Présentation par Brigitte BOUTET de MONVEL - esu-psu-unef

a propos de
dashiell hammett
"Il n'y a pas de classiques du
crime", €crivait Chandler en 1950, parce
qu'un classique est "un texte qui €puise
toutes les possibilit€s qu'offre sa
propre forme et ne peut plus •tre
d€pass€". Les oeuvres de Dashiell
Hammett ne sont peut-•tre pas des
"classiques" - encore qu'en 1966 la
question puisse se poser pour "La Cl€ de
Verre" - mais elles apparaissent bien
comme une source, et une source qui
prendrait parfois l'allure des chutes du
Niagara. Lit-on encore D. Hammett?
Gallimard avait traduit ses grands
romans ‚ partir de 1932 ; mais c'est
leur parution dans la S€rie Noire, de
1949 ‚ 1951, qui les popularisa vraiment
en France ; et la S€rie Noire le leur
devait bien, car ses auteurs s’€taient
tous, ‚ des degr€s divers, inspir€s de
ce que D. Hammett €crivit de 1922 ‚
1932, des nouvelles parues dans le
populaire "Black Mask" ‚ "La Cl€ de
Verre". Le Livre de Poche r€€dite ‚
pr€sent ce dernier livre ; c'est un
excellent choix.
UNE CARRIERE "AMERICAINE”
La biographie de D. Hammett
correspond fort exactement ‚ une
certaine image qu'on se fait du
romancier am€ricain : autodidacte (il
quitte l'€cole ‚ 13 ans), il fait tous
les m€tiers comme on dit, publie des
nouvelles dans divers magazines, €crit
des romans et fait fortune gr…ce ‚
Hollywood. Avec cette particularit€ que
D. Hammett avait €t€ r€ellement "private
eye", d€tective, pendant huit ans, ‚
l'agence Pinkerton de San Francisco, et
que, lorsqu'il se mit ‚ gagner sa vie en
cr€ant le d€tective de la Continental
Agency et Sam Spade, il devait savoir de
quoi il parlait. Ses nouvelles ont d†
paraltre fort r€alistes ‚ un public
habitu€ aux romans-probl‡mes distingu€s
de Van Dine ou m•me au sympathique Nick
Carter des d€buts du si‡cle. Mais dire
que la force et la beaut€ des livres de
D. Hammett vient de leur r€alisme ne
serait pas exact : on y tue trop de
monde en trop peu de temps, l'intrigue
est trop complexe, l'action
n€cessairement acc€l€r€e. Mais ils
s'enracinent dans une soci€t€ donn€e,
dont ils sont une expression litt€raire
ad€quate, €pique et mythique. Pour cette
raison, Hammett est le fondateur d'un
genre, le p‡re du roman "hard-boiled",
du roman policier "noir" am€ricain, et
dans une large mesure du film noir.
"UN MONDE QUI S'ETAIT DETRAQUE
L'Am€rique de D. Hammett, ce sont
les Etats-Unis en crise des ann€es qui
tournent autour de 1929 (quelques ann€es
apr‡s les "U.S.A.” de Dos Passos) Voyez
le cadre de la "Moisson Rouge" : une
petite ville mini‡re oˆ (en 1921, ‚
l'€poque de l'I.W.W.) les ouvriers se
sont mis en gr‡ve. Pour mater les
mineurs, le patron - qui est aussi le
propri€taire de tout ce qui compte dans
la ville - fait appel ‚ toutes sortes de
“gunmen” ; la gr‡ve est bel et bien
bris€e, et la ville devient la proie de
bandes de tueurs dont le patron ne sait
plus comment se d€barrasser (c'est alors
qu'il engage le Continental OP). Ces
m€thodes de r€pression terroriste sont
parfaitement historiques. "La Cl€ de
Verre" d€peint les combines €lectorales
d'une municipalit€ plus importante.
Notons qu'il n'y a aucune critique
sociale explicite : la situation est
donn€e comme telle ; mais Hammett a
compris qu'en partant de cette coriace
r€alit€ contemporaine oˆ la loi €tait
celle du profit et l'argent le mythe
tout puissant, on obtenait des effets
bien plus forts qu'en combinant des
crimea en chambre close et des
meurtriers machiav€liques. Parlant des
"pulp detective magazines" de l'€poque
(dont "Black Mask" €tait le prototype),
Chandler €crit que leurs personnages
"vivaient dans un monde qui s'€tait
d€traqu€ (a world gone wrong), un monde
dans lequel, bien avant la bombe
atomique, la civilisation avait cr€€
l'outil de sa propre destruction et
apprenait ‚ s'en servir avec la volupt€
d'un Gangster en train d'essayer sa
premi‡re mitraillette. La loi €tait un
objet qu'on manipulait pour obtenir
profit et puissance ". C'est D. Hammett
qui, d‡s ses premi‡res nouvelles, a
donn€ une forme ‚ ce monde (si son
premier roman, la "Moisson Rouge" (1928)
est d'embl€e excellent, c'est que le
style de Hammett et le personnage du
Continental OP s'€taient forg€s depuis
sept ans dans ces nouvelles, qu'on
devrait bien r€€diter).
DES HEROS D'UN NOUVEAU GENRE
Dans ce monde issu de la r€alit€
contemporaine, Hammett introduit des
"h€ros" d'un type absolument nouveau.
Sam Spade, et surtout le d€tective de la
Continentale, ne sont ni des justiciers,
ni des redresseurs de torts. Ce sont des
professionnels (le Continental OP est
d€sign€ uniquement par sa fonction :
nous ne connaissons jamais son nom
v€ritable), des techniciens qui m‡nent
leur enqu•te avec la passion du travail
bien fait, l'amour des beaux coups
astucieux, sans se r€clamer
explicitement d'aucun id€al. Apr‡s la
“Moisson Rouge", le roman policier
am€ricain donnera bien des histoires de
petites villes pourries qu'on doit
nettoyer ; mais leurs h€ros (le
journaliste dans "Un linceul n'a pas de
poches", de Mc Coy, par exemple) seront
le plus souvent des •tres moraux,
assoiff€s d'id€al et de justice, ou
d'ordre social - jamais exempts d'un
certain boyscoutisme. Dans la "Moisson
Rouge", tout indique que le Continental
OP n'€prouve aucune sympathie pour son
client ou pour les bandes de tueurs ;
mais rien n'indique qu'il €prouve une
sympathie particuli‡re pour le mouvement
ouvrier de Personville. Il d€clare ‚ son
client, le magnat de la petite ville :
"Je ne veux pas entrer dans vos combines
politiques... Mais vous aurez un travail
complet ou rien. Il faudra en passer par
l‚". Ce qui l’amuse prodigieusement,
c'est qu'il sait bien que personne ne
voudra en passer par l‚, mais que lui
fera son travail jusqu'au bout (c'est ce
qui fait l'€norme humour du livre). Les
d€tectives de D. Hammett sont des
personnages d'une tr‡s grande coh€rence
: ils poussent toujours une id€e ou une
action jusqu'‚ ses derni‡res
cons€quences, avec une honn•tet€
Tribune Etudiante
intellectuelle totale et une absence
absolue d'hypocrisie. Ils peuvent se le
permettre, parce que le mythe dominant
du monde oˆ ils agissent n'a pas de
prise sur eux : le d€tective de la
Continentale est un salari€ qui ne
cherche absolument pas ‚ se faire une
fortune personnelle ; Sam Spade reste
insensible ‚ la fascination du faucon
d'or.
LA CLE DE VERRE
Ned Beaumont, dans "la Cl€ de
Verre" (1931) leur ressemble. Il a leur
obstination (voir la sc‡ne du passage ‚
tabac), leur passion logique. Il est
joueur professionnel : c'est aussi un
technicien. Mais "La Cl€ de Verre"
occupe une place particuli‡re dans
l'oeuvre de D. Hammett. L’histoire,
c'est l'affrontement de deux hommes li€s
par une amiti€ qui m•me si cela n’est
pas explicit€ - est incontestablement
une amiti€ amoureuse. L'objectif de Ned
Beaumont est beaucoup moins de savoir
qui a tu€ le fils du S€nateur Henry cela, c'est un instrument dont il pourra
se servir - que de persuader son ami
Madvig que sa conduite est erron€e. Cet
affrontement (et c'est le second int€r•t
de la "Cl€ de Verre") est parfaitement
rendu par le style de D. Hammett qui se
pr€sente dans ce livre ‚ son €tat le
plus pur. Nous connaissons bien
maintenant cette faŠon d'€crire qui
exclut toute notation psychologique
explicite, toute description d'€tats
d'…mes, et se contente de noter les
gestes et les actes des personnages,
rapidement, objectivement, uniform€ment,
sans aucun €l€ment impressionniste. La
"litt€rature du comportement" commence
chez D. Hammett, plus que chez
Hemingway. Le roman, comme le cin€ma,
donne ‚ voir au lieu de d€crire ou
d'expliquer. Il n'est pas €tonnant que
"Le Faucon de Malte" ou "La Cl€ de
Verre" aient donn€ des id€es aux
cin€astes am€ricains. A l'origine du
film noir am€ricain, il y a les livres
de D. Hammett.
Relisons-les apr‡s quarante ans :
ils ont eu une influence €norme, mais
ils n'ont pas €t€ vraiment d€pass€s :
m•me par Chandler, m•me par Chester
Himes. Les vrais successeurs de Hammett,
c'€taient peut-•tre Hawks et Walsh.
Brigitte BOUTET de MONVEL
Mensuel des Ätudiants du Parti Socialiste UnifiÄ.
Nlle sÄrie. Janvier 1966 NÅ 2
Pages 22, 23