Mémoires de Minet - Dominique WAQUET et sa famille

Transcription

Mémoires de Minet - Dominique WAQUET et sa famille
AVENTURES ET VOYAGES DE MINET
par
Louise Bonnelye
(Amiens 1831 - Paris 1894)
épouse de Antoine-Nicolas Waquet
(Quesnoy-sur-Airaines 1827 - Paris 1894)
Présentation et notes
de
Simone Narjoux (1913-2008), épouse de Jean Waquet (1913-1994)
Présentation
Comme tout le monde dans la famille, Jean WAQUET avait entendu parler des
Aventures et voyages de Minet, œuvre de Louise Bonnelye-Waquet, épouse de
l'inspecteur primaire Antoine Waquet. On en parlait avec une souriante
condescendance: "Elle a même écrit les mémoires de son chat ! ... ", ce qui était tout
dire ... Quelle fantaisiste, une originale, cette grand'mère ou arrière-grand-mère ... Et
l'on n'y pensait plus. Jusqu'au jour où Lucile, qui en avait hérité d'Anne, nous l'a montré
et où nous l'avons lu.
Ce nous fut une révélation. D'abord parce qu'il est très rare, dans nos milieux,
qu'un document de cette nature et de cette importance (51 pages d'un cahier
format-écolier), issu de la petite bourgeoisie du XIXe siècle, soit parvenu jusqu'à ses
descendants du XXe. Et, surtout, par tout ce qu'il apporte pour la connaissance de ce
milieu, de sa façon de vivre et de penser, bref de sa mentalité. Ce cahier, sans
prétention mais non sans talent - il est fort bien rédigé, dans une orthographe
impeccable, d'une écriture cursive élégante, celle d'une personne qui a l'habitude d'en
faire usage, ce qui n'est pas si courant à l'époque - ce cahier, donc, ressuscite toute une
période qui va de la fin du Second Empire (il commence en 1867) aux tout débuts de la
Troisième République, marquée par la guerre de 1870 (il s'achève en 1871).
Louise Bonnelye-Waquet, par qui la famille a aussi des origines corréziennes
(Saint-Viance, près de Brive-la-Gaillarde), était certainement une femme d'une
intelligence très vive, curieuse de tout, très instruite - elle avait été élevée par une, ou
plutôt, deux tantes, institutrices libres à Amiens, comme, plus tard, Marie Guermeur à
Lorient - elle paraît fort capable en beaucoup de choses. Majestueuse dans son
élégante toilette, c'était une belle personne qui passait pour assez impérieuse et d'un
caractère difficile. Elle semble avoir été quelque peu grisée par l'ascension relativement
rapide de son mari dans la carrière universitaire et, on le sait, elle faisait sentir aux
femmes des sous-maîtres de l'Ecole normale de Bourges la supériorité de sa position
dans la maison ... Elle ne se prenait pas d'ailleurs pour rien: le chat, porte-parole de sa
pensée intime, ne tarit pas d'éloges, non sans une certaine naïveté, sur "l'excellente
famille" qui l'a recueilli, sur les éminentes vertus des membres qui la composent, sur les
"bons principes" qu'une "parfaite éducation" lui a inculqués. "Mon excellente maîtresse,
qui est si bonne", dit, en toute simplicité, le pseudo-auteur. C'est aussi une femme
sensible, émotive, souvent fatiguée, fragile, sujette à de pénibles migraines. Elle
dépassera de peu la soixantaine.
Louise ne vit que pour sa famille, son mari auquel elle est entièrement dévouée,
qu'elle admire, mais surtout son fils unique, Louis, qu'elle adore et pare de tous les dons.
Le "petit maître", qui devient "mon jeune maître", s'appelle Ludovic : le pseudonyme est
transparent.
Notre auteur a certainement lu et apprécié les œuvres de la comtesse de Ségur,
best-sellers de l'époque. Elle s'en inspire visiblement. Les Mémoires d'un âne
deviennent ceux du chat. Minet est le frère, si l'on peut dire, de Cadichon.
Louise s'adresse à un auditoire de jeunes enfants et compose quelque chose dans le
genre des Récits d'une grand'mère, dont le but est d'instruire et surtout d'éduquer en
prodiguant mille bons conseils de conduite morale et de piété - qui portent peut-être: le
chat en est tout pénétré ... Quand elle écrit: "Mes amis, mes petits amis", à qui peut-elle
penser sinon à Louis et à Mimi, à René et à Henri, peut-être à André, avec lesquels elle
faisait d'innocentes farces aux passants ... mais qui, hélas, grandissent loin d'elle
maintenant qu'elle vit à Paris. Comme la bonne comtesse, elle leur tient, via
Minet-Cadichon, de véritables sermons.
Mais Mme Waquet vit dans le milieu de l'enseignement primaire qui l'a
profondément marquée. Les souvenirs du chat évoquent aussi irrésistiblement Le tour
de la France par deux enfants. Comme Mme Ferdinand Brunot, Mme Antoine Waquet
saisit toutes les occasions qui se présentent de faire un cours à "ses bons petits amis" :
géographie, tout au long de l'interminable voyage vers Lorient, ou histoire, sans oublier
les sciences naturelles, l'instruction civique et la morale, on l'a vu. Sur ce point, il y a une
totale convergence entre l'école de Jules Ferry et le catéchisme. Instruire au passage, en
mêlant le sérieux à l'amusant, c'est une règle d'or à laquelle Louise Waquet ne saurait
faillir.
Elle nous renseigne aussi, sans l'avoir cherché, sur l'esprit du temps ; on recueille
ses impressions dans le train, qui ne sont pas toutes favorables (Lorient est une
destination lointaine, il faut plus de deux jours pour y parvenir), sur les singularités d'une
province perdue au bout de sa presqu'île, où l'on ne parle pas communément français, où
toutes les femmes ont l'air de religieuses (avec leurs coiffes), sur la vie dans un port
militaire, aux coutumes étranges, inattendues, sur un périlleux voyage à Belle-Ile pendant
lequel, Louise, si craintive, s'enthousiasme au point de passer une nuit sur le pont du
bateau qui attend vainement le bon vent, dans l'immensité de l'Océan et de la nuit. Elle
observe, décrit, commente, juge, toujours sûre d'elle, et elle ne manque pas de courage
quand elle part rejoindre Antoine, envoyé en mission à Mayenne en 1871, à travers la
France occupée. Elle a heureusement assez d'humour pour surmonter ennuis et
difficultés, outre une foi à soulever des montagnes. Telle quelle, Louise n'est pas banale
et laisse Antoine un peu dans l'ombre.
Le cahier de Louise Waquet ne porte aucune date. Si ses "amis" sont bien ses
petits-enfants, elle a dû écrire ses souvenirs - ceux, peut-être qu'ils aimaient l'entendre
raconter quand elle habitait Lorient, au début de la retraite d'Antoine à la fin des années
80, peut-être seulement vers 1890, 1892 ... L'histoire tourne un peu court; Minet se sent
soudain très vieux. Louise s'est peut-être lassée ou bien sa santé, éprouvée par le séjour
à Paimboeuf, a pu décliner sérieusement et ce peut être la mort qui a interrompu le récit
de Minet. Il se termine d'ailleurs curieusement par une installation à Orléans dont
personne n'a jamais parlé et dont le dossier professionnel d'Antoine ne garde nulle trace.
Louise aurait-elle trouvé Dreux, son nouveau poste, trop modeste pour la gloire d"'une
(aussi) excellente famille" ? Peut-être. Il s'agissait surtout de se rapprocher de Paris où Louis,
l'unique enfant si tendrement chéri, poursuivait ses études médicales.
Quoi qu'il en soit, la lecture de ce cahier ne laisse pas indifférent; à la connaître
mieux, on se prend à aimer Louise qui n'était pas n'importe qui, mais quelqu'un qu'on ne
saurait oublier.
Simone Waquet
AVENTURES ET VOYAGES DE MINET
I/ Naissance de Minet
Je suis né à Paris, place Vintimille, numéro 6, le 1 er du mois de juin 1867. Mon père
s'appelait Faraud, ma mère s'appelait Coquette.
J'étais bien petit au milieu de mes frères et sœurs dans une jolie corbeille chaudement
garnie de laine. Je voyais à peine clair ; cependant, j'avais conscience de ce qui se passait autour
de moi.
Il faut vous dire, mes amis, que les animaux donnent beaucoup moins de peine à leur
mère que les petits enfants. Ils marchent presque en naissant. Aussi, avais-je à peine quinze jours
que je courais et gambadais déjà tout joyeux.
Un jour, je me le rappelle encore comme si j'y étais, une dame entre avec un petit garçon
qui était son fils 1. Ils me regardent, m'admirent, me trouvent si joli qu'ils me caressent et
finissent par me demander à la mère Françoise chez qui j'étais venu au monde.
La mère Françoise, qui savait que je serais très heureux chez cette dame, promit de me
donner dans les premiers jours de juillet, car j'étais encore trop petit pour me séparer de ma mère.
Je ne vous cacherai pas que malgré les caresses de la dame et de son fils, j'éprouvai un
serrement au cœur en pensant que je devais bientôt quitter ma mère ainsi que la bonne femme
qui avait pris soin de moi, pour aller dans une famille que je ne connaissais pas.
II/ Minet quitte la Mère Françoise
Enfin, nous voilà au 15 juillet et personne n'est venu me chercher. M'a t-on oublié? Je suis
bien plus grand, plus raisonnable. Je sais faire ma toilette et, déjà, je passe et repasse la patte sur
l'oreille afin d'annoncer la pluie.
L'idée me prend de monter sur une table placée devant la fenêtre. Ma vue plonge dans le
square qui occupe le milieu de la place. J'aperçois le joli petit garçon. Il est cette fois avec une
dame âgée. Il est vêtu avec simplicité mais l'esprit, la bonté et la distinction lui servent
d'ornement. Que de soins et de prévenances pour la dame aux cheveux blancs et à l'air vénérable
qui l'accompagne! Oh ! que je serai heureux d'avoir un petit maître qui est si bon pour les
personnes âgées! 2
Va-t-il venir me prendre? Mon cœur bat d'impatience. Enfin, les voilà qui s'avancent par
ici. Ils entrent. Vite! courons à leur rencontre.
- Oh ! Mon joli Monsieur, dit la Mère Françoise, vous verrez comme il est gentil".
1
(Note de Simone Waquet) Ludovic, "le petit garçon", alias Louis Waquet, a déjà 16 ans ...
(Note de Simone Waquet) Il s'agit probablement d'une des tantes institutrices qui avaient élevé Louise
Bonnelye, à Amiens, après la mort prématurée de son père. Devenue Mme Antoine Waquet, elle avait dû
recueillir cette tante, après la disparition de sa sœur
2
Alors, le jeune garçon me prend bien doucement dans ses bras, et me voilà parti pour ma
nouvelle demeure, non sans avoir tourné la tête bien des fois pour dire adieu à ma mère.
Que vous êtes heureux, mes petits amis. Vous ne quittez pas votre mère.
Comme vous devez toujours être sages, obéissants, et prier Dieu matin et soir pour qu'Il vous
conserve vos parents.
III/ Chute de Minet
La famille avec laquelle j'allais vivre était composée de quatre personnes: mon jeune
maître, son père, sa mère et sa bonne tante, cette dame âgée qu'il aimait tant. Il faut, vous dire,
mes enfants, que cette famille était pieuse et unie.
Jamais, mon jeune maître, que j'appellerai Ludovic, ne manque de faire sa prière tous les
matins, afin que Dieu lui accorde une bonne journée. Ludovic se lève de bonne heure pour
repasser ses leçons, qu'il a déjà étudiées la veille. J'ai toujours entendu dire que pour bien savoir
ses leçons, il faut les étudier le soir avant de se coucher et l'on est sûr ainsi de les savoir le
lendemain.
Comme j'aimais mon jeune maître! Il était si bon! Que de belles qualités réunies chez ce
jeune garçon! Il apprenait le latin, l'anglais, la géométrie, l'histoire naturelle etc. Il voulait
devenir professeur au Muséum. Le jeudi après sa promenade au Jardin des Plantes, il s'amusait
avec moi; il me donnait des gâteaux; il me lançait des boules de papier, que je faisait rouler sur le
parquet. Nous étions bien heureux.
Mais voilà qu'un jour, jour funeste pour moi, le temps était très orageux ; ma maîtresse
avait un violent mal de tête; elle était couchée; sa vénérable tante, ayant des lunettes sur le nez,
lisait la vie des saints dans un coin Ludovic et son père étaient au Bois de Boulogne, à prendre le
frais.
Ennuyé de ma solitude, je voulus m'amuser à attraper des mouches qui voltigeaient
devant la fenêtre. On me l'avait toujours défendu mais je ne pensais plus à cette défense. Je
sautai imprudemment pour en avoir une plus grosse que les autres. Patatra ! Me voilà dans le
vide; tout tourbillonnait autour de moi. Je tâche de me retenir à un pan de muraille; je ne puis
l'attraper et je tombe lourdement, du cinquième étage, dans la cour.
IV/ Minet guéri par son jeune maître
Je ne puis dire combien de temps je restai étendu sur les dalles de la cour.
Quand je revins de mon évanouissement, la mère Françoise était près de moi, tout le monde de la
maison s'était mis aux fenêtres.
"Mère Françoise, dit une grande Alsacienne, votre chat est un désobéissant; je demeure en
face de sa maîtresse qui lui défend toujours de monter sur la fenêtre. Il n'y a rien de plus dangereux
que d'être désobéissant. Le voyez-vous ? Il va mourir".
La pauvre mère Françoise pleurait car elle aimait beaucoup les bêtes, surtout son pauvre
petit Minet, et mon état était, certes, digne de pitié. J'avais les deux pattes de derrière rompues,
toute la mâchoire fracassée, la langue coupée; j'étais tout couvert de sang. J'endurais des
souffrances inouïes mais je n'osais me plaindre car je savais que j'avais été désobéissant.
En ce moment, par bonheur, mon jeune maître rentre de la promenade. Il arrive, au milieu de la
foule qui encombre la cour. Il fait reculer tout le monde et il demande une corbeille afin de me
remonter car pas un de mes membres ne pouvait être touché.
Quel bonheur pour moi d'avoir un jeune maître si savant! Il avait surtout étudié
l'anatomie car il voulait être docteur en médecine. Il remit tous mes membres en place. Il me
soigna avec l'adresse et le dévouement qu'il se proposait d'avoir pour ses malades quand il serait
plus grand ... Je fus sa première cure : au bout de deux mois, sauf une raideur dans les deux
pattes de derrière et quelques dents en moins, j'étais sauvé par lui.
Que le Seigneur le récompense. Qu'il ait autant de bonheur plus tard à soigner ses
malades qu'il en a eu avec moi !
Mais il faut vous dire que je prenais tout ce qu'il m'ordonnait. Si vous voulez guérir
quand vous serez malades, suivez bien exactement l'ordonnance du médecin. Tel breuvage très
mauvais, amer, d'un goût détestable, qui nous répugne, est presque toujours celui-là qui est le
meilleur et doit nous sauver la vie.
V/ Préparatifs de départ
Voilà six mois que je suis guéri des blessures de ma terrible chute. Les feuilles des arbres
tombent et remplissent nos promenades. Le joli nid d'hirondelles qui était suspendu au-dessus
de la fenêtre, est vide; ses habitants sont partis pour de lointaines contrées, au-delà des mers.
Que j'aurais voulu avoir des ailes, comme les hirondelles, et visiter ainsi une partie du
monde ! Mais, non, il ne faut jamais désirer des choses impossibles. Il faut savoir se contenter
de ce que l'on est et se trouver heureux dans sa position.
Vous, mes enfants, qui avez une âme, vous devez prier beaucoup. Alors, Dieu vous
préservera de toute ambition; il vous donnera le contentement dont jouissent ceux qui se
plaisent dans leur position. Que l'envie ne pénètre jamais parmi vous. Votre camarade a mieux
réussi sa composition ; il est le premier de votre classe: félicitez-le, montrez lui un visage ami et
faites des efforts pour le rattraper.
Je m'aperçois que je vous fais un sermon; moi qui ne vais pas en classe, comment
aurais-je le droit de vous parler ainsi? Mais j'écoute ce que la tante de mon jeune maître lui dit
tous les jours et je crois que ses paroles peuvent vous profiter.
Mon Dieu! Quel bruit! Ma maîtresse a comme perdu la tête. Nous arrive-t-il une grande
visite? Non. C'est le facteur qui vient d'apporter une grande enveloppe jaune. Le père de mon
jeune maître a son changement; il est envoyé bien loin, bien loin, dans un pays qu'on nomme la
Bretagne.
Quel malheur! On ne me gardera pas. Il est question de me donner à une grande et belle
dame qui habite la maison.
"Ludovic, dit ma maîtresse, nous n'emporterons pas le Minet ?" J'écoutais tout oreille, sans
remuer. Oh ! si j'avais pu parler en ce moment, me jeter à leurs pieds, leur promettre d'être
toujours sage et tranquille pendant le voyage !
J'entends beaucoup de monde dans les escaliers. Ce sont des ouvriers qui viennent pour
le déménagement. Figurez-vous l'ouragan qui jette pêle-mêle les récoltes dans les champs; de
même, tous les meubles étaient deci, dela, dans une confusion dont vous ne pouvez avoir une
idée.
Il paraît que nous prenons le train de cinq heures; jamais nous ne serons prêts. Quant à moi,
apercevant un grand panier, je ne trouvai rien de plus court que de me blottir dedans. J'avais
bien peur de tout ce bruit.
VI/ Minet traverse Paris
Quel bonheur! Tout est fini. Nous voilà en voiture. Je vais voir Paris.
J'aperçois d'abord une place magnifique, garnie de belles fontaines ; une superbe église la
domine. Cette église s'appelle la Trinité. La voiture suit la rue de La Chaussée-d'Antin et
beaucoup d'autres que je ne connais pas.
Je passe toujours la tête hors de mon panier. Mon Dieu ! Que de personnes qui courent!
Que de boutiques remplies de belles marchandises!
Que de voitures le long des larges boulevards! Bon! Voilà maintenant beaucoup d'eau : c'est un
grand fleuve, la Seine dont le nom signifie "la tortueuse", ainsi appelée parce qu'elle coule en
faisant beaucoup de sinuosités. Je sais d'après ce que j'entends dire à mon jeune maître, qu'elle
prend sa source dans le département de la Côte-d'Or 3 , si renommée pour ses bons vins de
Bourgogne, qu'elle arrose Troyes, chef-lieu du département de l'Aube et ancienne capitale de la
Champagne, qu'elle passe à Melun, qu'elle arrose Paris, dont elle entourait autrefois le berceau,
la fière Lutèce, qu'elle arrose ensuite Mantes-la-Jolie, que ses eaux, grossies d'un grand nombre
de rivières, s'élargissent beaucoup à Rouen, préfecture de la Seine-Inférieure et qu'elle se jette
enfin dans la mer de la Manche, entre Honfleur et le Havre.
Du temps que Paris était encore dans une île, au milieu de la Seine, il y avait déjà derrière
une haute montagne, un petit village nommé Nanterre où Sainte Geneviève naquit de parents
pauvres. Elle était remarquable par sa piété et sa soumission envers ses parents. Simple bergère,
Geneviève menait paître ses moutons autour de la montagne et sur les bords fleuris de la Seine.
C'est elle qui sauva Paris par ses prières, lors de l'invasion d'Attila, terrible roi des Huns. Tous les
ans, on célèbre sa fête, dans le mois de janvier, à l'église Sainte-Geneviève de Paris 4.
Mais voilà la gare Montparnasse. Vite, je rentre dans mon panier car j'entends un bruit
épouvantable. Des cris perçants me font mal aux oreilles.
Que d'émotions! Va-t-on prendre mon panier? Si on allait m'oublier. ..
Là dessus, je jetai quelques miaulements plaintifs. Je ne savais à qui me recommander.
Où faut-il mettre vos bagages, Madame ? dit un homme à la mine farouche. Et, en même
temps, il prend le panier et je ne sais plus ce que je deviens. Je n'osais crier; j'étais ballotté dans
tous les sens. Ce n'est pas toutes roses de voyager: les plus grands plaisirs ont leurs revers de
médaille.
3
(Note de Simone Waquet) Minet, ce chat si savant, est bien informé, la Seine part bien du plateau de Langres, en
Côte-d'Or, mais on attribue communément son nom au peuple des Séquanes qui vivait sur ses bords.
4
(Note de Simone Waquet) C'est-à-dire le Panthéon, rendu au culte par Napoléon III. La République en refit une
nécropole en 1883. La fête de Sainte Geneviève est célébrée à Saint Etienne du Mont.
VIII/ Minet en chemin de fer
Me voilà parti. Où suis-je? Dans une grande boîte qui roule. A force de remuer, je finis
par sortir de mon panier. Je saute sur les genoux de ma maîtresse et je regarde par la portière.
Quelle vitesse! Tout passe comme l'ombre fugitive d'un nuage poussé par le vent. Versailles,
Versailles! Voilà déjà la splendide ville du Grand Roi, aujourd'hui chef-lieu du département de
Seine-et-Oise.
Nous filons à toute vapeur. Rambouillet, célèbre par sa belle forêt, apparaît et disparaît
comme l'éclair. Je n'ai le temps de rien examiner. Que c'est ennuyeux de voyager en
chemin-de-fer ! On ne voit rien.
J'ai envie de faire un bon somme; au moins, je serai tranquille de tout ce bruit. Je dormais
à peine depuis une demi-heure que je suis réveillé par des allées et venues. J'entends crier bien
fort Chartres ! Chartres! Je passe la tête à la portière. Oh ! quels beaux clochers! Ce sont les
clochers si renommés de Notre-Dame de Chartres. Notre-Dame de Chartres fait beaucoup de
miracles.
On vient de bien loin pour la prier. La foi et la prière ont consolé bien des malheureux.
On prétend qu'à Chartres, il y a de bons pâtés de perdrix, de cailles et d'alouettes. J'aurais
bien désiré en croquer un pour vous en dire le goût. Mais le sifflet se fait entendre de nouveau;
les wagons se mettent en branle. Nous allons sur Le Mans, belle ville de la Sarthe, très
renommée pour ses poulardes. Il est nuit.
Nous n'arriverons à Rennes que demain à cinq heures du matin, après être passés par
plusieurs villes, entre autres Laval, chef-lieu du département de la Mayenne.
L'aurore commence à apparaître à l'horizon ; nous arrivons à Rennes et nous nous
couchons pendant quelques heures. Au réveil, mon jeune maître pense à moi ; il va me chercher
du foie pour mon déjeuner.
A midi, il sort de nouveau; il va chercher une voiture pour visiter la ville.
J'avais été si raisonnable qu'on voulut bien m'emmener afin de me faire voir la capitale de la
Bretagne.
C'est une ville aux larges places. La Vilaine, qui la traverse, est bordée de beaux quais.
Rennes a un cachet particulier qui respire la science et la noblesse. Il y a plusieurs facultés,
réunies dans un magnifique édifice connu sous le nom de palais de l'Université. A trois heures,
nous reprenons le train qui nous conduit rapidement le long de la Vilaine, entre des collines d'une
beauté remarquable.
Après avoir changé de train à Redon, nous nous dirigeons sur la ville de Vannes,
chef-lieu du département du Morbihan, nom qui veut dire "mer petite". L'aspect de ce
département est très pittoresque. Cette partie de la Bretagne est accidentée par des collines
couvertes de landes et tapissées de bruyères en fleurs. Des ajoncs dorés bordent les chemins
creux ainsi que les routes qui sont larges et belles. Les champs sont entourés de petits murs qui
empêchent les bestiaux d'y pénétrer.
Que de souvenirs historiques renferme ce pays ! Nous voilà enfin arrivés à Vannes ; il
est bien tard. Il faut espérer que nous allons passer une bonne nuit.
VIII/ Minet à Vannes
Je suis réveillé à cinq heures du matin par un bruit singulier que je n'ai jamais entendu.
Voyons, levons-nous; il faut se secouer un peu. J'ai les membres brisés. Après avoir fait ma
toilette, je me décide à monter sur un meuble près de la fenêtre.
Que vois-je? Il n'y a donc que des religieuses dans ce pays? Les femmes de Vannes ont
de grandes coiffes blanches qu'elles laissent pendre sur leur dos ou qu'elles relèvent à
l'Italienne.
Ecoutons. Quel drôle de langage. Je n'y comprends rien du tout. Il paraît que ces femmes
parlent breton. Les hommes ont de gros sabots, de grands chapeaux aux larges bords et de longs
cheveux qui tombent par mèches sur leurs épaules. En somme, ils ont l'air de braves gens mais
ma maîtresse éclate de rire à tout moment et j'en fais autant car ces gens là sont bien drôles.
Vannes est une ville triste; les maisons sont anciennes. La plupart ont leur pignon sur la
rue. Cette ville a gardé l'aspect des temps les plus reculés. Nous allons encore passer une nuit ici
et demain, de grand matin, nous partirons pour Lorient.
Lorient! Ce nom a quelque chose de doux et d'agréable à l'oreille. Lorient a donné le jour
à plusieurs hommes de grand mérite parmi lesquels il faut citer Brizeux, le chantre des Bretons.
C'est un port de guerre militaire et l'une des sous-préfectures du département du Morbihan.
Mais je m'aperçois que je m'égare et je reviens à Vannes que je n'ai pas encore quitté.
Mes maîtres sont à dîner. De jolies bonnes bretonnes, avec des tabliers aussi blancs que la neige,
servent silencieusement du homard, du mulet, des sardines et une foule d'autres mets délicieux.
J'entends une servante qui appelle les plats qu'on lui apporte de la cuisine. Je l'entends répéter:
"la suite, la suite". Mais est-elle folle avec la suite? Je croyais qu'elle annonçait la suite de
quelque grand seigneur. Pas du tout; c'était une suite de mets exquis.
Mes maîtres furent obligés de rester à table plus longtemps que de coutume tant la suite
était nombreuse. Enfin, ils remontent dans leurs chambres et je m'empresse de me coucher près
de mon jeune maître.
IX/ Arrivée de Minet à Lorient
Les voyageurs pour Lorient! crie-t-on dans la cour. "Vite, partons" dit Ludovic, "Minet où
es-tu ?" Je me hâte d'arriver à la voix si aimée de mon petit maître; je saute dans mon panier.
Nous voilà à nouveau en voyage.
Nous arrivâmes à Lorient dans la matinée d'un mercredi, jour de marché.
La gare est loin de la ville. Il faut suivre une promenade plantée de belles rangées d'arbres et
appelée le cours Chazelles.
Toutes les femmes des bourgs environnants arrivent avec des pots de lait sur la tête.
Elles sont comme Perrette, légères et court vêtues.
Nous entrons par la porte du Morbihan et nous voyons devant nous un édifice d'un aspect
gris et sombre: c'est la seule église de Lorient. Tout près de là, j'aperçois un magasin de gâteaux
bien renommés à Paris: les gâteaux bretons de la Maison Crucher. Cette maison donne sur une
place plantée de marronniers, au milieu de laquelle s'élève la statue d'un jeune enseigne de
vaisseau, appelé Bisson, qui a fait sauter son navire plutôt que de se rendre. Cette conduite est
celle d'un brave. Si un jour, vous êtes appelés à défendre votre pays, soyez braves comme
Bisson.
Nous faisons le tour de la statue de ce héros et nous prenons le boulevard de la Bove qui
finit au théâtre. Deux petites rues à droite et à gauche de ce monument aboutissent au quai de la
marine marchande.
Je commence à voir la rade qui est superbe. D'un côté, débouche le Scorff, qui forme le
grand port de la Marine d'Etat, de l'autre, le Blavet. En face de la jetée, est Penmané avec ses
barques qui fendent les flots pour traverser la rade. Au-delà de la rade, on distingue facilement
la jolie ville de Port-Louis, placée à gauche de l'entrée de la rade. Cette charmante petite ville a
une prairie superbe, plantée de grands arbres. On a un coup d'œil ravissant lorsqu'on y arrive
après avoir fait une lieue de traversée dans la rade.
Port-Louis possède une belle citadelle, bâtie par Vauban, et un magnifique
établissement de bains en mer.
Au loin, en mer, se dessine l'île de Groix qui se trouve juste en face de la rade de Lorient,
comme un masque devant une figure.
Quel bonheur si nous habitons ce pays pendant quelques temps. Si ce n'était la mère
Françoise, je ne penserais pas du tout à m'ennuyer de Paris. La vue de la mer a quelque chose
qui élève l'âme vers Dieu: ma maîtresse le dit toujours. L'Océan, c'est l'immensité, l'infini.
Paris, avec ses monuments superbes, ses boulevards garnis de foule de promeneurs en toilette,
ses équipages dorés avec toutes ses richesses, ne rappelle en rien les émotions que l'on goûte
aux bords de la mer.
Sur les belles plages de l'Océan, les enfants sont transportés de joie; ils courent sur un
sable plus fin et plus doux que les tapis de nos salons; l'air, chargé de sels et d'iode, est très bon
pour leur santé. Aussi, comme les petits Parisiens des familles riches sont heureux quand arrive
le mois de juillet pour aller folâtrer sur les plages des côtes de la Manche, de l'Océan ou de la
mer de France 5. Ils ont de jolies petites pelles en bois et de petites fourches qu'ils enfoncent
dans le sable pour attraper des palourdes et d'autres coquillages.
Mes petits amis, travaillez beaucoup l'hiver dans vos écoles et quand juillet sera venu,
fuyez Paris, la chaleur et la poussière de ses rues; allez demander la santé et la fraîcheur à ces
rives si belles: votre santé y gagnera et votre âme aussi à la vue de ces beautés grandioses qui ne
doivent rien à l'homme mais qui viennent toutes du Créateur.
5
(Note de Simone Waquet) La Méditerranée ?
X/ La nouvelle demeure du Minet
Mes maîtres sont installés définitivement place Saint-Louis. La maison se trouve à
l'angle de cette place et de la place Bisson. De la chambre de ma maîtresse, je vois d'un côté, la
statue du brave Bisson et, de l'autre, le portail de l'église. Enfin, nous serons chez nous, il n'y a
rien de plus ennuyeux que de vivre à l'hôtel.
La première nuit que je passai dans cette appartement, je ne pus fermer l'œil: les rats et
les souris de tout le quartier s'étaient réunis pour donner un bal au-dessus de nos têtes. C'étaient
des petits cris joyeux, des gambades, des bonds impossibles. Oh ! les vilaines bêtes! Que ma
maîtresse a bien fait de me garder. Sans moi, ces vilaines bêtes lui mangeraient son linge, ses
confitures, ses châtaignes, toutes ses provisions. Mais je suis là. Je connais mon devoir et je suis
indigné d'un pareil voisinage. Demain, à la première heure, je serai à mon poste et gare à tous
ces maraudeurs.
Vous voyez qu'un bienfait n'est jamais perdu. Maintenant, c'est moi qui vais rendre des
services à la bonne famille qui a pris soin de moi.
Je n'avais pu m'endormir qu'à la pointe du jour. Tout à coup, me voilà éveillé par un bruit
épouvantable. Ciel! Qu'y a-t-il? Sommes-nous en guerre ? Le canon gronde. Ma maîtresse se met
à la fenêtre et questionne la voisine.
"Mon Dieu, Madame, qu'est-il arrivé? Je viens d'entendre un coup de canon qui a ébranlé toute la maison
; j'en tremble encore.
- Mais, Madame, répond la voisine, c'est ainsi tous les jours. C'est le signal qui indique aux vaisseaux
qu'ils peuvent sortir du port. Le soir, ne soyez pas surprise : pareille chose se renouvelle et, après le coup de canon
du soir, le port est fermé avec une grosse chaîne et les vaisseaux qui arrivent plus tard restent en rade jusqu'au
lendemain matin".
XI/ Le départ de "La Magicienne"
L'hiver est enfin passé. Que d'hirondelles et de jolis oiseaux ! Les marronniers de la place
Bisson sont chargés de belles fleurs roses.
Que de fraîches toilettes! Les Lorientaises sont très coquettes. De grand matin, je les vois
passer en se rendant à la messe avec des robes fond blanc, des ceintures de ruban, des chapeaux
couverts de fleurs et beaucoup de papillotes Malécot sur leurs épaules.
Ma maîtresse est plus gaie qu'à Paris. Elle sort de grand matin, va faire sa prière à l'église,
puis une promenade avec son fils. Ils vont respirer l'air de la mer. Ma maîtresse est si bonne pour
Ludovic. Elle le console quand il éprouve quelque peine. Aussi, je suis persuadé que plus tard,
quand Ludovic sera un homme, il pensera à ses bons parents et ne sera pas ingrat.
Tout le monde est heureux jusqu'à moi. J'ai fait une chasse abondante, tout l'hiver.
Maintenant, j'ai de bon poisson à manger. Demain, ma maîtresse ira à Gestel, à l'assemblée des
fleurs. Comme ça doit être joli et sentir bon. Je me figure une assemblée de frais bouquets, de
violettes de Parme, de roses, de lilas et d'aubépine, portés par de ravissantes jeunes filles
habillées de belles robes blanches.
Je viens d'apprendre le départ d'un grand vaisseau, appelé La Magicienne. J'irai dans le
grenier et, passant par la lucarne, je monterai sur le toit de la maison afin de voir tout ce qu'il y
aura de beau et d'intéressant. La Magicienne est une frégate très belle qui part pour les Antilles,
ayant un amiral à bord et une belle musique. Je vais rêver de tout cela; mais, calmons -nous
jusqu'à demain, onze heures du matin, l'heure de la marée.
Il est onze heures. Je suis à mon poste. Je n'ai pas fermé les yeux de toute la nuit, tant
j'étais impatient de voir le départ de La Magicienne. Je grimpe sur le faîte même de la cheminée
et, de cet observatoire, je découvre toute la rade et l'Océan. Mais prenons nos précautions afin
d'éviter une chute dangereuse.
Un coup de sifflet traverse l'air. La manœuvre commence. Les petits mousses sont dans
les haubans. Le pilote est à son poste, le timonier au gouvernail. La proue du navire fend l'onde.
Un vent propice gonfle les voiles de la belle frégate; elle file, légère, toutes voiles au vent,
comme une mouette qui fend l'air, les ailes déployées, prête à braver les plus fortes tempêtes.
A l'arrière, je vois l'Amiral entouré d'un brillant état-major. Ses habits sont brodés et
couverts d'or. Les rayons du soleil inondent le pont du vaisseau et font ressortir davantage le
brillant costume de tous les officiers supérieurs qui sont à bord.
La Magicienne sort de la rade; elle passe devant le Port-Louis. L'éclair brille et part de
ses flancs, le canon gronde, la musique entonne une marche guerrière, les marins se découvrent:
ils saluent l'Etoile du matin, la Reine de la mer, la Protectrice des matelots, la Vierge Marie,
connue ici sous le nom de la Madone Notre-Dame de Larmor. Le navire redouble de vitesse; il
fuit à l'horizon ; je ne vois plus rien.
XII/ L'assemblée des oiseaux
Après l'assemblée des fleurs, vient l'assemblée des oiseaux qui a lieu à Toulfouenne,
dans une belle forêt des environs de Quimperlé. Toute la jeunesse de Lorient se rend à cette fête.
Ludovic revient de la fête avec sa mère. Ma maîtresse n'aime pas cette fête parce que les
paysans bretons dénichent tous les pauvres habitants de la forêt afin de les faire paraître à la fête
et d'en tirer quelque profit.
Ludovic dit que cela fait mal de voir tous ces pauvres petits, à peine couverts de plumes,
grelottant et appelant en vain leurs mères. Ne faites jamais pareille chose. Laissez les nids aux
buissons et les petits oiseaux à leurs mères.
Toutes ces jolies petites bêtes sont très utiles puisqu'elles détruisent un grand nombre
d'insectes et qu'elles égaient les champs et les forêts de leurs doux ramages.
Ma maîtresse voulut au moins prendre soin de quelques uns de ces petits malheureux.
Elle est donc revenue avec une cage remplie d'oiseaux, chardonnerets, bouvreuils, pinsons,
fauvettes, mésanges. Je ne vais plus rester seul à la maison. On a mis les oiseaux sur une grande
table, près de la fenêtre, avec de beaux pots de fleurs de chaque côté. Une place est réservée pour
moi: j'irai m'y reposer à l'ombre des fleurs et j'écouterai le chant de mes camarades.
Grâce aux bons principes que j'ai puisés au sein de l'excellente famille de mes maîtres, je
suis un chat bien élevé. Je connais mes devoirs et je pratique la reconnaissance. Jamais je ne
voudrais faire de mal aux oiseaux de ma maîtresse et je ne dérobe rien: je me contente toujours
de ce qu'on veut bien me donner.
Je suis suffoqué par la chaleur. Les orages se forment ici mais ils n'y éclatent presque
jamais. Ce pays est malsain. Quand la mer se retire, on respire une odeur de vase insupportable.
Ennuyés par la chaleur, mes maîtres sont allés au bain chez le père Goubet, à la Perrière.
C'est un bien brave homme que M. Goubet. Il apprend à nager à ma bonne maîtresse. Il est
propriétaire des bains de la Perrière et gardien d'un phare. Vous savez ce que c'est qu'un phare :
c'est une grande lanterne placée au haut d'une tour pour guider les navigateurs sur les côtes. Les
phares de la Perrière, de Port-Louis et de l'église de Lorient indiquent aux marins le chenal de la
rade, pendant la nuit.
Tous les soirs, Ludovic et ses parents vont respirer l'air de la mer au salon de Neptune,
nom bien donné puisque suivant la croyance des Anciens, Neptune était le roi des ondes. Le
salon de Neptune est une petite place ronde entourée de bancs, au bout d'une longue jetée. C'est
la réunion des Lorientais : l'air, imprégné des saveurs de la mer, rafraîchit et délasse de la chaleur
de la journée. Le bruit de la retraite du Port-Louis se répercute sur les flots et donne encore plus
de charme à cet endroit charmant.
XIII/ Bénédiction des Couraux
Il y a encore près de Lorient une cérémonie bien touchante qui rappelle les Rogations. Je
suppose que vous avez assisté aux processions des Rogations. Le curé du village va bénir les
champs et prier afin que les récoltes soient bonnes. Il est suivi par les villageois en costume de
fête. La procession, après avoir quitté le village, suit des sentiers au milieu des blés qui sont
encore verts; plus loin, elle passe entre des haies d'aubépine en fleurs; elle arrive à un bois touffu
où se cachent les tourterelles, les merles et les coucous qui commencent leurs nids; les petits
lapins rentrent dans leurs terriers. L'air est embaumé par la nature renaissante, les poumons se
dilatent, la vie reprend partout une activité nouvelle; notre coeur lui-même renaît à l'espérance;
toutes nos pensées s'élèvent vers Dieu, dans une humble prière. Tout est calme et pur comme la
figure du vénérable curé qui conduit le pieux cortège pour invoquer la clémence et la protection
du Souverain Maître des éléments. Arrivé aux quatre chemins, on se repose et l'on prie au pied
de la croix de bois.
Ma maîtresse va toujours aux Rogations. C'est une femme très impressionnable. Elle est
assez bonne pour raconter toutes ces belles choses devant moi. Les bêtes ne sont pas appelées à
vivre dans les régions élevées de l'homme. Pour moi, j'ai reçu le don de raconter ce que j'ai vu et
entendu; tout ce que je dis est la vérité, parce que je ne saurais rien inventer.
Mais, pardonnez-moi, je m'oublie; au lieu de vous entretenir de la mer, me voilà au
milieu des terres et des champs, bien loin de mon sujet. Je voulais vous parler de la bénédiction
des Couraux. Cette bénédiction a lieu en pleine mer. Les clergés de Groix, de Ploemeur, de
Riantec, de Port-Louis montent dans des barques et vont, la croix en tête, au milieu de la mer,
autour d'un ponton que le Préfet maritime de Lorient fait élever. Ce ponton porte un autel. Les
prêtres, du haut de l'autel, bénissent la mer et les nombreux bateaux des pêcheurs qui se sont
rendus à la cérémonie, afin que la sardine soit abondante et que toutes les pauvres familles de
pêcheurs puissent avoir du pain toute l'année. Car, s'ils n'ont pas de sardines, ils ne peuvent pas
avoir d'argent pour acheter du pain à leurs enfants.
Tout le monde est pieusement incliné. Les croix de Port-Louis, de Riantec, de Ploemeur
et de Groix s'avancent l'une près de l'autre et se tiennent unies en signe de paix.
La cérémonie terminée, les barques regagnent les villages de la côte et les familles des
marins retournent à leurs occupations. C'est une fête bien touchante de voir ces braves pêcheurs
prier si dévotement, eux qui, tous les jours, bravent la tempête et les flots afin de gagner la vie
de leurs pauvres familles.
Vous avez souvent mangé ces bonnes petites sardines qui sont renfermées dans des
boîtes en fer blanc. Vous n'avez jamais pensé aux dangers auxquels les pêcheurs se sont exposés
afin de vous procurer un plat de plus les jours maigres; souvent même, vous n'êtes pas encore
contents de votre dîner, vous qui savourez en toute sécurité ces bonnes petites bêtes confites dans
une excellente huile d'Aix.
Les petits enfants bretons sont très heureux quand leur mère veut bien leur donner pour
leur dîner, une sardine crue salée, qu'ils mangent avec de la galette de blé noir ou quelques
pommes de terre, cuites sous la cendre.
Que de fois, le long des chemins, dans les landes, n'avons nous pas vu ces pauvres enfants
en haillons et pieds nus, se rendant à l'école, qui est ordinairement bien loin, bien loin de leurs
hameaux! Lorsqu'ils ont des sabots, ils les tiennent à la main pour ne pas les user et pour aller
plus vite ... Quand vous n'êtes pas contents de ce que votre mère vous donne, pensez aux petits
enfants de la Basse-Bretagne qui passent la journée avec une sardine salée et qui marchent pieds
nus.
Ma maîtresse dit qu'elle aime beaucoup la Bretagne mais moi, je trouve que les enfants
des villes sont plus heureux que les pauvres petits bretons. Ces pauvres petits ne parlent pas
français et ils sont tristes comme le sol aride de leurs landes.
XlV/ La Fête-Dieu au port militaire
Il y a déjà plus d'un an que je suis à Lorient et je n'ai pas encore pu vous parler du port
militaire parce que je n'en ai entendu rien dire. Vous pensez bien, mes bons petits amis, qu'il m'a
été impossible de le visiter moi-même. J'ai écouté hier la conversation de ma maîtresse qui
causait dans le salon avec plusieurs dames de cette imposante cérémonie.
La grande cour du port, qu'on appelle la place d'Armes, est le lieu de réunion de la belle
société de Lorient. Le jour de la Fête-Dieu, un reposoir, composé de sabres, de baïonnettes,
d'épées, de pistolets, de fusils, de canons, s'élève au fond de la cour. Sur les marches, sous les
canons, l'autel est soutenu par des rangées de fusils et de haches d'abordage. Les épées et les
sabres sont placés en forme de soleil et jettent un éclat qui oblige les spectateurs à fermer les
yeux, éblouis des mille feux qui reflètent cet autel.
Le clergé de l'unique paroisse de Lorient vient bénir le reposoir qui est le symbole de
l'honneur et de la force de la patrie. Oui, mes enfants, toutes ces armes ont été portées par de
braves marins pour faire respecter dans tous les pays le drapeau français et pour conquérir de
belles colonies qui sont une source de notre richesse.
De la place d'Armes, la procession passe dans le jardin de l'ambulance au milieu duquel
on a élevé un autre reposoir. C'est un immense rocher factice, surmonté d'un autel où le clergé
arrive par un labyrinthe. De là, on domine toute la rade. Le prêtre élève son Dieu comme dans
l'immensité, au-dessus de tout un peuple recueilli. Les navires baissent les pavillons. De leurs
flancs part l'éclair. Le canon gronde. Tout le monde s'incline devant le créateur et le salue.
Les malades de l'ambulance peuvent, des fenêtres de l'hôpital, adorer le Maître de
l'univers qui vient les visiter: c'est une consolation à leurs maux.
Le soir, pour finir la journée, on fait une retraite aux flambeaux.
XV/ Voyage au Palais
Mes maîtres rentrent. Ils viennent de faire un voyage à Belle-Ile-en-Mer.
Voici le récit que ma maîtresse en a fait.
"Que je suis heureuse, disait-elle à une de ses amies, d'avoir fait ce charmant voyage ; nous étions partis
de Lorient mardi dernier sur l'Augusto-Gâche qui fait le service de Concarneau à Bordeaux. Quand nous fûmes
en face de la citadelle de Port-Louis, nous aperçûmes de bons amis qui s'y étaient rendus pour nous souhaiter un
bon voyage. Ils eurent même la gentillesse de me jeter un joli bouquet. Nous doublons la presqu'île de Gâvres et
nous voilà en plein Océan. Bientôt, la terre disparut à nos yeux pour quelques instants. Mais, ayant pris ma
longue vue, je ne tardai pas à distinguer la presqu'île de Quiberon avec son fort de Penthièvre. Les vagues étaient
profondes mais allongées ; elles arrivaient la tête couverte d'écume. Des bandes de canards sauvages se jouaient
sur les flots, dans lesquels ils plongeaient pour pêcher les petits poissons dont ils vivent. Plus loin, nous
aperçûmes les marsouins qui s'avançaient en faisant le roue. Nous allions à toute vapeur et le vent nous portait
vers les rochers de la Tegnousse, qui m'avaient été signalés comme très dangereux. J'eus peur mais la mer devint
plus calme et bientôt, le navire tourna la poupe de ces rochers.
Nous aperçûmes aussitôt la charmante ville du Palais qui, avec ses maisons coquettes et blanches,
ressemble à une nymphe sortant de l'onde. Nous arrivons, nous voilà en rade.
Le steamer sur lequel nous avions fait la traversée continue sa route vers Bordeaux. Nous sommes obligés de
descendre dans une petite barque qui nous conduit dans le port du Palais.
Mon Dieu, ma chère, dit ma maîtresse, à son amie, puisque mon récit vous intéresse, revenez demain, je vous
raconterai la suite du voyage car je n'ai pas seulement été à Belle-Isle, j'ai visité aussi Houat et Hoëdic, et,
malgré mon bon vouloir, il m'est impossible de tout vous dire aujourd'hui.
XVI/ Houat
Comme je vous le disais hier, notre traversée de Lorient à Belle-Ile fut très bonne.
A notre arrivée, nous trouvâmes un bon déjeuner et je fus obligée de me reposer car nous devions partir le
lendemain de grand matin pour Houat. Il n'y a pas de service de bateau pour cette petite île; nous trouvâmes un
ami obligeant qui voulut bien mettre son lougre à notre disposition.
Je devins indécise au moment d'embarquer ; j'étais balancée entre la peur et la curiosité. Pendant qu'on
mettait à la voile, j'étais assise au bord de la mer qui brisait avec un grand bruit sur les rochers. Que faire ? On
vient me chercher; je descends dans une petite barque qui nous mène au lougre et nous voilà partis.
La mer n'est ridée que par une faible brise; la chaleur est étouffante. Au milieu du silence, un grondement
lointain se fait entendre. J'eus peur. Je voulais retourner à tout prix. Un second grondement plus fort que le
premier, vient me troubler de nouveau. Je regarde l'horizon: pas un nuage. Le capitaine se mit à rire de ma
frayeur et me rassura en me disant que ce bruit était celui des canons de Gâvres, longue presqu'île où les
artilleurs essaient les grosses pièces de la marine. Nous passons l'île aux chenaux, amas de rochers inhabités, et
nous débarquons non sans peine à Houat, comme sur une terre étrangère, sans amis, sans recommandations.
Le bateau qui nous avait amenés continua sa route - il allait poser une bouée près du Croisic - après
nous avoir donné rendez-vous pour le lendemain à Hoëdic.
Nous voilà donc comme tombés du ciel sur une petite île d'une demi-lieue carrée, peuplée de trois cents
pauvres habitants. Cette petite colonie est isolée et presque indépendante ; elle a vécu jusqu'ici dans la pauvreté
et l'ignorance. On raconte que la dame d'un commandant du génie, qui était fort belle et très charitable, voulut
autrefois aller dans ces îles. C'était l'été; le ciel était très pur; elle était vêtue d'une belle robe blanche: les
femmes du pays se prosternèrent devant elles, croyant que c'était la Sainte Vierge qui venait les visiter. J'avais
un coup de soleil. Je fus bien heureuse de rencontrer des sœurs qui me soignèrent.
La grève est entièrement tapissée de petites roses sauvages, qui ne sont pas plus hautes que les
pâquerettes de nos prés. Il y a aussi une grande quantité de petits œillets qui embaument l'air. Pas un arbre,
excepté dans le jardin de M. le Recteur.
En nous approchant d'une petite falaise, surmontée d'un moulin à vent, nous apercevons la barque de
M. le Recteur qui arrive. Nous dînons et nous couchons au presbytère.
XVII/ Hoëdic et la pêche à l'aiguillette
Après avoir dormi, bercés par le bruit des vagues brisant sur les rochers, nous prîmes un déjeuner
frugal composé de coquillages et d'un gros crabe. Après le déjeuner, nous allâmes faire une prière à l'église où
j'admirai un magnifique autel en marbre blanc et une chaire sculptée du meilleur goût. Nous montâmes ensuite
dans un petit canot avec quatre rameurs. Nous traversâmes ainsi dix kilomètres en mer, au milieu de très forts
courants. J'étais au gouvernail et je chantais des légendes bretonnes qui parurent plaire beaucoup aux braves
Houatais qui nous conduisaient. Après deux heures de traversée, nous abordâmes à Hoëdic. Le recteur nous
attendait.
Il nous offrit une délicieuse soupe au poisson. Je ne vous dirai rien d'Hoëdic, c'est comme Houat, un amas de
rochers. Cette île est moins saine que la première : la malaria, fièvre intermittente, y règne une partie de l'année.
Ne voulant pas nous mettre en retard, nous partîmes de bonne heure pour rentrer au Palais qui est à
huit lieues de là. Nous reprîmes le lougre de notre ami et nous voilà de nouveau entre le ciel et l'eau. Le temps
est calme; nous n'avançons pas. Nous sommes obligés de dîner à bord. Si l'accalmie continue, nous n'arriverons
au Palais que demain matin.
Une troupe de marsouins passe près de nous. Je les vois sauter et retomber dans l'eau en faisant la
roue. Plus loin, ce sont de gros lièges qui flottent, en marquant l'endroit où les pêcheurs ont descendu au fond de
la mer de grands paniers pour prendre les homards et les crabes-tourteaux.
Un peu plus loin, d'autres pêcheurs posaient des "bahos" pour la nuit. Le baho est une corde très
longue à laquelle sont suspendues beaucoup de petites cordes, armées chacune de plusieurs hameçons. Quand
on lève le baho, on est sûr d'y trouver un grand nombre de poissons: bars, mulets, congres ...
Mais le soleil disparaît à l'horizon. Je descends dans la cabine et je me couche sur un matelas. Après
m'être tournée et retournée bien des fois, je me sentis malade; l'odeur de cette chambre, le balancement du
bateau, le défaut d'air, tout contribuait à m'indisposer. J'étais suffoquée. Je me décidai, bien que la tête me
tournât, à monter sur le pont pour prendre l'air.
Des milliers d'étoiles étaient suspendues à la voûte céleste. Je regardais les phares car, malgré le beau
temps, je pensais toujours au terrible rocher de la Teignousse. J'allai m'asseoir près du timonier.
A peine étais-je assise que des bruits de rames frappèrent mon oreille et, comme par enchantement, des
milliers de feux se mirent à briller en avant, à l'arrière, à bâbord et à tribord du navire. Ces feux se faisaient voir
à intervalles. Tous ces feux partaient des bords de petites barques montées par des pêcheurs d'aiguillettes.
L'aiguillette est un poisson long d'un mètre avec un bec très pointu. Les bretons en sont très friands. Ce
poisson qui ressemble un peu aux anguilles de nos rivières, a une arête toute verte. Les pêcheurs d'aiguillettes
sont armés de petites lances ; ils allument une poignée de paille; les aiguillettes accourent en grand nombre et
sautent pour attraper cette clarté comme les mouches ou certains petits papillons viennent le soir voltiger autour
de nos bougies; au moment où le poisson s'élance, il est saisi par les lances. J'en ai vu prendre plusieurs
centaines en moins d'une heure.
Rompue de fatigue, je m'étendis sur le pont et ne tardai pas à m'endormir".
XVIII/ Pêche aux maquereaux
"Nous sommes rentrés au Palais depuis hier quatre heures du matin. Nous allons successivement visiter
Locmaria, Bangor et le beau phare de Kervilaouène. Il y a grand nombre de petites vallées luxuriantes où
paissent de jeunes poulains aux formes ravissantes. Un célèbre agronome a enseigné l'agriculture aux Bellilois
qui sont très propres, grands, forts, courageux et hospitaliers.
Après avoir passé encore trois jours dans cette île ravissante, nous allâmes à Port-Philippe nous
embarquer sur L'Intrépide, lougre de commerce.
La mer était grosse. Les vagues étaient couvertes d'écume. Le lougre était bien chargé; je n'étais pas
rassurée. Je déteste le bateau à voile. Si le temps est calme, il faut rester indéfiniment au même endroit; si, au
contraire, il vente fort, le bateau se penche d'un côté, la quille presque en l'air, la voile rasant la mer. Après une
courte prière, il fallut bien me décider à partir.
Les vagues étaient hautes comme une maison. Elles arrivaient par trois. On n'est pas plus tôt sur le dos
de la première qu'il en arrive une seconde, puis une troisième. Quels sauts! Les vagues passent par-dessus le
bord et arrivent au milieu du bateau. Je suis toute mouillée. Le lougre file rapidement sur la crête des vagues; il
vole. Je me sens bien malade et je perds connaissance.
Au bout de quelques temps, je me-sens un peu remise. Le vent vient de s'apaiser.
J'aperçois le capitaine et plusieurs passagers occupés à tendre des lignes. Nous passons devant Etel, si
renommée par le bruit de sa barre, immense amas de sable que la tempête remue et déplace avec fracas. Nous
relâchons pendant quelques instants que j'emploie à visiter le bateau de sauvetage. C'est un bateau ponté, rempli
d'air, qui ne peut submerger. Les hommes qui le montent y sont attachés par des sangles et ils sont revêtus d'un
vêtement imperméable. Leurs mouvements sont libres néanmoins, de manière qu'ils puissent agir facilement, les
uns pour conduire le bateau, d'autres pour sauver les malheureux naufragés.
Je voudrais bien rester encore quelques temps à Etel mais le capitaine nous presse; il faut partir. Nous
allons pêcher le maquereau. Toute amorce blanche suffit pour attirer ce poisson, quand même ce ne serait qu'un
morceau d'étoffe. Souvent, le pêcheur réserve de la peau blanche de son premier maquereau pour en prendre
d'autres ; ils garnissent leurs hameçons de petits morceaux de cette peau.
Pour rentrer à Lorient, il fallait courir une longue bordée au-delà de Groix; c'est dans ce trajet que les
passagers prirent une grande quantité de maquereaux avec de longues lignes qu'ils mettaient à la traîne. Les
lignes s'enfonçaient malgré la vitesse du bateau parce que chacune avait un plomb de sept à huit kilogrammes.
Comme il y avait plusieurs lignes que l'on tirait successivement et que l'on amenait presque chaque fois un
maquereau, je puis dire qu'on en avait un à chaque minute. Ce n'était qu'une pêche d'amateurs mais elle était
fort amusante.
Nous approchons de Port-Louis. Les maquereaux ne nous ont pas suivis. Il faut songer à ranger les
lignes et à débarquer."
XIX/ La guerre
Il y a plusieurs mois que ma maîtresse est revenue de Belle-Ile. Tout le monde est triste
en ville; on chuchote tout bas. On craint la guerre entre la France et la Prusse. Mon petit maître,
qui est maintenant un beau jeune homme, est toujours au lycée. Il est bachelier es-sciences et
travaille pour avoir d'autres titres.
Ma maîtresse vient de se promener avec les dames de plusieurs officiers et elle rentre
bien triste: la guerre est déclarée, c'en est fait. Mais on dit que nous allons gagner. Nous avons
des torpilles dans nos ports et des canons qui se dirigent déjà vers les Vosges. Tout le monde
respire la confiance; les marins partent en faisant entendre le chant de la Marseillaise. On va leur
faire la conduite jusqu'au chemin de fer. Tout le monde est comme électrisé. Je suis sur le toit de
la maison; la gare est loin mais j'aperçois les mouchoirs blancs qui s'agitent.
Allez, braves soldats, défendre notre chère France. Nous avons confiance, tout ira bien.
C'est aujourd'hui que je voudrais être homme. Rien ne m'arrêterait. Défendre son pays, ce mot
me transporte!
Mais les Prussiens ont avec eux tous les Allemands. Ils sont plus nombreux que nous et
ils épient depuis longtemps l'occasion de se venger des affronts que nos pères leur ont fait
essuyer. Je vois des jeunes femmes dire adieu à leurs maris. Beaucoup de femmes restent seules.
Tout le monde pleure Maudite guerre!
XX/ La France envahie
Les Prussiens sont entrés en France. Nos soldats font des prodiges de valeur mais ils sont
inférieurs en nombre et puis, les Prussiens ont aussi des mitrailleuses. Leurs gros bataillons
avancent comme les nuages sombres d'un violent orage; ils ont passé les Vosges. Nous les
attendons au camp de Châlons. Les dépêches se succèdent, nous perdons toujours.
Nous allons recevoir une famille de Paris, deux dames et un jeune garçon.
Ils arrivent. Ma maîtresse est bien heureuse avec cette famille qui lui rappelle son cher Paris mais
nous ne sommes pas gais. Quel malheur! Après le déjeuner, on lit le journal en famille. Les
Prussiens sont à Meaux, à Amiens, à Beauvais; les voilà autour de Paris. Que de pleurs, que de
familles en deuil. Quel fléau!
Tous les jours, nous voyons des familles étrangères qui ont fui devant l'ennemi et qui se
réfugient en Bretagne.
Hélas! Quels cris! Qu'y a-t-il de nouveau? L'Empereur Napoléon III est prisonnier à
Sedan. Quelle consternation! On se serre les mains, on s'aborde les larmes aux yeux.
Qu'allons-nous devenir? Nous avons encore Bazaine qui est à Metz; on a beaucoup d'espoir en
lui.
XXI/ Départ de mon maître
Mes maîtres rentrent de Port-Louis; ils sont encore plus tristes que d'habitude: Bazaine a
capitulé. Nous n'avons plus de nouvelles de Paris que par les pigeons voyageurs et les ballons.
La famille qui était avec nous est repartie malgré les prières de ma maîtresse. Nous voilà
bien seuls. ma maîtresse aime beaucoup ces dames et leur départ a fait un grand vide autour
d'elle. Tous les matins, elle fait de la charpie pour les ambulances.
Un dimanche, je me le rappelle encore comme si j'y étais, mon maître rentra plus sombre
que d'habitude: il venait d'être délégué dans la Mayenne et il fallait partir tout de suite. Voilà de
grands chagrins pour la famille. Cela est bien malheureux pour mon jeune maître qui va se
retrouver, pour la première fois de sa vie, séparé de son bon père. Ma bonne maîtresse se décide
à rester avec son fils. Après avoir versé bien des larmes, il fallut se quitter.
La séparation fut pénible pour ces trois personnes qui s'aimaient si tendrement. J'étais
monté à mon poste d'observation, sur le toit; moi aussi, j'ai pleuré en voyant le train s'éloigner.
J'ai pleuré surtout à cause de mon jeune maître qui a une imagination vive et ardente et qui sera
facile à entraîner.
XXII/ Voyage dans la Mayenne
Il y a six semaines que mon maître est parti. Il est au milieu de l'armée de Chanzy. Nous
avons eu peu de nouvelles, les communications étant interrompues. Ma maîtresse va le
rejoindre; je serai du voyage.
Nous partirons demain à cinq heures; nous profitons de l'Armistice. Ma maîtresse emporte aussi
sa cage avec sa tourterelle et ses autres oiseaux. On cache la cage avec une grande toile et nous
voilà de nouveau en chemin de fer. Il ne fait pas encore jour. Tout d'un coup, voilà la tourterelle
qui se met à roucouler: "oue rou, oue rou, oue rou ... ". Tout le monde se retourne. Les wagons étaient
pleins de militaires. Comment? Une tourterelle ici ? Mais pour ajouter un nouvel étonnement, je
me mets à faire de petits miaulements. J'étais jaloux de l'attention qu'on accordait à ma voisine,
mais il ne faut jamais être jaloux. Un grand éclat de rire répond à ma voix. On me cherche sous
les banquettes. Un grand cuirassier me prend, fait brandir son sabre sur ma tête. Je tremble de
tous mes membres et parvenant à m'échapper, je me hâte de rentrer dans mon panier. Minuit.
Nous arrivons à Laval. Il fallut coucher à la gare car tous les hôtels étaient éloignés et il n'y avait
pas d'omnibus. Le sous-chef de gare installe ma maîtresse avec deux autres dames dans un
wagon de première classe, mais je vois bien qu'elles ne sont pas rassurées. Je me place à la
portière afin de faire bonne garde. Aux premiers rayons du jour, nous partons pour Mayenne.
XXIII/ Mayenne
Nous arrivons à La Chapelle-Authenaise. Il faut changer de train. Nous allons arriver; les
oiseaux ne bougent pas car ils sont, comme moi, bien fatigués.
Enfin, voilà Mayenne. Nous descendons. Quel bonheur! Je revois la belle figure de mon
maître. Il est avec un autre Monsieur en lunettes. Ma maîtresse est contrariée car sa chevelure est
en désordre, son manteau plein de poussière et sa robe toute crottée ...
Le Monsieur est très aimable. On me renferme de nouveau. Nous voilà partis pour notre
nouveau domicile. Mes maîtres sont logés en garni chez de braves gens de Mayenne. La dame
est sur sa porte ; elle nous attend et elle s'écrie: "Hélas, Madame, que vous devez être fatiguée".
Il faut vous dire qu'à Mayenne, ce sont des Hélas! continuels. "Hélas! que vous avez un beau
chat ! Mais, Madame, vous ne craignez pas qu'il salisse les meubles ? Hélas! s'il allait monter sur les
fauteuils, salir le tapis et peut-être, Hélas! manger nos conserves.
- Ne craignez rien, Madame. Minet est bien gentil, bien propre, docile; il ne sort jamais de
l'appartement, ne dégrade ni ne dérobe rien".
L'appartement de mes maîtres est composé de deux pièces et d'un premier. Nous étions
logés comme on l'est à la guerre. Je suis très heureux du grenier : il y a une grande lucarne de
façon que je pourrai prendre un poste d'observation d'où je verrai les mouvements de l'armée
en ville et à la campagne.
Mayenne est une ville de 10.892 habitants. Elle est d'un aspect très curieux. Elle est
bâtie sur le penchant de deux collines et traversée en son milieu par la rivière, de façon que
pour aller de la gare au marché, il faut descendre une rue presque à pic et remonter
immédiatement sur la colline opposée.
De mon observatoire, je vois l'ancien château des ducs de Mayenne, construit au VIIe
siècle par Juhel, duc de Bretagne. Une belle promenade, plan tée de grands arbres, orne la
terrasse qui domine la vallée. On remarque aussi la nef de l'église paroissiale et la statue du
cardinal de Cheverny.
L'aspect des campagnes est bien joli. On voit de belles fermes, environnées de clos qui
apparaissent de loin comme des bocages. Les pêchers sont en grande quantité dans les
champs. Je les ai vus de mon toit: ils étaient tout fleuris et semblables à des bouquets de
petites roses. Le vin des pommiers et des poiriers est une vraie liqueur.
Les volailles de toute espèce et les fruits abondent dans ce joli pays qui ressemble
presque partout à un bocage. Les sentiers sont traversés par des ruisseaux qui murmurent. Les
truites, les carpes et les écrevisses abondent dans leurs eaux transparentes.
L'habitant de la Mayenne est bon et hospitalier. Les paysans sont tous revêtus de peaux
de bique quand ils viennent au marché.
XXIV/ Courage de Minet
Après tous les désastres subis par notre pauvre patrie, la paix est enfin signée. La
mission de mon maître est enfin terminée. Nous retournons à Lorient. Quel bonheur l Je vais
revoir mon jeune maître qui était resté au lycée. Ma maîtresse a beaucoup pleuré pendant cette
séparation: elle aime tant son enfant.
Ma maîtresse avait formé un vœu pendant la guerre. Elle avait promis de faire un
pèlerinage à Sainte-Anne d'Auray. Ne voulant pas me laisser dans la gare de Sainte-Anne, elle
prit la peine de porter mon énorme panier jusqu'au couvent des bonnes sœurs de Pluneret,
village voisin de la station. On m'installe dans une cellule fort propre et les bonnes sœurs
m'apportent du lait délicieux.
Il paraît que ma maîtresse, après s'être rendue à Sainte-Anne, ira visiter le champ des
martyrs. Elle ne reviendra que dans quatre heures.
Quand j'eus bu tout le lait des bonnes sœurs, j'allai me placer à la fenêtre la plus élevée
d'où la vue s'étend jusqu'à Carnac.
Avec une lunette d'approche, je puis distinguer facilement les dolmens et les nombreux
menhirs placés sur ce territoire depuis tant de siècles par les Gaulois nos ancêtres.
Mon Dieu! Quels cris effrayants! Je me penche sur le bord de la fenêtre et je vois venir
deux jeunes paysannes d'Auray. Je les reconnais à leur coiffe blanche. Elles courent tout
effarées, poursuivies par un taureau en fureur. Je suis immobile, cloué par la frayeur sur le bord
de la fenêtre. Quoi ! Cette bête furieuse va les atteindre et les mettre en pièces devant moi et je
ne ferais rien pour leur sauver la vie! Une idée lumineuse me traverse l'esprit.
Au moment où devant la fenêtre, le taureau, qui avait déjà renversé ces deux pauvres
filles, allait les saisir entre ses cornes et les lancer dans l'air, je fais un miaulement effroyable. Je
me précipite de toutes mes forces sur son dos, je lui laboure les oreilles avec mes griffes, le sang
coule, l'aveugle. On vient à mon secours avec des fourches, des bâtons. Le furieux est vaincu.
Les pauvres filles se relèvent à moitié mortes de frayeur et moi, heureux de mon
courage, je retourne à mon poste d'observation.
XXV/ Sainte-Anne et la Chartreuse
Il est cinq heures de l'après-midi. Ma maîtresse rentre avec une sœur qui tient la salle
d'asile de Sainte-Anne. Tout le monde me fête. On raconte la scène de ce matin.
"Mes bonnes sœurs, dit ma maîtresse, que je suis heureuse de ma journée. rai visité cette
belle église de Sainte-Anne, rebâtie par les soins de Mgr Bécel. Ce n1est pas sans raison que des
milliers de Bretons et de pèlerins de toutes les parties du monde viennent chaque année prier et
invoquer Sainte-Anne. Le monument est splendide mais il est surtout embelli de superbes vitraux.
Après avoir pieusement accompli mon vœu, je suis revenue avec ma sœur par la jolie route qui borde la
rivière. D'un côté, nous avions des coteaux couverts de genêts dorés et de l'autre, la rivière qui coule au fond
Jun petit ravin. Ce paysage ressemble beaucoup à ceux de la Suisse.
Nous avons visité le champ des martyrs. Le cœur se brise à la vue du dernier théâtre de cette lutte qui
détruisit la fleur de la noblesse française. Cette poignée de braves avait été débarquée dans la presqu'île de
Quiberon, le 27 juin 1795.
A quelques pas de là se trouve la Chartreuse de Saint-Bruno, ancien couvent bien conservé où des
sœurs de Saint-Laurent-sur-Sèvre, élèvent les sourdes-muettes de plusieurs départements.
Un muet qui sert de concierge nous fit voir le caveau où sont déposés tous les ossements des derniers
défenseurs de la royauté.
La guerre est un bien grand fléau mais la guerre civile est plus triste encore ; quand les citoyens d'un
même pays se battent entre eux, ce sont des frères qui se tuent. Pardonnez-moi ces idées un peu noires, mes
sœurs. Voici l'heure du départ. Je vous remercie de votre hospitalité. Il faut que je me hâte de reprendre le
chemin de Lorient. Je ne voudrais manquer le train à aucun prix. lai hâte de revoir mon fils et je dois
m'occuper du déménagement toute seule, mon mari étant déjà parti pour Orléans, sa nouvelle destination".
XXVI/ Minet à Orléans
Mes chers petits amis, me voilà maintenant à Orléans avec la bonne famille que j'ai
suivie pendant plusieurs années.
Ma maîtresse a fait la semaine dernière un voyage à Paris. Elle s'est rendue chez la
mère Françoise, place de Vintimille n° 6 où je suis né. Elle a appris que l'un de mes frères, qui
avait vécu en vagabond, avait été écrasé par une voiture; qu'un autre avait passé sa vie dans les
carrières de Montmartre et qu'il avait été mangé pendant le siège, qu'un troisième, qu'une
famille avait emmené dans les Ardennes, s'était sauvé dans les forêts pour vivre en liberté et
qu'il avait été dévoré par une bête sauvage.
Je suis vieux ; il m'est arrivé bien des aventures mais j'ai toujours été heureux avec ma
bonne maîtresse. Pour une seule fois que j'avais désobéi, il m'est arrivé grand malheur; aussi,
plus jamais n'ai-je recommencé.
Si vous saviez ce que je vois maintenant de mes fenêtres. Dieu! Que c'est beau ! C'est la
place du Martroi. Quelle jolie jeune fille avec un casque, une épée et un étendard, sur un beau
cheval. Comme elle a dû faire la guerre avec vaillance! C'est elle qui conduisit autrefois nos
armées à la victoire, qui délivra Orléans et sauva la France. C'est Jeanne d'Arc dont vos
savants professeurs vous raconteront l'histoire.
Mes amis, préparez-vous à sauver aussi la France lorsqu'elle sera menacée.
Louise Bonnelye-Waquet