Steve Jobs, secrets de gourou

Transcription

Steve Jobs, secrets de gourou
portrait
Steve Jobs,
secrets de
gourou
Créateur du légendaire Macintosh,
il n’a jamais cessé d’innover,
réinventant Apple en permanence.
Rencontre avec un PDG de légende
– odieux et fascinant – qui a
toujours une intuition d’avance.
TOUT D’ABORD, DES YEUX. Métalliques
comme ceux d’un sorcier. Pétillants comme ceux
d’un enfant. Steve Jobs n’est pas seulement un
mythe, c’est surtout un regard, l’un de ces regards qui voient plus loin. Qui discernent des
horizons nouveaux. Dans son CV sur Internet,
Jobs s’attribue une « vision ». Dans le slogan
publicitaire qu’il a choisi pour son entreprise en
1998, la même idée revient : « Think different »
– « Pensez différemment ». Cette prétention
pourrait prêter à sourire. Seulement voilà : Jobs
a fondé Apple – en 1976. Il a rendu l’ordinateur
convivial, accessible à tous grâce à la souris, facile à employer avec son bureau, ses dossiers et
sa corbeille. En un mot, il a créé l’informatique
moderne. Il a aussi été à l’origine de Toy Story,
le premier film en images de synthèse à séduire
le grand public. Et, à 47 ans, il ne compte pas
s’arrêter là. Après s’être fait éjecter de sa propre
entreprise, il y est revenu pour en prendre la tête.
Il l’a fait renaître. Il veut maintenant faire de
chacun de nous un auteur de cinéma. Et si c’était
lui, le génie de la technologie contemporaine ?
Stop ! Tout le monde vous le dira : l’informatique pour tous, c’est Bill Gates. Mais Bill Gates
est d’abord un manager. Jobs est un créateur.
Avec ses foucades, ses emportements, ses lubies. Et ses fulgurances, ses intuitions, son
100 L’Expansion / bouger / juin 2002 / numéro 664
Le patron
d’Apple est
obsédé par
l’art et
l’image.
Pour lui, un
ordinateur
doit être
un bel objet
qui ne met
pas l’homme
de côté.
Illustration
avec son
dernier né, le
nouvel iMac
et son look
humanoïde.
obstination. Bien sûr, à côté des géants de
l’informatique, Apple est une petite maison
– 10 000 salariés, 5,4 milliards de dollars de
chiffre d’affaires dans la vente d’ordinateurs et
de logiciels, moins de 3 % du marché mondial
de la micro-informatique. Mais c’est de là que
sont venues les innovations majeures du secteur,
copiées et recopiées ensuite par la concurrence.
« Think different. »
Pas facile d’aborder un tel personnage. Dans le
bâtiment 1 du siège d’Apple, au 1 Infinite Loop
(littéralement : « méandre de l’infini »), à Cupertino, en Californie, l’homme, un peu raide
dans son fauteuil, toise son visiteur. Par où commencer ? « Jobs ? Soit on lui rentre dedans, soit
on l’évite », avait prévenu Jean-Louis Gassée,
l’un des Français les plus connus de la Silicon
Valley, qui a orchestré son éviction d’Apple en
1985. Pis encore : quand il s’ennuie, il tourne
les talons. « Une fois, il en avait marre des rendez-vous officiels, se souvient Javier Ergueta,
un ancien dirigeant d’Apple en Europe. Il a
loué un avion. On est tous partis sans s’occuper
du ministre italien de l’Industrie qui l’attendait.»
Très vite pourtant, on comprend que le plus
simple, c’est d’être direct, d’oublier la légende,
de lui parler comme à un collègue, en lui demandant par exemple d’où lui vient cette obsession du monde de l’image qui l’a poussé à
racheter au cinéaste George Lucas (La Guerre
des étoiles) sa firme d’effets spéciaux, ou à intégrer dans le dernier ordinateur
Apple un logiciel de montage vidéo.
à son enfance, au début
La première Ildesremonte
années 60. En face de chez lui
fois où j’ai vu
habitait un passionné de cinéma. Il
filmait les gamins du quartier avec
la bannière
sa caméra super-huit. L’amateur couApple
pait, collait, puis projetait aux gamins les images qu’il avait tournées.
accrochée
Ne manquait que le son. « Nous
sur le Louvre,
étions fascinés. »
L’image est au cœur de la vie de
j’ai ressenti
Jobs. Quand il sort du lycée, il traune joie que
vaille chez Atari, un fabricant inforvous ne pouvez matique. Son copain Steve Wozniak,
recruté par Hewlett-Packard, a la
pas imaginer.” bosse
de la techno. C’est lui qui
Steve Jobs
conçoit le mythique Apple I, en 1976.
Jobs insiste pour créer une société.
La machine fait un flop. Mais l’Apple II, qui
sort un an plus tard, tape dans l’œil des clients...
parce qu’il sait manier les couleurs. L’entreprise
grandit. Jobs en devient le patron en 1981, par
suite de graves blessures subies par Wozniak lors
d’un accident d’avion. Pour résister à la toutepuissance d’IBM, qui lance cette année-là son
premier micro-ordinateur, le Personal Computer ou PC, Jobs est condamné à innover. Il laisse
M. O’NEILL/OUTLINE
‘‘
...//
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Steve Jobs,
secrets de
gourou
... la direction d’Apple à John Sculley, débauché
phie profonde d’un Léonard de Vinci. Steve préfère évoquer un modèle du XIXe siècle : « Gustave Eiffel voulait prouver la fiabilité des
constructions métalliques. C’est ainsi qu’il a bâti
un chef-d’œuvre avec sa tour. » « S’il n’avait
pas créé Apple, Steve aurait été un artiste », souligne Regis McKenna, l’un de ses proches amis,
qui l’a aidé à collecter des fonds pour créer
Apple. Comme s’il avait une douleur secrète à
effacer. Steve est un enfant abandonné, recueilli
par une famille d’adoption. Il a fini par retrouver
sa sœur. Elle est écrivain.
La créativité ne se marie pas facileS’il n’avait ment avec la rigueur de la vie d’entreprise. « Trop d’incompétence, trop de
pas créé
colères. Il mettait la division MacinApple,
tosh dans le fossé », se souvient Gassée. « Quand il a décidé d’interrompre
Steve Jobs
les recherches pour Lisa, il a arraché
aurait été un
les prises des ordinateurs en hurlant »,
raconte Ergueta. Lisa, l’ordinateur haut
artiste.”
de gamme, l’un des plus gros échecs
Regis McKenna,
de la jeune compagnie. Lisa, le prénom
gourou du
marketing et ami
donné à la fille naturelle que Jobs a eue
proche de Jobs
dans sa jeunesse d’une femme avec laquelle il ne s’est jamais marié. Un souvenir douloureux. « Tout le monde a des côtés
sombres. Et Steve est un type sacrément complexe », avance, soudain tendre, Gassée. Sanguin mais végétarien. Bouillonnant mais tenté
par la sagesse bouddhiste après avoir été marqué à jamais par un voyage en Inde à 20 ans.
Complexe, le Jobs. Au point d’être irremplaçable ? En 1996, onze ans après son éviction
d’Apple, les actionnaires du constructeur viennent le rechercher. Officiellement pour profiter
du savoir-faire de sa firme, Next. En réalité,
pendant ces onze années, Apple n’a sorti aucune
innovation restée dans
les mémoires. A son reNouvel iMac Lancé
tour, Steve n’a qu’un
en janvier dernier,
rôle de simple consulle nouveau-né
tant. En moins d’un an,
d’Apple accumule
il deviendra PDG intéles audaces. Ecran
rimaire. Il fait la paix
à cristaux liquides,
avec l’éternel ennemi
bras articulé et
iMac Produit de la
d’Apple, Microsoft, qui
socle de taille
dernière chance
entre à cette occasion
restreinte qui peut
avec ses couleurs
accueillir lecteur et
acidulées et
dans le capital. Bill
graveur de DVD et
translucides, le
Gates a croqué dans la
de CD. Selon
nouveau Mac,
pomme, mais il s’est
Apple, depuis
lancé en 1998,
bien gardé de la cueillir,
janvier, il s’en
s’est affirmé
pour la laisser innover.
est écoulé
comme le
Jobs, lui, bouleverse
plus de
symbole du
les structures d’Apple
300 000
renouveau en se
pour passer de l’ère des
unités
vendant à plus
« happenings permadans le
de 6 millions
nents » à celle des «
monde.
d’exemplaires.
chez Pepsi-Cola, pour se concentrer sur l’invention. Il frappe un grand coup, en 1984, avec
le Macintosh. L’image déjà. Avec sa souris, l’ordinateur sait dessiner ! De plus, il a un design
avant-gardiste. Dans l’équivalent d’une grosse
boîte à chaussures, il y a l’écran et le disque dur.
Car aux yeux de Jobs, si les ordinateurs entrent
si lentement dans les foyers, c’est que ce sont
d’horribles machines grises, conçues par des ingénieurs sans goût, prévues pour des bureaux.
Cependant, Jobs supporte mal de ne plus avoir
le pouvoir. Début 1985, il tente un putsch contre
Sculley. Echoue. Se fait virer de ce qui est devenu une grande entreprise. Il fonde alors Next,
qui veut être un nouvel Apple. Mais l’image l’attire toujours. Pour 10 millions de dollars, il rachète un an plus tard un studio d’images de synthèse. Il en fera Pixar, 650 salariés aujourd’hui,
incontournable dans le cinéma.
Pixar qui produira en 1995 un
énorme succès, Toy Story. C’est
l’histoire d’une amitié entre
Woody le cow-boy et Buzz l’astronaute. Entre l’Amérique profonde et la haute technologie. Une histoire qui
ressemble aux rêves de Jobs, qui dirige aujourd’hui Pixar mais aussi Apple. « Pixar est la plus
technologique des compagnies créatives. Apple
est la plus créative des compagnies technologiques. Ce sont les deux angles d’une même
pierre. »
« La première fois où j’ai vu la bannière Apple
accrochée sur le Louvre, j’ai ressenti une joie
que vous ne pouvez pas imaginer », raconte Jobs,
qui raffole du Paris des beaux-arts et des petits
hôtels rive gauche. Pour lui, art et technologie
marchent main dans la main. C’était la philoso-
DR
Ses coups de génie
Macintosh Lancé
en 1984, le Mac,
avec sa souris, ses
icônes, sa petite
taille et son aspect
sympa, a inspiré
tous les fabricants
de micro-informatique. Il s’est
vendu à plus
de 13 millions
d’exemplaires.
Pixar Racheté à
George Lucas dans
l’incrédulité
générale, le studio
d’animation
cartonne en 1995
avec Toy Story.
Disney est devenu
coactionnaire de la
société qui vient de
produire Monstres
et Cie.
102 L’Expansion / bouger / juin 2002 / numéro 664
‘‘
CORBIS
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Steve Jobs,
secrets de
gourou
Ses échecs cuisants
... confrontations
créatives ». Très vite, la maison
sort une drôle de machine aux couleurs acidu-
104 L’Expansion / bouger / juin 2002 / numéro 664
Lisa Ordinateur
haut de gamme
lancé en 1983,
pour un usage
professionnel,
coûtait 10 000
dollars. Beaucoup
trop cher.
Next Créé après
le départ d’Apple
de Steve Jobs,
Next restera
confiné à l’étroit
marché des
stations de travail
et des logiciels
professionnels.
Lors du retour de
Jobs, Next
sera absorbé
par Apple, qui
récupérera
son système
d’exploitation
Rhapsody pour
bâtir Mac OS X.
Le Cube Détestant
le bruit du ventilateur des ordinateurs, Jobs
a voulu le faire
disparaître
avec le
Cube, dont
l’architecture
originale
garantissait un
silence parfait.
Trop cher,
ses ventes
s’effondreront à moins
de 10 000
exemplaires
par trimestre,
quand Jobs
espérait en vendre
vingt fois plus.
à l’étranger. Et vos talents quitteront le pays »,
s’énerve-t-il. Pourtant, n’était-ce pas sa Mercedes grise qui était garée devant chez lui,
vendredi dernier, à 3 heures de l’après-midi ?
« Aux débuts d’Apple, nous travaillions quatrevingt-dix heures par semaine. »
Créateur. Visionnaire. Entrepreneur. Mais c’est
un type normal, insistent ses amis.
Comme n’importe quel patron de la Silicon Valley, il est riche. Même s’il n’a
On entre
demandé qu’un dollar de salaire andans son
nuel quand il est revenu chez Apple,
son patrimoine (largement composé
bureau avec
d’actions Apple et Pixar) atteindrait
sa propre
1,4 milliard de dollars, à en croire le
magazine Forbes. On lui prête des
conviction,
voyages en hélicoptère pour aller de
on en sort
son bureau d’Apple à celui de Pixar,
avec la
alors qu’il préfère prendre le volant de
sa voiture et se taper une heure de
sienne.”
conduite. Il puise son inspiration auJean-Louis Gassée,
près de ses trois enfants, supporte mal
ancien d’Apple, PDG
de CATC, start-up
l’idée de vieillir bien qu’il conserve le
californienne
ventre plat, panique quand il perd ses
cheveux, et persiste à s’interroger sur la
survie de la passion après le mariage. Il a même
son jardin secret. Au sens propre du terme. Dans
le quartier résidentiel de Palo
Alto où il demeure, toutes les
maisons s’étalent sur de belles
pelouses sans barrières. Sa mai- Sur notre site,
son à lui ressemble à une chau- trois anciens
mière normande. Sa propriété d’Apple
racontent
est entourée de hauts murs. Der- Steve Jobs.
rière la grille d’entrée, on peut
voir un jardin intérieur rempli d’herbes folles et
de plantes exubérantes. Au fond, Jobs est un
grand romantique. Jean-Luc Barberi
‘‘
CORBIS
lées, l’iMac. Les spécialistes ricanent. Les clients
s’emballent. « C’est le premier ordinateur que
ma mère, à 76 ans, a accepté d’avoir chez elle.
Elle en voulait un couleur framboise », témoigne
un ancien dirigeant d’Oracle, l’un des géants de
la Silicon Valley. La maison à la pomme sortira
un peu plus tard le « Cube », prouesse technologique mais bide commercial.
Le dernier coup de génie d’Apple porte encore la griffe Jobs, cette volonté inaltérable de
rapprocher la technologie de l’homme. C’est le
nouvel iMac. Tout blanc, sa couleur préférée, le
dernier modèle d’Apple possède des formes, une
tête, un corps, un pied. « Non, je ne me suis pas
rendu compte qu’il ressemblait à un petit humanoïde », rigole Jobs avant de gribouiller un
croquis expliquant comment il a voulu éclater
le micro-ordinateur en trois éléments, pour que
tout le monde, du plus petit au plus grand dans la
maison, puisse avoir accès à l’écran. Une idée
simple qui a nécessité deux ans de recherches
pour aboutir. Malgré ses dénégations, c’est bien
Jobs en personne qui a choisi le spot de pub où
le petit iMac remue sa tête dans tous les sens
comme pour dialoguer avec son utilisateur. « La
rapidité, la puissance sont passées sous silence »,
soupire-t-on dans les couloirs d’Apple-France.
Les proches de Jobs vantent son flair. Sa capacité de séduction quand il recrute. « Il m’a appelé. Je l’ai rejoint à Hawaï. J’ai passé la journée
avec lui à la plage. J’ai été convaincu par sa simplicité, à des années-lumière de ce que l’on racontait sur son compte », témoigne le Français
Pascal Cagni, qui a quitté Dell pour prendre la
direction d’Apple-Europe. « Il a une très forte
capacité de distorsion de la réalité. On entre
dans son bureau avec sa propre
conviction, on en sort avec la
sienne », témoigne Gassée.
D’autres évoquent son exigence.
« Avec Steve, il ne suffit pas
d’agir vite et bien, il faut agir excellemment », soutient Regis McKenna. Pointilleux, intraitable sur le moindre détail, il pousse
les équipes dans leurs derniers retranchements.
« Pour les matériaux des ordinateurs, nous testons des milliers de plastiques et des centaines
d’alliages avant de trouver le juste équilibre entre
l’affectif et l’efficacité », raconte le Britannique
Jonathan Ive, qui dirige l’équipe de designers
d’Apple.
Evidemment, Jobs attend de ses collaborateurs
qu’ils se vouent corps et âme à leur tâche. « La
France est bourrée de créatifs, mais, si la loi
continue à empêcher de travailler plus de trentecinq heures, les meilleures entreprises vont filer
DR
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