M. Frédéric VITOUX

Transcription

M. Frédéric VITOUX
RÉPONSE
DE
M. Frédéric VITOUX
AU DISCOURS
DE
M. Jean-Loup DABADIE
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Monsieur,
Une semaine avant votre élection à l’Académie, un hebdomadaire vous
consacrait un portrait de deux pages et faisait mine de s’interroger avec
perplexité : les immortels étaient-ils prêts à accueillir un saltimbanque ?
Le mot était lâché. D’autres journalistes s’en emparèrent. Saltimbanqueci, saltimbanque-là ! Dans l’univers médiatique, les formules ou les images
ressemblent à la calomnie si chère à Beaumarchais. Pour un rien, elles germent,
elles gonflent, elles se dressent, elles cheminent, elles tourbillonnent, elles
entraînent et elles tonnent. Un saltimbanque sous la Coupole, un saltimbanque en
habit vert… J’ai renoncé bientôt à relever dans la presse écrite ou audiovisuelle, à
votre endroit, toutes les reprises de ce mot – qui, par ailleurs, n’a rien de
déshonorant. Permettez-moi tout de même de me poser à mon tour la question :
êtes-vous vraiment un saltimbanque, Monsieur ?
On connaît l’origine italienne de ce mot, qui vient de saltare, sauter, et
banco, le banc, la scène. Le saltimbanque est l’amuseur public qui bondit sur son
estrade, dans les foires ou sur les places de village, qui égaie la foule par ses
boniments, ses mimiques, ses tours d’adresse, ou, comme le décrivait Paul
Claudel dans La Jeune Fille Violaine, « qui joue de la flûte, la tête en bas ». Eh
bien, je vous regarde, Monsieur, là, sur votre estrade ou votre gradin, et vous ne
me semblez pas jouer de la flûte, la tête en bas. Votre épée, vous ne la brandissez
pas à la façon d’un matamore de la commedia dell’arte. Aucune pitrerie ne vous
tente. Avec une sensibilité qui nous a touchés, vous venez de rendre hommage à
Pierre Moinot qui fut notre confrère et, mieux encore, notre ami. La solennité de
cette séance vous a étreint, je le devine sans peine. Pourquoi ? Tout simplement
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parce que vous n’êtes pas aguerri à l’art de vous donner en spectacle, que vous
n’avez jamais fait carrière sur les podiums afin d’amuser la galerie.
Pour le dire en d’autres termes, Monsieur, vous n’êtes pas,
professionnellement, l’homme de la lumière mais l’homme de l’ombre. Une
ombre très relative, certes, que votre talent et votre personnalité ont contribué à
éclairer de mille feux. Quel parolier de chansons, quel scénariste et dialoguiste,
quel auteur de sketches est aussi célèbre et choyé par les médias que vous, aussi
reconnu par le public ? Il n’empêche, et c’est le propre de votre métier, vous
n’êtes pas l’homme du tapage mais l’homme du silence – ce silence qui
accompagne toujours l’activité d’écrire, qui l’exige même. Vous n’êtes pas le
chanteur qui entraîne mais le parolier qui a su, dans la solitude, accorder ses mots
et son émotion à la mélodie qu’on lui proposait. Vous n’êtes pas la vedette de
cinéma adulée des foules mais le scénariste et dialoguiste qui, à l’abri de son
bureau, a imaginé d’abord ce monde qui va plus tard prendre vie, éclats et
illusions, faire concurrence à l’état civil. S’il fallait en somme vous définir d’un
mot, je dirais que vous êtes l’anti-saltimbanque par excellence – et c’est cet antisaltimbanque, si je puis dire, que je vais tenter d’évoquer devant vous sinon pour
vous.
C’est un bien curieux exercice – vous venez d’en faire l’expérience – que
celui de sacrifier au discours de réception académique, ce genre littéraire à part
entière qui comble soudain, j’y pense, une case demeurée jusqu’à présent
désespérément vide à mes yeux.
Permettez que je m’explique !
L’un de vos confrères scénaristes, Jean-Claude Carrière, m’avait proposé
autrefois une insolite classification des genres narratifs.
Il y avait d’abord, me disait-il, tout cet ensemble d’histoires racontées par
ceux qui les connaissent à l’intention de ceux qui les connaissent aussi. On pense
aux représentations mythiques et tragiques, bien entendu. À Homère, Eschyle ou
Racine, quand nous frissonnons aux exploits prévisibles d’Achille, aux malheurs
attendus qui s’abattent sur Œdipe, aux tourments inéluctables de Titus ou de
Phèdre…
Les histoires racontées par ceux qui les connaissent à l’intention de ceux
qui ne les connaissent pas ? Il s’agit bien entendu de toutes celles, infinies, qui
font la matière même des fables, des nouvelles, des romans, avec ce bonheur ou
cette impatience qui saisissent le lecteur quand il tourne la page pour connaître la
suite, vibrer aux exploits des trois mousquetaires ou palpiter aux amours
clandestines d’Anna Karénine ou d’Emma Bovary. Inutile d’insister !
La tradition orientale des contes et de l’improvisation, voilà le type même
des récits racontés par ceux qui ne les connaissent pas à l’intention de ceux qui
ne les connaissent pas davantage. Que fait Schéhérazade tout au long des Mille et
Une Nuits sinon s’inventer des histoires à l’intention du sultan qui les écoute et
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les découvre en même temps qu’elle ?
Restait la quatrième, la dernière, l’énigmatique catégorie : les histoires
racontées par ceux qui ne les connaissent pas à l’intention de ceux qui les
connaissent déjà. À quoi la rattacher ? Je suis longtemps resté perplexe,
cherchant bien en vain des exemples, avant de songer précisément à ce qui nous
occupe aujourd’hui : le discours de réception académique, où il s’agit pour
l’orateur d’évoquer devant ses nouveaux confrères un homme qu’il n’a en
général jamais rencontré de sa vie, d’expliquer en somme ce qu’il ne sait pas à
des auditeurs qui, eux, le savent déjà parfaitement ?
Tel est bien le cas avec Pierre Moinot, pour vous qui n’avez pas eu ce qui
demeure à mes yeux l’un des grands privilèges que je dois à l’Académie, celui
d’avoir partagé avec lui ces jeudis matins à la Commission du Dictionnaire, où il
nous enrichissait de sa connaissance si intime et chaleureuse de la nature ou de
l’artisanat. Dans le même ordre d’idées, que pourrais-je à mon tour vous
apprendre sur vous-même que vous ne sachiez mieux que moi ?
Afin de contourner un instant cette difficulté, je m’interrogerais volontiers
sur ce que, par définition, vous ne pouvez pas connaître non plus. Autrement dit
sur ce que vous auriez pu être et n’avez pas été.
Faire le portrait d’un homme, c’est évoquer son existence, parcourir sa
carrière, rappeler les principales circonstances de sa vie. Je crois tout de même
qu’il existe un autre type de portrait que l’on pourrait appeler le portrait par
défaut. Il n’en est pas moins révélateur, s’il est vrai que les ombres dessinent
autant que les lumières ou les vides que les pleins.
Quelles carrières s’offraient à vous, que vous avez finalement négligées au
profit des « arts frémissants », pour reprendre votre belle expression ? Votre
talent, vos aptitudes, et votre formation vous auraient permis d’exercer des
professions aussi honorables que professeur, romancier ou journaliste. Difficile
de les oublier. C’est que vous êtes un homme complexe, Monsieur, au riche
passé comme aux virtualités insoupçonnées de ceux qui n’auraient de vous
qu’une vision bien sommaire.
Pour parler franc, le premier de ces Jean-Loup Dabadie-là, le Jean-Loup
Dabadie professeur à la Sorbonne et, qui sait ? un jour titulaire d’une chaire au
Collège de France, est de tous le plus difficile à concevoir. C’était celui, je
l’imagine sans peine, qu’attendaient vos parents. Mais comment concilier la
longue et scrupuleuse patience qu’exigent les travaux universitaires avec
l’homme, le jeune homme pressé que vous étiez déjà ?
Tout semblait se présenter pourtant sous les meilleurs augures. Une
scolarité prometteuse, à Grenoble d’abord, où vivaient vos grands-parents, puis à
Paris, dès l’âge de douze ans, au lycée Janson-de-Sailly. Aucun doute, vous êtes
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un bon élève. Un fort en thème. Et, qui plus est, un fort en version aussi.
Particulièrement en version grecque. Si bien que vos professeurs vous inscrivent
au Concours général. Quel honneur ! Après l’épreuve, vous rayonnez. Vous
n’avez commis aucune faute. Déjà vous vous voyez lauréat et imaginez la fierté
de votre mère tant chérie et de votre père Marcel, auteur de sketches pour la
radio, parolier des Frères Jacques, de Tino Rossi ou de Maurice Chevalier.
Hélas ! Pas le moindre accessit ne vient vous récompenser. Que s’est-il passé ?
Un détail sans doute – ou plutôt l’essentiel : le style. Il ne suffit pas d’être littéral.
Encore faut-il animer sa phrase d’un peu de couleurs, de rythme, d’élégance. La
leçon, pour vous, ne sera pas perdue. En attendant, vous n’avez pas encore seize
ans et vous vous retrouvez bachelier, avec mention s’il vous plaît !
Suivent les classes d’hypokhâgne puis de khâgne à Louis-le-Grand, ce qui
ne vous empêchera pas par la suite d’assister à des cours de grec à la Sorbonne,
où un professeur vous parle de Thucydide et vous éblouit. Doit-on la nommer ?
Jacqueline de Romilly. Reste que le mot khâgne a une fâcheuse tendance, pour
vous, à rimer avec bagne. Peut-être l’étudiant que vous êtes songe-t-il à ce mois
de juillet que vous aviez passé, adolescent, au Festival d’Avignon, où vous vous
étiez fait engager comme aide-régisseur. Vous aviez approché Gérard Philipe, qui
interprétait Le Prince de Hombourg et Jean Vilar qui, deux jours avant la
première de Cinna, n’avait pas retenu un traître mot du long monologue
d’Auguste et vous avait demandé de lui souffler le texte. À Louis-le-Grand, vous
rongez votre frein. À force d’être rongé, ce frein bien entendu va finir par
lâcher…
Ce qui est une façon d’enchaîner sur la seconde fiction : Jean-Loup
Dabadie, un romancier qui vit de sa plume.
Vous n’avez pas oublié votre déception au Concours général. Vous avez
une revanche à prendre. Je soupçonne que vous aimez cela, les revanches, les
défis. Que vous, Jean-Loup Dabadie, en apparence si gentil, si lisse, si rieur, si
doué pour l’imitation, la moquerie fraternelle, si bon camarade aussi, vous êtes
plus secrètement un bagarreur, un angoissé, un perfectionniste, un teigneux qui
conteste tous les points litigieux au tennis, à l’exemple de vos personnages des
comédies cinématographiques d’Yves Robert. Vous aimez vaincre. À nous deux
Paris ! De Grenoble, vous avez gardé l’esprit stendhalien de conquête, de
séduction et de réussite. Mais si je vous dis « le rouge et le noir », pensez-vous
d’abord à Julien Sorel ou bien aux couleurs du Stade toulousain, vous à qui rien
de ce qui touche au rugby n’est étranger et qui lisez aussi volontiers Le Midi
olympique et L’Équipe que La Nouvelle Revue française ou Les Temps modernes
? Écrire et publier un roman, est-ce là, pour tout dire, une façon de pénétrer au
plus vite dans l’arène, de montrer à vos anciens camarades de Louis-le-Grand ce
dont vous êtes capable ?
Une séquence d’introduction sur le jeune Jean-Loup au travail, qui écrit,
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qui construit ses premières histoires, avant d’enchaîner sur une scène plus
longue, quand une amie de votre mère confie un jour à Hervé Bazin votre
premier manuscrit.
Quelques semaines plus tard, l’illustre romancier vous appelle. « Votre
texte est plein de scories et de naïvetés, mais il y a des pages qui m’ont soufflé…
Nous allons travailler tous les deux et je vous publierai chez Grasset. »
Vous êtes au paradis. Ce mot « soufflé », vous vous le répétez, vous le
dégustez. Mais le temps passe. Un mois, deux mois, six mois. Vous vous risquez
à écrire enfin au maître. La réplique ne tarde pas. « Je vous ai relu. Il est
préférable de renoncer à notre projet, nous perdrions l’un et l’autre notre temps. »
Tout s’écroule. C’est l’enfer. Mais pas question pour vous d’y moisir. Vous vous
remettez à l’ouvrage pour un nouveau livre. Et l’essai, cette fois-ci, va être
transformé (toujours ces métaphores rugbystiques qui vous vont si bien !).
En octobre 1958, alors que vous venez d’avoir vingt ans, les Éditions du
Seuil publient cette fois votre roman intitulé Les Yeux secs, comme si, à cet âgelà, en dépit des premiers chagrins d’amour qui sont souvent les plus douloureux,
on jouait encore les bravaches sans s’abandonner à je ne sais quelle
sentimentalité larmoyante. La tristesse, on lui dit bonjour, et voilà tout !
La référence à Françoise Sagan s’impose.
Elle se remet tout juste du grave accident de voiture dont elle a été victime
au volant de son Aston-Martin. La France s’en est émue. Auteur de trois romans
seulement, elle est déjà une légende, on ne dit pas encore comme aujourd’hui une
icône. Accident de voiture à part, aimeriez-vous connaître un tel succès et
devenir une légende à votre tour ? De nombreux jeunes écrivains de cette époque
devaient être sensibles à une telle ambition.
La preuve : il y a un côté Sagan qui saute aux yeux – ou plutôt dans vos
Yeux secs. Une écriture nerveuse, précise. Des phrases qui claquent. Sans
emphase. Une forme de cynisme laconique dans la peinture des états d’âme et de
cœur d’une jeunesse libérée, insolente, qui séduit, qui aime, qui trompe, qui
s’ennuie, que n’entrave aucun préjugé, qui assume enfin sa liberté sexuelle – une
jeunesse qui ne s’oppose même pas à ses parents mais qui fait pire ou qui fait
mieux : qui les ignore.
Votre héroïne s’appelle Annette. Elle a vingt ans, elle a votre âge. Vous
avez passé vos vacances d’après-guerre à l’île de Ré dans une maison construite
par votre père lui-même, à qui, enfant déjà si peu bricoleur, vous avez pourtant
tenté avec vaillance de donner un coup de main. Annette, comme vous, s’installe
à l’île de Ré. Un romancier, surtout un jeune romancier, en revient toujours aux
décors qui lui sont proches, n’est-ce pas ?
La demoiselle a été délaissée par Guillaume, son premier amant, un
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garçon qui juge à la réflexion plus profitable la compagnie de dames mûres, aux
comptes en banque plantureux, plutôt que celle de jeunes filles minces et
désargentées. Bien entendu, Annette ne pense qu’à se venger. De Guillaume ?
Sans doute. Mais, en attendant, de tous les garçons qui passeront à sa portée. Elle
sera sans pitié. Auprès d’un étudiant falot comme du fils trop crédule de l’épicier
du coin, dont elle ruinera la vie.
En lisant Les Yeux secs, j’ai pensé à l’un de vos films réalisé par François
Truffaut en 1972, que vous n’aimez guère, et je ne suis pas sûr que vous ayez
raison. Très librement inspiré d’un roman policier américain, il s’appelait Une
belle fille comme moi. Vous aviez imaginé là un personnage de femme toute de
faconde, de liberté, d’humour enjoué et de sensualité impitoyable pour ne pas
dire meurtrière. Je me demande si ce personnage, interprété par Bernadette
Laffont, ne venait pas pour une part de l’irrésistible et donc de la très redoutable
Annette qui aguiche, qui griffe et qui blesse mortellement pour ne pas pleurer.
Vous veniez d’avoir vingt ans, vous n’étiez pas majeur à cette époque, au
moment de la sortie de votre premier roman. C’est donc votre père qui avait traité
et signé en votre nom auprès de l’éditeur. Un an plus tard, en octobre 1959, vous
publiez Les Dieux du foyer. Vous êtes en âge cette fois de négocier et de parapher
son contrat. C’est un tournant. Vous n’avez plus besoin de votre père. Il s’est
éloigné de vous et vous pouvez désormais vous inspirer de lui. Ou des épreuves
familiales dont vous êtes le témoin.
L’action des Dieux du foyer se déroule à Grenoble. Un couple se disloque,
sous les yeux de ses enfants, un frère et une sœur sur le point d’être adultes et qui
monologuent tour à tour. Pour eux, il y a là comme une trahison. La justification
de leurs révoltes. Ils découvrent l’égoïsme un peu lâche des aînés, les misérables
mensonges du père, un professeur de lycée qui cachait sa vieille liaison et se
soucie fort peu des blessures qu’il inflige à son épouse trop patiente. Ils souffrent
– comme vous avez souffert, Monsieur, du divorce de votre père et de votre mère
à ce moment-là. Je ne crois pas être indiscret en le disant. À la question d’un
journaliste : « Votre plus grand regret ? », vous aviez déjà répondu sans hésiter, il
y a quelques années : « La séparation de mes parents ».
Je n’insisterai pas davantage sur votre vie privée, vos trois enfants,
Clémentine, Clément et Florent, dont vous êtes si fier, votre vie, aujourd’hui,
auprès de votre chère Véronique… mais il me semble tout de même que ce thème
de la séparation des parents, de leurs affrontements sous le regard désolé et, pis
encore, profondément meurtri de leurs progénitures, reviendra comme un
leitmotiv dans votre œuvre, tous genres confondus. Vous qui êtes si pudique ou si
secret, qui vous retranchez volontiers derrière vos personnages ou vos interprètes,
qui avancez en quelque sorte à couvert, eh bien là ! vous vous démasquez, vous
nous livrez un peu de vous-même.
La critique a salué avec sympathie et parfois même avec ferveur vos deux
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premiers romans. On pouvait lire dans Les Nouvelles Littéraires : « Jean-Loup
Dabadie possède ce style nerveux, un lyrisme spontané, de l’élégance dans la
désinvolture. » Et Claude-Edmonde Magny, qui fut une grande historienne de la
littérature, n’hésitait pas, dans L’Express, à parler de vous comme d’un « auteur
admirable de vingt ans », rien de moins ! Les archives de l’Institut national de
l’audiovisuel sont précieuses. Un ami journaliste et écrivain, Stéphane Hoffmann,
m’a fait parvenir, sur mon ordinateur, des extraits d’une émission de la télévision
française du 19 septembre 1959. D’une image assez charbonneuse surgissait un
très jeune journaliste à la mine réjouie, qui s’appelait Philippe Bouvard. Il vous
interrogeait avec malice, évoquant à votre endroit, je le cite, « cette longue
avenue de la littérature qui part de l’école maternelle, classe des bâtons, et aboutit
quelque fois quai de Conti, tout est possible… ».
Tout est possible en effet : ce quai de Conti où vous vous retrouverez un
demi-siècle plus tard… et même les chemins de traverse les plus surprenants que
vous allez emprunter avant d’y parvenir. Car la littérature, la longue avenue de la
littérature, pour l’instant, vous y renoncez. Si vos deux premiers romans ne sont
pas passés inaperçus, il serait très exagéré de dire pour autant qu’ils ont connu un
gros succès public. Si vous vous étiez dit : être Sagan ou rien ! la conclusion
s’imposait : c’était rien. Pour l’instant du moins. Était-ce une raison pour vous
montrer par la suite si sévère pour vos œuvres de jeunesse, dont la vivacité
impertinente pour l’une, l’amertume affligée pour l’autre ne sauraient laisser
indifférents, je crois, des lecteurs d’aujourd’hui ?
Adieu donc au brillant et impatient Jean-Loup Dabadie romancier ! Il a
tiré sa révérence. Serait-il entré plus tôt à l’Académie s’il avait persévéré dans la
carrière romanesque, si celle-ci lui avait permis de gagner sa vie ? Qui peut le
dire ? Comme éprouver du regret pour des œuvres incréées et donc, à strictement
parler, inqualifiables ?
Entre en scène alors un troisième et non moins éphémère Jean-Loup
Dabadie : le journaliste. Où le retrouve-t-on ? À peu près partout. Très
fugitivement à la revue Tel Quel, qui vient de se créer aux Éditions du Seuil,
animée par des jeunes gens épris de littérature, Jean-René Huguenin, Jean-Edern
Hallier ou Philippe Sollers, et que n’asphyxient pas encore le sectarisme,
l’hermétisme, le maoïsme et tous les -ismes si peu compatibles avec le libre
amour des lettres ; à l’hebdomadaire Arts, où il signe quelques critiques de film
et des reportages, se lie avec Antoine Blondin, Paul Guimard, Pierre Marcabru et
François Truffaut. Une rencontre est pour lui déterminante : celle de Pierre
Lazareff, l’emblématique, le légendaire patron de presse, qui contribue à lui
apprendre pour la première fois un métier. Comment conduire une enquête,
mener une interview, couper, titrer ou corriger un papier. La signature de Jean-
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Loup Dabadie, on la retrouve alors dans les journaux du groupe Lazareff : à Elle,
au Journal du dimanche, à Paris-Presse, mais surtout à Candide, dont il devient
bientôt rédacteur en chef adjoint…
On peut imaginer sans peine la carrière qui s’ouvrait à lui, ou à vous,
Monsieur, qui avez le sens du contact, l’esprit en éveil, une plume acerbe, le
talent du raccourci et même l’art de la caricature. Un grain de sable, pourtant, va
gripper la mécanique. Peut-être cette simple phrase, semblable à une tentation,
que vous a glissée un jour Pierre Lazareff, encore lui : « Il faut absolument que
vous écriviez pour le théâtre. » De toute façon, le temps est venu de partir au
service militaire. Vos amis, vos complices qui feront par la suite de brillantes
carrières – je ne les nommerai pas – se sont pour la plupart défilés assez
piteusement, les uns après les autres, prétextant des pieds plats ou une idiotie
pathologique afin d’éviter l’enrôlement. Pas vous ! Jean-Loup Dabadie
journaliste ? Fin de la séquence et fondu au noir…
Je viens d’évoquer ainsi, Monsieur, ce que vous n’avez pas été
durablement : ces années de formation si précieuses pour la ou les carrières qui
vont s’ouvrir à vous. Comme si, de l’universitaire, vous aviez retenu la patience,
le travail acharné, le souci de la recherche ; du journaliste, le goût de l’enquête,
de la justesse de ton, des « petits faits vrais » en accord avec la sensibilité de
l’époque ; du romancier le désir immodéré de raconter des histoires et d’inventer
des personnages… Dire maintenant ce que vous êtes est une entreprise autrement
délicate. Certes, depuis l’âge de vingt ans, vous avez toujours vécu de votre
plume. « Ma vie d’écrivain ? Une phrase qui ne s’achèvera jamais », dites-vous.
Fort bien. Vous êtes un homme de lettres par conséquent, je vous l’accorde
volontiers. Un homme qui va écrire des sketches, des paroles de chanson, des
pièces de théâtre, de libres adaptations théâtrales, des dialogues et des scénarios
de film, nous l’avons déjà souligné. Mais une question demeure, et qui n’a rien
de polémique, croyez-moi : êtes-vous d’abord un auteur, Monsieur ?
Prenons ce mot, bien entendu, au sens le plus étroit du terme.
Êtes-vous l’auteur que révèle un seul style – ce fameux style qui dessine
l’homme même, pour reprendre la remarque célèbre de Buffon ?
Êtes-vous l’auteur de confidences sanglotées et complaisantes,
d’imprécations impatientes, d’indignations sélectives, l’auteur narcissique qui
n’écrit que pour se délivrer, se consoler, prendre ses lecteurs – ou ses auditeurs,
ou ses spectateurs, peu importe ! – à témoin de ses intolérables souffrances ?
Très sincèrement, je ne le crois pas. Est-ce votre limite ? Je crois plutôt
que c’est là votre force. Il faut une personnalité sans faille, une énergie créatrice
indomptée pour se retirer comme cela, sur la pointe des pieds, et laisser, si j’ose
dire, vos personnages se débrouiller sans vous.
De l’auteur, vous ne retenez donc pas davantage ce brillant, pour ne pas
dire ce clinquant, qui s’exprime par ce que l’on appelle communément le mot
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d’auteur – ce mot qui amuse un instant, que l’on répète dans les dîners en ville et
qui permet de s’illustrer à bon compte, au détriment de la vérité de ses
personnages.
Il y a plus encore. L’auteur, comme l’entendent les romantiques, ne
supporte que la compagnie de sa muse. Il glorifie sa sacro-sainte liberté. Je ne
crois pas que vous goûtiez cette liberté-là. Vous avez besoin de règles, vous avez
besoin des impératifs les plus rigoureux ou des exigences les plus draconiennes
pour vous mettre au travail. « L’art vit de contraintes et meurt de liberté. » Nul
mieux que vous n’a donné sens au mot fameux de Cocteau.
De ces contraintes, tout de même, il y en a une, chez vous, qui me paraît
des plus singulières et excède celle des genres très stricts que vous avez abordés.
Vous avez besoin le plus souvent, Monsieur, d’un interlocuteur, d’un
contradicteur, d’un inspirateur, d’une force en somme qui vous pousse dans vos
derniers retranchements et vous permet de prendre votre essor. Ce va-et-vient
entre le silence de votre bureau, le libre jeu ou la liberté de votre imagination
patiente d’un côté, et de l’autre les stimulations de vos metteurs en scène ou de
vos interprètes, me paraît absolument vital, à la source même de vos plus belles
réussites.
Dramaturge, vous avez brillé dans la très libre adaptation d’auteurs
étrangers et vous avez signé pour Jérôme Savary un savoureux D’Artagnan
inspiré d’Alexandre Dumas – Dumas qui, par ailleurs, avait si souvent besoin, lui
aussi, d’un carcan, d’un canevas, d’un fait divers, d’une anecdote historique pour
les transformer et écrire ses meilleurs drames ou ses plus grands romans. Ce
rapprochement ne saurait vous désobliger.
Scénariste, vous n’avez jamais été aussi talentueux qu’en vous frottant – le
mot, ici, n’est pas trop fort – à des réalisateurs aussi personnels, impatients,
enthousiastes et parfois coléreux qu’un Claude Sautet par exemple – et j’en parle
d’expérience puisqu’il a été notre ami commun.
Parolier de chansons, vous avez su vous glisser dans l’univers mélodique
des chanteurs musiciens avec qui vous avez collaboré, leur écrire des textes,
j’allais dire des poèmes pour autant que la chanson est la forme la plus vivante de
la poésie d’aujourd’hui.
En bref, vous avez compris qu’il fallait d’abord vous effacer pour mieux
vous retrouver.
Je reviendrai sur ces diverses activités que vous avez exercées
simultanément, pour aborder sans plus tarder la première discipline qui vous a
fait connaître, celle d’auteur de monologues comiques, où, là aussi, votre
personnalité a dû s’abriter derrière celle des acteurs à qui vous destiniez vos
textes.
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Tout a commencé en 1962…
Vous avez à peine 24 ans. La guerre d’Algérie s’achève. Le général de
Gaulle a échappé à un attentat au Petit-Clamart. Marilyn Monroe s’est suicidée.
La crise des fusées soviétiques à Cuba fait trembler le monde. Vous qui êtes un
sportif passionné, vous n’avez pas oublié sans doute que l’équipe de France de
rugby, celle de Pierre Albaladejo, de Michel Crauste et d’André Boniface, ces
joueurs de légende, a remporté devant l’Écosse le tournoi des Cinq-Nations. Ces
nouvelles ont dû vous parvenir à Tarbes, où vous avez été mobilisé comme
simple soldat. Ce dont vous vous souvenez à coup sûr fort bien, c’est d’avoir
aperçu un jour, sur l’écran d’une télévision, au réfectoire, dans une émission de
variété de Michèle Arnaud, un jeune comique d’origine pied-noir, encore bien
maladroit sans doute, mais qui a attiré votre attention. Son nom : Guy Bedos.
Une nuit, alors que, dans la chambrée, aucun appelé n’a intérêt à badiner
avec le couvre-feu, vous vous blottissez tout de même à l’abri de vos couvertures
et, un crayon, un bout de papier et une lampe de poche à l’appui, vous vous
mettez à écrire deux sketches pour lui, pour cet inconnu si talentueux, si
prometteur, pour l’image que vous vous faites de lui et de sa personnalité. Vous
les intitulez : Bonne fête, Paulette et Le Boxeur. Encore une fois, vous ne
connaissez pas ce Guy Bedos, vous ne connaissez du reste pas encore grand
monde dans le milieu du spectacle, je n’ose pas dire du show business, et de la
télévision. Alors vous postez vos deux textes à l’intéressé par le biais de cette
Michèle Arnaud à la Télévision française, Paris. Et vous pensez à autre chose. Et
vous passez à autre chose aussi. In extremis, vous ralliez Saumur et une école des
officiers de réserve car, quitte à devoir vivre plus d’un an sous l’uniforme, autant
le faire dans les moins mauvaises conditions, n’est-ce pas ?
Quelques mois plus tard, miracle ! Qui voyez-vous apparaître un beau
soir, à la télévision française, toujours dans un spectacle de variétés ? Ce même
Guy Bedos, avec cette fois des fleurs de plastique à la main, pouffant de rire, l’air
d’un sale gamin, et commençant son numéro par ces mots : « Bonne fête,
Paulette… Et je lui donnerai mon bouquet… Elle a horreur des fleurs… » C’est
vous ! Enfin, ce sont vos mots, votre personnage, là, sur l’écran !
Ce sera entre Bedos et vous le début d’une longue amitié et d’une non
moins longue et fructueuse collaboration. Vos deux carrières prendront leur essor
en même temps. Vous écrirez bientôt des centaines de monologues comiques,
dont il restera votre principal interprète. Je n’aurai garde tout de même d’oublier
les autres : Sophie Daumier qui a été longtemps sa partenaire, Bourvil, Yves
Montand, Jacques Villeret, Muriel Robin ou Henri Salvador, et je ne cite que les
plus mémorables, aux ressources comiques et aux talents si divers, pour lesquels
vous aurez bientôt, si j’ose dire, l’occasion de travailler à façon, en connaissant
parfaitement leurs emplois, comme on disait autrefois au théâtre.
Pourtant, votre démarche, à chaque fois, me paraît identique. Vous vous
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emparez d’un personnage de la comédie humaine et sociale de votre temps : le
mari humilié par sa femme et qui se venge dérisoirement ; le père de famille
excédé par sa progéniture et incapable, en dépit de ses efforts, de la moindre
autorité ; le mari trompé, heureux et naïf ; le riche industriel qui se lamente de
payer des impôts ; le séducteur fanfaron et mufle ; le publiciste cynique qui
remodèle sans état d’âme l’apparence d’un futur candidat à une élection
présidentielle ; une apprentie comédienne face à un vieux producteur et j’en
passe… Avec un sens aigu de la caricature, qui exige d’abord un sens aigu de
l’observation, cela va de soi, vous poussez simplement vos personnages au bord
du précipice, au bout d’eux-mêmes, vers ce que je pourrais appeler l’absurde
révélateur. Et le comique, ou mieux l’hilarité naît qui, bien entendu, ne se serait
pas épanouie à ce point si l’on ne s’était pas reconnu dans vos portraits, si l’on
n’avait pas d’abord croisé vos personnages burlesques, tantôt pathétiques et
tantôt odieux. Si vous n’aviez pas eu cette faculté de saisir la vie dans ses
vibrations les plus ridicules et les plus émouvantes avant de la resserrer en un
concentré de spectacle.
Guy Bedos a eu un jour devant moi une formule frappante : « Les textes
de Dabadie ne sentent jamais le papier. » Vos écrits attendent en effet de
s’animer. Le texte n’est pas une finalité. Le texte est un prétexte. Tout doit se
révéler sur scène. Et tout se justifie sur scène.
Je retiens aussi les paroles d’un critique : « Son talent consiste
principalement dans l’art d’attirer l’attention… Il ressemble à un homme qui
viendrait arrêter les passants dans la rue, les saisirait au collet, leur ferait oublier
leurs affaires et leurs plaisirs, les forcerait à regarder… » Bien entendu, le mérite
de vos interprètes se doit encore une fois d’être souligné. Lire tout de même, lire
simplement, silencieusement, vos monologues qui ont été rassemblés en volume,
en nous faisant notre propre mise en scène intérieure, est déjà source de
jubilation. Jusqu’à leur chute finale, la dernière phrase, l’ultime amplification –
cet art que soulignait un autre commentateur, je le cite : « S’il développe un peu
son idée, c’est pour finir sur un mot propre à clouer l’attention sur place. »
Pardonnez-moi, Monsieur, si je viens de vous induire en erreur ! Le
premier critique s’appelait Hippolyte Taine, le second Marcel Jouhandeau. Ils
évoquaient chacun un précédent auteur de sketches ou de portraits, l’un des plus
illustres parmi les académiciens des siècles passés : La Bruyère. Ils pensaient à
ses personnages, à ses Caractères, à Gnathon dont l’égoïsme est révoltant, à
Ménalque dont la distraction est burlesque ou à Arrias le bavard, le hâbleur qui,
dans un véritable numéro comique, se targue de l’amitié et des confidences d’un
ambassadeur revenu d’un pays lointain, que bien entendu il ne connaît pas et à
qui, sans le savoir, il s’adresse précisément ce soir-là, le malheureux !
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Êtes-vous un héritier de La Bruyère ?
La question est écrasante et je ne suis pas là pour vous écraser, rassurezvous, ou, si vous le préférez, pour mettre à mal votre modestie. Afin de corriger
cet intrépide parallèle, je préciserais aussitôt que vos sketches, à mes yeux, sont
aux Caractères de La Bruyère ce que La Belle Hélène d’Offenbach est aux
poèmes homériques : leur versant résolument comique ou extravagant. Et c’est à
dessein que je cite ici « la belle Hélène » pour mieux évoquer un instant non pas
une académicienne qui nous est proche mais un académicien dont plus d’un
siècle nous sépare et avec qui vous avez, me semble-t-il, bien des points
communs : Henri Meilhac.
Mais auparavant – c’est le nom de Meilhac qui m’y fait songer –,
j’aimerais insister sur cette longue tradition qui a permis d’accueillir, au sein de
l’Académie, des écrivains qui ont toujours préféré le sourire aux larmes, cette
grande lignée des amuseurs – à condition de n’attribuer à ce terme nulle
connotation dédaigneuse. Philosophes, auteurs de tragédie, moralistes, savants,
poètes lyriques, diplomates, romanciers, médecins, hommes d’État ou hommes
d’Église ont eu de tout temps leurs places parmi nous. Mais aussi bien, ne
l’oublions pas, des auteurs de comédies, de ballets, de chansons, d’œuvres
aimables en somme.
Notre confrère Marc Fumaroli nous le rappelait dans le texte qu’il
consacra à la Coupole pour la collection des « Lieux de Mémoire » : « Les genres
légers, eux-mêmes liés au divertissement, ne sont pas du tout ostracisés par
l’Académie naissante, qui redoute l’air “ gourmé ” et “ pédant ”, et qui se garde
de s’enfermer dans la gravité du grand style. Voiture, Benserade sont les
premiers talents dans le genre galant, entendons spirituel et gai… à être reçus
parmi les Quarante »… Et de conclure son développement par ces mots : « De
Collin d’Harleville à Labiche, même au plus fort de l’empesage victorien,
l’Académie a fait bon accueil au rire et au sourire, lien social par excellence, et
particulièrement prisé dans le meilleur monde de tous les temps. »
Que d’excellents auteurs, Monsieur, dont vous êtes en somme l’héritier !
Je pourrais en citer d’autres : le marquis de Boufflers, filleul et protégé du roi
Stanislas Leszczynski, à qui ses poésies légères et ses contes libertins avaient
donné une manière de célébrité ; Philippe-Paul de Ségur, qui eut le grand mérite
de voter pour Victor Hugo et qui participait aux réunions des « Dîners du
Vaudeville ». Je n’aurais garde d’oublier Robert de Flers qui, avec son complice
Caillavet, sut moquer si bien ses confrères de l’Académie dans L’Habit vert ou
bien Marcel Achard et André Roussin, qui ont siégé, il n’y a pas si longtemps,
parmi nous. Impossible aussi de passer sous silence Maurice Donnay, élu en
1907, qui commença sa carrière comme auteur de chansons pour le célèbre
cabaret du Chat noir. À propos de chats, comment n’éprouverais-je pas enfin une
tendresse particulière, au XVIIIe siècle, pour un homme comme François-Augustin
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Paradis de Moncrif ? Il écrivit un nombre incalculable de madrigaux,
d’arguments de ballet, de livrets d’opéra-comique, un Essai sur la nécessité et les
moyens de plaire, tout était avoué par ce titre, et mieux encore à mes yeux, en
1727, quelques années avant de rejoindre l’Académie, une Histoire des chats
devenue célébrissime, et qui est aussi désinvolte, attendrie et savante que légère.
La légèreté ! On ne chantera jamais assez les mérites de ce mot, de cette
ambition. Pour y parvenir, il faut de la grâce, de l’esprit, de la désinvolture. C’est
un art de haute civilisation que celui de tout faire venir à la surface, pour un
monologue ou sur un écran. Ne nous y trompons pas, « seule la bêtise est
profonde », comme l’avait souligné l’un des plus grands esprits du XXe siècle,
l’italien Alberto Savinio.
En parlant tout à l’heure de Meilhac, j’aurais pu évoquer aussi bien
Ludovic Halévy, qui fut encore son complice dans l’écriture d’autres livrets
d’anthologie pour Offenbach comme La Vie parisienne, La Périchole, La
Grande-Duchesse de Gérolstein ou Les Brigands, pour ne rien dire du chefd’œuvre de Bizet et de l’opéra français du XIXe siècle, Carmen… mais je m’en
tiendrais au premier, non pas parce que j’ai le privilège d’occuper son fauteuil à
l’Académie mais parce que les points communs entre vous, je l’ai dit, sont des
plus troublants.
Comme Henri Meilhac, votre famille est originaire de la province, lui de
la Corrèze et vous du Dauphiné.
Comme Henri Meilhac, vous avez étudié au lycée Louis-le-Grand.
Comme Henri Meilhac, vous vous destiniez ou on vous destinait à des
études supérieures, l’École polytechnique pour lui et l’École normale supérieure
pour vous.
Comme Henri Meilhac, vous y avez renoncé pour vous lancer, à vingt ans,
dans le journalisme.
Comme Henri Meilhac, vous avez goûté très vite au théâtre, mais je ne me
risquerai pas à confronter vos propres pièces ou vos adaptations aux succès de
notre lointain confrère, dont les titres nous laissent aujourd’hui perplexes : Les
Méprises de Lambinet, Le Mari de la débutante, La Veuve, Frou-Frou ou encore
Madame attend Monsieur, dont je ne crois pas, après La Belle Hélène, qu’il
s’agissait cette fois d’une variation sur L’Odyssée, Pénélope guettant le retour
d’Ulysse.
Comme Henri Meilhac, nous arrivons à l’essentiel, vous avez excellé dans
cet art délicat, savant, intuitif et finalement assez mystérieux qui consiste à
appliquer des paroles sur de la musique, une poésie orale ou une alchimie de
mots sur l’espièglerie ou la suavité d’une mélodie.
Comme Henri Meilhac plus précisément, qui écrivit La Belle Hélène en
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songeant à son interprète, Hortense Schneider, l’une des reines incontestées du
Second Empire, vous avez écrit autrefois une chanson intitulée La Chanson
d’Hélène pour une autre Schneider, une comédienne de notre époque, dont vous
avez été jusqu’à sa mort le confident et l’ami, Romy Schneider…
Quel travail que celui de librettiste ou de parolier ! Meilhac confessait :
« Il n’y a pas une phrase qui n’ait été écrite et souvent hélas ! dix fois, vingt fois
par moi. » La correspondance d’Offenbach avec ses auteurs témoigne de la
précision harcelante du compositeur dans ses demandes.
Avez-vous subi de telles contraintes ou de telles directives de la part de
vos interprètes ? De Serge Reggiani qui, le premier, vous a poussé dans cette
carrière de parolier et à qui vous avez offert en retour l’inoubliable Petit
Garçon ? De Barbara et de Jacques Dutronc ? De Juliette Gréco et d’Yves
Montand ? De Michel Sardou (je pense à Tous les bateaux s’envolent et au
Chanteur de Jazz) et de Sylvie Vartan ? De Robert Charlebois et de Nana
Mouskouri, ou encore de Julien Clerc, pour qui vous avez écrit, à mon sens, les
plus belles de vos – et de ses – chansons, de Ma Préférence à Femmes, je vous
aime en passant, si j’ose dire, par Les Oiseaux dans les arbres et L’Assassin
assassiné ? Une chose est sûre : vous n’êtes pas de ces paroliers qui écrivent dans
leur coin, à charge ensuite pour le compositeur-interprète de plaquer dessus sa
propre mélodie. Le résultat, dans ce cas, est souvent décevant. On connaît
l’avertissement désolé et catégorique de Victor Hugo : « Défense de déposer de
la musique le long de mes vers ! » Votre démarche, j’insiste, est le plus souvent
inverse. Vous faites surgir des mots et des images, semblables à des apparitions,
hors de la nébuleuse musicale ou mélodique qui les justifie ou les prédestinait.
Votre œuvre d’auteur de chansons, qui a commencé dès la fin des années
1960, est impressionnante. Elle se poursuit encore aujourd’hui. J’ai cité
quelques-uns de vos interprètes. On m’a confié que certains d’entre eux avaient
pu paraître parfois circonspects, à la première lecture des paroles que vous leur
proposiez. Mais c’était avant de les chanter, précisément, avant qu’elles ne
s’allègent et ne s’ensorcellent, avant que leurs silences comblés, dans tous les
sens du terme, par la musique, ne trouvent ainsi leur pleine éloquence. « C’est
quand on les a en bouche qu’on se rend compte de leur force » souligne
précisément Julien Clerc à propos de vos textes, lui qui aime dire encore de
vous : « Jean-Loup Dabadie, il n’est pas musicien mais il est musical. »
Franchement, qui songerait à déguster, dans le recueillement d’une
bibliothèque, les couplets de Meilhac et Halévy alors qu’ils sont inoubliables,
diableries offenbachiennes à l’appui ? La belle et sensible mélancolie de vos
chansons est certes d’une autre qualité poétique et c’est à bon droit qu’elles ont
été rassemblées en volume. Reste qu’elles sont d’abord faites pour la musique.
Impossible d’imaginer cet air célébrissime, ce standard comme on dit dans la
profession, de On ira tous au paradis sans Michel Polnareff. Et Maintenant je
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sais se confond avec la voix, avec le grain de la voix du grand Jean Gabin…
La voix !
Nous voici maintenant au théâtre, nous qui avons gardé en mémoire le
timbre si ample, si rocailleux, si tellurique parfois d’un autre comédien de
légende : Pierre Brasseur. Malheureusement, je n’avais pas songé à l’applaudir le
10 mars 1967, au Théâtre de Paris, pour la première de votre pièce La Famille
écarlate – écarlate comme la colère ou le sang, autrement dit la tragédie, ou
écarlate comme la scarlatine, autrement dit la comédie. Pierre Brasseur y donnait
la réplique à Rosy Varte et à Françoise Rosay. Quelle distribution pour l’auteur
de 29 ans, que vous étiez alors !
Vous vous en étiez donné à cœur joie, déployant un goût immodéré du
burlesque, de l’absurde, dans la peinture de votre famille qui se déchirait pour
savoir qui tuerait le despote, le patriarche, Pierre Brasseur bien entendu. L’ombre
d’Eugène Ionesco planait sur votre pièce. L’esprit du boulevard aussi.
Quel concours de circonstance vous a entraîné par la suite à préférer les
libres adaptations théâtrales à l’écriture solitaire d’autres pièces de votre cru ? Je
pense à la façon dont vous avez en quelque sorte désossé, reconstitué et dialogué
de gros succès venus d’Angleterre ou d’Amérique, comme Le Vison voyageur et
Double Mixte de Ray Cooney, ou Deux sur la balançoire de William Gibson, qui
vous valut un Molière du meilleur adaptateur en 1987. Est-ce, comme je l’ai déjà
souligné, parce que votre imagination est comme stimulée par un point d’appui
ou de départ ? Parce qu’une re-création est nécessaire, si j’ose dire, à vos
récréations ?
Ce qui nous entraîne tout naturellement vers cette dernière discipline, la
plus importante à mes yeux, de votre carrière : le cinéma, cet art composite par
excellence.
Une fois de plus, la difficulté s’impose. Comment retrouver Jean-Loup
Dabadie, dans l’abondante filmographie – plus de trente long-métrages ! – où
votre nom figure au générique ? Quel dénominateur commun entre une comédie
policière comme La Poudre d’escampette de Philippe de Broca et une souriante
et savoureuse étude de mœurs comme La Gifle de Claude Pinoteau, où Lino
Ventura, en 1974, se faisait voler la vedette par une gamine encore peu connue
qui s’appelait Isabelle Adjani ? Quels liens entre un film d’aventure aussi âpre
que Descente aux enfers de Francis Girod et la brillantissime fantaisie
sentimentale qu’est Le Sauvage de Jean-Paul Rappeneau ?
Il y a déjà plus d’un demi-siècle, les jeunes critiques des Cahiers du
cinéma, qui allaient former la future Nouvelle Vague, guerroyaient en faveur de
la politique des auteurs. Comprendre : pour la prééminence des seuls metteurs en
scène. Les scénaristes qui travaillaient avec John Ford, Jean Renoir ou Fritz
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Lang, à peine méritaient-ils d’être mentionnés comme de dociles serviteurs, rien
de plus. Sans doute était-il nécessaire de souligner alors une forme de cohérence
dans l’œuvre cinématographique de ces réalisateurs, très bien ! Je ne mentionne
pas, bien entendu, les très rares cinéastes qui furent les auteurs complets de leurs
films, de Federico Fellini à Ingmar Bergman, d’Éric Rohmer à Woody Allen,
sans oublier notre ancien et admirable confrère René Clair, si injustement
malmené par cette même Nouvelle Vague. Reste que cette prise de position en
faveur de tous les metteurs en scène qu’ils admiraient, et qu’ils voulaient
considérer comme les seuls auteurs de leurs films, était absurde, dès lors qu’elle
devenait une injonction, une affirmation sans exceptions et sans nuances.
Jacques Prévert, Henri Jeanson, Jean Aurenche et Pierre Bost furent tout
autant des auteurs de films que Marcel Carné, Henri Duvivier ou Claude AutantLara, avec qui ils travaillèrent dans le cinéma français des années 1930 et 1940.
Souligner le prodigieux épanouissement de la comédie italienne des années 1960
et 1970, c’est évoquer sans doute Dino Risi, Mario Monicelli ou Ettore Scola,
mais c’est saluer d’abord des scénaristes et dialoguistes aussi inventifs qu’Age,
Scarpelli, Ennio Flaiano ou Suso Cecchi D’Amore. On multiplierait à l’envi les
exemples de ce type.
Jean-Loup Dabadie auteur de films ? L’Académie française ne s’y était
pas trompé, qui vous avait décerné en 1983 le Grand Prix du cinéma pour
l’ensemble de votre œuvre – le mot œuvre était prononcé ! Mais cette œuvre, j’y
reviens, comment la définir ?
Votre ami de longue date Bertrand de Labbey, qui dirige aujourd’hui
l’agence Artmedia, m’a fait un jour une remarque que je n’ai pas oubliée : « La
part féminine de Jean-Loup Dabadie, on la retrouve dans ses chansons ; son côté
masculin, il faut le chercher dans ses films. »
Tout est là, en effet. La tendresse, la nostalgie, l’élégie, les amours déçues
ou perdues, la beauté des femmes, elles ont été par vous mises en vers avant
d’être traduites en musique. Dans vos films, en revanche, règne le plus souvent
un monde d’hommes. D’hommes au pluriel, des amis, des copains, des
complices, qui plaisantent, qui s’affrontent, se défient, se jalousent, se quittent, se
retrouvent, s’entraident et évitent avec plus ou moins de bonheur les écueils de la
vie ou les pièges de l’amour.
Aucun doute, les meilleurs films de Claude Sautet, comme Vincent,
François, Paul et les autres, de même que les meilleurs films d’Yves Robert
comme On ira tous au paradis, répondent à cette définition-là. Ils ne se
ressemblent pourtant pas ? Voire… Pascal Jardin le soulignait avec malice :
« Prenez les histoires et les dialogues que Jean-Loup écrit pour Claude Sautet,
mettez-les dans un shaker, agitez puis versez : vous avez les films d’Yves Robert,
tout le monde éclate de rire. » Je n’ai pas oublié non plus cette remarque de
Michel Piccoli, qui vous appelait un auteur mélancomique. Mélan… en effet chez
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Sautet et comique chez Yves Robert, le même Jean-Loup Dabadie en somme,
côté pile et côté face.
Il y a plus d’un an, Félicien Marceau qui, parmi les premiers, avait
exprimé le souhait de vous voir parmi nous, au sein de notre Compagnie, m’avait
dit en substance : « Ce qu’il y a de très intéressant chez Jean-Loup Dabadie, c’est
qu’il est l’un des seuls à avoir donné une présence et une vie à un type de
personnages que l’on ne rencontre pour ainsi dire jamais dans l’art dramatique et
que je pourrais appeler les garagistes. »
J’ai cherché des garagistes dans vos films. Bien en vain. À la rigueur le
personnage interprété par Claude Brasseur dans Un éléphant, ça trompe
énormément, qui travaille chez un concessionnaire automobile, mais ce n’est pas
tout à fait la même chose. La remarque de Félicien Marceau n’en reste pas moins
très pertinente si, par « garagiste », il faut entendre avec lui ce type de
représentant des classes moyennes, chaleureux, heureux d’avoir réussi dans les
affaires, qui préfère les bistrots de quartier aux cafés philosophiques et les
vestiaires de ses clubs de sport, où il plaisante avec ses amis, aux coulisses des
théâtres d’avant-garde ou des librairies de livres anciens du Quartier latin.
Qu’il n’y ait pas de malentendus ! Vos personnages, vous les aimez – et
vous avez bien raison de les aimer. Le ricanement des intellectuels contre ceux
qu’ils nomment les bourgeois est insupportable. « L’horreur des bourgeois est…
bourgeoise », disait Jules Renard. Vous êtes un scénariste généreux. Vos
personnages contradictoires, chaleureux et impatients parfois, peuvent avoir
toutes nos qualités et tous nos défauts. Nous nous reconnaissons en eux.
Qui rencontre-t-on trop souvent sur les écrans ? Des héros invincibles ou
des tueurs en série, sans oublier des héroïnes somptueuses et irréelles. « Le
cinéma, c’est l’art de faire faire de jolies choses à de jolies femmes », disait
Truffaut. Cette définition en vaut d’autres, et notre cinéphilie y trouve souvent
son compte… ou son contentement. Permettez-moi tout de même de préférer vos
personnages si fraternels aux séduisantes marionnettes de La Guerre des étoiles
ou des Aventuriers de l’Arche perdue !
J’aimerais saluer tout particulièrement l’un des plus beaux caractères que
vous ayez jamais dessiné et à qui Yves Montand avait su donner sa faconde, sa
jactance, sa vulnérabilité ou sa vulgarité touchante. Je pense à César dans le film
qui reste aussi, à mon sens, le chef-d’œuvre de son réalisateur Claude Sautet :
César et Rosalie – César avec ses mensonges de collégien, son aplomb, son
inculture crasse et surtout son amour pour Rosalie, pour Romy Schneider que ne
laissait pas indifférente non plus l’artiste ténébreux et ironique joué par Sami
Frey.
Au fond, c’était la même histoire que celle que Truffaut venait de tourner
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avant vous : Jules et Jim. C’était la même histoire, le saviez-vous l’un et l’autre,
que celle d’Ernst Lubitsch en 1933, Design for living (en français Sérénade à
trois), avec Gary Cooper, Fredric March et Miriam Hopkins… Autrement dit,
une femme amoureuse de deux hommes en même temps. Mais l’important, chez
vous, était dans le traitement de vos personnages. Non pas d’éblouissantes
abstractions de comédie comme chez Lubitsch ni d’aimables silhouettes un peu
décolorées par la nostalgie comme chez Truffaut, qu’avait inspiré le roman
d’Henri-Pierre Roché, mais des êtres d’une vie désarmante, inscrits dans leur
temps, dans leur milieu social, comme à portée de mains ou de cœurs, qui
échappent à tous les stéréotypes.
Je n’ai pas l’intention, Monsieur, de reprendre et de commenter chacun
des titres de votre copieuse filmographie. Le temps nous manquerait, et il est
l’heure de conclure. Un point, tout de même, me frappe, que j’aimerais encore
souligner. Si, dans les décennies futures, un sociologue ou un historien voulait se
pencher sur notre Cinquième République, depuis ses origines, et comprendre
comment vivait la France non pas profonde ou d’en bas (ces qualificatifs
dédaigneux n’ont aucun sens !) mais majoritaire, celle qui a contribué à sa
prospérité économique, à incarner ses modes de vie, de penser, d’agir et de se
distraire, je crois qu’il serait bien avisé de se pencher sur votre œuvre
cinématographique. Vos personnages, bien entendu, ne sont pas des Français
types, des Français moyens. Ils ne sont pas moyens du tout ! Vous aimez les
doter d’un passé, d’un avenir, en dehors de l’action, de ce qui apparaît sur le
scénario, comme pour mieux les lester d’une charge de vie ou de vérité
dramatique des plus singulières. Vous êtes cependant, selon une formule trop
convenue, un précieux témoin de notre temps, de notre histoire. Il y a du Balzac
en vous – toutes choses égales, bien entendu. Avec parfois aussi la même forme
d’ébriété romanesque.
Après avoir lu Les Yeux secs, il y a plus de cinquante ans, Kleber Haedens
s’écriait dans Paris-Presse : « Nous attendons avec confiance et sympathie le
prochain roman de Jean-Loup Dabadie. » Nous aussi, nous l’attendons. Et vous
pouvez compter sur nous, Monsieur, pour vous le rappeler désormais chaque
jeudi ! Nous ne vous laisserons pas en repos à ce sujet, tenez-vous-le pour dit !
Quel dommage, pour tempérer notre impatience, que nous ne puissions
pas lire vos scénarios ! Ils sont uniques dans la profession. Non pas réduits à de
laconiques indications. Par exemple : Coupole de l’Institut de France, intérieurjour. Jean-Loup Dabadie, en costume d’académicien au milieu de ses confrères,
se lève. Dialogue : « Messieurs de l’Académie… » Au contraire, vous aimez
détailler dans chacun d’eux, dans chaque séquence, j’ai pu m’en assurer, la
couleur d’une robe, la température d’une pièce, son éclairage, son mobilier et ses
doubles rideaux, vous analysez les émotions qui agitent vos personnages, vous
relevez toutes les bribes de conversation autour d’eux, dans un café, au coin
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d’une rue, dans le métro, sans oublier les lumières de la ville. Pour un peu,
l’accessoiriste, le décorateur, le directeur de la photographie et même le metteur
en scène seraient réduits au chômage technique ou au rang de simples exécutants
de vos volontés.
Aucun doute : vous êtes un écrivain de cinéma. Ou mieux : un romancier
de cinéma. Et c’est ce romancier que j’ai plaisir ici même à saluer, pour le
dernier plan de notre séance, pour lequel j’imaginerais fort bien un lent
panoramique sur la salle, sur vos amis venus vous applaudir, alors que je lance la
phrase rituelle, la dernière réplique attendue, à votre intention, mon cher JeanLoup :
« Soyez le bienvenu parmi nous, Monsieur ! »

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