Ce n`est plus mon affaire

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Ce n`est plus mon affaire
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Je n’avais pas encore décroché mon bac que la grande question m’a été posée :
« Que souhaites-tu faire plus tard ? ». Ma réponse a fusé : « pédiatre ». Grand
silence de mon père, médecin humaniste et personnage très lucide : « Ma fille, ce
n’est pas pour toi car c’est sans aucun doute une des spécialités les plus difficiles et
tu es fragile, tu aimes trop les enfants. »
Bac en poche avec option langues étrangères, je suis partie à la conquête de mon
diplôme de Langues Etrangères Appliquées pour devenir interprète. Hélas, à
l’époque (sans aucun doute aujourd’hui encore), les langues étrangères étaient bien
plus théoriques que pratiques et le résultat ne s’est pas fait attendre, j’ai dû une fois
de plus renoncer à mon projet.
Nouvelle orientation : je décide de compléter mon DEUG de LEA par un diplôme de
Gestion des Entreprises et des Administrations. Lors de cette formation j’ai eu la
chance de suivre les cours de Guy Croussy qui m’a sans doute ouvert des horizons
nouveaux dont celui de retourner dans l’univers des livres que j’avais longtemps
délaissés.
Le temps passe avec quelques petits boulots et je décide de passer le concours
d’institutrice sans réaliser que je retournais vers mon besoin premier qui était de
me consacrer aux enfants.
Après une formation et des remplacements, je décroche finalement en 1991 mon
poste de manière définitive dans un petit village de campagne. Nous sommes deux à
arriver simultanément dans la même école : lui et moi. Plusieurs rentrées scolaires,
plusieurs projets éducatifs, beaucoup d’investissement personnel. De plus en plus de
travail pour nous enseignants et pour nos petits.
L’avantage de cet accroissement de travail, de dossiers, de matières a été que
chacun est sorti de son cocon classe et que nous nous sommes vraiment mis à
constituer une équipe de travail où chacun a développé ses domaines de
compétences en décloisonnant : j’enseignais l’anglais et l’histoire dans les
différentes classes pendant que d’autres se chargeaient de la géographie etc.
La machine était bien huilée, tous les rouages ont très bien fonctionné pendant
treize ans. Et puis, force a été de reconnaître que notre collègue (arrivé en même
temps que moi), avec lequel je partageais le même niveau de classe, n’allait plus bien
du tout ; à tel point que je me suis retrouvée à porter deux classes à bout de bras.
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Le directeur avait beau alerter les hautes sphères, celles-ci continuaient de tourner
seules dans leur coin et nous tournions en rond en espérant ou désespérant, plutôt
même.
Puis le temps est arrivé où les enfants commencèrent à subir les conséquences de la
situation. Les parents voulaient bouger mais le directeur refusait en bloc. Pas
question qu’on entende parler de l’école et de son malaise. En désespoir de cause,
j’ai pris ma plume et ai écrit à l’inspecteur car pour moi il y allait du bien-être des
enfants et du mien. Longue entrevue avec à la clé ces mots : « Madame, vous voyez
l’épaisseur de votre dossier. Voici l’épaisseur du dossier de votre collègue. Je peux
même vous dire que quand vous êtes arrivée dans cette école à la même rentrée que
lui, il avait été déplacé sur ordre de l’inspection. Son dossier est TRÈS lourd. » Je
suis partie avec mon devoir de réserve en tête et l’assurance que tout allait bouger.
Il a été mis d’office en arrêt maladie avec obligation de se faire soigner. Je fus tenue
responsable de son évincement. Une collègue le soutenait complètement car elle
avait raté plusieurs épisodes du feuilleton. Elle est donc allée le trouver, j’ai
entendu parler de syndicats, de dépôt de plainte à mon encontre et comme elle a eu
peur, je fus mise en quarantaine dans l’école pour le courrier que j’avais écrit et ce
que cela avait engendré.
Je n’avais pas encore la cinquantaine et la quarantaine a eu raison de moi... Au
même moment, on m’a détecté une profonde déficience auditive – éreintée, à bout
de force physique et morale, je suis partie en congé maladie.
Au bout de deux ans, j’avais compris qu’il était hors de question pour moi de
retourner auprès des enfants (mon père avait raison). J’ai donc déposé un dossier
de demande de passerelle. Hélas pas de place ! Je suis allée jusqu’à épuiser mes
congés et toujours pas de passerelle, on m’a donc mise à la retraite pour invalidité.
Aujourd’hui en retraite pour invalidité – n’ayant pourtant aucun taux d’invalidité –
je n’ai pas de droits en tant qu’invalide, les établissements bancaires ferment leur
portes... Mon collègue a retrouvé un poste (sans avoir changé pour autant) avec des
petits derrière la porte de sa classe. Ce n’est plus mon affaire.
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