Lutte contre les discriminations raciales et sexuelles

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Lutte contre les discriminations raciales et sexuelles
ANALYSER
Lutte contre les discriminations raciales et
sexuelles
Identification des représentations discriminatoires
Enjeux
Le refus de toute discrimination raciale et sexiste est largement partagé par les acteurs de l’emploi et
de la formation. La condamnation de toute pratique discriminatoire est générale. Pourtant, on constate
dans le même temps que les phénomènes discriminatoires restent à des niveaux particulièrement
élevés. Il y a la une forme de hiatus qui pose question. Au-delà des tabous, il semble nécessaire
d’interroger les définitions, les représentations et les pratiques des acteurs de terrain afin de
comprendre comment un tel hiatus est possible. Ce n’est en effet qu’à condition d’identifier clairement
les dénis, les interprétations, les pratiques discriminatoires et les justifications des acteurs qu’il est
possible de construire des réponses adaptées en matière juridique, pédagogique et pratique.
L’enquête conduite auprès d’agences locales d’une grande entreprise de travail temporaire française
a permis de noter les principaux comportements face aux questions de lutte contre les discriminations.
Des attitudes contradictoires peuvent être relevées : les intermédiaires de l’emploi, tout en
reconnaissant l’existence de demandes et de pratiques discriminatoires ont tendance à minimiser le
phénomène. Ainsi, bien que convaincus de la nécessité de la lutte contre la discrimination, ont-ils
tendance à expliquer, sinon à justifier les situations discriminatoires vécues par les différentes
personnes qui s’adressent à elles.
Minimisation voire justification apparaissent ainsi comme des réflexes défensifs. Trois étapes peuvent
être repérées dans ce travail de relativisation : la discrimination n’est pas très fréquente ; d’autres
facteurs expliquent très largement la position des populations étrangères ou d’origine étrangère ; la
discrimination qui persiste tient à des contraintes extérieures dictées par les entreprises, la
concurrence et la société. Ces réflexions constituent autant d’obstacles dans l’optique d’une action
efficace en matière de lutte contre les discriminations raciales et sexistes.
Une minimisation des discriminations raciales permettant de rejeter la responsabilité sur un
groupe restreint de discriminateurs identifiés
La réalité des manifestations et des pratiques discriminatoires dans l’activité professionnelle est
constatée par tous les intermédiaires de l’emploi : « Nier serait mentir ». Chacun a été confronté dans
son travail à ce phénomène. Chacun a en tête le nom de certaines entreprises où des personnes
d’origine étrangère ne pourront jamais être placées. Or, s’il n’y a jamais négation catégorique de
l’existence des phénomènes discriminatoires, la tentative persiste de relativiser ou d’occulter la
discrimination liée à l’origine ethnique.
Discrimination directe, indirecte et systémique
Cette minimisation s’explique d’abord par une méconnaissance de la discrimination raciale et des
voies qu’elle emprunte. Par exemple, les agents de l’entreprise de travail temporaire n’envisagent que
la discrimination directe, c’est-à-dire celle qui dit explicitement son nom et qui suppose, strictement, un
motif illégal et une intention de discriminer. Le rôle premier joué par le « middle management » dans
les pratiques discriminatoires est alors souvent souligné. Les agents mettent donc en exergue une
responsabilité individuelle et personnelle dans la réalisation de la discrimination sans interroger
l’institution, sans envisager les connexions éventuelles entre les lignes de décision.
En cantonnant la discrimination raciale aux discriminations directes, le phénomène est très largement
sous estimé. En effet, la cour de justice de la communauté européenne précise qu’une discrimination
indirecte est produite toutes les fois qu’à partir de critères neutres ou objectifs en apparence, sont
prises des décisions et des pratiques défavorables à un groupe ou à un individu identifiable par son
genre, son origine, son apparence physique, son orientation sexuelle... De même, la notion de
discrimination systémique évite de rabattre la discrimination sur un face-à-face entre un auteur
clairement identifié et une victime. Le phénomène discriminatoire est complexe, la production des
discriminations relève d’un processus interactif et cumulatif où différents acteurs entrent en scène de
façon simultanée ou différée et participent conjointement à produire et reproduire une réalité sociale.
Racisme et discrimination
Les discriminations sont très souvent indépendantes de toute motivation raciste. Il n’est en effet pas
nécessaire d’adhérer aux thèses racistes pour pratiquer la discrimination : par exemple, les
personnels des agences d’intérim ou des missions locales peuvent refuser de déléguer une personne
d’origine étrangère dans une entreprise qui pratique la discrimination au motif de « protéger »
l’intérimaire ou le jeune. Ainsi, les pratiques routinières dans le traitement des candidatures, les
opérations de recrutement et de délégation, les relations avec l’entreprise et les intérimaires,
s’alimentent, hors de toute idéologie raciste, pour réduire considérablement l’accès et maintenir les
personnes d’origine étrangère dans des emplois non qualifiés.
Ainsi, derrière la priorité donnée à la discrimination directe et derrière l’association du racisme et de la
discrimination, il convient de reconnaître l’existence d’un tabou puissant : reconnaître l’existence de
la discrimination raciale, son étendue et sa complexité c’est bien souvent reconnaître sa
propre implication et l’engagement de sa responsabilité individuelle et de celle de son
organisation.
La priorité donnée aux explications mettant en exergue la défaillance des candidats à l’emploi
plutôt que leur statut de victime de discrimination
Les intermédiaires de l’emploi, afin de donner une explication plausible à une réalité sociale qui serait
autrement moralement inacceptable, afin de limiter leur responsabilité et celle de leur structure,
tentent de pointer les défaillances des candidats à l’emploi. Ces défaillances sont alors autant de
raisons invoquées, en lieu et place de la discrimination, afin d’expliquer le différentiel de situation des
demandeurs d’emploi ou des travailleurs d’appartenance vraie ou supposée à une origine étrangère.
L’analyse prouve cependant qu’aucun de ces arguments ne permet d’écarter l’hypothèse de faits
discriminatoires.
L’origine sociale et les difficultés de certaines personnes qui se traduisent par la faiblesse de leur
formation, de leurs réseaux, de leur capital social est souvent considérée comme un handicap.
Pourtant, des travaux récents confirment que les jeunes issus de l’immigration non-européenne, et
particulièrement les jeunes d’origine maghrébine, souffrent d’un chômage massif et de difficultés
spécifiques d’accès à l’emploi stable par rapport aux autres candidats à l’emploi de même origine
sociale et de même niveau de diplôme.
Les jeunes, et en particulier ceux qui n’ont pas de charges familiales, sont considérés comme
particulièrement difficiles à mettre à l’emploi. Cette catégorie de jeune sert généralement à stigmatiser
les problèmes de comportements, de nonchalance, de tenue vestimentaire et de rapport à l’autorité.
Pourtant, là encore, au sein de cette classe d’âge, les personnes d’origine étrangère non-européenne
sont sujettes à des taux de chômages deux fois supérieur aux personnes « d’origine française ».
La maîtrise de la langue est présentée comme une difficulté qui affecte particulièrement les publics
étrangers. En effet, les mutations technologiques en cours et les nouvelles exigences de qualité
(normes ISO) entraîneraient une exigence d’opérateurs alphabétisés capables de suivre les consignes
écrites et remplir les fiches de suivi. Pourtant, là encore, ce critère ne semble pas aussi univoque qu’il
paraît. En effet, sous l’argument de la maîtrise de la langue, ce sont des jeunes ayant un « langage de
quartier » qui sont écartés. Par ailleurs, l’analyse des recrutements directs par les entreprises ainsi
que l’observation des formes de communication mises en œuvre de façon pragmatique dans les
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entreprises relativisent la pertinence d’un critère dont l’application différentielle relève en définitive de
l’arbitraire.
Ainsi, afin d’expliquer le sous-emploi des personnes d’origine étrangère non européenne, les agents
mettent en exergue des difficultés qui concernent le savoir-faire et le savoir-être de ces derniers. Ces
difficultés sont considérées comme des facteurs explicatifs suffisants du différentiel d’accès à l’emploi
observable. Or, l’accent mis sur ces facteurs révèle avant tout les représentations des agents euxmêmes, celles qu’ils se font des rapports de travail dans l’entreprise, et celles qui orientent, en
définitive, leur pratique de recrutement et de délégation. De plus, en insistant systématiquement sur
les défaillances des candidats, les intermédiaires de l’emploi se situent dans le paradigme de
l’insertion : ils insistent sur l’effort qu’est supposé accomplir l’« étranger » pour se fondre dans la
société, ou l’effort d’adaptation du candidat à l’emploi aux exigences du monde du travail. Ils
échappent ainsi au questionnement spécifique au paradigme de la lutte contre les discriminations qui
pose, comme le rappelle Jean Michel Belorgey, « le déplacement de l’accent d’une réflexion sur les
carences des candidats à l’intégration vers une réflexion sur les raideurs de la société d’accueil ».
La reconnaissance de l’existence de la discrimination raciale comme résultante de contraintes
externes d’ordre économique ou sociétale
La minimisation de la discrimination et la recherche de causes alternatives à la situation de certains
candidats à l’emploi d’origine vraie ou supposée étrangère, n’interdit pas la reconnaissance et
l’identification par les agents des entreprises d’intérim d’un certain nombre de processus
discriminatoires. Ils considèrent cependant ces discriminations comme la résultante de contextes
singuliers, de pressions économiques ou encore de l’organisation des entreprises. Ce faisant, ils
insistent sur les contraintes organisationnelles dans lesquelles sont pris les acteurs et semblent, sinon
justifier ces discriminations, pointer la difficulté qu’il y aurait à les limiter.
Les agents des entreprises d’intérim rencontrent fréquemment la discrimination. Au-delà des
demandes discriminatoires explicites des entreprises, ils ont pu construire des profils d’entreprises
tendanciellement plus discriminantes.
• Les petites et moyennes entreprises aux procédures de recrutement non formalisées, au
management des ressources humaines de type paternaliste sont tendanciellement plus
discriminantes que les grandes entreprises disposant d’une direction des ressources
humaines aguerrie.
• Plus les conditions de travail dans une usine sont difficiles et moins les entreprises ont des
exigences discriminantes. La difficulté de recruter du personnel intéressé à travailler dans ces
conditions explique un accès plus facile et une surreprésentation des personnes d’origine
étrangère dans le collectif de travail de ces entreprises.
• On peut constater une concentration des personnes étrangères hors Union-Européenne dans
les métiers non qualifiés de l’industrie et inversement une sous représentation de ces mêmes
publics dans les métiers du tertiaire ou de l’industrie qualifiée.
• En période de forte activité économique, les pratiques sélectives illégales sont beaucoup
moins nombreuses, parce que la demande de main d’œuvre est forte et que les entreprises
exigent beaucoup moins de caractéristiques des candidats qui ne relèvent pas des aptitudes
productives. À l’inverse, lorsqu’il y a une contraction des offres d’emploi, les personnes
étrangères ou issues de l’immigration en seraient les premières victimes.
Face à ces constats, les agents trouvent des explications qui sonnent comme autant de justifications
des faits discriminatoires. Ils notent d’abord le poids du contexte local. Les situations, locale, nationale
et internationale sont mobilisées par les uns et les autres pour expliquer le sentiment de méfiance qui
est nourri envers des populations spécifiques ainsi que la force et la violence des propos racistes et
des attitudes discriminatoires. Certains intérimaires et agents évoquent ainsi le poids du Front
National, de l’immigration étrangère ou encore l’existence de conflits entre communautés étrangères
et le cloisonnement entre les communautés.
Les agents pointent également les contraintes paradoxales pesant sur les entreprises en matière de
gestion des ressources humaines. Ainsi, les collectifs de travail, parfois construits sur un fondement
communautaire, jouent un rôle essentiel sur les possibilités d’accès aux entreprises des personnes
issues de l’immigration non-européenne. L’employeur, désireux de conserver un « équilibre » au sein
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de ses équipes est amené à utiliser des réseaux qui privilégient certaines nationalités. Cette gestion
des équipes est dès lors souvent un facteur de discrimination pour une nationalité ou une minorité. A
l’inverse, certains employeurs discriminent dans le dessein de conserver ce qu’ils appellent également
un certain « équilibre du recrutement ». Il s’agit alors de ne pas dépasser une certaine proportion de
population d’origine étrangère pour ne pas tomber dans le recrutement ethnique. On entre finalement
dans une logique pragmatique de quota.
Enfin, les agents de l’intérim pointent également, pour les vivre de façon très pragmatique, les
contraintes économiques qui pèsent sur leurs structures. Les directions régionales des entreprises de
travail temporaire fixent des objectifs quantitatifs à atteindre aux agences, dont dépend une partie de
leur rémunération. Et puisque les indicateurs comprennent le nombre de clients au planning, le
nombre de délégations réalisées ou encore le nombre de clients facturés, l’agent peut avoir pour
intérêt de répondre favorablement aux exigences discriminatoires d’un employeur pour atteindre
l’objectif assigné. La logique de marché très dense et très concurrentielle des entreprises de travail
temporaire pourrait, dans certains cas, avoir raison des bonnes volontés en matière de lutte contre les
discriminations.
Conclusion
L’analyse des représentations véhiculées par les employés des agences d’intérim illustre de façon
assez saisissante les tabous, stéréotypes et interrogations qui ont cours face aux questions de
discrimination dans le travail. Tout en reconnaissant l’existence de faits discriminatoires, les agents
ont souvent tendance à les minorer ou à convoquer à leur propos des explications renvoyant à des
fonctionnements systémiques particulièrement difficiles à contrer.
Ces constats militent pour un travail sans cesse renouvelé de définition et d’explication de ce qu’est la
discrimination, des personnes qu’elles concernent, des voies qu’elle emprunte et des conséquences
qu’elle a sur les personnes d’appartenance vraie ou supposée à une ethnie ou une race. Ces constats
appellent également à multiplier les analyses afin d’améliorer les connaissances des processus
discriminatoire et de leurs effets sur le marché du travail.
ISM CORUM
Inter Services Migrants
Centre d’Observation et de Recherche sur l’Urbaine et ses Mutations
32 Cours Lafayette 69 003 Lyon
04 72 84 78 90
[email protected]
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