Sleepy Hollow

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Sleepy Hollow
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Sleepy Hollow
Un film de Tim BURTON
LYCÉENS AU CINÉMA
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Sommaire
2
GÉNÉRIQUE / SYNOPSIS
3
ÉDITORIAL
4
RÉALISATEUR / FILMOGRAPHIE
6
PERSONNAGES
ET ACTEURS PRINCIPAUX
8
DÉCOUPAGE ET ANALYSE DU RÉCIT
L’intrigue résumée, planifiée et commentée,
étape par étape.
10
QUESTIONS DE MÉTHODE
Les moyens artistiques et économiques mis
en œuvre pour la réalisation du film, le travail
du metteur en scène avec les comédiens et les
techniciens, les partis pris et les ambitions de
sa démarche.
11
16
Les outils de la grammaire cinématographique
choisis par le réalisateur et l’usage spécifique
qu’il en a fait.
18
UNE LECTURE DU FILM
L’auteur du dossier donne un point de vue
personnel sur le film étudié ou en commente
un aspect essentiel à ses yeux.
19
EXPLORATIONS
Les questions que soulève le propos du film,
les perspectives qui s’en dégagent.
20
LYCÉENS AU CINÉMA
Avec le soutien du ministère de la Culture et de la Communication
(Centre national de la cinématographie, Direction régionale des affaires culturelles)
et des Régions participantes.
DANS LA PRESSE, DANS LES SALLES
L’accueil public et critique du film.
21
L’AFFICHE
22
AUTOUR DU FILM
MISES EN SCÈNE
Un choix de scènes ou de plans mettant en
valeur les procédés de mise en scène les plus
importants, les marques les plus distinctives
du style du réalisateur.
LE LANGAGE DU FILM
Le film replacé dans un contexte historique,
artistique, ou dans un genre cinématographique.
23
BIBLIOGRAPHIE
et le concours des salles de cinéma participant à l’opération
2
■ Auteur du dossier Sébastien Clerget
■ GÉNÉRIQUE
■ SYNOPSIS
États-Unis, 1999
1799. Le jeune inspecteur de police new-yorkais Ichabod Crane est envoyé dans le village isolé de
Sleepy Hollow pour enquêter sur une série de meurtres dont les victimes ont eu la tête tranchée. Il y
rencontre des notables persuadés d’être les proies du cavalier sans tête, le fantôme d’un mercenaire
allemand, mort décapité par ses ennemis vingt ans plus tôt. Convaincu que le meurtrier n’est pas une
créature de folklore, mais un être de chair et de sang, Ichabod voit ses certitudes ébranlées lorsqu’il
découvre que le fantôme existe bel et bien. Témoin d’une nouvelle décapitation, il traverse une crise
aggravée par le souvenir des circonstances de la mort de sa mère. Aidé dans son enquête par un jeune
orphelin et par Katrina, la fille du fortuné Baltus Van Tassel, Ichabod découvre la tombe du cavalier, un
arbre biscornu perdu au fond des bois. Il devine l’existence d’un complot, lié à l’héritage de la première
victime du cavalier, Peter Van Garrett, un proche de Baltus Van Tassel, qui devient son principal suspect.
Il comprend aussi que le cavalier n’est que l’instrument de cette machination. Mais, après le meurtre de
Baltus, ses soupçons se reportent sur Katrina, dont il est pourtant amoureux. Effondré, il décide de
regagner New York prématurément, mais un indice lui prouve l’innocence de la jeune femme, et il revient
in extremis : Katrina est enlevée par sa belle-mère, Lady Van Tassel, la véritable coupable, dont le mobile
est la vengeance, et qui a fait revenir le cavalier d’entre les morts. Katrina doit être sa dernière victime,
mais après une folle poursuite, Ichabod parvient à la sauver en délivrant le cavalier de sa malédiction.
Celui-ci s’empare alors de sa complice et regagne les Enfers dont il est issu. Ichabod repart à New York
avec Katrina.
Réalisation Tim Burton
Scénario Andrew Kevin Walker, sur une idée de Kevin Yagher et Andrew Kevin Walker,
d’après The Legend of Sleepy Hollow de Washington Irving
Photographie Emmanuel Lubezki Son Tony Dawe Montage Chris Lebenzon Directeur artistique Les
Tomkins Décors Rick Heinrichs Costumes Colleen Atwood Musique Danny Elfman Supervision des
effets spéciaux Joss Williams Effets spéciaux de maquillage (têtes et personnages humains) Kevin
Yagher
Producteurs Scott Rudin, Adam Schroeder Producteurs exécutifs Francis Ford Coppola, Larry Franco
Interprétation
Ichabod Crane Johnny Depp, Katrina Van Tassel Christina Ricci, Lady Van Tassel/la sorcière Miranda
Richardson, le cavalier Hessois Christopher Walken, Brom Van Brunt Casper Van Dien, le révérend
Steenwyck Jeffrey Jones, Baltus Van Tassel Michael Gambon, le notaire Hardenbrook Michael Gough,
le juge Phillipse Richard Griffiths, le docteur Lancaster Ian McDiarmid, Lady Crane Lisa Marie, Lord
Crane Peter Guinness le jeune Masbath Mark Pickering, le président du tribunal Christopher Lee, et
(non crédité au générique) Peter Van Garrett Martin Landau
Production Mandalay Pictures/Scott Rudin/American Zoetrope
Distribution Pathé
Format 1,85
Film 35 mm, couleur
Durée 105 minutes
Date de sortie à Paris 9 février 2000
Interdit aux moins de 12 ans
Les dossiers pédagogiques et les fiches-élèves de l'opération
lycéens au cinéma ont été édités par la Bibliothèque du film
(BIFI) avec le soutien du ministère de la Culture et de la
Communication (Centre national de la cinématographie).
Rédactrice en chef Anne Lété
Dossier Sleepy Hollow © BIFI • Date de publication : octobre 2002 • Maquette Public Image Factory Iconographie
Photogrammes Pathé Distribution (moyens techniques Pathé et laboratoire LPH) Portrait de Tim Burton Sam Emerson/D.R.
Illustration de couverture Pathé Distribution Affiche Pathé Distribution Photo de tournage : Questions de méthode Pathé
Distribution Correction Lucette Treuthard • L'auteur tient à remercier Guy et Bénédicte Astic, Nicole Brenez, Hélène Garrigues, Gilles
Grandinetti, David Matarasso, Stéphane du Mesnildot, Chrystophe Pasquet et l’Institut de l’Image d’Aix-en-Provence.
Bibliothèque du film (BIFI)
100, rue du Faubourg Saint-Antoine - 75012 PARIS
Tél. : 01 53 02 22 30 - Fax : 01 53 02 22 49
Site Internet : www.bifi.fr
3
■ ÉDITORIAL
Plaisir de l’horreur
Adaptation d’une célèbre nouvelle de l’écrivain américain Washington Irving et vieux
projet hollywoodien – l’idée était déjà dans les cartons du réalisateur Albert Lewin dans les
années quarante –, Sleepy Hollow s’adresse directement aux adultes nostalgiques de leur
enfance. Dès ses premiers films, le réalisateur avait, en effet, exploité l’univers fictionnel de
l’enfance pour l’entretenir ensuite avec, entre autres, l’adaptation d’une bande dessinée
jouant délibérément sur la nostalgie des Comics (Batman) ou bien le conte merveilleux pour
adultes (Edward aux mains d’argent). Sleepy Hollow est un appel à cette délectation innocente
pour le morbide dont font preuve les enfants qui aiment par-dessus tout se faire peur, et à
ce sentiment nostalgique d’adultes qui retrouvent le plaisir de l’horreur à travers une vraie
fiction digne des classiques de la littérature fantastique (Frankenstein, Dr Jekyll et M. Hyde,
etc.). L’interprétation pleine d’ironie et presque grand-guignolesque de Johnny Depp est
révélatrice de cette fascination distanciée du réalisateur et de son acteur (fétiche) principal.
Si Burton est depuis le début de sa carrière lié à Disney (dont les productions s’adressent
aussi aux enfants, mais en versions « policées »), Sleepy Hollow est donc loin d’être destiné
aux jeunes. Enfin, cette nostalgie pour le monde de l’enfance est présente dans l’esthétique
du film qui rend explicitement hommage à un genre perdu, celui des films d’horreur
« gothiques » des années cinquante et soixante.
La Bibliothèque du film
4
■ LE RÉALISATEUR
Tim Burton ou le paradoxe
hollywoodien
Filmographie
1982
1984
1985
Cinéaste très attaché au monde de l’enfance, Burton travaille, dans des rapports parfois conflictuels
avec les studios, à l’élaboration d’un univers autonome et fantastique, marqué par de nombreuses
influences.
Vincent (c.m.)
Hansel and Gretel (c.m.)
> De Vincent à Frankenweenie
Frankenweenie (c.m.)
Né le 25 août 1958 à Burbank (banlieue de Los Angeles), où il grandit,
Tim Burton fait ses débuts dans le cinéma comme animateur chez Walt Disney,
après des études au Californian Institute of the Arts (Cal Arts), une école
fondée par Disney, où ses dons pour le dessin lui avaient permis d’entrer. Après
une période difficile, l’ennui distillé par les méthodes du studio le pousse à ne
pas se contenter de travailler sur des productions telles que Rox et Rouky (1981).
Il réalise alors son premier court métrage d’animation, Vincent (1982), un hommage en noir et blanc à Vincent Price, un acteur célèbre pour ses rôles dans les
adaptations d’Edgar Poe par Roger Corman dans les années soixante, et auquel
Burton voue une grande admiration depuis son plus jeune âge. À cette occasion, Burton rencontre son idole pour lui confier la narration du film. Il retrouvera Vincent Price en 1990 pour Edward aux mains d’argent (Edward
Scissorhands), puis lui rendra un dernier hommage sous la forme d’un documentaire tourné la même année, avant la mort de l’acteur en 1993. On trouve déjà
dans Vincent tout l’univers, à la fois enchanté et macabre, du futur réalisateur
de Sleepy Hollow. La voix (off) de Vincent Price s’y livre, en citant abondamment
l’œuvre de Poe, à une description poétique des aventures tragi-comiques du
petit Vincent, enfant tourmenté, assailli de visions, vivant à la frontière de deux
mondes. Alors que Disney tergiverse à distribuer le film, jugé trop insolite
(mais qui sera programmé dix ans plus tard en première partie de L’Étrange
Noël de Mr Jack – Tim Burton’s The Nightmare before Christmas, 1993), Burton
réalise la même année une adaptation de Hansel and Gretel puis un second court
métrage en noir et blanc, mais en images réelles cette fois, Frankenweenie, un
hommage parodique à Frankenstein, où un petit garçon (encore) ressuscite son
Aladdin and his Wonderful
Lamp (c.m.)
Pee Wee’s Big Adventure
The Jar (c.m.)
1988
Beetlejuice
1989
Batman
1990
Edward Scissorhands
(Edward aux mains d’argent)
Conversations with Vincent
(doc.)
1992
Batman Returns
(Batman, le défi)
1993
Tim Burton’s The Nightmare
before Christmas
(L’Étrange Noël de Mr Jack)
Production, conception des
personnages et histoire originale
1994
Ed Wood
1996
Mars Attacks!
1999
Sleepy Hollow
2001
Planet of the Apes
(La Planète des singes)
1 Pour Parental Guidance (surveillance parentale recommandée).
chien écrasé par une voiture, selon les méthodes du « Prométhée moderne »
inventé par Mary Shelley. Frankenstein, dont la version réalisée par James Whale
en 1931 reste une œuvre référence pour Burton, sera par la suite souvent cité
par le cinéaste, par exemple à travers le personnage de Vincent Price dans
Edward Scissorhands, ou la scène du moulin de Sleepy Hollow.
> Disney et les studios
Disney refusant de distribuer Frankenweenie à son tour, à cause d’un classement PG1, Burton abandonne le studio et réalise son premier long métrage
pour la Warner, Pee Wee’s Big Adventure (1985). Le cinéaste ne quittera plus
vraiment le système hollywoodien, où le triomphe commercial de Batman en
1989 (qui en fera, à l’égal de Spielberg, un « wonder boy ») lui permettra de
bénéficier d’une marge de manœuvre assez rare dans le cadre rigide des infrastructures de l’industrie. Pourtant, les producteurs resteront méfiants vis-à-vis
de cet artiste un peu fantasque dont les films sortent de la norme, et dont les
(anti)héros sont des marginaux, des êtres décalés et « différents ». Un peu à
leur image, Burton, qui continue à se sentir étranger au système tout en y
demeurant, n’en est pas à un paradoxe près. Il reviendra, par exemple, chez
Disney à deux reprises, via sa filière Touchstone Pictures : pour L’Étrange Noël
de Mr Jack d’abord, un projet qui remonte à l’époque de ses débuts – mais
Burton, trop occupé par le tournage de Batman returns, en déléguera la réalisation à Henry Selick, rencontré au département animation chez Disney ;
pour Ed Wood (1994) ensuite, une biographie du « plus mauvais réalisateur du
monde », l’échec au box-office le plus sévère de Burton à ce jour. Coïncidence
ou non, ces deux films peuvent être considérés, avec Edward aux mains d’argent,
5
comme les plus personnels de leur auteur
– le nom de Tim Burton étant même
intégré au titre anglais de The Nightmare...
à la demande du studio, mais dans
des perspectives plus commerciales
qu’artistiques.
> Les matrices
> The Nightmare before
Christmas, Ed Wood
et l’enfance
The Nightmare before Christmas, film
d’animation musical, est un véritable
« concentré » de l’univers du cinéaste,
où l’on croise fantômes et monstres en
tous genres, citrouilles d’Halloween,
cimetières, architectures expressionnistes et gothiques, etc. Autant de motifs
qui rendent un film de Burton immédiatement identifiable, plus par son aspect
visuel que pour une question de style
proprement dit. Danny Elfman, collaborateur fidèle et alors auteur de toutes les
partitions musicales des films de Burton
depuis Pee Wee, achève de faire de
The Nightmare... un objet typiquement burtonien. Ici, Jack
Skellington, le roi filiforme du monde d’Halloween, accède au
monde de Noël par une porte placée dans un arbre – ce que
Burton n’oubliera pas en faisant dire à Ichabod Crane/Johnny
Depp dans Sleepy Hollow que l’arbre des morts « est un passage
entre deux mondes ».
Quant à Ed Wood, c’est le premier film que Burton tourne en
noir et blanc depuis Frankenweenie. On ne peut s’empêcher de
penser que le sujet touchait directement Burton, même si sa
situation à Hollywood le place à un extrême, dont Ed Wood,
avec ses budgets dérisoires, aurait pu occuper le pôle inverse.
Malgré son échec, le film eut néanmoins un effet surprenant,
puisqu’il a sorti Ed Wood, cinéaste déjà culte auprès de certains
cinéphiles, des limbes où il avait sombré bien avant sa mort,
survenue dans l’indifférence générale en 1978. Cela souligne un
autre paradoxe : si Burton est l’héritier de l’esthétique des films
à petits budgets qui ont nourri son enfance (ou tout du moins de
leur imagerie), il en réalise des versions luxueuses, avec les
moyens importants dont il dispose. C’est aussi pour Burton une
façon d’exprimer sa mélancolie envers un monde disparu qui,
originairement, n’est autre que le monde de l’enfance, auquel il
ne cesse de retourner, dont il adopte le point de vue jusqu’à
l’obsession et qui agit par-là même comme un philtre : un philtre
de jouvence, mais aussi un écran, un filtre par lequel les images
sont passées et retournées. D’où également ce goût immodéré
pour des formes tombées en désuétude qui conduira Burton à
s’inspirer, pour Sleepy Hollow, son huitième long métrage, des
films d’horreur anglais produits par la Hammer dans les années
50-60 (voir rubrique Autour du film). Et tout ramenant décidément Burton à Walt Disney, Sleepy Hollow s’inscrit aussi dans une
« lignée » de remakes indirects, puisque le récit de Washington
Irving, The Legend of Sleepy Hollow, avait déjà été adapté à
plusieurs reprises, notamment par Disney en 1949, avec un
court métrage animé : The Adventures of Ichabod and Mr Toad.
Burton travaille toujours à partir
d’un matériau préexistant, pas seulement
cinématographique, mais fréquemment
issu des formes populaires : ses films sont
des adaptations de comic-books (Batman),
de contes (Sleepy Hollow), des remakes
(La Planète des singes), des biographies
(Ed Wood) ou s’inspirent de jeux de cartes
de collection (Mars Attacks!, également
une parodie de La Guerre des mondes).
Ses fictions trouvent aussi leur origine
dans les contes de fées (Edward
Scissorhands) ou encore dans les comédies
hollywoodiennes des années cinquante
(Beetlejuice). Mais, à la différence d’un
Brian De Palma ou d’autres auteurs
américains de la génération précédente,
Burton ne peut être qualifié de cinéaste
« maniériste ». Moins intéressé par le
recyclage des formes cinématographiques en elles-mêmes que par celui
d’une iconographie, Burton ne cesse de
raccorder ses films entre eux, procédant
par greffes (un motif qui revient fréquemment dans son œuvre), collages et assemblages. À ce titre,
on remarquera à nouveau au sujet de l’arbre des morts de Sleepy
Hollow qu’il était déjà présent à l’orée de l’œuvre burtonienne,
dans le tout premier plan du générique de Vincent. Burton
semble ainsi « boucler une boucle », sa carrière paraissant,
depuis Sleepy Hollow, prendre une tournure des plus étranges.
Après le remake, catastrophique il faut bien l’avouer, de
La Planète des singes, Burton travaille sur Big Fish, un projet abandonné par Steven Spielberg, présenté comme une « comédie
dramatique ».
6
■ PERSONNAGES ET ACTEURS PRINCIPAUX
Les créatures de Tim Burton
L’imaginaire de Tim Burton s’approprie les acteurs pour en faire les créatures d’un univers qui obéit à ses propres lois (sur)naturelles.
Il n’est pas trop fort de dire que Tim Burton « tire les ficelles » :
ses personnages sont parfois proches des marionnettes auxquelles il donnait vie au début de sa carrière, dans son premier
film d’animation. Ses interprètes ne sont pas des pantins pour
autant, les rôles que leur propose Burton leur permettant, au
contraire, d’expérimenter les grandes métamorphoses dont les
rêves (d’acteurs) sont faits.
CHRISTOPHER WALKEN/LE CAVALIER HESSOIS
JOHNNY DEPP/ICHABOD CRANE
Johnny Depp, né le 9 juin 1963 dans le Kentucky, a été révélé
par la série télévisée 21 Jump Street. Après quelques rôles
mineurs au cinéma (dans Les Griffes de la nuit de Wes Craven,
premier épisode des célèbres aventures du croquemitaine
Freddy Krueger, en 1984, ou dans Platoon d’Oliver Stone, en
1987), il devient une star du grand écran avec Cry Baby (John
Waters, 1990), qui parodie déjà son image de jeune rebelle du
cinéma américain, image qui s’affirmera dans le choix de ses
films, en priorité ceux de cinéastes revendiquant leur indépendance – Jim Jarmusch, Emir Kusturica, Terry Gilliam...
La même année, Tim Burton le dirige une première fois dans
Edward Scissorhands (dans le rôle d’un Pinocchio gothique) et
l’intègre ainsi d’emblée à son univers. Une rencontre a eu lieu,
et le charme opère. Burton retrouvera Johnny Depp pour
Ed Wood, puis pour Sleepy Hollow, sans jamais l’employer dans le
même registre, attestant de l’attrait exercé par l’acteur sur l’imagination du cinéaste. Chez Burton, Depp devient en effet une
créature changeante, un être aux multiples facettes.
Dans le rôle d’Ichabod Crane, Depp est physiquement aux antipodes du personnage disgracieux décrit par Washington Irving
dans son récit (« Il était grand, mais excessivement maigre et
étroit d’épaules (...) Sa tête était petite et aplatie sur le dessus,
affublée d’une paire d’oreilles démesurées et de grands yeux verts
vitreux surmontant un long nez de bécasse...1 ») et semble moins
extravagant que dans ses précédents rôles burtoniens, même s’il
n’hésite pas à faire quelques écarts burlesques. Comme si, dans
cet univers fantastique, l’acteur devenait soudain le garant de la
raison, du raisonnable, après avoir incarné un automate doté
d’une âme (Edward) puis un artiste exalté, voire illuminé (Ed
Wood). Des caractéristiques dont on peut cependant toujours
déceler la trace chez Ichabod, un homme à la fois fort et fragile,
hanté par la mort de sa mère, dont l’esprit tend vers la raison,
mais que ses sentiments ramènent perpétuellement à la magie.
Comme souvent chez Tim Burton, le personnage a besoin, pour
exister, d’accessoires qui sont autant de prolongements de son
propre corps : une caméra pour Ed Wood, des ciseaux en guise
de mains pour Edward ; Ichabod, comme pour s’inventer luimême, utilise des outils d’investigation dont il est le concepteur.
Christopher Walken, né en 1943 dans le Queens, un quartier de
New York, a grandi dans le monde du show-business. Danseur
de formation, il est monté très jeune sur les planches du musichall, puis du théâtre. Révélé tardivement au cinéma par une
courte et singulière apparition dans Annie Hall (Woody Allen,
1977), il obtient l’année suivante l’Oscar du meilleur second rôle
dans Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, où il interprète
aux côtés de Robert De Niro le personnage de Nick, que la
guerre du Vietnam transforme en « champion » de la roulette
russe. Acteur très utilisé pour son « inquiétante étrangeté » (une
étrangeté qui ne pouvait que séduire un auteur tel que Tim
Burton), d’abord voué aux rôles de névrosés, il devient dans les
années quatre-vingt dix l’acteur-fétiche d’Abel Ferrara (King
of New York en 1990, puis trois autres films), chez qui il livre
ses interprétations les plus magistrales. Invention gestuelle,
intensité du regard, élégance féline des mouvements, magnétisme :
telles sont les caractéristiques principales d’un subtil « technicien » du jeu. S’il n’a pas la popularité de certains acteurs de sa
génération, comme Robert De Niro ou Al Pacino, Christopher
Walken demeure, malgré tout, un acteur de premier plan.
On l’avait déjà vu chez Tim Burton dans Batman Returns (1992),
dans le rôle de Max Shreck, un impitoyable magnat de la finance.
Le rôle du cavalier Hessois, un mercenaire allemand sanguinaire
à la solde des Anglais, enrôlé pour combattre les Américains
pendant la Guerre d’indépendance, pouvait a priori sembler
ingrat pour un acteur aussi reconnu, puisque le personnage
est muet d’une part, et que d’autre part il n’apparaît « intégralement » que dans deux scènes2. Deux apparitions néanmoins
suffisamment « sur-expressives » pour rendre cette figure
inoubliable, grâce à son interprète, bien sûr, mais aussi au
remarquable travail de maquillage, particulièrement effrayant,
effectué par Kevin Yagher – lentilles bleues pour les yeux, dents
1 Washington Irving, La Légende du Val Dormant in Trois récits fantastiques américains, Librairie José Corti, collection « Romantique » n° 60, 1996, p. 178.
Johnny Depp avait d’abord envisagé, à l’aide d’un maquillage élaboré, de restituer l’apparence du personnage de Washington Irving, mais Tim Burton l’en a dissuadé.
2 On pourrait y ajouter une troisième apparition, très brève, lorsque Lady Van Tassel, à la fin, évoque sa rencontre avec le cavalier, alors qu’enfant, elle était allée chercher du bois avec sa sœur dans la forêt, événement déjà raconté par Baltus
Van Tassel dans le flash-back (nous découvrons alors l’identité de ces mystérieuses fillettes). Mais Tim Burton reprend les mêmes plans, ne tenant pas compte du changement de point de vue impliqué par ce nouveau narrateur.
7
CHRISTINA RICCI/KATRINA VAN TASSEL
taillées en pointe. Le cavalier hurle, il ne parle pas. Le travail de
Walken est donc exclusivement gestuel et mimique : tout, dans
son apparence, exprime la cruauté et la soif du sang. Une soif
qu’il saura étancher dans l’un des moments les plus forts du film
– et le plus inattendu. En contrepoint de sa brutalité, le cavalier
est tout de même capable d’une certaine délicatesse (lorsque
traqué, il supplie, un doigt posé sur la bouche, deux petites filles
de ne pas faire de bruit), voire de tendresse (envers son noir
destrier, dont il est indissociable).
Mi-ogre, mi-loup, le cavalier Hessois vient admirablement compléter le délirant bestiaire de Tim Burton.
Anecdote amusante : dans Dead Zone (David Cronenberg, 1983),
Walken, qui tenait le rôle d’un enseignant, donnait The Legend of
Sleepy Hollow en lecture à sa classe, ignorant qu’il allait, seize ans
plus tard, interpréter le rôle du « démon sans tête » qu’il
évoquait alors devant ses élèves.
Christina Ricci, que Tim Burton aime décrire comme « la fille
de Peter Lorre et de Bette Davis », est née en 1980. Dans la
grande tradition américaine des enfants-stars (de Dean
Stockwell, le garçon aux cheveux verts, à Drew Barrymore, la
petite sœur de l’ami d’E.T.), cette jeune actrice est apparue très
tôt au cinéma, notamment dans le rôle de Wednesday, la
cadette de La Famille Addams (Barry Sonnenfeld, 1992, puis
1993 – Les Valeurs de la Famille Addams). Parmi les principaux
rôles de son encore courte, mais riche filmographie, il faut
retenir l’émouvante danseuse du film de Vincent Gallo,
Buffalo’66 (1997), qui la voit quitter définitivement l’enfance et
les rôles de petite fille, pour l’adolescence.
C’est chez Tim Burton qu’elle opère une nouvelle transformation, pour devenir une jeune femme dans Sleepy Hollow. Malgré
une personnalité assez énigmatique, Katrina est plus proche de
Kim, la « petite fiancée » d’Edward aux mains d’argent, que des
grandes héroïnes couturées et rapiécées de Tim Burton
– Catwoman, ou Sally dans The Nightmare before Christmas.
Ici, lors de la première rencontre d’Ichabod et de Katrina, c’est
« les yeux fermés » qu’elle se dirige vers Johnny Depp, dont
elle avait déjà croisé la route (une route psychédélique) dans
Las Vegas Parano de Terry Gilliam (1998).
MIRANDA RICHARDSON/LADY VAN TASSEL/
LA SORCIÈRE
Actrice anglaise née en 1958, Miranda Richardson a été révélée
par Mike Newell avec Dance with a Stranger (1985), où elle interprétait déjà une meurtrière. Dans Sleepy Hollow, c’est un double
rôle qui lui échoit : celui de Lady Van Tassel, la belle-mère de
Katrina, et de sa sœur, la sorcière qui vit en solitaire dans les bois
du Ponant. Personnage de l’ombre, Lady Van Tassel aurait aussi
pu devenir un grand personnage tragique, or ce n’est qu’un être
mû par la vengeance et la cupidité, dont les motivations ne
seront jamais questionnées. Prenant d’une certaine façon le
relais de Tim Burton, c’est elle qui « tire les ficelles », convoquant le cavalier pour exécuter ses basses œuvres, ou manipulant
les notables de Sleepy Hollow pour les tenir à sa merci. Lors de
la première apparition de la sorcière, le visage de l’actrice reste
dissimulé sous un voile. Ce n’est que dans sa dernière apparition
qu’elle se montre « derrière » son personnage : il est aussitôt
décapité par son double, sa sœur maléfique.
8
■ DÉCOUPAGE ET ANALYSE DU RÉCIT
Enquêtes symétriques
« J’aime regarder les histoires selon plusieurs points de vue. Ici, celui de Crane, de l’enfant, de la jeune femme et du Cavalier
sans tête se croisent. C’est important, car la trame de départ est très mince. Tout l’intérêt est de voir le récit prendre de l’ampleur,
rétrécir, changer de ton, selon que tel ou tel personnage le prend en charge. » TIM BURTON 1
dans le même lieu présente l’avantage d’une seule scène d’exposition, au lieu de plusieurs. De plus, l’idée de conspiration est
déjà présente : lorsque Ichabod entre dans le bureau de Baltus
Van Tassel, c’est bien à un groupe de conspirateurs qu’il semble
déjà confronté. Le flash-back de l’histoire du cavalier Hessois
semble intervenir très tôt, mais ce que le film perd en mystère,
il le gagne en effroi : nous pouvons déjà mettre un visage sur le
corps de l’assassin, qui apparaît pour la première fois.
> PROLOGUE (5’)
Après les premiers cartons du générique : un testament,
celui de Peter Van Garrett, est glissé dans une enveloppe
cachetée. Puis une diligence est lancée à toute allure sur les
routes de campagne, de nuit. Son occupant, alerté par des
bruits suspects, se rend compte que le cocher a été décapité et
saute du véhicule en marche. Il s’enfuit dans un champ de
maïs, mais sa tête est à son tour fauchée par son poursuivant.
À New York, l’inspecteur Ichabod Crane vient de découvrir un
corps dans l’Hudson, dont il ne sera pas autorisé à faire
l’autopsie. Au tribunal, un juge lui confie une mission : aller
à Sleepy Hollow, un village de colons hollandais, où trois
personnes viennent d’être assassinées, afin d’y démasquer le
meurtrier.
ANALYSE Cette séquence pré-générique est divisée en deux parties. Nous assistons d’abord, sans encore le savoir, aux premiers
meurtres perpétrés à Sleepy Hollow (ceux de Van Garrett et de
son fils – le cocher), sans pouvoir en identifier l’auteur, confiné
dans le hors-champ. La deuxième partie introduit le personnage
d’Ichabod Crane dans ses fonctions. Deux scènes nocturnes, qui
placent littéralement le film sous le signe de la mort : à un double
meurtre succède la découverte d’un cadavre. Une passerelle est
d’ores et déjà jetée entre Sleepy Hollow et Ichabod Crane.
> L’ARRIVÉE À SLEEPY HOLLOW (10’)
Suite (et fin) du générique sur le trajet d’Ichabod, puis son
arrivée à Sleepy Hollow. Il se rend chez les Van Tassel, et
tombe au beau milieu d’une fête. Là, il rencontre Katrina, la
1 « Visages de la peur », Cahiers du cinéma n° 543, p. 30.
fille de son hôte, puis les notables du village. Baltus Van Tassel
lui raconte l’histoire du cavalier Hessois, dont le fantôme
serait le meurtrier : « un mercenaire de Hesse envoyé par une
princesse allemande pour garder les Américains sous le joug
des Anglais (...) il vint par amour du carnage. » Fermement
convaincu de la culpabilité d’un être « de chair et de sang »,
Ichabod refuse cette idée. Pendant la nuit, un autre homme,
Jonathan Masbath, est assassiné – la quatrième victime.
ANALYSE Ichabod rencontre presque tous les habitants de Sleepy
Hollow à l’occasion de la fête donnée chez les Van Tassel, à commencer par Katrina. Réunir tous les personnages principaux
> L’ENQUÊTE « RATIONNELLE » (20’)
Ichabod commence son enquête sur des bases scientifiques : étude du site de la mort de Jonathan Masbath,
exhumation des corps des victimes, autopsie du corps de la
troisième, la veuve Winship... Car Ichabod apprend du juge
Phillipse, lors de l’enterrement de Masbath, que « cinq corps
sont enterrés dans quatre tombes ». L’autopsie lui apprend
que la veuve Winship était enceinte.
La nuit, Ichabod est victime d’un canular : il est pris en chasse
par un faux cavalier sans tête (en fait Brom Van Brunt, le
prétendant de Katrina) qui lui lance une citrouille enflammée à la tête. Ichabod s’évanouit, et se remémore des scènes
de son enfance, avec sa mère, une magicienne. Réveillé en
sursaut dans son lit, il se rend au salon où il trouve Katrina
en train de lire. Elle lui offre un petit livre de magie.
Ensemble, ils se rendent dans les ruines de la ferme où
vivaient autrefois les Van Tassel.
Plus tard, Ichabod voit de ses propres yeux le cavalier fantôme
décapiter le juge Phillipse. Alité, hystérique, il s’évanouit de nouveau et revoit encore des scènes de son enfance. Mais il se ressaisit.
9
s’y rend, puis y retourne – la ferme en ruine, l’arbre des morts),
les péripéties (deux poursuites à cheval – voir la dernière partie),
ou entre les personnages (Katrina veille au chevet d’Ichabod,
puis ce sera au tour d’Ichabod d’être au chevet de Katrina – selon
quel personnage « prend l’autre en charge »). Une structure
semblable à celle des contes de fées, fondée sur les répétitions.
> L’ENQUÊTE « FANTASTIQUE » (20’)
L’enquête se poursuit dans les bois hantés du Ponant où
Ichabod et le fils de Jonathan Masbath (qui, désormais orphelin, lui a proposé son aide) rencontrent une sorcière. Elle leur
révèle l’existence de l’arbre des morts, où « gît le cavalier ».
Après avoir été rejoints par Katrina, ils trouvent l’arbre,
auprès duquel sont enterrés les restes du Hessois (moins son
crâne, qui lui a été ravi), ainsi que les têtes des malheureux
qui ont croisé le fil de son épée. Le trio assiste à une « sortie »
du cavalier, qui jaillit du tronc de l’arbre. Ichabod se lance à
sa poursuite. Le cavalier assassine la famille Killian, mais il
est intercepté par Brom, qui faisait sa ronde. Ichabod se joint
au combat, mais Brom est tué. Ichabod, blessé et inconscient,
se remémore pour la troisième fois son enfance : la mort de
sa mère. Il avoue à Katrina qu’elle a été tuée par son père, un
fanatique religieux.
ANALYSE Ces deux parties de l’enquête sont symétriques. La
symétrie est clairement dite par deux scènes d’autopsie. Dans la
partie « rationnelle », fondée sur des méthodes scientifiques :
l’autopsie de la veuve Winship. Dans la partie « fantastique », la
nature fantomatique de l’assassin une fois avérée : l’autopsie peu
orthodoxe, à la hache, de l’arbre des morts. Dans les deux scènes,
Ichabod est abondamment éclaboussé de sang.
Plus généralement, la narration de Sleepy Hollow se structure
autour de fréquents effets de symétrie : entre les lieux (Ichabod
> LE COMPLOT (20’)
Ichabod a compris que quelqu’un se sert du cavalier, qui
ne tue pas au hasard. Ses déductions le mènent à Baltus Van
Tassel, et il découvre des indices chez le notaire Hardenbrook :
le testament de P. Van Garrett, et un acte de mariage de
celui-ci avec la veuve Winship. De retour chez les Van Tassel,
Ichabod et Masbath trouvent Katrina dans la chambre
d’Ichabod, puis des signes magiques sous le lit. La même
nuit, Ichabod surprend Lady Van Tassel en train de commettre un adultère. À son retour, les preuves ont été volées.
À la ferme en ruine, il retrouve Katrina en train de brûler les
documents qui semblent accuser son père. C’est la rupture.
Alors que Lady Van Tassel déclare à Ichabod qu’elle sait avoir
été espionnée par lui la veille, Baltus leur apprend que
Hardenbrook s’est pendu.
La population se réunit à l’église, mais le cavalier surgit et en
fait le siège. Il parvient à tuer Baltus, sous les yeux de Katrina
qui s’évanouit.
ANALYSE Alors même qu’il s’éloigne de Katrina, Ichabod se
« rapproche » du spectateur à travers ses découvertes. Il gagne
en crédibilité – en tant que policier –, mais l’on se doute qu’il fait
erreur sur certains points, par exemple sur la culpabilité de
Katrina. Ce faisant, il devient lui-même suspect aux yeux de la
jeune femme, qui a le sentiment d’avoir été trahie. D’incessants
allers-retours entre la maison des Van Tassel et d’autres lieux
font avancer l’enquête. Petit à petit, les contours du complot se
précisent, et, pendant ce temps, les apparitions de Lady Van
Tassel se multiplient.
> LA RÉSOLUTION (20’)
Après avoir fait ses adieux à une Katrina encore inconsciente ainsi qu’à Masbath, Ichabod repart pour New York.
Mais à peine est-il sorti du village qu’il découvre, dans le
petit livre bleu offert par Katrina, que les signes magiques
tracés par elle sous le lit étaient destinés à le protéger. Il fait
demi-tour, mais Katrina a été enlevée par Lady Van Tassel qui
l’emporte au moulin et appelle le cavalier. La belle-mère de
Katrina, dont la famille fut autrefois dépossédée de ses biens
par les Van Garrett au profit des Van Tassel, espère ainsi se
venger et toucher l’héritage destiné, après la mort du dernier des Van Garrett, au dernier des Van Tassel. Masbath et
Ichabod arrivent à temps au moulin pour sauver Katrina, et
ils échappent au cavalier, qui les poursuit jusqu’à l’arbre des
morts. Ichabod subtilise à Lady Van Tassel le crâne du cavalier
et le restitue à son propriétaire, dont la tête se recompose.
Le Hessois s’empare de sa complice, la fait monter sur son cheval,
lui donne un baiser sanglant et, ensemble, ils disparaissent
dans l’arbre des morts qui se referme sur eux. Ichabod
s’évanouit. Il est réveillé par un baiser de Katrina à son arrivée
à New York où il sont repartis avec le jeune Masbath.
ANALYSE Lady Van Tassel prend le récit en charge : elle raconte
son histoire et éclaire des zones d’ombre, s’appropriant à son
tour la forme du flash-back. Grâce au montage parallèle, le récit
se « contracte », s’accélère et bascule du côté des personnages
maudits (Lady Van Tassel, le cavalier), Ichabod s’étant délesté de
sa propre malédiction. Dernier effet de symétrie : le film se clôt
à New York, après un trajet de retour où sont repris certains
plans de l’aller, version raccourcie.
10
■ QUESTIONS DE MÉTHODE
Recoller les morceaux
Tim Burton s’est approprié le scénario de ce film de commande en appliquant pour sa réalisation des méthodes davantage
proches de l’animation et du trucage que du « tout numérique ».
> Effets graphiques
C’est à la sortie de la longue et pénible préparation d’un
film qui, finalement, ne verra jamais le jour, Superman Lives,
que Tim Burton lit le scénario de Sleepy Hollow et que, séduit
par l’opportunité de faire enfin un vrai film d’épouvante,
il accepte de le réaliser. Pour Tim Burton, Sleepy Hollow est
donc un film de commande, qui lui est proposé en 1998 par
le producteur Scott Rubin. Mais le cinéaste, conformément
à ses habitudes puisqu’il n’écrit jamais lui-même ses scénarios,
va s’approprier ce matériau sans difficulté, tant il correspond
déjà à son univers. Tim Burton, dessinateur dans l’âme et
animateur de formation, préfère concevoir ses films par le
dessin plutôt que par les mots. Pour réaliser ses décors et ses
personnages, il fait dans un premier temps une série de
croquis et d’esquisses – à ne pas confondre avec le storyboard, que Burton utilise de moins en moins, craignant
« qu’une confusion s’installe entre les personnages qu[‘il]
dessine, et les acteurs de chair et d’os qu[‘il] dirige.1 »
Burton confie à Kevin Yagher, l’homme qui se trouve à l’origine
du projet Sleepy Hollow, coauteur d’une première version de l’adaptation écrite dès 1992 et également coproducteur du film (il avait aussi
envisagé d’en assurer la réalisation), les effets spéciaux de maquillage.
Kevin Yagher va notamment concevoir les têtes coupées, mais alors
que trois ou quatre décapitations à peine étaient initialement prévues
dans sa propre histoire, le film en comporte une bonne dizaine à l’arrivée. Ces effets sanglants constituent une nouveauté pour Tim
Burton, jusqu’alors plus enclin à des maquillages fantaisistes, parfois
horrifiques, mais peu versés dans l’hémoglobine. Le maquillage, et les
effets spéciaux en général, arts éminemment graphiques,
prolongent naturellement le travail inauguré sur papier par Burton.
> Synthèse et numérique
Tim Burton est un cinéaste « à effets spéciaux ». Il en utilise
beaucoup, qu’ils soient mécaniques, optiques, numériques ou
simples maquillages, et en a même dévoilé avec humour certains
des procédés de fabrication (artisanaux en l’occurrence) dans
Ed Wood. Pour Sleepy Hollow, le cinéaste et son équipe préfèrent
au numérique, très employé dans Mars Attacks!, des méthodes
plus ordinaires et moins onéreuses, par exemple l’utilisation
d’écrans de fumée destinés à faire office de faux nuages pour
masquer les plafonds des studios où le film fut tourné dans sa
1 Tim Burton, Cahiers du cinéma n° 543, p. 28. Ichabod Crane est lui-même un illustrateur de talent, comme en témoignent les planches que l’on aperçoit dans le film.
2 Tim Burton, op. cit., p. 29.
grande majorité (voir rubrique Le langage du film).
Il refuse aussi les écrans bleus, une technique qui consiste
à filmer les personnages devant un écran pour ensuite, en
laboratoire, remplacer celui-ci par une image filmée
séparément – un décor ou un effet spécial. Même si Sleepy
Hollow n’est pas tout à fait exempt d’effets spéciaux, bien
au contraire, Burton privilégie des techniques dites classiques, qui interviennent au moment même du tournage,
limitant ainsi le lourd travail de post-production qu’implique généralement l’utilisation de l’image de synthèse :
« Presque rien, dans le film, n’a été conçu par ordinateur,
sauf la transformation de Christopher Walken de squelette en cavalier.2 ». Le film comporte tout de même
près de 300 plans retouchés numériquement, à défaut
d’avoir été entièrement conçus par ordinateur, des plans
qui concernent en majorité les apparitions du cavalier
sans tête : au tournage, les acteurs interprétant le cavalier
étaient vêtus d’une cagoule bleue, afin que leur tête puisse
être « effacée » numériquement avec plus de facilité.
Les décapitations elles-mêmes résultent d’une combinaison astucieuse entre le maquillage – les têtes créées par Kevin
Yagher – et le numérique : une fois la tête du personnage tranchée, celle-ci est remplacée par l’une des « vraies » fausses têtes
(dans certains cas avec l’aide du morphing), qui va pouvoir rouler
sur le sol, tomber dans un panier, etc.
Le travail du cinéaste consiste alors à homogénéiser ou, pour
utiliser un terme plus technique, « étalonner », des images a
priori dissemblables, hétérogènes, d’origines et de factures
diverses. Il « recolle les morceaux », ce qui n’est autre que le but
du cavalier sans tête : recoller le morceau qui lui manque pour
retrouver son intégrité.
11
■ MISES EN SCÈNE
Un lieu « habité »
par les motifs
page 12
Tim Burton unit ses personnages
pour ensuite mieux les désunir, par
la simple succession de motifs
visuels qui tissent des liens entre
passé, présent et futur.
Hantises
Film ponctué par les évanouissements à répétition de ses personnages, Sleepy Hollow balance constamment d'un monde à un autre et tend des passerelles entre ces mondes hantés par les images.
nouissement, au sommeil de la conscience/de la
raison (ce sommeil qui engendre les monstres), tel
que le décrivait Washington Irving dans le texte
d’où le film tient son argument : « Cette contrée
semble être sous l’empire de quelque influence
soporifique propice au rêve, imprégnant l’atmosphère même.1 » Ichabod, très réceptif à la frayeur,
est la première victime de cette contamination, de
l’influence délétère qu’exerce Sleepy Hollow, tant
sur les esprits que sur les corps.
La lanterne magique
page 13
À partir d’un procédé de projection
archaïque, Burton installe un
dispositif à travers lequel le regard
de l’enfant va percevoir et filtrer
la violence et la mort, avant d’en
devenir lui-même victime.
Les « cauchemars »
d’Ichabod, à la
frontière du rêve
et du souvenir
page 14
Entre flash-back et scènes oniriques,
les cauchemars d’Ichabod posent
la question du régime de l’image :
rêve, souvenir, entre-deux de la
conscience ?
Indicateurs
page 15
Tim Burton construit le personnage
d’Ichabod à l’aide de quelques
gestes, qui vont déterminer le
personnage et ses « orientations »,
et aboutir à un « geste de caméra ».
> Contaminations
Sleepy Hollow est peut-être un film moins linéaire
qu’il n’y paraît. S’il obéit au schéma des grands
récits d’investigation – une énigme à résoudre par
une série de déductions et de révélations –, c’est
aussi un film où ce qui se joue d’essentiel advient
dans les absences de la conscience de son « héros »,
Ichabod Crane. Chaque évanouissement d’Ichabod
interrompt le fil de l’enquête, y ouvre une parenthèse, crée un intervalle où passent des images qui
vont contaminer le récit ou, au contraire, être
contaminées par lui. La mise en scène de Tim
Burton s’articule autour de ces contaminations,
rimes visuelles ou narratives qui vont devenir le
symptôme de l’appartenance d’Ichabod à Sleepy
Hollow, un endroit qu’il semblait prédestiné à visiter.
« Sleepy » est à entendre dans le sens littéral :
le « Val Dormant » est un lieu favorable à l’éva-
> Motifs, figure de la mère et
prémices du cinéma
Tim Burton construit sa mise en scène autour
de quelques motifs visuels, récurrents ou ponctuels,
qui vont « lier » ou « délier » les événements, faire
raccorder les scènes entre elles en traversant le
film comme des leitmotive. Ils vont, à la fois, lui
donner une unité visuelle et une unité structurelle.
Ichabod Crane est surtout hanté par des images, et
c’est à travers ces images que le personnage se
construit. Ainsi, il reconnaîtra en Katrina, montrée
comme une « bonne sorcière » dès sa première
apparition, l’image de sa mère disparue (sans que
cela soit jamais formulé, sinon par allusions), mais
il verra aussi en Lady Van Tassel l’image de la
« mauvaise mère » qu’elle aurait pu être, et
qu’elle était aux yeux de son père : adepte de magie
noire. Nous verrons que Burton construit son film
autour de l’image omniprésente de la mère, disséminée à travers le film entier.
1 Washington Irving, La Légende du Val Dormant, op. cit., p. 175.
2 Imaginé en 1824 par un médecin anglais, le Dr Paris, le taumatrope est donc ici un anachronisme. Cependant, c’est bien en 1799 que fut breveté un appareil dénommé phantascope,
« capable d’assurer la projection d’une vue sur un écran transparent en modifiant le grandissement sans altérer la mise au point » (Jean Mitry, Histoire du cinéma 1, Ed. Universitairesd, Paris, 1967, p. 23).
Ichabod est en conflit avec tous, et avec lui-même
pour commencer : un conflit intérieur qui trouve
son origine dans son enfance, et qui se répercute
dans le présent. Ichabod, en désaccord avec ses
supérieurs à New York, s’oppose au surnaturel
qu’il découvre à Sleepy Hollow, ainsi qu’à ses habitants. C’est un homme de raison et de science, que
la mise en scène de Burton va s’efforcer de déstabiliser en le plaçant d’abord en observateur, puis
en acteur dépassé par les événements. Dans Sleepy
Hollow, les enfants sont les premiers à observer.
Que leur dit leur regard ? La même chose que la
caméra de Tim Burton : apprendre à regarder,
c’est d’abord s’émerveiller et admirer – par
exemple les prémices de l’image animée, du cinéma.
Burton met le cinéma en abyme, à une époque où
celui-ci n’existait pas ; il a besoin d’en passer par
une « lanterne magique » dans la scène du meurtre
de la sage-femme et de sa famille, et par une
« amulette optique », celle d’Ichabod, qui n’est
autre qu’un taumatrope2 (Ichabod se sert du taumatrope pour réfléchir, et c’est en « jouant » avec
qu’il a l’idée d’ouvrir le livre de magie, pour
constater qu’il s’était trompé sur le sens des signes
tracés par Katrina). Sleepy Hollow est un film moins
hanté par un fantôme que par la mémoire des
images, et celle de leur origine.
12
■ MISES EN SCÈNE
Un lieu « habité » par les motifs
Tim Burton unit ses personnages pour ensuite mieux les désunir, par la simple succession de motifs visuels
qui tissent des liens entre passé, présent et futur.
Alors que la partie « rationnelle » de l’enquête d’Ichabod Crane
est sur le point de s’achever pour laisser le fantastique faire
irruption avec fracas, le détective et Katrina Van Tassel se
retrouvent dans les vestiges d’une ferme, autrefois occupée par
les Van Tassel.
La scène, d’apparence anodine, construite en champs-contrechamps statiques, s’élabore autour de l’apparition de motifs
visuels qui vont renforcer les liens qui se nouent entre Ichabod
et Katrina, mais aussi, pour l’un d’eux, faire office d’indice,
encore indéchiffrable.
À la faveur d’une rencontre nocturne dans la demeure des Van
Tassel (scène précédente), Katrina raconte à Ichabod l’histoire
de sa famille et lui propose de lui montrer la maison de son
enfance, après lui avoir offert un petit livre de magie ayant
appartenu à sa mère (A Compendium of Spells Charms and Devices
of the Spirit World 1). Sans transition, le couple arrive à la ferme :
une ruine, où seuls tiennent encore debout le cadre d’une porte,
celui d’une fenêtre ainsi qu’une cheminée. Alors, les motifs vont
1 Ce que le sous-titre du film traduit et résume par : « Charmes et sortilèges ».
se succéder : les cicatrices dans les paumes d’Ichabod ; les fleurs
bleues, dont l’une apparaît littéralement dans la main de Katrina
sans qu’elle ait besoin de la cueillir, comme si Ichabod la lui avait
transmise par simple contact ; le dessin dans la cendre ; le blason
des Archer ; le cardinal perché sur une branche – semblable
jusqu’à la couleur à celui que le jeune policier libère de sa cage
avant de quitter New York, et que l’on reverra, mort, chez la
sorcière ; l’amulette d’Ichabod, héritée de sa mère, que Katrina
perçoit comme un objet magique, ce qu’Ichabod s’empresse de
contredire : « Non, c’est de l’optique, deux images distinctes qui se
fondent en une. »
De ce lieu abandonné niché au cœur du film, foyer dans tous les
sens du terme (maison, âtre, foyer optique), qui est aussi foyer de
la vengeance (son origine, d’où ont été chassés les Archer, la
famille de Lady Van Tassel), quelque chose va renaître : invoquant le souvenir de la mère d’Ichabod, Katrina plonge celui-ci
dans un grand trouble. Tout, ici, ramène Ichabod à ce souvenir
(à commencer par Katrina), c’est-à-dire à son enfance, en même
temps qu’à celle de la jeune femme. Le vrai dialogue est essentiellement visuel : chacun propose une image à l’autre, une
image qui résonne et va se répercuter hors de cette chambre
d’écho. Indice de la conspiration ou indice amoureux, signe
magique ou phénomène optique, le motif réunit Ichabod et
Katrina. Lorsque les tourtereaux se retrouvent plus tard au
même endroit pour une scène de séparation (en reprenant exactement les mêmes places – Katrina, vêtue de la même robe, près
de la cheminée, Ichabod dos à la fenêtre), il n’y a plus que
les ruines. La scène s’ouvre par une image de destruction : les
preuves (indices) dérobées par Katrina achèvent de se consumer
dans la cheminée. Ce qui a été noué se dénoue, le lieu, vidé de
ses ornements – les motifs qui en faisaient le charme, désormais
rompu – devient un espace désolé. En cabrant son cheval,
Katrina adopte même une posture typique du cavalier fantôme.
Ichabod se retrouve seul en face de ses démons. Bientôt, la vie
l’aura (momentanément) quitté.
13
■ MISES EN SCÈNE
Lanterne magique
En reproduisant un processus de projection archaïque, Burton installe un dispositif à travers lequel le regard de l’enfant
va percevoir et filtrer la violence et la mort, avant d’en devenir lui-même victime.
Faisant suite au petit « tour de magie » d’Ichabod, la lanterne
magique de la famille Killian propose un autre événement
optique, qui relève plus du phénomène cinématographique de la
projection.
Le meurtre des Killian, dans son dispositif, contraste avec les
autres scènes de décapitation du film : il a lieu à l’intérieur d’une
maison, au lieu des champs et des sentiers habituels ; il concerne
trois personnes, alors que, jusqu’à présent, le cavalier n’en tuait
qu’une à la fois ; il est, enfin, éclairé par une chaude lumière
orangée (aux teintes presque sépia), à la bougie, et non plus par
la clarté laiteuse de la lune. C’est du point de vue de l’enfant que
les meurtres sont filmés, à partir du dispositif qu’il a lui-même
mis en place en allumant les bougies. Ainsi, lorsque le cavalier
entre dans la pièce, la tête du père à la main, la caméra est
placée à hauteur d’enfant. En adoptant ce point de vue, qu’il
reprendra en plusieurs occasions dans son film, Burton questionne la mise en scène de la violence, ainsi que le problème du
regard de l’enfant sur cette violence, perçue à travers le prisme
lumineux de la lanterne. Très vite, après l’irruption du cavalier,
la sage-femme fait passer son fils « à la trappe ». C’est là, caché
sous le plancher, qu’il entend la mort de ses parents, puis qu’entre
deux planches, il croise le regard sans vie de sa mère, dans un
plan qui trouvera un écho plus tard, lorsque Ichabod se souviendra
de la mort de la sienne : il avait croisé son regard de la même
manière à travers l’ouverture du sarcophage qui s’était refermé
sur elle – la scène du meurtre des Killian s’ouvre d’ailleurs sur le
thème musical de l’enfance d’Ichabod.
Le regard du petit Killian sur la disparition de sa mère se
confronte donc à celui d’Ichabod enfant sur le même événement
mais aussi, d’une certaine façon, à la mort de Baltus Van Tassel
sous les yeux de Katrina, dans l’église. Sleepy Hollow est un film
où les enfants ne cessent d’être les témoins de la mort de leurs
parents, d’assister à leur devenir orphelin. À une différence près,
en ce qui concerne le petit Killian : l’enfant, cruellement, ne sur-
vivra que quelques secondes à ses parents – mais sa mort n’est
pas filmée, Burton ressort de la maison avant que l’acte ne soit
commis, et nous n’en entendrons que les cris.
Pour Burton, magie et cinéma semblent liés : tant dans « l’optique »
d’Ichabod que dans ces projections de créatures fantastiques sur
les murs (dragons, sorcières, monstres marins, etc.), l’image
affirme la part de magie qui est en elle, au moins virtuellement
(Katrina confondant magie et optique), ou donne naissance à
des motifs fantasmagoriques et invoque les esprits. L’image fait
revenir les fantômes, l’image est elle-même fantomatique.
À l’aide de sa lanterne magique, Burton dématérialise la violence
d’un événement terrible, la mort d’un enfant, dont il redouble le
caractère fantastique : lorsque le cavalier et les créatures
projetées se superposent, le tueur lui-même devient une chimère,
attirée par d’autres chimères. C’est au cauchemar d’un enfant
que nous assistons, mais un cauchemar dont Ichabod Crane sera
le seul à se réveiller.
14
■ MISES EN SCÈNE
Les « cauchemars » d’Ichabod
Entre flash-back et scènes oniriques, les cauchemars d’Ichabod posent la question du régime de l’image :
rêve, souvenir, entre-deux de la conscience ?
Il faut trois séquences à Ichabod pour « retrouver la mémoire »
d’un événement refoulé, que son aventure à Sleepy Hollow
ramène à la surface. Elles sont muettes, on y entend seulement
la voix de Lady Crane qui, lointaine, comme venue du passé,
appelle son fils. D’un point de vue plastique, elles contrastent
violemment avec la tonalité d’ensemble du film : couleurs vives
et lumineuses du verger et de la clairière, décor blanc, immaculé,
de la chapelle. Ichabod, alors âgé de sept ans, y réalise la même
chose qu’Ichabod adulte : il ouvre des portes vers l’inconnu,
traverse des corridors qui vont le conduire à cette vérité qu’il
poursuit, menant tout à la fois une quête et une enquête.
Formant une petite histoire autonome à l’intérieur du film, ces
séquences interviennent après les syncopes d’Ichabod, provoquées
par des chocs émotionnels. Elles apparaissent invariablement en
fondus enchaînés, et semblent remonter doucement des profondeurs de l’image sur laquelle elles s’inscrivent, toujours un plan
1 Du nom de son inventeur supposé, Geza von Bolvary, cinéaste hongrois (1897-1961).
d’Ichabod évanoui – c’est donc des profondeurs de sa conscience
qu’elles proviennent. Dans une ambiance onirique, les figures y
évoluent en apesanteur ou dans de discrets ralentis, la caméra
épouse les mouvements des corps, comme lors du « tourniquet »
d’Ichabod et de sa mère. Puis elles sont progressivement traitées
comme des cauchemars : montée de l’angoisse, visions terrifiantes surgissant par flashs, réveils en sursaut. Des premiers
plans de la première de ces scènes – images d’un paradis perdu –,
dans lesquels la mère d’Ichabod apparaît exactement comme
Katrina un peu plus tôt (les yeux bandés par un foulard blanc,
déposant un baiser sur la joue d’Ichabod), aux derniers plans de
la troisième (la salle des tortures du père, le cadavre de la mère),
c’est toute l’aventure d’Ichabod qui est résumée, de son amour
pour Katrina à son combat contre le cavalier sans tête. Ainsi,
dans le troisième « cauchemar », Ichabod, accroupi derrière un
banc, voit son père approcher, forme noire et menaçante qui se
détache sur les murs blancs de la chapelle. À la faveur d’un
raccord « von Bolvary 1 » (un personnage s’avance vers la caméra
jusqu’à en obstruer le champ, puis est repris de dos, s’en éloignant
cette fois), sa tête disparaît : c’est la métamorphose symbolique
du père en cavalier sans tête, appuyée par le bruit des éperons du
cavalier et le grondement de l’orage qui accompagne chacune de
ses apparitions dans la bande-son. C’est la réalisation du raccord
qui manquait à Ichabod pour accepter une vérité plus cruelle
encore que celle de l’existence du tueur fantôme : son père était,
lui aussi, un assassin.
En créant un hiatus par le montage, Burton réalise la seule décapitation réellement fantastique, car imaginaire, de son film.
Le raccord est l’œuvre d’Ichabod lui-même, puisque nous
sommes passés dans un régime d’image mentale. Des flashs-back,
oui, mais au croisement du rêve et du souvenir.
15
■ MISES EN SCÈNE
Indicateurs
Tim Burton construit le personnage d’Ichabod à l’aide de quelques gestes qui vont déterminer le personnage
et ses « orientations » et aboutir à un « geste de caméra ».
Les gestes ont, dans Sleepy Hollow, une importance particulière.
Ils vont montrer à Ichabod des directions, à suivre ou ne pas
suivre, qui disent bien le tiraillement du personnage, partagé
entre le rationnel et la magie (« Ma raison se heurte au monde des
esprits. »), qui deviendra déchirement lorsque le personnage
devra choisir entre les obligations de son enquête et son amour
pour Katrina.
En plusieurs occasions, Burton met en avant deux types de
gestes de la main : des gestes féminins/maternels et des gestes
masculins/paternels.
Les gestes féminins sont ceux de la mère d’Ichabod, qui lui fait
signe de la suivre dans la première des trois scènes « rêvées » par
Ichabod. Invitation ambiguë à la tendresse, au mystère et à la
connaissance. Burton reprend ce geste à la fin de son film et en
donne une version négative. C’est la main de Lady Van Tassel
qui dépasse du tronc de l’arbre des morts, après qu’elle y a été
engloutie, et dont un doigt amorce un mouvement similaire à
celui de Lady Crane. À la vue de cet ultime geste, invitation à la
mort et à l’Enfer, Ichabod s’évanouit une dernière fois – alors
que, bizarrement, Katrina et Masbath regardent en l’air.
Les gestes masculins sont celui du juge qui, en pointant son
doigt en direction du jeune inspecteur dans la scène du tribunal,
le « met sur la sellette », puis celui du père d’Ichabod, qui pose
violemment son index sur une page de la Bible pour la montrer
à sa femme « pécheresse », coupable de sorcellerie.
En insistant sur ces gestes, Burton place son personnage sous
une double autorité : celle de son père d’une part, dont le juge,
quoique filmé en contre-plongée, représente une version moins
menaçante, puisqu’il donne à Ichabod la possibilité de faire
ses preuves ; celle de sa mère d’autre part – qui est plus une
emprise –, dont la disparition « pèse » sur sa conscience.
Il y a encore un geste dont Ichabod devra tenir compte : celui de
Katrina, évanouie après la mort de son père. Geste/posture prolongé par une craie rose, qui va entraîner un lent mouvement de
caméra (extension du regard d’Ichabod) jusqu’au signe dessiné
sur le sol de l’église par la jeune femme. Le doigt inerte de
Katrina semble, une fois de plus, « montrer » à Ichabod la direction à suivre, lui « signifier où regarder » – même si c’est
son autre main qui indique concrètement la bonne direction.
Le travelling, en partant de Katrina, passe au-dessus des corps
sans vie du docteur et du révérend, et induit forcément le policier en erreur. La plongée totale, jusqu’alors seulement utilisée
par Burton dans la seconde séquence onirique de l’enfance
d’Ichabod (et dans le plan de l’inhumation du cavalier Hessois),
semble actualiser la malédiction dont celui-ci est victime,
comme dans un geste funeste. Ichabod est mis dans la position
du juge, de l’inquisiteur (nous sommes dans une église, et
Ichabod est à l’emplacement de la chaire) et son regard, en
surplombant la scène, condamne à son tour et se trompe.
Il reproduit l’erreur autrefois commise par son père, qu’il a peutêtre entendu proférer les mots qu’il prononce à son tour :
« Le mal a bien des masques, le plus dangereux est le masque de la
vertu... »
16
■ LE LANGAGE DU FILM
Les perspectives d’un décor « éclairé »
« J’ai voulu planter le décor (...) en gardant toujours à l’esprit que l’Amérique est une terre de fiction particulière. » TIM BURTON
> Une direction artistique
de premier plan
Tim Burton a souvent recours au tournage en studio, où le décor est fabriqué de toutes pièces, passant
pour « naturel », ou donnant au contraire à voir son
caractère artificiel. Ainsi, la ville de Gotham City des
Batman fut entièrement construite selon ce principe,
de même que l’intégralité du plateau de The Nightmare
before Christmas. Sleepy Hollow est un peu particulier,
en ce qu’il est à la fois reconstitution historique
(l’Amérique, encore sauvage, de la fin du XVIIIe siècle)
et création d’un monde fantastique. Mais le cinéaste
n’ayant aucunement l’intention de faire un film réaliste,
l’aspect fantastique va prendre le pas sur la reconstitution. Du manoir des Van Tassel, perpétuellement
surplombé par un ciel noir, au moulin à vent, vestige
des origines hollandaises des habitants de Sleepy
Hollow, le film assume son esthétique factice – Burton
décrivant ses décors comme « la version grandeur
nature de ceux de Nightmare before Christmas1 ». Comme les
citrouilles d’Halloween et les épouvantails dont le film foisonne,
ces éléments semblent moins provenir d’un manuel d’histoire
que d’une BD d’épouvante. L’arbre des morts, avec ses branches
tordues et sa cime en forme de gueule, acquiert une personnalité
dont tous les lieux semblent pourvus, ce à quoi contribue aussi
l’attention portée aux textures et aux matières – bois, pierre,
feuilles mortes… Peu à peu, ce décor incontournable, presque
oppressant, résultat d’une direction artistique minutieuse,
devient la vedette du film, excédant son rôle d’arrière-plan décoratif. À travers la manière d’en restituer l’espace, d’y intégrer les
personnages, c’est l’esthétique du film entier qui en dépend.
1 Michel Ciment et Yannick Dahan, « Entretien avec Tim Burton », Positif n° 468, février 2000, p. 19.
2 Tim Burton, Cahiers du cinéma n° 543, p. 26.
> Plier l’objectif, déplier l’espace,
explorer la perspective
« Chaque plan était conçu en fonction de l’espace du
décor.2 » : on voit bien que c’est le décor qui dicte à Burton sa
manière de filmer, et non l’inverse. Une fois monté, inaltérable
dans les limites mêmes de ses dimensions – forcément
restreintes –, il « plie » l’objectif de la caméra à ses contraintes,
empêche les mouvements de caméra trop amples ainsi que les
plans d’ensemble trop larges. Pour compenser ce manque de
largeur, Burton va jouer sur la profondeur, grâce à l’utilisation
des fausses perspectives. Les couloirs, les chemins bordés
d’arbres, les trouées dans la végétation abondent afin
de donner de la profondeur à l’espace, l’illusion de
l’existence d’un prolongement à des limites trop
réelles. Autant d’ouvertures par lesquelles jaillit brusquement (et au galop) le cavalier sans tête, comme un
diable sortirait de sa boîte. De ce point de vue, le cavalier, en surgissant de l’arbre des morts, devient une
émanation du décor lui-même, quand Burton ne filme
pas le décor en lieu et place de la créature, lorsqu’il n’a
pas d’autre choix. Dans la première séquence, par
exemple, où sa présence n’est que sonore – galop du
cheval, son métallique de l’épée sortie de son fourreau –,
Burton cadre une citrouille d’Halloween grimaçante
éclaboussée de sang qui représente le cavalier, car il est
encore trop tôt pour montrer celui-ci (Van Garrett,
quand il aperçoit l’épouvantail, reste pétrifié et
stupéfait, comme s’il se trouvait devant le monstre
lui-même).
Pour explorer les perspectives, vraies ou fausses, Tim
Burton multiplie les travelling avant et adopte le point
de vue de son personnage, parfois en caméra subjective, lui
faisant franchir des paliers qui le rapprochent de la vérité.
La caméra subjective est ici au service du récit d’investigation,
alors qu’elle est plus généralement utilisée, dans le cinéma
fantastique, du point de vue du monstre ou du tueur lui-même.
Or, dans Sleepy Hollow, c’est le regard d’Ichabod Crane qui
compte, son « approche » des choses, son cheminement sinueux
(sinuosité qui devient visuelle lorsque la caméra louvoie entre les
arbres dans la scène des bois du Ponant), l’obstacle le plus
fréquent à ce regard étant constitué par les portes qu’Ichabod ne
cesse d’ouvrir pour voir ce qui se cache derrière. On trouve
toutefois une exception, toujours dans la première séquence :
17
un plan en caméra subjective, adoptant le point de vue
de l’assassin, s’approche de Van Garrett, égaré au milieu
du champ de maïs, et se clôt par la décapitation de
l’infortuné fuyard. Un point de vue évidemment impossible, puisque le meurtrier n’a pas de tête, donc pas de
regard. Mais cela, nous l’ignorons encore, Burton travaillant l’économie de ses apparitions, dans la tradition
des films de monstres : dès la seconde, on en verra plus,
mais il sera cadré sous les épaules. Ce n’est qu’à la troisième
apparition du spectre que, en même temps qu’Ichabod,
nous découvrirons qu’au-dessus de ses épaules, il n’y a rien.
> Vers un cinéma « primitif »
Dans le paysage actuel du cinéma américain industriel, dont l’esthétique dominante est marquée par la
vitesse et le mouvement, Tim Burton demeure un
cinéaste à contre-courant. Il n’hésite pas à généraliser,
dans une même scène, y compris dans certaines scènes
d’action, l’emploi du plan fixe associé à un découpage
illustratif, portant une plus grande attention au contenu
de ses plans, à leur plastique, qu’à leur agencement –
Burton n’est pas un virtuose du montage, comme en
témoigne celui de Sleepy Hollow, assez mécanique.
L’image va même souvent jusqu’à constituer une vignette
autonome, d’où la fréquence des plans de coupe (ponctuations destinées à faire la transition entre deux
séquences). Tant dans ses choix esthétiques que dans
celui de ses références, Burton tend vers un certain
primitivisme – n’oublions pas que parmi les « trucs » de
Georges Méliès, les hommes sans tête n’étaient pas les
moins fameux – en harmonie avec l’état encore primitif
de l’Amérique racontée par Washington Irving.
C’est pourquoi Sleepy Hollow est un film sombre, non
pas une reconstitution historique, mais une restitution de
l’atmosphère empreinte de superstitions d’une « terre
de fiction particulière ».
> Entre chien et loup :
des lumières « muettes »
Burton avoue avoir beaucoup pensé au cinéma
muet pendant la conception de Sleepy Hollow, un aveu
qui semble paradoxal, compte tenu de l’abondance des
dialogues, mais dont il faut chercher les répercussions
dans quelques séquences entièrement muettes, ainsi que
dans l’image. Une image contrastée, souvent monochrome et proche du noir et blanc, qui « déteint » sur
des acteurs au jeu quasi expressionniste, dont les visages
sont modelés par la peur (les victimes du cavalier,
Ichabod) ou façonnés par la cruauté (Lady Van Tassel, le
cavalier Hessois3). Les rares scènes colorées sont les
flash-back créant des ruptures chromatiques dans les
dominantes gris-bleu, qui situent le film à la frontière du jour et
de l’obscurité, entre chien et loup. Plutôt qu’un film en couleurs,
Sleepy Hollow a l’apparence d’un film « teinté », un sentiment
accentué par l’utilisation, pour certains plans, de nuits américaines – une technique déjà éprouvée 4 qui consiste à reproduire
la nuit artificiellement, à l’aide de filtres placés devant l’objectif
de la caméra. C’est grâce à cette lumière « anti-naturaliste » que
Sleepy Hollow devient un lieu de l’entre-deux mondes, enveloppé du voile d’une étrange beauté funèbre. Mais fréquemment, le
voile se déchire : chaque apparition du cavalier sans tête est
accompagnée d’éclairs, déjà présents dans le flash-back du cavalier Hessois qui commençait sur un champ de bataille éclairé par
une lumière infernale, laissant par intermittence les figures dans
l’ombre. Ces discontinuités dans le plan, produites par les clignotements et le stroboscope, font vaciller la perception, de la
même manière que le brouillard rend les formes incertaines et
donne une texture « gazeuse » à l’image. Film d’époque oblige,
les intérieurs de Sleepy Hollow sont, par ailleurs, éclairés à la
flamme ou à la bougie. Le scintillement produit par ces sources
lumineuses évoque à son tour le cinéma muet, en particulier
dans la séquence où Ichabod, blessé, est en proie à la fièvre – le
scintillement, phénomène caractéristique de la projection, était
particulièrement visible à l’époque du muet, où les films
étaient projetés à 16 images/seconde, avant l’introduction
d’obturateurs destinés à l’atténuer, puis le passage à une vitesse
de 24 images/seconde.
3 Dont le maquillage s’inspire de celui de Lon Chaney dans London after Midnight (1927) de Tod Browning, film muet et, hélas, perdu mais dont des photos ont été conservées.
4 Qui a donné son titre à un film de François Truffaut sur le cinéma : La Nuit américaine (1973).
18
■ UNE LECTURE DU FILM
Deuil sanglant, noces de sang
Aux limites du film gore, Sleepy Hollow utilise le sang comme une matière aux multiples vertus.
Une goutte d’un liquide rouge et épais tombe sur
du papier, filmée en gros plan. Une petite flaque
se forme bientôt, mais ce que nous prenions pour
du sang s’avère, en fait, être de la cire destinée à
fermer une enveloppe. Sleepy Hollow commence
donc par un leurre, un faux-semblant, dévoilant
déjà une partie de son programme, formulé par
Ichabod Crane lui-même : « Ne confondons pas
vérité et apparence. »
Mais sans tarder, le sang va couler pour de bon, se
répandre, gicler, souiller, asperger hommes et
choses : celui de Van Garrett, éclaboussant la
citrouille ; celui du cadavre de la veuve Winship,
dont Ichabod se retrouve maculé ; celui de la
chauve-souris, que la sorcière utilise pour préparer sa potion ; puis celui de l’arbre des morts, qui,
tel un réservoir, semble en contenir des litres ;
celui de Lady Crane, dégorgé à gros bouillons par
la vierge de fer ; celui de la gouvernante, dont la
main est entaillée par Lady Van Tassel afin de
faire passer le corps de la malheureuse pour le
sien ; celui de Lady Van Tassel elle-même, qui
s’auto-mutile lors de ses ébats avec le révérend,
lequel se régalera du liquide écarlate ; celui de Baltus, transpercé
par un pieu ; celui du docteur et du révérend, petites flaques vermillon répandues dans l’église ; celui de Lady Van Tassel encore,
embrassée avec trop de fougue (et de dents) par le cavalier
Hessois. Bref, on peut compter sur les doigts d’une main les
personnages de Sleepy Hollow qui ne saignent pas à un moment ou
à un autre (Katrina, le jeune Masbath...). Le sang est présent dans
les dialogues, encore : Katrina avoue à Ichabod que la consanguinité est chose courante à Sleepy Hollow, communauté qui s’est
bâtie sur des mariages entre membres de mêmes familles ; de son
côté, Ichabod constate que les plaies des victimes du cavalier sont
instantanément cautérisées, sans qu’il y ait eu de « fuites ».
Si le film de Tim Burton flirte avec le gore (« gore », mot issu du
vieil anglais, qui signifie littéralement « sang répandu » ou « sang
coagulé », désignant par extension des films particulièrement
sanglants 1), c’est par nécessité. Le sang est ici un élément fondamental, une « matière première » indispensable ; il est au cœur
de l’intrigue et en détermine les aspects les plus fantastiques.
Tache inerte, figée ou substance vivante, active et virulente, Tim
Burton le filme de plusieurs manières, en décline les « modes
d’apparition » possibles, et moins possibles. Dans
Sleepy Hollow, les cadavres continuent à saigner
bien après leur mort, comme celui de la veuve
Winship lors de son autopsie. À l’inverse, une
décapitation laissera échapper une petite fumée au
lieu d’un jaillissement artériel – la mort du père de
la famille Killian. Il est vrai que la pâleur des
visages évoque des corps déjà vidés de leur substance vitale, à commencer par celui d’Ichabod,
qui a de bonnes raisons d’entretenir ce teint livide :
arpentant le cimetière, allant d’une tombe à
l’autre pour en exhumer les cadavres et les examiner
méthodiquement, il fait petit à petit le deuil de sa
mère. Et pour réaliser ce deuil, il devra être
témoin de ces écoulements de sang : le liquide
rouge sombre dans lequel, enfant, il avait bien
failli se noyer, remonte à la surface de la psyché du
jeune homme. Mais le climax de Sleepy Hollow, son
point culminant, ce sont les « noces sanglantes »
du cavalier Hessois et de Lady Van Tassel, en un
baiser spectaculaire et cannibale qui semble illustrer le mot de Georges Sadoul : « Les baisers sont
meilleurs quand les gencives saignent. 2 » Un baiser
comme on n’en voit pas dans les contes de fées où puise Tim
Burton : le démon, devenu vampire, réveille la sorcière, dans une
inversion du baiser traditionnel – et, comme en réponse à ce
baiser des « grands », Katrina embrassera Ichabod pour le
réveiller à leur arrivée à New York, intervertissant les rôles du
Prince charmant et de la Belle au bois dormant.
Aux noces des amants maudits succède la constitution d’une
famille : Ichabod/Katrina/le jeune Masbath. Sleepy Hollow se
termine par cette réplique : « La maison est par là. » Le sang va
pouvoir se renouveler.
1 On peut citer en exemple deux grands classiques du film gore, genre qui a connu ses plus belles heures dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt : Zombie (Dawn of the Dead, 1978) de George A. Romero et The Evil Dead (1982) de Sam Raimi.
En guise de contre-exemple, et contrairement aux idées reçues, Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chainsaw Massacre, 1975) de Tobe Hooper n’est pas un film gore, mais une œuvre d’une sécheresse absolue.
2 Georges Sadoul, Les Lettres françaises, 7 juin 1971, cité par Bernard Benoliel, « Fondus au flou », Simulacres n° 7, automne 2002.
19
■ EXPLORATIONS
Anatomies du fantôme
Avec Sleepy Hollow, le fantôme, créature cinématographique par excellence, est impliqué pour la seconde fois dans l’œuvre de Tim Burton.
« Sleepy Hollow, c’est du sang, du feu, de la terre,
des animaux, des fantômes... surtout des fantômes. »
TIM BURTON
> État spectral
Le cinéma a toujours aimé les fantômes, et inversement, les fantômes ont toujours eu, par essence, des
affinités avec l’image cinématographique. Cela tient
à la nature même de cette image et de son unité, le
photogramme : un support transparent, qui convient
au fantôme, lui-même figure de la transparence, de
l’immatériel, et aussi projection d’une image, en provenance de l’au-delà.
Il existe de très nombreuses possibilités pour représenter
le fantôme au cinéma. L’une d’elles consiste, par
exemple, à mettre en évidence cette transparence de la
figure, ou sa nature ectoplasmique, comme dans
Poltergeist (Tobe Hooper, 1982) ; une autre à ne pas
montrer le spectre, mais uniquement les conséquences
de sa présence invisible, ses manifestations, ce à quoi travaillent
les grands films de la hantise, tels que La Maison du Diable (The
Haunting, 1963) de Robert Wise. Avec Les Autres (The Others,
2001), fortement inspiré du Tour d’écrou de Henry James, le
cinéaste espagnol Alejandro Amenabar adopte encore une autre
solution, consistant cette fois à inverser la proposition en
« fantomatisant » les vivants. Les disparus, qui n’ont pas
conscience de leur « état » spectral, y deviennent alors des créatures hantées par la vie, dont ils conservent toutes les apparences.
Burton avait déjà fait de revenants les protagonistes de son deuxième
long métrage, Beetlejuice, histoire d’un couple de « jeunes
fantômes » qui voient leur maison envahie par des intrus – les
nouveaux locataires. Pour effrayer – sans succès – les envahisseurs,
le couple s’y livre à de petites mises en scène macabres ; dans l’une
de ces représentations grand-guignolesques, la femme tient d’une
main la tête tranchée de son mari et de l’autre une hache ensanglantée. L’effet de terreur escompté n’a pas lieu, et le corps sans
tête du mari est contraint de courir maladroitement dans l’escalier
pour aller fermer la porte du grenier, le repaire des défunts, que
les indésirables manifestent l’intention d’aller examiner.
> Fantômes virtuoses
Le « headless horseman » de Sleepy Hollow n’est donc pas le
premier fantôme acéphale de la filmographie de Tim Burton.
Cependant, si le cavalier Hessois est un fantôme, ce n’est pas
une apparition spectrale, mais plutôt un surgissement
corporel. Aux créatures fantomatiques diaphanes ou
immobiles et aux ectoplasmes, Burton substitue un
corps solide chargé du poids de son attirail de guerrier.
Un corps athlétique et brutal, vif et indestructible,
presque celui d’un robot (avec qui il partage la particularité d’être « télécommandé »), sur lequel les balles
ricochent comme sur de l’acier au lieu de passer au
travers.
En un sens, le cavalier sans tête a plus d’affinités avec
les spectres bondissants et voltigeurs du cinéma
chinois, de Hong-Kong en particulier. Que l’on se
souvienne de la série produite par Tsui Hark et réalisée
par le cinéaste-chorégraphe Ching Siu-tung, Histoires
de fantômes chinois (trois épisodes, de 1987 à 1991), où
les revenants allient une agilité et une légèreté toutes
fantomatiques. Comme le cavalier sans tête, ce sont
des corps caractérisés par la vitesse de leurs déplacements. Dans le premier épisode de la série, l’un d’eux
continue même à combattre après avoir eu la tête
tranchée. Si le cavalier est un virtuose de l’épée, les fantômes
chinois sont, traditionnellement, des virtuoses des arts martiaux, capables, grâce à leurs pouvoirs surnaturels, d’exploits
physiques encore plus incroyables que leurs homologues
vivants. Vers la fin de Sleepy Hollow, lorsque le cavalier se
« crashe » en diligence, il fait un vol plané qui reproduit
maladroitement les improbables trajectoires, mieux contrôlées,
des spectres orientaux de Ching Siu-tung.
Chez Tim Burton, dans Sleepy Hollow comme dans Beetlejuice,
le fantôme est un être résistant, turbulent et consistant,
plus proche du cartoon que de l’âme errante en proie à la
mélancolie d’une existence révolue. Il est, au contraire,
débordant de vie.
20
■ DANS LA PRESSE, DANS LES SALLES
Déferlement plastique
Succès public et critique quasi unanime à la sortie d’un film avant tout apprécié pour sa beauté plastique
et son caractère harmonieux.
À sa sortie en février 2000, Sleepy Hollow se classe pour sa
première semaine d’exploitation deuxième au box-office, derrière
une production Disney (Burton reste décidément toujours dans
l’ombre de Disney !), Toy Story 2, avec plus de 800 000 entrées.
Un succès qui fait suite à celui remporté par le film aux ÉtatsUnis (97 millions de dollars de recettes), que le réalisateur
explique par la popularité du conte de Washington Irving dans
son pays d’origine. Mais un succès auquel Burton – qui semble
avoir acquis le statut d’auteur à part entière dès Edward
Scissorhands, statut confirmé et renforcé par la sortie d’Ed Wood
quelques années plus tard – est aussi habitué en France, ses films
y rencontrant un public fidèle, conquis depuis Batman par les
enluminures gothiques du cinéaste. Batman a fait la couverture
des Cahiers du cinéma, mais la critique « officielle » a mis un peu
plus de temps à suivre…
par André Caron dans la revue québécoise Séquences, qualifiant le
film d’« œuvre parfaitement harmonieuse, tant dans le ton dramatique que dans le traitement visuel. » (n° 206, janvier 2000).
> Les réserves d’une critique
enthousiaste
> Inventaire et harmonie
Pour la sortie de Sleepy Hollow, la plupart des journaux de
cinéma se livrent à un petit « inventaire » de l’univers burtonien
fonctionnant par « entrées » – c’est le cas de Positif, Les Cahiers
du cinéma, Première, les Inrockuptibles. Les revues peuvent ainsi
solliciter le point de vue de Tim Burton sur son propre système.
Par exemple, les Cahiers du cinéma lui proposent une série de
photos de Sleepy Hollow (photos du film, mais aussi photos de plateau), qu’il commente sous l’angle choisi : « le diable », « Johnny
Depp », « l’artiste », etc. (n° 542, février 2000). Tandis que
Positif fait un tour d’horizon plus analytique de ses motifs ou de
ses thèmes récurrents : « Contes de Noël », « Citrouilles » et
autres « Horreurs » (n° 468, février 2000). Si la critique se
penche ainsi sur l’univers de Tim Burton, c’est aussi pour souligner la manière dont Sleepy Hollow s’y inscrit, par exemple en
porte-à-faux : « Si le cinéaste n’a rien perdu de sa fantaisie ni de
sa mélancolie, associées ici avec le même bonheur que dans
Edward Scissorhands et L’Étrange Noël de Mr Jack, il nous surprend en revanche par ses sanglants appétits. » écrit David
Matarasso dans L’Écran fantastique (n° 194, février 2000), avant
de conclure : « Le style et les préoccupations de Tim Burton
s’expriment donc ici dans toute leur plénitude, au point que l’on
pourrait considérer Sleepy Hollow comme le film le plus caractéristique de son auteur, en tout cas le plus harmonieux. » Une
harmonie également soulignée par Samuel Blumenfeld dans le
quotidien Le Monde du 09/02/2000 (« Sleepy Hollow fait preuve
d’une harmonie et d’une pureté visuelle à couper le souffle ») ou
Par ailleurs, les superlatifs ne manquent pas pour faire l’éloge
du dernier-né de Burton, notamment de la part des « fans »
comme Christian Viviani dans Positif, évoquant un « déferlement plastique » et garantissant que « Sleepy Hollow confirme
qu’il [Tim Burton] fait partie des grands. » Ou encore Cédric
Delelée dans Mad Movies, revue spécialisée en cinéma fantastique : « Visuellement, Sleepy Hollow est d’une beauté stupéfiante. C’est bien simple : on n’a jamais vu ça sur un écran de cinéma » (n° 123, janvier 2000).Un concert de louanges toutefois
perturbé par quelques dissonances. Pour Les Inrockuptibles, Sleepy
Hollow « brille plus par ses parties et détails que par son tout »
(10/02/2000). Dans Télérama, Jean-Claude Loiseau apporte une
petite variante sur la question de la partie et du tout : « Il y a des
films, comme Sleepy Hollow, où les fulgurances de style arrivent
à effacer jusqu’au souvenir des maladresses occasionnelles »
(09/02/2000). Les réserves les plus fortes sont formulées par
l’hebdomadaire Les Inrockuptibles qui, dépassant l’aspect visuel
du film, s’attaque à quelques particularités formelles : « Sleepy
Hollow est un film superbement peint, une œuvre de la nuit très
plaisante à regarder, mais pas vraiment bouleversante, limitée par
sa trame quelque peu prévisible et son scénario explicatif. Ça se
termine par la figure obligée de la “poursuite finale”, montée
selon les normes hollywoodiennes contemporaines : un changement de plan toutes les deux secondes, véritable rollercoaster pour
21
■ L’AFFICHE
Romantique avant tout
Une affiche très soft, qui met en avant le romantique et gomme l’aspect horrifique,
uniquement suggéré.
le spectateur certes bien blackboulé dans son fauteuil, mais qui
ne distingue plus rien sur l’écran. » Mais si le critique, « n’ayant
jamais été un burtonien acharné », y précise ses réticences à
l’égard de l’œuvre de Burton dans son ensemble, il s’avoue lui
aussi séduit par les qualités plastiques du film, transformant indirectement Burton en virtuose du pinceau : « (...) ça ressemble
parfois à du Jackson Pollock aspergeant un tableau de Vermeer. »
> Psychanalyse du conte de fées
Mais si le film est d’abord jugé pour sa valeur visuelle, le
scénario psychanalytique n’aura pas échappé aux connaisseurs de
l’œuvre burtonienne, ni aux revues spécialisées, plus réflexives.
Dans les Cahiers du cinéma, Marie-Anne Guerin souligne, en relevant une référence au western de Raoul Walsh Pursued (La Vallée
de la peur, 1947) que « Sleepy Hollow met en scène (c’est sa matière
et son sujet) le souvenir qui revient par lambeaux d’une terreur
primitive. » Dans Positif, Christian Viviani, tout en remarquant
lui aussi la référence au western de Raoul Walsh (dont Burton a
pu s’inspirer pour la scène du meurtre des Killian, mais aussi pour
le thème du personnage hanté par un événement survenu dans
son enfance, dont le souvenir lui revient par bribes), est l’un des
rares à s’interroger sur l’importance du personnage de Lady Van
Tassel : « Lady Van Tassel (...) n’est-elle pas une réincarnation de
la mère à la fois chérie et niée, détentrice, à travers ses pouvoirs
magiques, d’un secret des origines qui échappe à Ichabod et à
ses congénères ? » Pour sa part, dans L’Écran fantastique,
David Matarasso voit le cavalier sans tête comme un « fantôme
castrateur » dont « la lame meurtrière (...) ne cesse de voyager
symboliquement entre les mains de personnages féminins. »
Deux visages juvéniles placés côte à côte, en gros plan : Johnny
Depp et Christina Ricci, le couple est déjà formé. L’affiche de
Sleepy Hollow mise platement sur le romantique. Visuellement,
l’équilibre narratif du film n’est pas respecté : l’histoire du cavalier sans tête passe au second plan, elle est réduite à un bandeau
confiné sous les visages, qui correspond d’ailleurs à une image
absente du film : le cavalier galope dans un cimetière brumeux et
plat, brandissant une hache, instrument plus expressif que l’épée
d’ordinaire utilisée – même si la hache fait partie de son petit
arsenal. Un déséquilibre cependant compensé par l’importance
du texte : « La légende du cavalier sans tête », plus qu’un soustitre, devient un « sur-titre ». L’accroche, qui n’en est pas une,
est placée au milieu de l’affiche (accentuant la superposition des
deux parties), au-dessus du titre – auquel elle semble ainsi vouloir se substituer –, dont le graphisme imite une écriture à la
plume, d’un rouge tranchant : promesse à peine dissimulée de
quelques débordements sanglants – ou d’amour ?
De cette affiche, il faudrait d’abord retenir ce qui n’y figure
pas : l’imagerie caractéristique de Tim Burton. Le choix était
pourtant vaste, entre tous les motifs proposés par le film. À commencer par l’arbre des morts, que l’affiche américaine, beaucoup
plus graphique, mettait d’ailleurs en vedette avec le cavalier1.
Si, pour le public anglo-saxon, la campagne publicitaire était
basée sur l’image culturellement forte du cavalier sans tête
imaginé par Washington Irving, pour le public français la présence d’un Johnny Depp ténébreux (loin de son personnage) est
nécessaire.
1 Affiche néanmoins censurée, au grand dam de Tim Burton, la taille du cavalier sans tête ayant été réduite.
22
■ AUTOUR DU FILM
Cycles fantastiques
En rendant hommage à la Hammer Films, Tim Burton place son film dans la continuité d’un fantastique gothique
qui trouve sa source dans la littérature anglaise.
du Dr Jekyll (1960), La
Gorgone (1964) ou encore The
Devil Rides Out (Les Vierges de
Satan, 1968)...
> De la littérature aux mythes
cinématographiques
Librement adapté de l’un des textes fondateurs de la littérature fantastique américaine, The Legend of Sleepy Hollow (La
Légende du Val Dormant, 1820) de Washington Irving, le film de
Tim Burton rend hommage, à travers de nombreuses références,
à une certaine tradition du cinéma fantastique, celle du film
d’horreur gothique.
Le roman gothique, ou « roman noir », en tant que genre littéraire – auquel le récit d’Irving n’est qu’apparenté – a été popularisé
en Angleterre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec des
textes tels que Le Château d’Otrante de Horace Walpole (1764),
Les Mystères d’Udolphe de Ann Radcliffe (1794) ou Le Moine de
Matthew Gregory Lewis (1796). Suivront les grands romans
fantastiques du XIXe siècle, comme Frankenstein de Mary Shelley
(1818) ou Dracula de Bram Stoker (1897). C’est toujours en
Angleterre, au milieu du XX e siècle, qu’une firme de production
cinématographique fondée en 1934, la Hammer, va remettre le
gothique au goût du jour.
Le cinéma fantastique est un genre « cyclique », qui revient
régulièrement à la mode après de plus ou moins longues
périodes de désintérêt du public. Dans les années trente, aux
États-Unis, la Universal initie une série de films fantastiques
basés sur les grandes figures, essentiellement littéraires, du
genre : Frankenstein, Dracula, le Fantôme de l’Opéra, mais aussi
la momie, le loup-garou, etc. La Hammer, après avoir racheté
les droits de ses classiques à la Universal, décide dans les années
cinquante de « donner des couleurs », grâce au Technicolor, à
ces « vieux » mythes en noir et blanc. Elle lance à son tour, après
avoir « testé » le public avec quelques films de science-fiction,
1 Tim Burton, Tim Burton par Tim Burton, Éditions Le Cinéphage, 2000, p 190.
> La Hammer vue
par Burton
une série inaugurée en 1957 avec The Curse of Frankenstein
(Frankenstein s’est échappé), réalisé par Terence Fisher. Fisher restera le cinéaste emblématique de la Hammer, dont il signera
quelques-uns des titres-phares, parfois d’authentiques chefsd’œuvre : Le Cauchemar de Dracula (1958), Le Chien des
Baskerville et La Malédiction des Pharaons (1959), Les Deux Visages
« Les productions Hammer
avaient une atmosphère
incroyable. Elles étaient très
flamboyantes et très osées (...)
Une beauté saisissante s’en
dégageait – les effets gore et la
teinte qu’avait le sang y étant
pour beaucoup. Une grande
joie m’envahit quand je les
revois, et c’est cette félicité
que j’ai essayé de faire passer
dans Sleepy Hollow.1 »
Des films de la Hammer et de
Fisher en particulier, Burton
récupère l’aspect gothique
(manoirs, brouillard, ruines,
cimetières...) qui caractérisait
déjà certains de ses films précédents. Le personnage d’Ichabod
Crane est également inspiré des personnages interprétés par
Peter Cushing dans les productions de la firme anglaise :
Sherlock Holmes, bien sûr (Le Chien des Baskerville), mais aussi
le Dr Frankenstein, dont les scènes d’autopsie de Sleepy Hollow
évoquent les expériences. En un sens, Ichabod Crane est,
23
roidi de Lady Crane en tombe, et des litres de sang s’en échappent, rappelant aussi les flots d’hémoglobine qui se déversent de
l’ascenseur du Shining de Stanley Kubrick. Et, même si Burton
ne s’en réclame pas, on ne peut également s’empêcher de penser
au Moulin des supplices, film d’épouvante réalisé par Giorgio
Ferroni en 1960, qui se déroule presque entièrement dans un
moulin hollandais finalement ravagé par les flammes.
> Nouveaux cycles
comme Frankenstein, un homme dévoué à la science, un observateur attentif du corps humain (version légiste) et de ses
reliques, curieux de ses origines – c’est bien au mystère d’une
naissance avortée, autant qu’à celui d’une mort, qu’il est par
exemple confronté avec le corps d’Emily Winship. Burton place
également à l’orée de son film une figure tutélaire en la personne
de Christopher Lee, l’un des symboles de la Hammer grâce au
personnage de Dracula (nul mieux que Christopher Lee n’a su
incarner le prince des ténèbres), dans le rôle du juge qui « expédie » d’un geste autoritaire Ichabod à Sleepy Hollow. C’est
quasiment une passation de pouvoir entre les deux acteurs que
Burton organise, comme pour légitimer la descendance de son
film et le rôle que Johnny Depp y tient, auprès de l’un des plus
hauts (et des derniers) représentants d’une autorité ancestrale.
On trouve également dans la distribution de Sleepy Hollow,
qui mélange acteurs américains et anglais, Michael Gough, un
célèbre second rôle de la Hammer, dans le rôle du notaire
Hardenbrook. On peut mesurer l’héritage de la Hammer chez
Tim Burton à l’aune d’une phrase de Terence Fisher : « Je n’ai
jamais fait de films d’horreur, seulement des contes de fées pour
adultes.2 »
Prolongement du gothique « hammerien », le gothique italien
est également une source d’inspiration pour Burton qui, admirateur du film de Mario Bava Le Masque du démon (La Maschera del
Demonio, 1960 3), reprend le motif de la vierge de fer, cet instrument de torture moyenâgeux dont les parois internes étaient
hérissées de pointes, et dans lequel les suppliciés étaient enfermés : le sarcophage s’ouvre dans un craquement sinistre, le corps
La Hammer connaît son âge d’or jusqu’à la fin des années
soixante. Le terme de sa grande production fantastique coïncide
à peu près avec le dernier film de Terence Fisher, Frankenstein
and the Monster from Hell (Frankenstein et le monstre de l’enfer,
1973). Mais la compagnie a contribué à ouvrir la voie au cinéma
fantastique moderne, qu’exploreront sans tarder des cinéastes
américains tels que George A. Romero, John Carpenter ou Tobe
Hooper, en travaillant sur des bases plus contemporaines. Ces
auteurs renouvelleront le genre, qui entrera dans une nouvelle
période de déclin au milieu des années quatre-vingt, pour de
nouveau connaître les faveurs du public une décennie plus tard.
Des faveurs gagnées par l’usage de la parodie, du second degré,
dans des films où l’humour prend souvent le pas sur la peur,
comme dans la série des Scream imaginée par Wes Craven.
C’est dans ce contexte que Sleepy Hollow a vu le jour. On peut
aussi le rattacher à une (courte) série destinée à « restaurer » les
mythes gothiques, initiée par Francis Ford Coppola cette fois,
avec Bram Stoker’s Dracula (réalisé par lui-même), puis le
Frankenstein, bien peu convaincant, de Kenneth Branagh, avec
Robert De Niro dans le rôle de la créature.
2 Fantastyka n° 15, 3 e trimestre 1998, p. 7.
3 Le Masque du démon raconte également une histoire de sorcellerie et, de la même manière que dans le film de Bava, la sorcière essaie de se réincarner
dans le corps de la princesse Katia, n’est-ce pas Lady Crane qui, dans Sleepy Hollow, revient à la vie à travers le personnage de Katrina ?
Bibliographie
• Mark Salisbury, Tim Burton par Tim Burton, Éditions
Le Cinéphage, 2000
Un livre d’entretien avec Tim Burton, qui couvre l’ensemble
de sa carrière jusqu’à Sleepy Hollow, préfacé par le fan n° 1 de
Burton : Johnny Depp.
• Tim Burton, La Triste Fin du petit enfant Huître et autres
histoires – The Melancholy Death of Oyster Boy & Other
Stories, Éditions 10/18, collection « Domaine étranger »,
1998
Un recueil de 23 histoires écrites et illustrées par Burton, dans
une édition bilingue.
• Trois Récits fantastiques américains, édition établie et
préfacée par Bernard Terramorsi, Librairie José Corti,
collection « Romantique », n° 60 , 1996
Un recueil qui rassemble deux récits de Washington Irving (La
Légende du Val Dormant et Rip Van Winkle) et un récit de
William Austin (Peter Rugg, le disparu), qui « marquent la naissance concomitante de la littérature des États-Unis et du genre
fantastique ».
• Peter Lerangis, Sleepy Hollow, Éditions Pocket, 2000
La novélisation (mise en roman) du film de Tim Burton, suivie
de la nouvelle originale de Washington Irving.
Revues mensuelles
(dossiers consacrés à Sleepy Hollow)
L’Écran fantastique n° 194, février 2000
Cahiers du cinéma n° 543, février 2000
Positif n° 468, février 2000
Sites internet
http://www.sleepyhollowmovie.com (le site officiel du film)
http://www.timburton.com (le site officiel de Tim Burton)

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