Kertész - art

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Kertész - art
Imre Kertész - Etre sans destin
Ce matin n'est pas un matin ordinaire comme les autres.
En allant au lycée, j'ai demandé au professeur la permission de rentrer chez moi,
J'avais une lettre manuscrite de mon père sollicitant cette absence
" Pour raisons familiales ". Il m'a demandé lesquelles, alors, je lui dis
De quoi il en retournait. Mon père allait nous quitter pour le travail obligatoire,
Alors, mon professeur comprit et je rentrais à la maison, ou plutôt non, au magasin
Où il m'attendait avec les autres membres de la famille. Ils avaient besoin de moi,
Mais je ne savais pas à quoi je pouvais être utile. Mon père voulait me voir à ses côtés,
Juste avant son départ. Je ne suis pas allé chez ma mère comme tous les jeudis
Et les dimanches, mes parents ne vivent plus ensemble, sous le même toit,
D'ailleurs il l'avait averti que je n'irais pas la voir ce jour-là. Toute la nuit,
Il y a eu l'alerte aérienne au dessus de notre tête, j'avais encore un peu sommeil.
La femme avec qui vivait mon père m'avait dit en ce jour triste :
" J'espère te voir te comporter convenablement en son absence ...". Je n'ai rien répondu.
Elle continua à parler, mais je ne l'entendais plus. J'avais quinze ans et je mesurais
La gravité du malheur qui nous frappait. Elle m'a regardé, devina je ne sais quoi
Et soupira, les yeux au bord des larmes. Nous étions dans la cave, il y avait aussi
Un ancien employé à mon père, comptable, ami de la maison... Un faux ami.
Je n'aimais pas sa façon de se comporter trop obséquieuse :
" Patron " par ci, " Chère madame " par là, et le tout arrosé de baisemains.
Avec moi, il prenait toujours un ton enjoué, il ne portait pas d'étoile jaune, nous oui.
Mon père et lui négociaient quelque chose,
J'ai fermé les yeux, ébloui par la lumière d'un rayon de soleil me frappant le visage.
Je n'avais aucune confiance en cet homme, sa tête ronde au teint mat,
Ses deux incisives ressemblant à des abcès qui crèvent. Il était question
Qu'il emportât chez lui " la marchandise " appartenant à mon père.
Il s'agissait d'une boite dans laquelle on avait mis tous les bijoux et objets précieux
De notre famille. Mon père avait employé ce mot de marchandise pour
Ne pas me choquer, pour me cacher cette transaction entre son ancien comptable et lui,
Juste avant son départ. Il n'a pas voulu accepter le récépissé
Que l'homme voulait lui faire, disant " qu'entre nous, on n'a pas besoin de ça ".
L'autre était content de ne pas laisser de trace de cet accord...
J'étais un peu là de tout ça, ils ont rangé leurs affaires, puis ont parlé
Du contenu de l'entrepôt, craignant que les autorités mettent la main sur le magasin,
Mais " l'ami " se voulut rassurant vis-à-vis de son patron et de sa dame :
" De toute façon, nous serons en contact permanent, à cause des comptes."
Après, l'air sombre, il faillit partir et nous laisser entre nous. Mon père
Eut l'impression de vivre là ces derniers moments parmi ses proches, tous,
Nous nous taisions. Elle, sortit de son sac un mouchoir qu'elle mit à ses yeux,
Et moi, je ne savais quoi faire en pareille circonstance, la situation était pénible,
Insupportable même, tant l'atmosphère devenait de plus en plus lourde.
Tout s'était passé si vite, j'avais l'esprit vide, et puis le faux jeton était toujours là,
Continuant à donner du " Madame, il ne faut pas pleurer, vraiment pas... ",
Après son départ, mon père a gardé le silence un certain temps, assez long
Pour nous remémorer ce qui s'était passé devant nos yeux. Et puis ce reçu non fait.
De toute façon, qu'aurait-il valu ? dit mon père, actuellement,
Nous n'avons pas d'autre choix que de faire confiance à cet homme, pas d'autre choix.
La femme de mon père aurait voulu un récépissé signé et en bonne et due forme
De la part du traître de comptable dont mon père fut dans l'obligation de lui confier
Toutes nos richesses, juste avant de partir pour le camp de travail.
Il voulait que le magasin continuât à fonctionner même sans lui,
Même s'il partait demain. Le temps pressait et ma belle-mère devait
Être au courant de tout, alors il lui expliqua les livres comptables et tout le reste.
Il lui remit toutes les clefs qu'il possédait. Moi, je ne savais quoi faire, je m'ennuyai.
Et comment pouvais-je m'ennuyer lorsque mon propre père allait disparaître
De la maison et peut-être pour toujours ?
On alla faire des courses afin qu'il puisse partir avec des provisions,
Dans la rue, nous étions tous les trois avec une étoile jaune.
On alla chez le marchand de sport pour trouver un sac à dos.
Le commerçant portait aussi comme nous sur la poitrine le signe distinctif
À notre situation, il lui demandait si cet achat était dû à un prochain départ
Pour les travaux forcés. Après la réponse positive émise par ma belle-mère,
L'épouse du marchand alla en chercher un dans les réserves se tenant au sous-sol,
Plus d'autres objets dont on peut avoir besoin là-bas, une gamelle, un canif
À multiples fonctions, une sacoche... Puis, ils nous dirent au revoir sans conviction,
Du moins en ce qui concerne mon père. Eux, retournent à la maison et moi
Je vais à la boulangerie avec les tickets de pain, on me donne un bon carré,
Mais avec une salle mine, comme à son habitude le boulanger n'aime pas les juifs,
De toute façon, il ne peut pas les aimer, car à chaque fois il nous vole un peu,
Il nous roule dans la farine, il peut le faire, il n'a pas l'étoile, lui.
Je rentre chez moi et dans l'escalier je croise Anna, notre voisine de palier,
Vivant chez son oncle et sa tante depuis le divorce de ses parents.
Avant, elle était en pension, maintenant elle a quatorze ans comme moi.
Depuis les évènements, certaines familles juives de l'immeuble se réunissent le soir
Pour faire le point sur la situation. Dans l'escalier on a un peu parlé,
Elle m'a même invité à une partie de cartes avec d'autres copines,
Mais ce n’était pas possible pour moi pour l'instant,
Elle comprit la raison, car ils ont parlé de ça avec son oncle à la maison.
Mon père insista pour qu'on ne se laissât pas abattre, qu'on avait plus que jamais
Besoin de toutes nos forces pour affronter les lendemains difficiles.
J'avais faim, pas la femme de papa, sa gorge était nouée, alors j'ai culpabilisé
De pouvoir encore avoir envie de manger. Elle se mit à pleurer
Et la voir dans cet état m'obligeait à ne regarder que mon assiette.
Mon père regarda sa femme et lui posa la main sur la sienne.
J'avoue ne pas aimer ces moments où l'affect prend le dessus sur la raison,
Je sais, un homme et une femme, c'est normal, mais moi ça me gène. Enfin,
Ils rompirent le silence et reposèrent sur le tapis la question de la confiance accordée,
À plus ou moins bon escient, au comptable du magasin,
Mais mon père rétorqua qu'aujourd'hui on n'était plus sûr de rien.
Une fois parti, que deviendrait-elle sans lui ?
Son inquiétude se portait plus sur nous, que sur le destin de mon père,
Qu'il allait avoir à vivre maintenant, loin de nous.
Qui pouvait y croire ? Mon père allait partir pour l'enfer et elle,
Nous faisait encore son cinéma... Se tournant vers moi, elle me disait :
Tous les deux nous attendrons le retour de notre homme,
Et cela pour avoir mon assentiment devant témoin, et quel témoin.
Mon père me regarda et je le rassurais sur ma réponse, oui je serais exemplaire
Tout au long de son absence, mais après ces mots dits, mon appétit naturel
Fut bloqué par une émotion soudaine, persistante, nauséeuse.
Très bizarrement, sa présence parmi nous me devenait pesante
Et je me souvins avoir lu plus tard dans un livre, un homme des camps
Avoir trouvé un soulagement à la mort de son père,
Trop à sa charge dans ce lieu de fous. Mais ce sentiment étrange, hors nature,
Me troubla au point de me faire pleurer. Les gens invités étaient arrivés,
C'est principalement de la famille, dit la femme de mon père,
Il est normal qu'ils viennent te dire au revoir avant ton départ. La porte s'ouvrit
Sur une cohorte de papys et de mamies, et chacun, chacune apporta
Sa misère personnelle, ses tares particulières.
Les grabataires ne devraient pas vivre aussi longtemps en ces périodes de guerre,
Cela relève de l'indécence, pensais-je en voyant tout le mal qu'on se donna
À caler une grand-mère à moitié morte. Alors que toute notre attention aurait due
Se porter sur mon père, voilà cette vieille accaparer tout le monde
Et même l'air qu'on respirait. La mère de ma belle-mère s'est faite la plus belle
Pour venir nous voir, enchapeautée d'un truc conique protégeant
Ses cheveux blancs clairsemés. Si cette femme a été jolie un jour, aujourd'hui
Elle porte mal ses rides, elle ressemble à un chien, mais à un chien intelligent.
Alors, elle fut chargée de préparer le sac à dos pour mon père.
Tout le monde voulait se rendre utile, ne pas rester sans rien faire,
Éviter une angoisse, une peur devant la réalité de la situation.
On bavardait, on pleurait et puis on s'embrassait tout le temps,
Et moi, ça, je n'aime pas, ces épanchements me dégoutent, ils sont les signes
D'une trop grande faiblesse de la part des hommes.
Mon grand-père, non lié à moi par le sang, écoutait les jérémiades de sa femme
D'un air patient, imperturbable. Comment pouvait-elle encore se plaindre
De ses soucis de santé lorsque nous avions d'autres chats à fouetter ? Et puis,
Qui dans l'assistance l'aurait remise à sa place ? personne, pas même son mari,
Nous avalions tout sans rien dire pour ne pas faire tache en ce moment si douloureux.
D'autres personnes de la famille de ma belle-mère sont venues nous rejoindre
Chez nous, mon père allait partir pour une destination indéfinie.
Mon oncle Vili dont la marche oblige à porter des chaussures orthopédiques
A été exempté de la liste des hommes partant aux travaux obligatoires.
C'est un ancien journaliste et l'on tient toujours compte de son avis, et là,
Il avait des informations importantes à nous donner, des informations de source sûre,
Mais avant d'ouvrir la bouche, il s'installa confortablement, puis nous dit :
Il se trame à notre sujet des négociations secrètes entre les responsables de notre pays
Et les Allemands se sentant maintenant plus faibles que jamais.
D'après lui, notre communauté juive faisait l'objet de tractations où nous étions
Les dindons d'une farce macabre, aux vues et aux sus d'un monde complice
Des malheurs que vit le peuple juif aujourd'hui. Mais en spécialiste,
Il nous dévoila son jugement final : avec le temps, les choses s'arrangeront,
Ce qu'il fallait c'était être patient, attendre que les évènements trouvent
Un dénouement libérateur. Mon père se leva, le regarda en face et lui présenta
Sa convocation. Il y eut un grand silence dans la pièce, tout le monde avait compris
Ce geste désespéré d'un homme se sachant condamné à aller on ne sait où,
Pour combien de temps, et ne savoir s'il en ressortirait indemne. Un instant,
L'idée de ne pas se rendre à l'appel demain traversa son esprit, mais l'oncle Vili
Le lui déconseilla, l'assurant qu'il ne ferait qu'un aller-retour, ses informateurs
Étaient fiables, on pouvait compter sur leurs paroles, les yeux fermés...
Le sac à dos était maintenant préparé et mon père l'essaya. À ce moment-là,
L'oncle Lajos, homme influent dans notre famille pour je ne sais quelle raison,
Arriva et après quelques politesses, prit mon père par l'épaule
Pour lui parler en tête à tête. Ensuite, il est venu vers moi et m'entraina
Dans un coin de la pièce pour discuter du départ de mon père,
Il me demanda si cela me faisait de la peine ?
Trouvant cette question déplacée, je lui rétorquais un "oui" des plus bêtes possible,
Un "oui naturellement" pour ne pas me le mettre à dos. Il compatit à ma douleur.
Cette pitié me fit comprendre que maintenant tout ne serait plus comme avant,
Mon enfance, le bon temps, cela était derrière moi, je ne devais pas m'écrouler et
Aux dires de mon oncle, j'allais avoir sur les épaules des responsabilités très lourdes
Puisque ma belle-mère allait être seule, avec moi pour principal soutien.
Cette situation me mettait d'emblée dans une position d'adulte
Face au monde, face à moi-même.
Il me faisait la leçon et je l'écoutais, mais était-ce vraiment le moment ?
Peut-être pour étouffer une angoisse en lui trop forte, il continua
À m'arroser de mots forts, je compris que j'étais juif et donc souffrant à vie,
Il ajouta enfin : nous n'avons pas d'autres choix que d'accepter et de nous résigner !
Et toujours d'après l'oncle, si nous sommes abonnés à la souffrance,
C'est qu'avant, il y a longtemps, nous avons péché lourdement et donc
Maintenant nous payons le prix fort, et la seule solution possible pour nous tous
Et de prier pour lui demander de nous accorder son pardon... Ainsi,
Il m'a fallu ingurgiter ce discours complètement fou, survenant surtout
En ce moment tragique où mon père allait être pris par les Allemands
Pour des travaux forcés dont on ne savait rien. Je vous passe les détails de
Son bla-bla-bla, mais je retins cette chose terrible pour un gosse de mon âge,
Je devais maintenant assumer le rôle de chef de famille. Cela consiste à quoi
Ce rôle qu'on voulait me voir jouer ? Cette question je n'ai pas osé la lui poser,
J'ai répondu comme un idiot devant son maître, oui, je ferais ce qu'il faut.
Il avait l'air satisfait de me voir grand parmi les grands de la famille,
Il fit même quelques commentaires sur mon intelligence et mes bons sentiments,
D'après lui je me comportais en garçon responsable devant les hommes
Mais aussi devant Dieu bien sûr. Après avoir parlé ainsi avec moi,
Il se sentit un peu mieux, il était arrivé à occuper ce temps-là où l'angoisse
L'aurait emporté, l'aurait rendu malade. Mon père partait et lui non, alors
On devait prier pour qu'il revienne bientôt, seulement au son de sa voix,
J'avais l'impression qu'il partait pour toujours et que jamais nous ne le reverrons.
Sa tristesse révélait son visage des mauvais jours, miné en profondeur et aussi pâle
Qu'un lépreux en phase terminale, j'en fus terrorisé, mais il me fallait sortir de ce trou
Dans lequel il me mettait, ce gouffre d'angoisse, d'angoisse et de mort.
On se mit à l'écart des autres personnes présentes pour prier dans une chambre
Avec une calotte sur le crâne, la sienne était noire, la mienne blanche.
Le livre de prières à la main, il commença à lire à haute voix et moi, après lui,
Je devais répéter bêtement ces mots en hébreu que je ne connaissais pas du tout.
Je pris conscience de n'être pas grand-chose devant cette mascarade,
Je ne pouvais pas dire non, refuser de faire ce qu'on me demandait :
Je n'étais pas encore un homme puisqu’impuissant devant cette tache à exécuter,
Comme un perroquet, je suivais le mouvement de ses lèvres pour dire à peu près
Les mêmes mots avec les mêmes intonations, c'était grotesque.
Pendant un cours instant mon esprit s'en allait. Par la fenêtre je voyais des gens aller,
Des gens venir, mais il m'était important de rester toujours dans la prière,
Car c'était la seule façon que j'avais, d'après les dires de mon oncle,
De faire quelque chose pour mon père. Je dois reconnaitre à sa décharge,
Qu'en effet cet acte commun à toutes les religions apporte du soulagement
Même si la terre tremble sous vos pieds, même devant la pire des situations...

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