Yolande Cohen, Femmes philanthropes. Catholiques, protestantes

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Yolande Cohen, Femmes philanthropes. Catholiques, protestantes
Compte rendu de lecture
Yolande COHEN, Femmes philanthropes. Catholiques, protestantes et juives dans les
organisations caritatives au Québec, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal,
Collection Champ libre, 2010, 258 p. ISBN 978-2-7606-2236-4.
Yolande Cohen est professeure titulaire en histoire à l’UQAM et y dirige le Groupe de recherche
Histoire, Femmes, Genre et Migrations. Elle est membre de l’Académie des arts, des lettres et des
sciences de la Société royale du Canada et est Chevalier de l’Ordre de la Légion d’honneur de la
France. Elle s'intéresse depuis quelques décennies au rôle des femmes dans l'histoire et a publié
plusieurs ouvrages sur le sujet, dont Femmes et politique (1981) en qualité de directrice,
Femmes : pouvoir, politique, bureaucratie (1984) à titre de coauteure et Profession infirmière.
Une histoire des soins dans les hôpitaux du Québec (2000) comme auteure.
L’ouvrage Femmes philanthropes. Catholiques, protestantes et juives dans les organisations
caritatives au Québec s’adresse à un public universitaire et professionnel, intéressé par le rôle
joué par les femmes dans la société québécoise et canadienne. Dans une perspective féministe,
l’auteure retrace l’histoire d’associations philanthropiques au sein desquelles des femmes se sont
engagées dans le domaine du care (soins à autrui), désireuse d’apporter une compréhension des
mécanismes qui ont mené des femmes à s’engager dans la sphère publique. Elle s’emploie dans
le même esprit à mettre en lumière la contribution de ces femmes aux premières politiques
sociales au Québec et au Canada durant la première moitié du 20e siècle, dans des domaines
devenus des priorités d’action politique : l’immigration, la famille et la santé. À travers l’étude de
trois associations de femmes catholiques, protestantes et juives, l’auteure présente les différentes
facettes de leur action, la diversité de positions féministes durant cette période et les moyens mis
en œuvre pour résoudre des questions sociales dans des rapports parfois complexes entre les
associations, les instances religieuses et les différents paliers gouvernementaux. L’étude des
trajectoires des militantes fait dire à l’auteure que celles-ci ont souvent dû inventer des moyens
d’action, ayant à construire, voire à négocier leur participation citoyenne, et que ces femmes se
sont souvent retrouvées en marge de l’histoire. L’intention de Yolande Cohen est de « rendre
cette histoire plus visible et ses protagonistes plus identifiables en tant qu’actrices à part entière
de l’histoire du Québec et du Canada » (p. 13). Cet ouvrage, fruit de plusieurs années de
recherche dans des archives, témoigne de l’expertise de l’auteure dans le domaine des études
féministes.
L’ouvrage comprend cinq chapitres. L’auteure débute par un bref survol de l’évolution de la
philanthropie pour illustrer la naissance de la question sociale. Initialement un acte de charité
(pour l’amour de Dieu), puis d’utilité sociale au siècle des Lumières, l’action philanthropique
devient un mécanisme de changement social dès le 18e siècle et apporte un capital social aux
membres des associations qui la pratiquent, souvent des élites de la société. Au début du
20e siècle, les associations philanthropiques deviennent un levier d’intervention sociale de
compétence féminine et participent à la mise en place de politiques publiques. L’auteure s’appuie
sur des théories du champ social et sur des études empiriques pour développer sa pensée, illustrer
les connaissances déjà acquises dans des études antérieures et formuler d’autres questions de
recherche. Ainsi, par l’étude de trois associations philanthropiques de femmes actives au Québec,
appartenant à de grandes dénominations confessionnelles (juive, protestante et catholique),
l’auteure veut montrer que ces associations créent un espace interconfessionnel d’inspiration
mutuelle et d’émulation et que leur action sociale permet de comprendre les processus de
sécularisation des services rendus et leur transformation en politiques publiques. Elle constate
que peu d’études documentent l’apport du pluralisme religieux à la démocratie canadienne ou se
sont penchées sur les associations philanthropiques confessionnelles féminines. Par ailleurs, elle
affirme que le régime politique exerce une influence déterminante sur le développement du
mouvement associatif ainsi que sur le type et les modalités de l’engagement. Selon Yolande
Cohen, il est important de comprendre le contexte national (religieux, culturel et politique) et de
montrer les processus qui mènent à l’étatisme, en mettant en lumière le rôle des associations
philanthropiques de femmes.
Dans le second chapitre, en dégageant trois grandes périodes (1880-1914, 1914-1931 et 19321945), l’auteure s’attarde aux caractéristiques des formes d’assistance de trois associations
philanthropiques de femmes dans le champ de l’intervention sociale afin de comprendre le rôle
que celles-ci ont joué. Ces associations sont la Young Women’s Christian Association (YWCA)
(anglo-protestante), le National Council of Jewish Women (NCJW) (anglo-juif) et la Fédération
nationale Saint-Jean-Baptiste (FNSJB) (franco-catholique), dont elle justifie le choix pour son
ouvrage. L’auteure présente les processus rattachant les associations philanthropiques à l’État et
décrit le rôle des femmes comme « médiatrices du social ou agentes de capital social » (p. 37).
Son objectif est de repérer les transformations des questions relevant du privé (religion, charité
privée et bénévolat) et du care (compétences liées au maternage) dans la sphère politique et au
sein des différents paliers gouvernementaux (fédéral, provincial et municipal). Elle y présente les
activités des trois associations philanthropiques en dégageant leur vision, les objectifs poursuivis,
les populations ciblées, les relations qu’elles entretiennent avec leur Église respective, leur
participation à des revendications communes à toutes les femmes, en même temps qu’elles
veulent s’en distinguer en tant que femmes d’élite, de même que les collaborations possibles dans
certains combats (mortalité infantile, bien-être des familles, hygiène, etc.). Les chapitres suivants
vont porter sur l’examen de trois grands domaines d’intervention sociale de ces associations.
Le chapitre 3 indique l’importance des activités liées à l’immigration puisque le Canada est une
terre d’accueil. L’auteure soulève deux principales caractéristiques de l’aide aux immigrants : le
cloisonnement des communautés et le pluralisme religieux. Elle constate que les réseaux se
construisent sur une base ethnoreligieuse et mettent en place différents modèles d’assistance dans
un contexte de pluralisme religieux, qui accentue le cloisonnement ethnique et religieux des
communautés. Elle montre par ailleurs l’influence des trois associations sur les questions
d’immigration et note leur complémentarité dans leurs interventions respectives. Elle met en
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perspective le contexte historique (périodes d’ouverture et de fermeture à l’immigration, présence
des fonctionnaires de l’immigration et des Églises) et les trois grands moments qui marquent le
déploiement de l’action de ces associations. Elle illustre ensuite le rôle de ces associations
confrontées aux acteurs en place et sensibles à l’augmentation des besoins, ce qui va inciter ces
associations à porter des revendications plus fortes auprès des gouvernements pour l’instauration
de programmes d’aide. Ces revendications inaugurent la professionnalisation de l’accueil aux
immigrants, qui coïncide avec celle du travail social, et incitent le gouvernement fédéral à
délimiter son champ de compétence en immigration. L’auteure affirme en outre l’influence
marquante des associations anglo-protestantes qui développent plus tôt une expertise en
immigration non confessionnelle, ce qui fait d’elles un acteur officiel dans le domaine. Elle
nuance également les interprétations d’autres études quant au rapport des femmes à l’idéologie
cléricale et à la responsabilité de l’Église catholique dans la communautarisation de la société
québécoise.
Le rôle des femmes dans la mise au jour des grands problèmes de la santé publique fait l’objet du
chapitre suivant. Les associations philanthropiques des femmes s’impliquent surtout dans les
domaines de l’hygiène des mères et des nourrissons, de la mortalité infantile et de la nutrition des
populations. L’auteure dégage deux périodes (1900-1930 et 1930-1950) qui caractérisent le
passage vers des services intermédiaires entre charité et marché, puis vers la professionnalisation
de services tels que le service social, la nutrition et la diététique. Partageant une vision commune
des soins et défendant un discours maternaliste (rôle social des mères) qui influencera le champ
d’intervention du care, les trois associations philanthropiques de femmes jouent un rôle
complémentaire à travers leurs actions distinctes. L’auteure insiste sur leur action déterminante
dans la mobilisation des spécialistes de la santé et des bénévoles en faveur d’une intervention des
pouvoirs publics, de même que sur leur volonté de construire le domaine des soins (care) en un
champ de compétence propre aux femmes (sciences infirmières et travail social). Les femmes
passent alors de bénévoles à expertes dans l’administration des soins, ce qui se produit plus
tardivement chez les franco-catholiques confrontés au contrôle de l’épiscopat catholique dans le
champ sociosanitaire. L’auteure souligne également la présence de compétition entre les trois
associations qui, dès le départ, orientent leur action vers leur communauté respective, ainsi que la
divergence de visions et d’objectifs entre les différents acteurs concernés (institutions, groupes de
pression, ordres professionnels, clergé et instances gouvernementales). Son analyse met en
évidence l’implication des associations philanthropiques de femmes dans la sécularisation des
services dans le domaine des soins et dans l’ouverture du marché du travail salarié pour les
femmes qui ont fait du domaine du care leur champ de compétence.
Le dernier chapitre porte sur les pensions aux mères et les politiques familiales. Yolande Cohen y
examine le mouvement amorcé pour l’octroi de pensions aux mères et l’obtention de politiques
sociales au Québec ainsi que la réticence exprimée par l’Église et les instances municipales et
provinciales. Elle affirme le rôle déterminant de l’École sociale populaire dans le débat, celle-ci
appelant à un renouvellement en profondeur de la société pour une redéfinition de la citoyenneté
sociale et étant très active dans la mise en place de la Commission des assurances sociales du
Québec, mandatée pour évaluer les services d’assistance et examiner les législations sociales en
vigueur ailleurs. L’auteure signale la contribution sous-estimée de la Fédération nationale SaintJean-Baptiste dans la transformation des positions canadiennes-françaises traditionnelles à
l’égard de l’intervention de l’État dans les questions sociales. Elle met en lumière les mécanismes
en œuvre dans l’action des associations philanthropiques des femmes, les rivalités idéologiques et
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les rapports ethnoreligieux complexes, en distinguant trois grandes périodes. Elle fait l’analyse du
passage d’une vision féministe et maternaliste, défendue par les associations des femmes qui
prônent la reconnaissance du rôle social des mères (aide aux femmes et aux enfants dans une
perspective d’individualisation), à l’adoption par l’État de politiques familiales basées sur une
vision familiariste (aide à la famille) et paternaliste de la famille (rôle de mère et subalterne au
sein de la famille). Alors que certaines historiennes y voient surtout le marchandage du travail de
maternage, le caractère exclusif et discriminatoire des politiques et le maintien de la vision
patriarcale où l’homme est le pourvoyeur, l’auteure y voit plutôt une possibilité de concevoir
l’assistance comme un droit et non comme une dépendance.
Dans sa conclusion, l’auteure fait ressortir le rôle déterminant des associations de philanthropie
de femmes dans l’acquisition de la citoyenneté sociale, menant à l’obtention d’une citoyenneté
politique et à l’extension des droits. Or, affirme-t-elle, l’interprétation des modalités entourant
l’obtention du droit de vote fait encore l’objet d’un débat. Elle estime, pour sa part, que la
revendication pour le droit de vote a pu être entendue non seulement grâce à l’action du
mouvement suffragiste, mais aussi par l’apport du mouvement maternaliste qui a constitué une
forme d’action politique menée par les associations philanthropiques de femmes. Selon elle,
l’ouvrage permet de repenser les modalités d’intégration des femmes à la citoyenneté politique.
L’auteure reprend à cette fin les principaux éléments d’analyse pour extraire les grandes
caractéristiques de leur action sociale et pousser plus loin son interprétation.
Ce livre apporte un nouvel angle d’analyse sur la contribution des femmes
québécoise. Les faits historiques et les éléments analytiques qui y sont présentés et
nombreux, appuyés par vingt-cinq pages de notes et par dix-neuf pages
bibliographiques. Ce qui démontre la préoccupation constante de l’auteure de
interprétations.
à la société
discutés sont
de sources
soutenir ses
Claire Boily, professionnelle de recherche à la Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture
philanthropique, Université Laval.
20 septembre 2013
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