Délinquance à l`adolescence, un rite de - Paulus

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Délinquance à l`adolescence, un rite de - Paulus
Délinquance à l’adolescence, un rite de passage moderne
Il y a 20 ans lorsque j’ai commencé à m’intéresser à la psychiatrie forensique, c’était
essentiellement sous l’aspect des enfants victimes de maltraitance et d’abus sexuels. La
grande partie de l’activité expertale concernait l’attribution de l’autorité parentale, du droit
de garde, et du droit de visite, il s’agissait donc d’une approche essentiellement civile de
l’intersection entre la justice et la pédopsychiatrie. Et honnêtement même dans ce domaine
civil, peu de gens se montraient particulièrement intéressés par l’activité de pédopsychiatrie
légale. Les quelques contacts avec la justice pénale se passaient essentiellement dans le cadre
d’expertises de crédibilité concernant des enfants victimes-témoins d’abus sexuels de la part
d’adultes. La délinquance juvénile existait bien sûr, mais se situait grandement hors du
champ d’action de la pédopsychiatrique. Cela se jouait essentiellement entre le jeune, ses
parents,
le juge des mineurs
et
quelques
lieux de placement.
Les
pédopsychiatriques dans ce contexte étaient rares, peut-être par manque
expertises
d’experts et
sûrement également par manque de thérapeutes prêts à s’engager dans un traitement
ordonné par le Juge auprès d’un jeune à priori peu motivé.
Les années 90 et 2000 ont amené de profonds changements dans ce domaine, initialement
en psychiatrie adulte puis secondairement également en pédopsychiatrie. En particulier
l’activité d’expert a été revalorisée et a gagné en qualité. L’activité pénitentiaire a également
vécu un fort essor , les psychiatres ne se contentant plus de médiquer des patients souffrant
de troubles du sommeil ou de décompensations psychotiques mais s’engageant dans des
prises en charge psychothérapeutiques intensives de délinquants sexuels et de délinquants
violents ayant commis un délit dans le cadre de leur trouble psychique. Dans les pays anglosaxons puis germanophones les questions posées à l’expert ont progressivement évolué de la
question de la responsabilité et du diagnostic psychiatrique à la question des mesures
permettant de diminuer le risque de récidive. Ceci va de pair avec une justice moins centrée
sur le délit et plus centrée sur l’auteur du délit.
Lorsqu’en en 2006 une unité pour mineurs s’est ouverte à la prison de la Croisée, c’était avec
plaisir mais également une certaine appréhension que j’ai accepté d’y travailler en tant que
pédopsychiatre consultant sous la direction du Professeur Gravier. J’y ai ainsi rencontré ces
mineurs en détention préventive ou en attente de placement dans un établissement pour
jeunes adultes et pour mineurs. Les problèmes psychiques et psychiatriques rencontrés dans
ce contexte étaient très variés, allant de réactions aigües à l’incarcération à des
décompensations psychotiques ou des états anxio-dépressifs avec des tendances marquées à
l’hétéro- et surtout l’auto-agressivité. Plus fréquemment il s’agissait de jeunes présentant des
attitudes à priori oppositionnelles et défiantes par rapport à l’adulte mais qui s’avéraient
ensuite désireux de se confier et de raconter leur histoire. Il était frappant de voir à quel point
Adolescence rite de passage
ces jeunes restaient très attachés à leur famille, alors même que certains avaient vécu de la
maltraitance et du rejet massif.
A la même époque le Professeur Klaus Schmeck responsable du Service de Psychiatrie pour
enfants et adolescents à Bâle entreprenait avec le soutien de l’Office fédéral de la justice une
recherche auprès des lieux de placement pour jeunes en Suisse, la recherche MAZ-REO.
L’objectif était de déterminer le profil de ces jeunes et d’évaluer l’implémentation d’un outil
d’évaluation de l’évolution de ces jeunes. Les foyers concernés touchent une subvention de la
confédération à un double titre de prévention : prévention secondaire puisqu’il s’agit de lieux
où de jeunes délinquants peuvent bénéficier de mesures de protection prévues par le droit
pénal des mineurs et prévention primaire pour des jeunes placés là dans le cadre de mesures
d’aide prévues par le code civil. Dans ce contexte il s’est avéré que beaucoup de jeunes
souffraient de troubles psychiques mais que seule une petite partie bénéficiait d’une prise en
charge psychiatrique. Différentes recherches internationales mettent cependant en évidence
que les mesures d’aide ont d’autant plus d’effets préventifs concernant la délinquance qu’elles
prennent adéquatement en compte les troubles psychiques des jeunes. Cette recherche a
surtout permis de mettre en évidence que la politique suisse en matière de délinquance
juvénile était très prometteuse puisque le vaste éventail de mesures de protection et d’aide
permettait d’intervenir à tous les niveaux sans négliger pour autant l’aspect punitif face au
principe dual ancré dans le droit pénal des mineurs de 2003. On peut donc constater que les
principes même ancrés dans la loi en 2003 mais déjà dans l’esprit dès le milieu du 20ème
siècle d’une prise en charge différentiée de la délinquance juvénile axée sur les 3 piliers de la
prévention de la prise en charge et de la répression correspondent à une approche moderne
et efficace.
Par le biais de ma collaboration à cette recherche j’ai intensifié mes contacts avec la
psychiatrie forensique bâloise et saisi l’occasion de réorienter mon activité professionnelle
vers la pédopsychiatrie légale en accédant au poste de responsable du très jeune service de
pédopsychiatrie forensique des Cliniques Universitaires Psychiatriques baloises. J’y ai trouvé
une petite unité de pédopsychiatrie forensique ambulatoire s’occupant d’expertises et de
traitement mais surtout j’ai pu activement collaborer au projet de création de la première
unité hospitalière de pédopsychiatrie légale de Suisse.
A ce moment précis, fin 2010, la pédopsychiatrie légale se trouvait au niveau suisse en plein
essor avec une très forte équipe autour de Cornélia Bessler à Zurich, un important dispositif
autour du Professeur Felder à Bern, une équipe naissante sous les auspices des Professeurs
Dittmann et Schmeck à Bâle, une unité d’expertise pédopsychiatrique à Soleure. En suisse
romande la spécialisation en pédopsychiatrie légale peinait à trouver ses marques mais des
projets étaient en cours tant à Genève qu’à Lausanne. Par ailleurs concernant plus
généralement le problème de la justice pénale des mineurs, des projets de création de lieux de
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Adolescence rite de passage
détention spécifique pour les mineurs existaient. Une prison pour mineurs était planifiée
dans le canton de Vaud pour la Suisse romande à Palézieux, prison qui s’est d’ailleurs ouverte
il y a quelques mois. Par ailleurs un lieu de détention pour jeunes filles était prévu dans le
canton de Neuchâtel. En Suisse allemande, en plus de la division pour mineurs dans la prison
du Limmattal, un autre lieu de détention devait se créer et des contacts avaient été pris avec
l’Arxhof dans le canton de Bâle campagne.
L’unité hospitalière bâloise a pu s’ouvrir le 1er novembre après quelques reports liés à des
problèmes de construction. Nous avions déjà un certain nombre de patients en liste d’attente
et nous avons admis 6 patients. Après quelques mois de mise en route nous avions atteint un
rythme de croisière en été 2012. Il s’est avéré alors que le profil des patients qui nous étaient
adressés ne correspondait pas à ce que nous avions initialement imaginé. En effet nous
pensions que nous aurions surtout des patients souffrant de schizophrénie ou troubles
autistiques et éventuellement des délinquants sexuels, à l’image de la clientèle des 2 divisions
de psychiatrie forensique adulte de Bâle. Il s’est cependant avéré que la grande majorité de
nos patients souffrait de troubles des conduites ou de troubles hyperkinétiques. La plupart
avait commencé précocement à consommer de l’alcool et du cannabis, certains avaient même
touché aux drogues dures. Ayant un certain nombre de demandes concernant des filles, nous
avons procédé à certains aménagements internes afin de pouvoir fermer les chambres des
patients pendant la nuit et depuis janvier de cette année nous avons 2 et depuis cet été 3
jeunes femmes hospitalisées chez nous.
Quelques caractéristiques de notre clientèle. Principalement, notre unité a une vocation de
prise en charge à moyen terme de jeunes délinquants souffrant de troubles psychiques
nécessitant un milieu hospitalier pendant une période de leur processus de réinsertion. Il
s’agit donc de séjour de 6 mois ou plus pendant lesquels dans un premier temps le contact est
établi et un lien thérapeutique est construit. Durant cette période les diagnostics posés lors de
l’expertise sont confirmés et les ressources du jeune sont évaluées de façon détaillée. Après
environs 2 mois un bilan réuni l’équipe multidisciplinaire, les différents points forts et points
faibles du jeune sont mis en commun, une hypothèse du mécanisme ayant amené au délit est
établie, et en fonction de cette hypothèse un plan thérapeutique est établi. En fonction d’un
potentiel d’évolution du jeune des objectifs pour le séjour sont fixés. Il est évidant que dans la
plupart des cas, une suite de prise en charge se fera dans d’autres structures en raison
essentiellement de l’utilité de permettre à ces jeunes à travers l’accès à une formation
professionnelle de réellement gagner en autonomie. La plupart de ces jeunes arrivent chez
nous après avoir mis en échec plusieurs tentatives d’aide, certains ayant à leur actif à 15 ans
déjà plus de 10 placements différents. Une autre caractéristique fréquemment observée
concerne les traumatises. La plupart de ces jeunes ont vécu soit quelques traumatises
majeurs tels que confrontation à la guerre, vie dans la rue, soit une multitude de
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Adolescence rite de passage
traumatismes tels que méthode éducative parentale violente, promiscuité voire abus sexuel,
perte d’un des parents par décès, mais plus fréquemment par disparition, en prison ou sans
laisser d’adresse. Nous avons également été frappés par le très mauvais niveau scolaire de
certains de nos patients alors même que l’on a essayé de les scolariser pendant 8 ou 9 ans. En
effet, certains atteignent tout juste le niveau d’exigence de 4ème primaire, ce qui bien entendu
entrave fortement leur perspective de trouver un lieu de formation. En général cette scolarité
a été marquée par tant d’échecs et de frustrations et de dénigrements qu’ils ont une réaction
quasi allergique à tout ce qui est scolaire et surtout en groupes de pairs. Le travail avec les
familles est difficile, d’une part en raison de la distance géographique et d’autre part surtout
en raison des contentieux existant avec le jeune et de la blessure narcissique liée à l’activité
délictueuse de leur enfant. Une partie de ces jeunes est issue de la migration et une autre
partie est constituée de « secundos » et certains ont des origines suisses. Indépendamment
des origines, des troubles du langage sont souvent observés de même qu’un déficit dans la
capacité de symbolisation et d’expression des affects. Fondamentalement ces jeunes ont fait
l’expérience
d’une
discontinuité
relationnelle
souvent
répétée
et
se
montrent
particulièrement méfiant par toute offre à ce niveau. Au contraire, ils ont fait l’expérience
qu’à travers leur attitude oppositionnelle, violente ou destructrice, ils arrivaient à avoir un
semblant de maitrise de leur destinée. Cela nécessite un long travail d’approche pour arriver
à rétablir une certaine confiance tant dans la relation que dans des projets d’avenir
constructif. D’autres patients séjournent chez nous pour un à deux mois soit pour des
évaluations dans le cadre d’une expertise, soit pour une réorientation médicamenteuse.
Quelques-uns ne séjournent que quelques jours dans le cadre de crises psychiques aigües
nécessitant des soins psychiatriques intensifs.
En étant invités par les organisateurs à venir parler ici du droit pénal suisse des mineurs du
point de vue du pédopsychiatre, je me réjouissais de venir vous présenter notre travail, ses
difficultés et ses points forts. Cependant en prenant un peu de distance, il s’est avéré que
l’avenir dans le domaine du droit pénal des mineurs est marqué par un certain nombre
d’interrogations sur lesquelles j’aimerais maintenant entrer en matière.
La présentation de mon trajet professionnel vous montre déjà à quel point la pédopsychiatrie
légale s’est développée en l’espace de 20 ans. Partant d’une quasi inexistence nous entrons
maintenant dans l’âge de raison avec des centres bien établis, des intervenants formés
spécifiquement, des collaborations intensives entre lieux de détention et de placement et les
spécialistes de la pédopsychiatrie légale.
Mais !: Y aura-t-il encore suffisamment de clients pour les acteurs dans ce champ ?
Le 3 aôut, le journal Die Schweiz am Sonntag publiait un article intitulé : « So brav war die
Schweizer Jugend noch nie“ qu’on pourrait traduire par : la jeunesse suisse n’a jamais été
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aussi sage. L’article relève que contrairement à l’impression générée par les gros titres
occasionnels des journaux à propos de faits divers impliquant des jeunes délinquants,
plusieurs indicateurs de ces dernières années semblent aller dans le sens d’un assagissement
de la jeunesse. Ainsi entre 2002 et 2010 la consommation d’alcool aurait diminué de façon
constante chez les jeunes filles de 15 ans, de façon un peu moins constante chez les garçons
de 15 ans et aurait surtout diminué chez les garçons de 11 ans. La criminalité aurait également
diminué depuis le pic de 2005 tout particulièrement depuis trois ans si l’on en croit les
condamnations selon le code pénal. Le taux de formation secondaire supérieur aurait
également augmenté, dépassant les 55% en 2012. Même en matière de sexualité, les choses
se seraient un peu calmées, la part des jeunes de 17 ans ayant une activité sexuelles ayant
diminué de 5 à 10 %. Plus réjouissant encore le taux de grossesses est passé en dessous de 2
pour 1000 femmes de moins de 20 ans. Cette évolution ne serait pas unique pour la Suisse
mais concernerait également d’autres pays industrialisés. Globalement les jeunes seraient
confrontés à un monde aux exigences accrues mais au moyen de contrôle social augmenté, ce
qui s’est manifesté en Grande-Bretagne par un nombre record de caméras de surveillance
installées dans le domaine public. L’égalité des sexes met également à rude épreuve le
matchisme primaire dans une société valorisant de plus en plus la compétence intellectuelle,
ce qui se traduit entre autre par le fait qu’il y a maintenant plus de femmes qui finissent leurs
études de médecine que d’hommes.
Cet assagissement de la jeunesse semble effectivement aussi se traduire par une diminution
des cas traités par les tribunaux des mineurs ainsi que par une diminution dans le domaine
pour des traitements sous mandat, en particulier concernant des jeunes délinquants ou des
abuseurs sexuels. Sans pouvoir approfondir la signification de ces données, je tenais a
montrer ces quelques diagrammes qui illustrent cette baisse des condamnations en en justice
pénale des mineurs depuis 3 ans. Le sexe féminin reste fortement sous-représenté avec un
taux de 25%, mais il progresse. Plus impressionnant est la baisse depuis 3 ans des délits
contre l’intégrité corporelle. De même nous pouvons observer une baisse des mesures, en
particulier de mesures de placement en milieu ouvert. Seule une analyse plus approfondie
devrait permettre d’expliquer cela. Et surtout, il faudra attendre quelques années pour être
sûr qu’il s’agit réellement d’une diminution et pas seulement d’un creux de vague passager.
Pourtant, le projet de création d’une prison pour mineurs dans le canton de Bâle semble
abandonné, non seulement pour des questions de moyens mais surtout parce que le besoin
ne semble plus être aussi pressant qu’auparavant. Il en va de même pour l’unité pour jeunes
filles du canton de Neuchâtel. L’unité de mineurs de la Croisée à Orbe a été fermée plus d’un
an avant l’ouverture de Palézieux. Cette dernière a reçu en mai de cette année les 6 premiers
détenus, étant entendu que l’effectif de 36 détenus ne sera que progressivement atteint.
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Adolescence rite de passage
Qu’en est-il des répercussions de l’affaire « Carlos »
Lorsqu’en août 2013 dans une émission de la télévision suisse-allemande consacrée au Juge
des mineurs Hansueli Gürber, le traitement particulier du jeune délinquant appelé Carlos
attire l’attention de l’opinion publique en raison des frais mensuels importants engendrés par
les mesures d’aide exceptionnelles octroyées à ce jeune qui jusqu’alors avait mis en échec
toutes les tentatives de réinsertion et surtout de prévention de la récidive délictueuse. Les
répercussions que cela engendrerait n’étaient pas prévisibles. En effet non seulement les
autorités concernées ont-elles dû prendre des mesures en urgence qui ont peut-être contribué
à raviver un potentiel d’escalade qui semblait canalisé, mais elles ont également mis en
exergue les divergences sur la conception des mesures d’aide et des moyens pour atteindre
l’objectif d’une vie sans récidive de délit entre professionnels du terrain, des politiciens et les
plus hautes instances du pays. Cela a également amené, du moins c’est ce que nous avons
ressenti en tant qu’intervenants du terrains ayant une structure particulièrement onéreuse en
raison du double cadre de soin et de sécurité, certaines instances mises sous pression par des
politiciens locaux avides de surfer sur la vague anti-Kuscheljustiz qui pourrait se traduire par
justice douillette, à exiger des résultats rapides et le moins onéreux possible, sans bien
entendu prendre de risque de récidive, voire à ne plus oser placer un jeune.
Analyse des coûts
Diverses recherches en Suisse (Endrass et Urbaniok), en Allemagne (Roos, Zinkl) et aux
Etats-Unis (Washington State Institute for Public Policy, Klietz) ont été entreprises pour
déterminer les coûts générés par une activité délictueuse et les comparer à ceux générés par
une prise en charge. On distingue les coûts directs (dommages, soins, frais de justice, avocats,
enquête) et indirects (perte de gains de la victime et de l’auteur = impôts, dommage moral),
générés par un délit : Toutes ces recherches mettent en évidence que la réduction du taux de
récidive crée un bénéfice de 2 à 15 fois la somme investie. Ceci d’autant plus qu’aux USA ils
ont calculé qu’un délit grave coûterait à la société plus d’un million de dollars. Cependant,
tant que ce ne sont pas les mêmes caisses qui paient et qui encaissent, l’argumentation
restera difficile à faire accepter.
Un rite initiatique moderne
Pourquoi avoir intitulé mon exposé sur la délinquance, un rite initiatique moderne ? Ce n’est
pas parce que cela serait un titre accrocheur, rite faisant penser à ethnologie, ce qui n’a bien
entendu rien à voir ni avec la justice, ni avec la psychiatrie. Mais en se penchant sur la
fréquence d’actes délictueux, on s’aperçoit lors d’enquêtes anonymes qu’une majorité de
jeunes a commis, à un moment ou un autre, des délits. Souvent il s’agit de petit délits tels que
vol à l’étalage, conduite de vélomoteur sans permis, achat d’alcool avant l’âge légal. La
particularité de ses délits est qu’ils sont commis en présence de pairs, qu’ils sont souvent
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Adolescence rite de passage
répétés pendant une courte période et qu’ils cessent spontanément ou après une première
découverte. D’autres délits concernent la sexualité ou la violence physique, là encore sous le
regard de pairs. Se pose alors la question de la signification de ces actes. Pourrait-il s’agir
d’équivalents de rites d’initiations.
Autrefois les sociétés avaient des rites établis permettant à l’enfant, en particulier le garçon
pubère d’entrer dans le monde des adultes. Ces rites ont été décrits par Van Gennep,
ethnologue français au début du 20ème siècle. Il avait observé que ces rites se déroulaient en 3
phases ; une 1ère phase de séparation de l’individu de son milieu habituel, une 2ème phase de
transition ou de marge et une 3ème phase de réintégration ou d’agrégation dans la nouvelle
communauté. Les rites de passage sont clairement à différencier des rites initiatiques, le rite
de passage marquant une étape dans la vie d’un individu alors que le rite d’initiation marque
l’incorporation d’un individu dans un groupe social particulier. La plupart des rites de
passage se contentent de marquer la fin d’une étape et le début d’une autre comme par
exemple les fêtes de remise de diplômes à la fin d’une période de formation. Certains rites de
passage cependant sont marqués par une dimension transcendante, c’est-à-dire que lors du
passage l’individu accède à un savoir, une compréhension qui lui était caché et qui peut avoir
un caractère religieux ou de compréhension du sens profond de la vie.
Dans la phase initiale de séparation, la coupure avec le monde précédant doit se faire, le
garçon quitte le harem, l’enfant s’éloigne de sa mère.
Dans la phase de transition, l’individu ou le groupe reçoit une instruction concernant les
règles en vigueur dans le nouveau groupe, parfois également un attribut qui montre qu’il a
définitivement quitté un état pour passer à un autre. Ceci peut se passer par un nouveau
nom, une marque physique, une amputation. Parfois des attitudes dégradantes sont
imposées tel qu’être nu, souffrir, subir des coups. Pendant cette phase de transition, les
individus sont souvent considérés comme hors du contexte habituel des lois, ils sont en
même temps sacrés et impurs.
Dans la phase finale d’agrégation, l’intégration dans la communauté est marquée par un acte
commun tel qu’un repas, échange de cadeau, d’un signe marquant l’appartenance. Ces rites
sont accompagnés, dirigés par des membres de la communauté qui ont souvent un statut
spécial, ils sont garant que le rituel ne dégénère pas, que les individus ne se perdent pas dans
la transition.
A titre d’exemple, dans la culture Sri-lankaise, lorsqu’une jeune fille a ses 1ères règles, la
communauté fait une fête dite de la puberté qui dure plusieurs jours et la fille a le droit pour
la 1ère fois de porter un Sari, robe de la femme adulte.
Mis à part pour bandes, ou les rites initiatiques servent aussi à transmettre une façon de se
saluer, de connaitre les caches d’armes, ou autres savoirs n’appartenant qu’au groupe, la
délinquance ne semble pas remplir les critères du rite. Ces comportements ne sont pas à
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Adolescence rite de passage
priori accompagnés par des adultes et la valeur culturelle d’appartenance n’est pas non plus
évidente. Surtout dans notre société contemporaine. Il est vrai qu’il y a une cinquantaine
d’année dans certains cantons, la confirmation tenait lieu de rituel puisque religion et vie
laïque n’étaient pas séparées. Mais avec le désinvestissement du religieux, le rite a perdu pour
la plupart des jeunes sa valeur de transition.
Néanmoins, actuellement l’adolescence a atteint une durée impressionnante, débutant à la
puberté vers 12-13 ans et durant jusqu’à l’entrée dans la vie professionnelle vers 16, 20 ou 25
ans, la notion de transition devient très élastique. Les adolescents se considèrent eux-mêmes
comme en dehors des normes de la société, ne devant plus obéir comme les enfants mais
n’ayant pas encore à assumer les responsabilités financières, de logement, familiales…
Certains délinquants mineurs m’ont d’ailleurs clairement dit après avoir été impliqués dans
des bagarres avec des jeunes adultes que l’autre, parce qu’il était adulte aurait dû savoir qu’il
ne devait pas le provoquer, lui, le mineur. D’autres sont très au clair qu’à leur majorité, leurs
actes auront des conséquences à long terme. On pourrait donc considérer que l’adolescence
est devenue un long rituel de transition. Les parents ne se sentant plus appelé à mettre un
cadre, à assumer le rôle de frustrateur ont délégué cette fonction à la société, aux
enseignants, policiers et autres garants de l’exigence alors que les parents- Hélicoptère
papillonnent autour de leur progéniture en admirant leur prouesses et les protégeant des
mauvaises expériences. Par la même occasion ils revivent un peu d’adolescence par
procuration.
Dans ce contexte, la petite délinquance serait autant une provocation face aux surveillancesingérences parentales qu’un appel à la reconnaissance d’un besoin de transition par les
adultes. Et pour certains, heureusement pas trop nombreux, le juge des mineurs deviendrait
le grand accompagnateur de cette transition, qui sait reconnaitre le besoin d’expérimentation
mais qui rappelle ou introduit à travers la loi et la sanction les règles de la vie en société.
Donc, en résumé la délinquance juvénile constituerait un des rituels de la phase de transition
entre le monde de l’enfance et celui de l’adulte et la justice des mineurs constituerait
l’enveloppe symbolique qui aurait pour tâche de permettre de transmettre les limites de la
liberté individuelle dans une société prônant l’autonomie et la réalisation personnelle et
l’excitation de l’exploration de ses propres limites.
Comment cependant expliquer, si tant est que cela se confirme, que le travail du juge des
mineurs risque de diminuer faute de client. D’un part je n’ai pas l’impression que ce travail
diminue car même s’il y a moins de condamnations, les affaires sont devenue plus complexes
surtout concernant les fameux multirécidivistes, qui répondent à la pédagogie confrontative
par l’excès de violence, prétendent s’en sortir par leurs propres moyens et consomment
Cannabis et alcool pour contenir leur impulsivité et qui demande un traitement spécial qu’ils
s’empressent se saboter à la première contrariété.
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Adolescence rite de passage
D‘autre part, j’ai l’impression que le champ du délit est en train de se déplacer du réel vers le
virtuel et d’autre part vers les plus jeunes.
J’ai dernièrement du faire deux expertises qui permettent d’illustrer ce glissement du réel
vers le virtuel. L’une est celle d’un jeune adulte qui était amoureux d’une fille, à qui il s’est
déclaré, par SMS, comme il se doit maintenant pour les messages à forte valeur affective. Elle
lui a gentiment répondu qu’elle l’aimait bien et qu’elle voulait qu’ils restent amis, ce qui c’est
fait. Ayant eu accès à une image la montrant dévêtue, il a utilisé un stratagème compliqué par
Internet pour la mettre dans une situation de dépendance et d’emprise et ainsi obtenir, ce
qu’elle lui avait refusé auparavant. Dans une autre situation, un jeune s’est progressivement
retiré dans un monde virtuel de jeu et d’aventure, s’est senti de plus en plus en décalage avec
sa vie quotidienne ennuyeuse et banale et a pour finir commis un acte de violence dont il n’a
compris les répercussions et surtout l’aspect irréversible qu’après-coup. La campagne de Pro
Juventute concernant le Sexting va dans le même sens de sensibiliser les jeunes aux risques
du virtuel qui peut soudainement faire irruption de façon très destructrice dans la réalité.
Dans deux des trois cas le délit est resté longtemps caché, les victimes n’osant pas déposer
plainte, par honte, crainte de l’étalage en publique ou de la stigmatisation par les pairs.
L’autre aspect inquiétant est le rajeunissement d’une part des délinquants. Parallèlement aux
exigences scolaires augmentées, le nombre de jeunes qui n’arrivent plus à suivre le rythme
augmente. La sélection précoce des bons élèves ne permet pas de ménager ces jeunes, qui se
font mettre à l’écart et qui réagissent par des imitations des plus grands : ils fument tôt,
beaucoup et de tout, boivent, provoquent et ont précocement des activités sexuelles. Tout cela
accentue leur décalage par rapport aux autres et, lorsqu’ils auraient atteint l’âge de raisonner,
ils sont déjà tellement emmurés dans leurs clichés de looser et d’enfant de la rue qu’ils ne
trouvent plus de sortie honorable de l’agir asocial. Ils nécessitent alors un dispositif de prise
en charge multidisciplinaire, intensif et de longue durée, alors même que la faible gravité de
leurs délits ne justifie pas encore, en vertu de la proportionnalité, un tel dispositif.
Ces deux sous-groupes risquent donc de nous occuper encore passablement ces prochaines
années. Et ils nous mettent devant de nouvelles difficultés car ils échappent en partie ou
pendant trop longtemps à l’attention des professionnels. Lorsqu’enfin nous intervenons, les
dégâts sont déjà considérables, nos outils pour évaluer le risque de récidive peu adaptés et les
chances de reprise évolutive et d’insertion socioprofessionnelle aléatoires.
Nous avons, en fonction du profil de nos patients, développé un concept de soins inséré dans
un dispositif de sécurité articulé autour de six axes. Les axes sont les suivants : la pathologie
mentale, le ou les délits, les problèmes scolaires, les problèmes sociaux et relationnels et le
degré d’autonomie pratique. En fonction du profil individuel, nous allons travailler sur les
déficits constatés, les ressources mobilisables et la motivation de changement du patient.
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Adolescence rite de passage
Cependant notre mission prioritaire est de garantir tant que possible la sécurité et la santé du
patient, du personnel et de la société. Cette tâche, nous l’assumons avec des aménagements
architecturaux, mais surtout avec une forte présence de personnel auprès des patients et de
projets thérapeutiques intensifs articulés autour des six axes décrits. Cette optique me
semble pouvoir s’appliquer à toutes les situations complexes, avec bien entendu une
pondération en fonction du jeune, de l’étape de réinsertion dans laquelle il se trouve et des
ressources de la structure, dans la quelle il se trouve dans son parcours de mesures d’aide en
vu de la réinsertion. A ce propos, et comme nous l’a montré l’affaire Carlos, nous manquons
de données fiable sur les parcours des cas complexes de multirécidivistes qui mobilisent à eux
seuls probablement plus de 80% de nos ressources, tant matérielles qu’intellectuelles et
affectives. Je plaide là pour lancer une vaste recherche sur les trajectoires de ces jeunes, afin
de mieux cerner tant les facteurs-clé de l’entrée dans la délinquance que les moments de
sortie, les turning-points. D’une part nous devrions sur cette base plus rapidement identifier
les cas, pour lesquels un investissement en moyens se justifie et d’autre part nous pourrions
tenter de favoriser ou d’accélérer l’émergence de ces turning-points. Et cela nous permettrait
également de documenter l’efficacité d’un dispositif, que nous savons intuitivement être
excellent.
D’autre part, alors qu’au regard de la très forte évolution des professions centrées sur les
jeunes délinquants nous pourrions aspirer à consolider nos acquis, nous devons nous
préparer à répondre à une nouvelle délinquance, plus cachée car mettant en cause la
solidarité entre jeunes qui passe par les nouveaux réseaux sociaux et autres moyens
électroniques. Il est difficile pour nous adultes de percer la bulle qui entoure ces échanges, ne
serait-ce qu’en raison d’un langage fait de bruitage, d’émoticon, d’abréviation, d’emprunt aux
langues étrangères et en Suisse alémanique aux différents dialectes. S’ajoute à cela les règles
implicites, mais spécifiques à ces médias, de la communication telles que rapidité de réponse,
blocage d’un correspondant, refus d’accès à un chat etc. Le pseudo-anonymat, l’absence de
contact visuel, l’immédiateté et la brièveté des communications font qu’une grande majorité
des messages chargés affectivement passent par ce biais, tant les déclarations d’amour que les
ruptures, le dénigrement ou le mobbing. Et parfois, probablement plus souvent qu’on
l’imagine, l’acte délictueux utilise se canal : menaces, intimidation, chantage, voyeurisme, etc.
Il s’agira non seulement d’identifier un délit mais encore d’en apprécier la gravité et les
répercussions sur la victime. Donc de bien comprendre ce phénomène.
Ceci est d’autant plus important qu’Internet est le moyen principal utilisé par les jeunes pour
accéder aux informations, donc pour reprendre la métaphore du rite de passage, aux secrets
du monde des adultes. Et nous le savons bien, Internet est une source de savoir illimitée
mais aussi sans filtre ni contrôle de véracité. De ce fait, non seulement les valeurs mais
également la limite entre légalité et illégalité, entre normal et déviant peuvent être modifié,
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Adolescence rite de passage
déplacé ou méconnu. Le système pénal des mineurs aura un rôle important à jouer de rappel
de la loi comme reflet de la norme de la majorité.
Les expériences de ces dernières années des foyers vont également dans le sens
d’un
changement de la clientèle : ce que la Recherche MAZ a mis en évidence confirme ce que les
intervenants du terrain, en particulier dans les lieux de placement, ont pu observer. Les
mineurs qu’ils reçoivent sont plus difficile à encadrer, ont des besoins nouveaux, reflet d’une
plus forte pathologisation psychiatrique et obligent de remettre en question le travail éducatif
traditionnel. La présence du pédopsychiatre comme consultant et psychothérapeute n’est
plus seulement toléré mais ressenti comme un besoin et une aide pour s’ajuster aux jeunes et
trouver le levier optimal du changement.
En résumé malgré notre désir de stabilisation et de consolidation des acquis, notre société en
changement et les jeunes qui forment l’Avant-garde de ses changements ont besoin d’une
justice pénale apte à jour son rôle de référence et d’entretenir un réseau diversifié
d’intervenants capable de répondre rapidement et avec circonspection aux nouveaux défis de
situations de plus en plus complexes, complexité qui semble dépasser non seulement la
population mais surtout certains politiciens, qui ont la nostalgie du bon vieux temps.
Christian Perler, Basel le 11.09.2014
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