme le caractère absolu de la vérité en le réalisant dans une nature, n'est-ce pas que le mouvement réel de la connaissance, le “dépassement” d'une
vérité par une vérité plus profonde, lui reste incompréhensible - tant que la connaissance n'est pas comprise comme “ activité pratique ” ?
- S'il traduit en processus psychiques ses “ façons de pensée ” ou en drames de la nature humaine ses “ façons d'être ”, n'est-ce pas que le sens réel de ses
actes ou de ses drames lui échappe ?
- S'il transfigure en essence de l'homme la conscience de son humanité, n'est-ce pas enfin que lui reste inconnu le caractère historique de la réalisation de
l’individualité humaine ?
Ainsi, ce que la réflexion contemporaine dénonçait sous le thème de l'illusion de la raison, ce n'est rien d'autre que l'idéologie, la forme mystifiée sous
laquelle - “ jusqu'à nos jours ” comme le dit Michel Foucault - nous apparaissaient nos rapports avec la nature, notre vie propre et notre avenir.
Si l'on veut comprendre l'illusion de la raison -et en même temps la raison de nos illusions- n'est-ce pas à la naissance de l'idéologie qu'il faut revenir, par
laquelle nos idées ou nos concepts acquièrent une vie propre, indépendante, ignorants de leur origine ?
C'est dans l'Idéologie Allemande que Marx, remontant à la division du travail qui est aussi le moment de la division de l'humanité en classes, explique la
naissance de l'illusion de la conscience :
A partir de ce moment, la conscience, écrit-il, peut vraiment s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique, qu'elle représente
réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel ”.
Et il ajoute : “ A partir de ce moment, la conscience est en état de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie pure ”.
“
Tel est sans doute, l'acte de naissance historique de l'idéologie, mais ne faut-il pas se demander au préalable pour comprendre l'illusion : Comment le
sens, s'il est d'abord conscience d'un objet ou d'un acte, peut-il se détacher de l'objet et de l'acte qu'il désigne ?
L'analyse structuraliste nous apporte la réponse : c'est dans la structure du langage qu'est inscrite la pluralité du sens : dans la mesure où le mot renvoie
toujours à une pluralité d'objets, le sens dépasse infiniment le signe : la polysémie est essentielle. C'est ici qu'est inscrite la possibilité de l'illusion puisque le
sens peut ainsi affirmer son indépendance, acquérir une réalité propre, se transfigurer en essence.
Mais, si cette possibilité est inscrite dans la structure du langage, est-ce à dire qu'elle doit nécessairement se réaliser ? L'illusion de la raison serait alors le
destin de tout discours : en même temps que l'on mettrait à jour sa possibilité, on découvrirait sa nécessité, qui serait antérieure à toute histoire et pour
ainsi dire essentielle.
En réalité, si l'on fait retour à la naissance du langage, au lieu de le considérer comme la réalité première, on doit reconnaître que les signes naissent sur la
base de l'activité pratique des hommes : Et la polysémie du sens renvoie à la pluralité des activités concrètes de l'homme, de ses rapports pratiques avec le
monde.
C'est ainsi que la pluralité du sens, si elle est une réalité humaine qu'il faut opposer à tout dogmatisme, n'est point un obstacle à la vérité de nos idées et de
nos actes.
Parce qu'elle est à la base de la polysémie, c'est à la pratique qu'il revient de confirmer dans chaque cas et de vérifier le sens de nos concepts, la
signification que nous donnons à nos actes.
L'illusion naît donc seulement lorsque l'idée ou le concept, nés de la pratique ne sont plus vérifiés, ni confirmés par celle-ci, soit qu'ils oublient, soit qu'ils
dissimulent leur origine.
Cet oubli se produit pour la première fois, historiquement, avec la division du travail qui, suivant l'analyse de Marx constitue l'acte de naissance de
l'idéologie.
Cet acte de naissance de l'idéologie n'est-il pas le jour de baptême de l'illusion.?
Sans doute, pour qu'ils n'oublient pas “la pratique” de leurs ancêtres en découvrant le pouvoir des mots, au IV° siècle avant J-C, un grammairien mettait en
garde ses contemporains contre le danger du langage :
“ Avec
le feu, leur disait-t-il, on peut allumer des branches, mais avec le mot feu on n'allumera jamais de branches .”
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