Comment une question politique peut
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Comment une question politique peut
Publication : Mélanges Genevois 2008, p. 1139 Comment une question politique peut-elle devenir une question judiciaire aux Etats-Unis ? Le verrou de l'intérêt pour agir Élisabeth Zoller, Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II) « Il n'est presque pas de question politique, aux États-Unis, qui ne se résolve tôt ou tard en question judiciaire »1. Le célèbre aphorisme de Tocqueville est toujours actuel, à condition toutefois de ne pas occulter l'adverbe « presque » qui en qualifie la portée. Il existe aux États-Unis une foule de grandes questions de société - qui sont toutes des questions politiques au sens fort du terme, comme la lutte contre la pauvreté, les inégalités raciales, ou les problèmes d'environnement - que beaucoup rêveraient de voir arbitrer par la Cour suprême ; mais très peu d'entre elles parviennent au prestigieux forum. La raison tient moins - comme on serait tenté de le croire a priori - au pouvoir de la Cour de choisir ses affaires en accordant ou en refusant l'indispensable writ of certiorari pour comparaître devant elle2 qu'aux conditions requises pour qu'une affaire relève de la catégorie des cases and controversies visée à l'article III, section 2, clause 1 de la Constitution, les seuls différends que la Cour (et le pouvoir judiciaire fédéral dont elle constitue la tête) sont habilités à entendre et juger. Une question - qu'elle soit ou non politique - n'a aucune chance d'être résolue par la Cour si elle ne réunit pas les conditions qui font d'elle un case ou une controversy, c'est-à-dire si elle ne pose pas un problème susceptible d'être résolu par un juge (case) ou par un arbitre (controversy), autrement dit, si elle ne satisfait pas aux critères du différend justiciable. Toute la question est de savoir ce qu'est un « différend justiciable ». En 1937, la Cour a donné une réponse très générale : c'est un différend « de nature à pouvoir être résolu par voie de décision de justice »3. Le juriste français prendra garde à ne pas confondre justiciabilité et recevabilité, ne serait-ce que parce que la première inclut des conditions qui ne relèvent pas de la seconde, comme la compétence. Les conditions de justiciabilité d'une affaire sont très diverses, mais en définitive, comme l'a précisé la Cour en 1968, elles se répartissent en deux séries de limites relatives à l'exercice de la fonction judiciaire. Ces limites sont différentes, mais complémentaires. Les premières, de nature procédurales, découlent de la nécessité pour le juge de n'accepter que les affaires qui se présentent dans un contexte procédural de type accusatoire et sous forme d'un différend dont le juge sait par expérience qu'il peut lui apporter une solution ; les secondes, de nature politique, dérivent de l'obligation pour le juge de limiter son rôle à celui assigné à la branche judiciaire par la répartition tripartite du pouvoir sans s'ingérer dans les domaines dévolus aux autres branches du gouvernement4. Des voix autorisées ont pu dire de la « justiciabilité » qu'elle était une nébuleuse aux contours flous, « un concept juridique de contenu indéterminé, rebelle à toute vérification scientifique, et dont l'usage est le résultat de plusieurs facteurs subtils »5. À y regarder de près, la doctrine de la justiciabilité permet surtout au juge de cadrer le contexte de l'affaire, un peu comme un photographe devait autrefois cadrer son sujet en fonction de la luminosité et de la distance. Pour être justiciable, un différend doit s'inscrire dans un certain contexte, contexte procédural, d'abord, en ce sens que le juge ne doit accepter que les affaires qui se présentent à lui sous un certain jour, c'est-à-dire sous un éclairage accusatoire avec un demandeur et un défendeur qui s'affrontent devant lui à coups d'arguments juridiques ; contexte de fond, ensuite, en ce sens que la question posée doit être à proximité des questions habituellement traitées par le juge et ne pas avoir un caractère politique qui risquerait de l'entraîner vers un terrain qui n'est pas le sien. La justiciabilité est une doctrine née des difficultés du contrôle de constitutionnalité des lois dans un système démocratique et qui est fondée plus sur des considérations de prudence, de sagesse, et d'opportunité politique, que sur des arguments de logique juridique pure. Les premiers balbutiements de la notion de différend justiciable sont apparus aux États-Unis dès la fin du xviiie siècle. Le 18 juillet 1793, le président George Washington - s'inspirant en l'espèce des pratiques en usage devant les cours d'Angleterre demanda à la Cour un avis consultatif sur la portée d'un traité passé en 1778 avec la France. La Cour, par la voix de son président John Jay, déclina l'offre au motif qu'elle posait problème par rapport à la séparation des pouvoirs et qu'elle était contraire au caractère de juridiction de dernier ressort de la Cour qui l'obligeait à n'accepter que des affaires venant à elle en la forme judiciaire6, c'est-à-dire concrètement, en la forme d'une procédure accusatoire qui mette aux prises deux parties, un demandeur et un défendeur. Au début du xixe siècle, la notion de différend justiciable se précisa dans l'affaire Marbury v. Madison (1803) : « Le rôle de la Cour consiste uniquement à se prononcer sur des droits individuels. [...] Les questions qui sont par nature politiques ne peuvent jamais être discutées devant elle »7. La formule s'adressait au Président Jefferson, leader du parti républicain, avec lequel le fédéraliste John Marshall, président et auteur de l'opinion de la Cour, entretenait des rapports pour le moins tendus. En réservant le pouvoir discrétionnaire du Président des États-Unis dans certaines matières, J. Marshall jeta les bases de ce qui deviendrait la doctrine des questions politiques. Quelques années plus tard, il confirma l'existence des limites inhérentes au pouvoir judiciaire en l'affaire Cohens v. Virginia (1824) : « L'article III, section 2 (1) de la Constitution n'étend pas le pouvoir judiciaire fédéral à toutes les violations concevables de la Constitution [...] il peut exister des violations de la Constitution que le pouvoir judiciaire ne peut pas connaître »8. La doctrine des questions politiques fut appliquée pour la première fois en 1849 dans une affaire Luther v. Borden à propos de la loi martiale décrétée par le président John Tyler pour mater la rébellion Dorr dans le Rhode Island. La Cour refusa de se prononcer sur l'interprétation faite par le président de la notion « forme républicaine de gouvernement » visée à l'article IV, section 4 de la Constitution, et donc indirectement sur la constitutionnalité de sa décision de décréter la loi martiale, au motif qu'il s'agissait d'une « question qui devait être résolue par le pouvoir politique »9. À la fin du xixe siècle, la notion de différend justiciable s'enrichit d'une nouvelle condition quand la Cour décida d'exclure du rôle des juridictions fédérales les affaires montées de toutes pièces, pour les besoins de la cause, pour obliger les juges à se prononcer sur un point de droit qui ne répondait pas en fait à un besoin réel (collusive suits). La Cour expliqua que l'article III de la Constitution l'obligeait à ne se saisir que d'affaires dans lesquelles il existait « une nécessité de décider d'un différend réel, sérieux et vital entre individus »10. Au xxe siècle, le différend justiciable a cessé d'être une notion utilisée occasionnellement de façon à exclure du rôle des cours fédérales les affaires qui manifestement n'y avaient pas leur place. La « justiciabilité » du différend est devenue une véritable doctrine de l'exercice de la fonction judiciaire. Le tournant fut pris dans les années 30 quand l'interventionnisme du gouvernement et de l'administration fédérale dans la vie économique amena devant la Cour de multiples recours formés, non plus comme autrefois pour la défense de véritables droits, ces droits individuels que sont le droit à la liberté ou le droit de propriété, mais pour la défense de simples intérêts, intérêts communs à une certaine classe de personnes privées et aspirant à être juridiquement protégés. L'exemple topique est l'affaire Ashwander v. TVA (Tennessee Valley Authority) dans laquelle des actionnaires minoritaires d'une société de service distributrice d'énergie électrique avaient formé une action contre un contrat passé par leur société avec la Tennessee Valley Authority, entreprise publique hydroélectrique créée par le Congrès, en excipant à l'appui de leur recours de l'inconstitutionnalité de la loi fédérale qui créait la TVA. La Cour admit le recours contre la loi, mais le rejeta au fond en déclarant la loi, qui avait créé l'entreprise publique, conforme à la Constitution. Dans une opinion qui est passée à l'histoire, le juge Brandeis contesta la démarche suivie par la Cour. Il fit valoir que la Cour n'aurait pas dû juger l'affaire au fond et se prononcer sur la constitutionnalité de la loi, mais qu'elle aurait dû déclarer l'action des actionnaires contre la loi irrecevable, ceux-ci n'ayant pas d'intérêt à agir. Pour mieux étayer son propos, le juge Brandeis exposa qu'en refusant de se prononcer au fond, la Cour serait restée dans la droite ligne des sept principes prudentiels qui, selon lui, la guidaient dans son examen préalable à l'analyse au fond de la constitutionnalité des lois11. Les plus importants des sept principes énoncés par le juge Brandeis dans l'affaire Ashwander forment aujourd'hui une large partie de la substance de la doctrine du différend justiciable. Ils incluent, notamment, le refus de la Cour de se prononcer si l'examen de constitutionnalité n'est pas absolument nécessaire à la solution de la question posée, ou le refus d'anticiper une solution pour un différend qui n'est pas parvenu à terme parce qu'il n'est pas mûr (ripeness), ou le refus de se prononcer sur un différend devenu sans objet (mootness), ou encore le refus de se saisir d'affaires qui mettent en jeu des questions politiques (political question doctrine), ou enfin, le refus de se prononcer sur la constitutionnalité d'une loi dont le requérant est dans l'impossibilité de démontrer qu'elle lui cause un dommage, autrement dit, le refus d'examiner des affaires dans lesquelles le demandeur ne peut faire état d'un standing, d'un intérêt à agir. De tous les critères de justiciabilité d'une affaire devant la Cour suprême12, l'intérêt pour agir est celui qui a enregistré les plus importants développements. Dans un premier temps, dont le point de départ se situe après la Seconde Guerre mondiale, la Cour l'a généreusement ouvert tant sur le plan du droit constitutionnel que sur celui du droit administratif. Cette période qui correspond à la politique d'activisme judiciaire (judicial activism) menée par la cour Warren et qui culmina dans les années 60 ouvrit la perspective d'un changement radical du rôle de la Cour dans les institutions américaines. Au cours de cette période exceptionnelle dans son histoire, la Cour abandonna son habituelle posture privatiste, ancrée dans la Common Law et limitée à la seule défense des intérêts privés. Dans son combat pour les droits civils, elle assuma une posture ouvertement publiciste, fondée sur la défense de l'intérêt public. Mais cette parenthèse s'est refermée presque aussi vite qu'elle s'était ouverte. Dès que les conditions l'ont permis - en d'autres termes, dès que la majorité sur le siège a changé - la Cour a marqué sa réticence à accepter le contentieux de droit public qui se pressait à ses portes et elle a refermé le verrou de l'intérêt pour agir qu'elle avait généreusement ouvert sous la présidence Warren (I). Elle s'est abritée derrière une obligation de retenue judiciaire (self-restraint) et elle est retournée à son rôle traditionnel de gardienne des seuls intérêts privés (II). I. - L'ouverture de l'intérêt pour agir et l'abandon des traditions A. - Les principes traditionnels Dans la tradition de Common Law que les États-Unis ont hérité de l'Angleterre, il n'y a pas de distinction entre droit public et droit privé. Le contentieux de droit public n'est pas autonome, mais absorbé et modélisé sur le contentieux de droit privé. Supposons l'acte d'une personne publique qui lèse une personne privée, la victime sera recevable à l'attaquer en justice chaque fois qu'il s'avérera qu'elle disposerait d'une action en justice contre l'auteur de l'acte si celui-ci était une personne privée. Si la Common Law donne à la victime une action en justice pour protéger son droit, peu importe la qualité de l'auteur de l'acte. Même s'il s'agit d'une autorité publique, la victime est recevable à le poursuivre en justice, exactement comme elle pourrait le faire s'il s'agissait d'une simple personne privée ; la qualité d'autorité publique de l'auteur de l'acte ne le protège pas. Ces principes traditionnels furent parfaitement expliqués en 1951 par le juge Frankfurter dans une affaire Joint Anti-Fascist Refugee Committee. Il s'agissait de toute une série de recours d'organisations humanitaires, y compris des associations de secours aux réfugiés contre la décision du ministre de la Justice de les inscrire sur une liste officielle, largement rendue publique, des organisations soutenant le communisme, les exposant ainsi à l'opprobre et au boycottage de leurs activités. La Cour jugea leurs recours irrecevables et les débouta. Un plaignant est recevable à former une action en justice contre l'auteur ou l'exécutant d'un acte (loi, acte réglementaire ou individuel) ou d'un fait juridique de droit public, chaque fois que l'acte ou le fait en question aurait pu donner lieu à une action en justice s'il avait été pris ou commis par une personne privée13. En d'autres termes, ce dont les administrés disposent en droit privé (ou en Common Law), ils en disposent nécessairement en droit public. L'action de droit public ne se différencie pas de celle de droit privé ; il n'y a aucune distinction entre les deux droits. Autant dire qu'il n'est jamais question de faire un procès à un acte ; le procès, quand il est commencé, est toujours un procès fait à un homme. C'est si vrai que, même dans un procès fait à la loi, comme dans l'action en inconstitutionnalité, l'action est formée contre celui qui a la charge de l'exécuter. La Common Law coule ainsi dans un moule de droit privé, entendez un rapport juridique entre deux personnes privées, toutes les actions formées contre des actes de droit public. Lorsque la Common Law ne donne pas de droit (right), donc pas d'action (remedy) au citoyen, la Constitution ou la loi peuvent prendre le relais. Par exemple, le Premier amendement confère un droit à la liberté d'expression qui n'existe pas en Common Law. La loi sur les droits civils de 1964 donne un droit à ne pas être discriminé dans les lieux publics sur le fondement de sa religion ou de son origine ethnique. Les difficultés commencent lorsque ni la Common Law, ni la Constitution, ni la loi ne donne un droit susceptible de faire l'objet d'une action en justice ; dans ce cas, la victime ne peut espérer trouver justice auprès du juge. Ainsi, à moins qu'il ne puisse prouver un acte discriminatoire manifestement arbitraire, le cocontractant de l'administration n'a aucun intérêt juridiquement protégé à faire valoir dans le cours d'une négociation avec l'autorité publique et à se plaindre, par exemple, de ce que celle-ci a mal interprété ses intentions et omis d'insérer dans le contrat public telle clause particulière ; l'intérêt pour agir suppose que l'autorité publique se rende coupable d'une invasion dans des droits juridiquement reconnus14. De même, la question de savoir si le gouvernement fédéral n'excède pas ses pouvoirs lorsqu'il entreprend de produire et vendre lui-même de l'énergie électrique n'est pas susceptible d'être débattue en justice, quelles que soient, par ailleurs, les conséquences financières dramatiques que ses activités d'entreprise publique peuvent avoir pour les entreprises privées qui fournissent, elles aussi, de l'énergie électrique15. La Common Law ne garantit pas un droit à une concurrence honnête et le juge n'accorde aucune protection contre la concurrence que le gouvernement peut faire aux entreprises privées, sauf si la Constitution ou la loi accorde un tel droit. B. - Le tournant de la décision Baker v. Carr Les principes traditionnels ont commencé à céder avec la décision Baker v. Carr (1962). Si l'affaire est surtout connue pour avoir complètement revisité et reconstruit de fond en comble la doctrine des questions politiques, elle contient, sur l'intérêt pour agir, des développements qui devaient avoir une longue postérité. Il s'agissait d'un recours d'électeurs contre la loi du Tennessee sur le découpage électoral des circonscriptions pour les élections aux assemblées de l'État. La loi n'avait pas été modifiée depuis 1901 et, avec les changements de population, elle créait une surreprésentation choquante des circonscriptions rurales sur les circonscriptions urbaines. Parmi les multiples arguments invoqués pour rejeter le recours des électeurs, l'un d'entre eux consistait à soutenir qu'ils n'avaient pas d'intérêt à agir au motif que le découpage électoral prétendument injuste ne causait pas un préjudice qui leur était propre, mais qui était commun à l'ensemble des citoyens de l'État. Autrement dit, le préjudice subi n'était pas un préjudice privé, mais un préjudice public. La Cour, par la voix du juge Brennan, ne s'arrêta pas à cet argument typique de la culture de Common Law qui veut que le juge ne s'intéresse qu'à des droits privés et elle donna de la notion de standing (intérêt pour agir) une définition qui bouleversa l'approche traditionnelle. Pour la première fois, elle découpla la question de recevabilité de la question de fond. Elle jugea : La notion d'enjeu personnel (personal stake) a révolutionné la manière dont le juge fédéral avait coutume d'accueillir les affaires qui venaient à lui pour violation de la Constitution ou des lois, et l'intérêt pour agir a connu tant en droit constitutionnel qu'en droit administratif des développements qu'aucun avocat de Common Law n'aurait osé imaginer. 1o Développements en matière constitutionnelle Il a toujours été admis aux États-Unis que la Constitution devait nécessairement contenir les mécanismes permettant à l'individu d'opposer directement ses droits aux autorités publiques, fédérales et d'États. La conviction est si forte que, comme le disait J. Marshall dans l'affaire Marbury v. Madison, si tel n'était pas le cas, le gouvernement des États-Unis ne serait qu'un gouvernement d'hommes et ne mériterait pas « la haute appellation de gouvernement de lois »16. Le mécanisme du contrôle de constitutionnalité (judicial review) fonctionne ainsi dans une dimension en principe strictement individuelle dans la mesure où le juge ne censure la violation de la Constitution par la loi que lorsque celle-ci cause un préjudice suffisamment individualisé. Tocqueville l'avait déjà noté ; c'est l'intérêt particulier qui met en marche le contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois. L'intérêt particulier est la garantie des droits de tous ou, comme le disait James Madison dans Le Fédéraliste, « l'intérêt privé de chaque individu peut être une sentinelle de l'intérêt public »17. Tocqueville ne voyait dans le système que des avantages. Il expliquait : « En chargeant l'intérêt particulier de provoquer la censure des lois, en liant intimement le procès fait à la loi au procès fait à un homme, on s'assure que la législation ne sera pas légèrement attaquée. Dans ce système, elle n'est plus exposée aux agressions journalières des partis. En signalant les fautes du législateur, on obéit à un besoin réel : on part d'un fait positif et appréciable, puisqu'il doit servir de base à un procès »18. Sous-jacente à ce plaidoyer est la déduction quasi mathématique qu'une violation de la Constitution qui atteint un nombre indéterminé de personnes ne trouve pas sa solution devant le juge, mais dans les urnes. Le libéralisme avec lequel la Cour commença à traiter de la condition de l'intérêt pour agir à partir des années 60 a radicalement changé les anciennes solutions. En 1923, dans une affaire Frothingham v. Mellon, la Cour avait jugé qu'un contribuable fédéral n'avait aucun intérêt à agir contre les incidences financières d'une loi du Congrès sur la maternité visant à réduire les cas de mortalité infantile au motif que son intérêt potentiel dans les deniers publics du Trésor américain, lesquels viennent de multiples sources, fiscales et autres, était partagé avec celui de millions d'autres contribuables, qu'il était donc par comparaison minuscule et indéterminable et que l'effet des dépenses effectuées à partir de ces fonds sur l'imposition future du contribuable était trop éloigné, fluctuant et incertain pour que celui-ci puisse en appeler aux pouvoirs d'équité (c'est-à-dire, concrètement, aux pouvoirs d'injonction) des cours de justice19. Pendant quarante-cinq ans, la jurisprudence Frothingham opposa un mur imprenable à toutes les requêtes de citoyens contre les lois fédérales qui ne pouvaient exciper d'autre intérêt que leur intérêt de contribuables. En 1968, dans une affaire Flast v. Cohen, la Cour décida d'abaisser le mur de quelques centimètres. Elle jugea que des contribuables fédéraux étaient recevables à contester la constitutionnalité d'une loi du Congrès qui affectait des fonds fédéraux au financement de l'instruction (apprentissage de la lecture, de l'arithmétique et achat de livres scolaires) dans les écoles religieuses primaires et secondaires20. Dans le prolongement de la décision Baker v. Carr, la Cour considéra que, pour déterminer l'intérêt à agir, l'essentiel était d'abord de distinguer entre la recevabilité et le fond (« Il importe peu pour juger de l'intérêt à agir que la question de fond soit ou non justiciable ») et que le fond n'avait de pertinence au niveau de la recevabilité que pour décider du point de savoir s'il existait un « lien logique » (logical nexus) entre le statut revendiqué par le requérant et la prétention qu'il développait devant le juge, le point crucial à ce stade étant de s'assurer qu'il est bien la partie adéquate et désignée pour invoquer le pouvoir judiciaire fédéral. Dans le cas de recours de contribuables, la décision Flast v. Cohen précise que le lien logique entre le statut du requérant et sa prétention présente deux aspects. D'une part, le lien doit être établi entre ce statut et la nature de la disposition attaquée. Ainsi, un contribuable est bien la partie adéquate pour contester une disposition législative prise par le Congrès dans le cadre de ses pouvoirs budgétaires et fiscaux, mais il n'est pas recevable à contester la constitutionnalité de dépenses effectuées par l'administration dans le cadre de ses pouvoirs de régulation, c'est-à-dire, ses pouvoirs réglementaires qu'elle exerce sur délégation du Congrès - probablement parce que, dans ce cas, le Congrès peut lui-même remédier à la situation. D'autre part, le lien doit être établi entre le statut de contribuable et une disposition constitutionnelle bien précise. Concrètement, le requérant doit établir que la disposition excède les limites constitutionnelles précises qui s'imposent au Congrès dans l'exercice de ses pouvoirs budgétaires et fiscaux ; il ne suffit pas d'alléguer de manière générale que la disposition attaquée excède les pouvoirs du Congrès tels qu'ils sont énumérés par l'article I, section 8 de la Constitution21 ; le requérant doit pouvoir pointer un interdit constitutionnel précis qui s'impose au législateur fédéral. Sans se prononcer sur le fond, la Cour décida en l'espèce, qu'eu égard à l'interdiction précise faite par le Premier amendement au Congrès de ne faire aucune loi (Congress shall make no law...) qui « établirait une religion », des contribuables fédéraux avaient intérêt à contester en justice une loi fédérale qui affectait une partie des deniers publics à des écoles religieuses. 2o Développements en matière administrative En matière administrative, c'est-à-dire dans le cadre de l'exécution des lois, la cour Warren a suivi exactement la même politique jurisprudentielle qu'en matière constitutionnelle. Elle a desserré le carcan qui limitait les citoyens à ne se pourvoir en justice que pour la seule défense de véritables « droits » (rights), c'est-à-dire des intérêts juridiques (legal interests) plus ou moins ancrés dans les droits vénérables de la Common Law (liberty, property), à l'exclusion des « privilèges » conférés par l'administration22. L'arrêt qui marque un tournant en matière administrative est la décision Association of Data Processing Service Organization, Inc. et al. v. Camp (1970). En l'espèce, il s'agissait d'un ensemble d'entreprises dont la fonction consistait à vendre des services de traitement de données au monde des affaires en général dont, en particulier, les banques - et qui attaquaient un règlement du contrôleur fédéral de la monnaie autorisant les banques nationales à fournir, elles aussi, le même type de service à d'autres banques. La cour de district, confirmée par la cour d'appel, avait rejeté leur recours comme irrecevable, mais la Cour suprême renversa ces décisions et déclara l'association et les entreprises de service qui s'étaient jointes à elle recevables à contester la légalité de la décision prise. Écrite par le juge Douglas, l'opinion de la Cour se situe dans le prolongement de la décision constitutionnelle Flast v. Cohen. Flast - dit la Cour - concernait le recours de contribuables ; la présente affaire concerne le recours de compétiteurs et, si - poursuit la Cour - toutes les deux ont un point de départ identique dans l'article III de la Constitution, elles ne suivent pas nécessairement des chemins parallèles. Data processing balaya les anciennes conditions de l'intérêt pour agir pour lui en substituer de nouvelles. Sous l'ancien droit, les entreprises de traitement des données n'auraient été recevables à contester la décision du contrôleur fédéral de la monnaie que si elle avaient pu démontrer : 1) un intérêt juridique (legal interest) découlant d'un contrat ou d'une concession (charter), ou 2) un intérêt juridique protégé par la loi, ou 3) un intérêt public (public interest) que le Congrès aurait estimé nécessaire de protéger en soumettant au contrôle du juge toute action administrative s'y référant et dans laquelle le plaignant serait suffisamment impliqué pour être recevable à représenter le public. Par là, la Cour élimina l'ancien critère restrictif d'intérêt juridique ou intérêt de droit (legal interest) qui déterminait l'interprétation donnée à la notion très large de « tort juridique » (legal wrong) formellement inscrite à l'article 702 de la Loi sur la procédure administrative (Administrative Procedure Act) et relative au contrôle juridictionnel des actes administratifs. Elle lui substitua un nouveau critère, celui du préjudice de fait (injury in fact). La jurisprudence Data Processing décida que, pour être recevable à attaquer une décision administrative, l'administré devait désormais seulement prouver : 1) que la décision lui cause un préjudice de fait, qu'il fût économique ou d'une autre nature, mais qui, dans tous les cas, atteigne un intérêt qui se situe dans la « zone des intérêts » que la loi a entendu protéger ou réglementer, et 2) que la loi du Congrès n'ait pas interdit l'action formée contre la décision de l'administration. Vue de ce côté-ci de l'Atlantique, la Cour suprême a, pour ainsi dire, conduit le droit public américain tout au bord de la notion d'acte faisant grief. Le critère du préjudice de fait (injury in fact) de la décision Data processing n'a toutefois pas produit la révolution qu'on aurait pu penser ; il s'est approché, mais il ne s'est jamais identifié au simple intérêt froissé que retient le Conseil d'État et qui joue un rôle si important dans les recours des associations. La preuve en fut donnée deux ans plus tard dans l'affaire Sierra Club v. Morton (1972). Sur recours de l'association de défense de la nature, Sierra Club, contre le projet du service fédéral des forêts de donner à la société Walt Disney le permis de construire et d'aménager une station de sport d'hiver dans une réserve naturelle de Californie, la Cour jugea que Sierra Club était irrecevable à attaquer la décision de l'administration fédérale au motif qu'elle était dans l'incapacité de démontrer que ses membres étaient personnellement affectés par l'acte litigieux23, comme c'eût été le cas, par exemple, si l'un d'entre eux avait été propriétaire d'une parcelle sur le terrain en question. En revanche, lorsqu'une association écologique peut démontrer que ses membres subissent personnellement un dommage du chef d'une décision administrative, sa requête est recevable. C'est ainsi que quelques astucieux étudiants de la faculté de droit d'une université de Washington regroupés en la circonstance en une Association des étudiants contre les procédures des agences administratives (Students Challenging Regulatory Agency Procedure - SCRAP)24 furent déclarés recevables à attaquer une décision de l'Agence du commerce interétatique autorisant les compagnies de chemins de fer à percevoir une surcharge pour le transport des déchets recyclables. La Cour considéra suffisant le préjudice causé aux étudiants par le transport de ces déchets dans l'utilisation qu'ils pourraient faire des forêts, cours d'eau et montagnes sis dans la région de Washington à des fins de camping, randonnées, pêche ou tourisme [United States v. SCRAP (1973)]25. Peu de temps après la décision SCRAP qui marqua un apogée de la pensée libérale en matière d'intérêt pour agir en droit administratif, la Cour devait changer de jurisprudence et revenir à des canons beaucoup plus classiques. II. - Fermeture de l'intérêt pour agir et retour aux traditions Les décisions Flast et Data Processing firent naître d'immenses espoirs. Beaucoup crurent qu'il serait possible de les exploiter pour amener la Cour à poursuivre la révolution des droits entreprise dans les années soixante en l'approfondissant pour l'ouvrir à plus d'égalité entre les races et à plus d'équité dans l'action publique. Mais la Cour s'est fermée à ces offensives et elle est retournée à la posture judiciaire traditionnelle de Common Law. A. - La reconstruction de l'intérêt pour agir en matière constitutionnelle Les perspectives ouvertes par l'affaire Flast ne connurent pas de grands développements. Le simple intérêt ou « enjeu personnel » (personal stake) annoncé dans la jurisprudence Baker v. Carr - même s'il est régulièrement invoqué - n'a pas en réalité détrôné l'ancienne condition de l'atteinte à un droit faisant naître un dommage concret (concrete injury), réel, évaluable en dollars sonnants et trébuchants. Dès 1974, la Cour avertit les requérants qui auraient pu être enhardis par les décisions Baker v. Carr ou Flast v. Cohen, que faire l'économie du dommage concret et ouvrir les portes du prétoire à « de graves questions constitutionnelles qui seraient débattues dans un contexte abstrait créerait le risque d'un abus du droit de recours en justice, provoquerait une distorsion dans la relation du pouvoir judiciaire à l'exécutif et au législatif, et l'investirait de la contestable charge de gouverner par injonction »26. À propos du recours d'un contribuable visant à faire rendre public le budget de la CIA au motif que la Constitution oblige à la publicité des comptes publics [art. I, sect. 9 (7)], le juge Powell expliqua avec une grande fermeté : L'affaire qui sonne le glas de la période libérale en matière d'intérêt pour agir en matière constitutionnelle est la décision Warth v. Seldin (1975) qui déclare irrecevable le recours de plusieurs individus et familles à revenus modestes, d'associations pour l'intégration sociale et même d'entreprises du bâtiment contre le plan d'urbanisme de Penfield, riche banlieue de Rochester (New York), dessiné de manière à exclure la construction de logements sociaux dans un certain périmètre. Flast concernait une relation directe entre un individu et la clause de non-établissement du Premier amendement à la Constitution ; Warth concerne la relation directe qu'un citoyen entretient avec la clause d'égale protection des lois. La Cour délaye abondamment la force de cette relation en indiquant que, même si, en théorie, la recevabilité est distincte du fond, en fait, elle dépend souvent de la nature et de la source du droit allégué et que, dans certaines hypothèses, l'intérêt pour agir peut n'exister que seulement en vertu d'une loi27. Autrement dit, à la différence de la position de principe qui était au cœur de la jurisprudence activiste de la cour Warren, les libertés et les droits garantis par la Constitution ne sont pas toujours directement opposables aux autorités publiques, fédérales ou fédérées. Le dernier clou qui ferme le cercueil de la pensée libérale en matière d'intérêt pour agir est l'arrêt Allen v. Wright par lequel la Cour déclare irrecevable le recours de plusieurs parents d'enfants afro-américains tendant à faire déclarer inconstitutionnel le refus de l'administration fédérale des impôts (Internal Revenue Service) de mettre fin aux avantages et exonérations fiscales dont bénéficient les établissements d'enseignement qui pratiquent la discrimination raciale. L'opinion de la Cour écrite par le juge O'Connor reconstruit complètement le léger critère de l'enjeu personnel de l'affaire Flast. L'enjeu personnel doit désormais consister en un dommage (injury) : 1) qui soit un préjudice concret, non abstrait, clairement identifié et quasiment palpable ; 2) qu'on puisse honnêtement attribuer à l'acte public attaqué ; 3) qu'on puisse réparer de façon adéquate par la décision judiciaire recherché. Si la jurisprudence Flast est toujours valable, elle est toutefois à peine visible. Déjà exclue dans les années 80 du domaine des transactions immobilières que peuvent faire les autorités fédérales avec les institutions religieuses, notamment pour des ventes de parties du domaine public à des églises28, son champ d'application est aujourd'hui extrêmement limité. Prise dans sa dimension volontariste, c'est-à-dire comme une décision consciemment destinée à endiguer l'irrépressible penchant de nombreux hommes politiques américains à faire entrer le religieux dans le politique, donc de décision ouvertement laïque, Flast reste une exception étroitement confinée au seul domaine des pouvoirs budgétaires du Congrès. La preuve en a été administrée à la dernière session judiciaire dans une affaire Hein v. Freedom of Religion Foundation. Il s'agissait d'un recours formé par une association de défense du principe de séparation des églises et de l'État contre le programme de conférences organisé et financé par la présidence Bush en faveur des initiatives fondées sur la foi et les valeurs de communautés (religieuses, pour la plupart) - dit President's Faith-Based and Community Initiatives Program - en tant que ce programme était contraire à la clause de non-établissement du Premier amendement. La Cour a jugé le recours de l'association irrecevable. Elle a limité l'intérêt pour agir du contribuable au seul domaine des recettes, et non plus des dépenses, en soulignant que, dans ce domaine, le préjudice subi était en principe trop général pour donner lieu à action en justice, sauf dans le cadre de l'étroite exception ouverte par Flast. Elle a de nouveau limité l'exception Flast en jugeant qu'elle ne s'appliquait qu'à des dépenses votées par le Congrès, de sorte que les dépenses présidentielles échappent à l'interdiction posée par le Premier amendement et ne relèvent que de la seule discrétion de l'exécutif29. B. - L'appauvrissement de l'intérêt pour agir en matière administrative En matière administrative, dans le cadre de l'exécution des lois du Congrès, la jurisprudence Data Processing avait desserré les conditions de l'intérêt pour agir, en introduisant le critère du préjudice de fait qui inclue le préjudice non économique et, en particulier, le préjudice esthétique ou écologique. Dans un important arrêt Lujan v. Defenders of Wildlife (1992), la Cour est revenue aux canons classiques et a jugé que c'est dès le stade du jugement avant dire droit que le droit d'agir en justice est subordonné à la preuve matérielle d'un dommage concret. En l'espèce, il s'agissait d'un recours d'associations écologiques et de leurs militants contre une décision du secrétaire à l'intérieur qui limitait au seul territoire américain et à la haute mer le champ d'application de la loi sur les espèces menacées. Les associations requérantes soutenaient que cette limitation portait atteinte à plusieurs espèces animales menacées de disparition, notamment le léopard et l'éléphant d'Asie, et qu'elle était contraire tant au texte de la loi qu'à l'intention du Congrès. La Cour a déclaré irrecevable le recours formé contre la décision du secrétaire à l'intérieur au motif que le recours en justice ne peut être ouvert que pour autant que le plaignant puisse - dès le stade du jugement avant droit - faire état d'un véritable dommage démontrant une vraie souffrance, un mal perceptible (perceptible harm), ce qui n'exclut pas en soi le dommage immatériel, mais qui suppose la présence de ces éléments tangibles qui constituent le dommage matériel comme, par exemple, le préjudice évaluable en argent30. La logique du raisonnement est de ne reconnaître un intérêt pour agir qu'au justiciable qui peut prouver un dommage monétaire (wallet injury) à l'exclusion de celui qui ne peut invoquer autre chose qu'un dommage psychique (psychic injury), selon la brutale opposition dressée par le juge Scalia dans son opinion individuelle en l'affaire Hein31. La difficulté de cette approche restrictive est qu'elle prive de toute efficacité les multiples lois du Congrès dont la bonne exécution dépend de l'initiative citoyenne. Il faut savoir, en effet, qu'aux États-Unis conformément à la tradition des systèmes de Common Law l'exécution des lois est principalement judiciaire, rarement administrative. Il n'y a pas ou presque pas - sauf en matière de justice et d'affaires intérieures avec des corps comme le FBI ou la division des droits civils au ministère de la Justice autrefois très active - de grandes administrations d'État avec des implantations territoriales en charge d'exécuter les lois. Pour faire exécuter ses lois, le Congrès s'en remet au citoyen ; il lui donne une action en justice (cause of action), à charge pour lui de se pourvoir devant les cours et tribunaux pour faire respecter ses droits. Parfois, il s'agit de droits qui lui sont propres (comme en matière de droits de l'homme) et le problème de l'intérêt pour agir ne se pose pas ; mais parfois, il s'agit de droits partagés par un nombre indéterminé de personnes. C'est ce mécanisme, qu'on appelle l'action citoyenne (citizen's suit), qui était en cause dans l'affaire Lujan. Pour faire exécuter sa loi sur la protection des espèces menacées, le Congrès avait investi n'importe qui (any person) du droit de former une action civile contre toute personne (any person), publique ou privée, en infraction par rapport aux dispositions du texte, tendant à lui enjoindre de se conformer à la loi. La Cour a retenu une interprétation restrictive de cette disposition. Elle a considéré que, faute d'un préjudice qui aurait atteint leurs membres personnellement dans leurs intérêts patrimoniaux, les associations écologistes étaient irrecevables à se pourvoir contre la classification retenue par le secrétaire à l'Intérieur, nonobstant l'intention du Congrès. La morale de cette décision est que le Congrès ne peut pas imposer à la Cour de prendre des affaires qui ne rentrent pas dans la catégorie des cases and controversies, telle que la Cour l'a construite à partir des dispositions de l'article III, section 2 de la Constitution. Les avocats américains - qui ne manquent jamais d'imagination pour faire avancer le droit - se sont avisés que, si la Cour n'acceptait pas les recours citoyens formés par des associations privées pour faire avancer une cause d'intérêt public, elle accepterait peut-être le recours formé par une personne publique qui, par nature, a vocation à défendre cet intérêt. Et c'est ainsi qu'en utilisant le même recours citoyen contenu dans la loi sur l'air propre, le Massachusetts tout entier, en tant qu'État, personne publique en charge de l'intérêt public, s'est pourvu en justice devant les cours fédérales contre l'Agence pour la protection de l'environnement (aujourd'hui sous le contrôle de l'administration Bush) pour l'obliger à prendre les règlements nécessaires à la limitation de la pollution causée par les véhicules à moteur et, en particulier, les textes définissant les taux autorisés d'émissions de gaz carbonique. La Cour, invoquant la vieille théorie médiévale du parens patriae qui fait du souverain le père de son peuple, a jugé que le Massachusetts avait intérêt pour agir et elle a déclaré le recours de l'État recevable. Cette décision ouvre des perspectives toutes nouvelles en matière d'intérêt à agir pour la défense de l'environnement32. Rendu contre la volonté du nouveau et jeune président de la Cour, John G. Roberts, qui veut faire d'une cour modeste, au profil bas, se tenant en retrait des grandes questions politiques et se limitant à la résolution de questions purement juridiques, un idéal de sa présidence et qui a écrit en la circonstance une opinion dissidente d'une rare violence33, l'arrêt Massachusetts v. EPA marque les limites de la politique de retrait sur l'Aventin que l'arrêt Lujan se proposait d'engager. Il aura probablement des conséquences politiques qu'une commentatrice avertie de la jurisprudence de la Cour a tout de suite remarquées34. En admettant l'intérêt à agir d'un État de l'Union contre une agence fédérale pour l'obliger à agir et à exercer son pouvoir normatif pour défendre l'environnement, la Cour a fait du pouvoir judiciaire fédéral l'arbitre des querelles à venir entre l'Union et les États sur l'ampleur du réchauffement climatique. En rouvrant l'intérêt pour agir, sous une forme nouvelle certes, mais effective et susceptible d'être mise en œuvre par les cinquante États de l'Union, elle a replacé le pouvoir judiciaire au cœur de querelles politiques - exactement comme dans les années 60 quand le combat contre la ségrégation raciale était une grande cause d'intérêt public - au rebours de la politique menée sans relâche par les juges conservateurs depuis un quart de siècle pour l'en faire sortir. * * * Être ou ne pas être... juge de droit public : telle est la question que la Cour suprême n'en finit pas de remettre sur le métier depuis les années 30 quand la présidence Roosevelt l'amena à réaliser qu'elle ne serait jamais plus ce juge de droit privé qu'elle était alors, qui, dans le droit fil des écrits de Tocqueville, « soulign[ait] les fautes du législateur » à partir des atteintes que celui-ci portait aux « intérêts particuliers », à ces droits de Common Law que sont les droits de propriété et la liberté contractuelle. C'est à cette époque qu'elle découvrit l'intérêt pour agir et il est permis de dire qu'à l'exception de la parenthèse ouverte par les juges réalistes du New Deal et ceux de la cour Warren, elle n'a pas encore trouvé exactement quoi faire avec. La notion d'intérêt pour agir est une notion de droit public qui n'a de sens qu'en relation avec un intérêt public. Ce n'est pas l'intérêt particulier en soi qui en constitue la raison d'être, mais l'intérêt particulier en tant qu'il peut être le porte-parole de l'intérêt public et son représentant en justice. Toute la difficulté est de savoir quand de telles situations peuvent être tenues pour établies. Il ne faut ni les multiplier - faute de quoi l'action en justice devient l'actio popularis et les juges gouvernent à la place des élus -, ni les restreindre - sauf à courir le risque d'un déni de justice. Trouver la juste mesure entre les deux extrêmes est la tâche du publiciste. Pour ce faire, il faut comme en porte témoignage les avancées et reculs de la Cour suprême au cours des années récentes - que le juge porte en lui une certaine culture de l'intérêt public. En droit français, le problème de l'indispensable culture publiciste des juges quand ils traitent de questions de droit public est résolu par le principe de dualité des juridictions et l'existence de juges spécialement en charge de l'intérêt public. En droit américain, le même problème est résolu par prétérition en ce sens qu'il n'est jamais dit, et encore moins envisagé que le juge de droit privé puisse ne pas être aussi juge de droit public, tant la conviction est forte qu'il n'y a pas de raison de distinguer entre droit public et droit privé, et donc entre juge de droit privé et juge de droit public. L'évolution de l'intérêt pour agir aux États-Unis au cours du xxe siècle, avec sa suite alternée et toujours recommencée d'espoirs et de déceptions parmi les justiciables, montre que cette certitude repose sur des bases bien fragiles et que, nonobstant les critiques de quelques grands noms de la doctrine35, le droit français avec sa dualité de juridictions a encore quelques vertus. Notes 1 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, I, II, VIII, in Œuvres, II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 310. 2 Les conditions d'octroi ou de refus du writ of certiorari sont moins politiques qu'on aime l'imaginer en France, mais dépendent principalement de la nécessité pour la Cour de résoudre des conflits de jurisprudence entre cours inférieures, v., E. Zoller, « États-Unis : Le pouvoir discrétionnaire de juger de la Cour Suprême », Pouvoirs, 1998, n° 84, p. 163-175. 3 Aetna Life Insurance Co. v. Haworth, 300 US 227, 240 (1937). 4 Flast v. Cohen, 392 US 83, 95 (1968). 5 V. l'opinion du juge Harlan dans l'affaire Poe v. Ullman, 367 US 497, 508 (1961). 6 V., J. A. Gundersen, “Advisory Opinions”, The Oxford Companion to the Supreme Court of the United States, Kermit L. Hall (Ed.), 1992, p. 18. 7 Marbury v. Madison, 5 US (1 Cranch) 137, 170 (1803). 8 Cohens v. Virginia, 19 US (6 Wheat.) 264, 405 (1821). 9 Luther v. Borden, 48 US (7 How.) 1, 47 (1849). 10 Chicago & Grand Trunk Railway Co. v. Wellman, 345 (1892). 11 Ashwander v. TVA, 297 US 288, 347-48 (1936). 12 Pour une vue d'ensemble de toutes ces conditions, v., D. Custos, « La recevabilité du recours constitutionnel devant la Cour suprême américaine », RD publ. 1991. 1037-1038. 13 Joint Anti-Fascist Refugee Committee v. McGrath, 341 US 123, 152 (1951). 14 Perkins v. Lukens Steel Co., 310 US 113, 125 (1940). 15 Tennessee Electric Power Co. v. Tennessee Valley Authority, 306 US 118, 137-139 (1939) ; Alabama Power Co. v. Ickes, 302 US 464, 479 (1938). 16 Marbury v. Madison, 5 US (1 Cranch) 137, 163 (1803). 17 Lettre n° 51 du Fédéraliste. Nous utilisons l'édition américaine suivante : A. Hamilton, J. Madison et J. Jay, The Federalist Papers, C. Rossiter Edition, Mentor Book, NY, 1961, p. 322. La traduction de G. Jèze (Le Fédéraliste, nouveau tirage, LGDJ, 1957, p. 431) préfère parler de « sentinelle pour les droits publics » (sentinel over the public rights). Les public rights visés par Madison forment, en vérité, les droits du public, les droits que la collectivité (ou le peuple) a contre les gouvernants et qui forment la version américaine de ce que nous appelons l'intérêt public, et même l'intérêt général. 18 A. de Tocqueville, op. cit., p. 114. 19 Frothingham v. Mellon, 262 US 447, 487 (1923). 20 Flast v. Cohen, 392 US 83 (1968). 21 Ibid., p. 102-103. 22 Sur la distinction « droits - privilèges », v., E. Zoller, « Procès équitable et due process of law », D. 2007. Chron. 517, not. p. 518-519. 23 Sierra Club v. Morton, 405 US 727, 738-740 (1972). 24 L'intérêt de l'acronyme est dans le sens qu'il revêt en tant que mot. Scrap, en anglais, signifie débris, ferraille, tout ce qui n'est bon qu'à mettre au rebut. 25 United States v. SCRAP, 412 US 669, 685 (1973). 26 Schlesinger v. Reservists to Stop the War, 418 US 208, 222 (1974). 27 Warth v. Seldin, 422 US 490, 500 (1975). 28 Valley Forge Christian College v. Americans United for Separation of Church and State, 454 US 464 (1982). 29 Hein v. Freedom of Religion Foundation, 127 S. Ct. 2553 (2007). 30 Lujan v. Defenders of Wildlife, 504 US 555, 566 (1992). 31 Hein, supra note 31, p. 2574. 32 Massachusetts v. Environmental Protection Agency, 127 S. Ct. 1438 (2007) ; cette décision est commentée par D. Custos, « La jurisprudence administrative de la Cour suprême américaine d'octobre 2006 à juin 2007 », J.-Cl. Adm. 2008. 7, not. p. 10-11. 33 Ibid., p. 1463-1471. 34 L. Greenhouse, “For the Chief Justice, a Dissent and a Line in the Sand”, New York Times, 8 April 2007, (Week in Review Desk, Ideas & Trends), p. 12. 35 V. not., D. Truchet, « Mauvaises et bonnes raisons de mettre fin au dualisme juridictionnel », Justices 1996/3, p. 53 s. ; R. Drago et M.-A. Frison-Roche, « Mystères et mirages des dualités des ordres de juridictions et de la justice administrative », Archives Phil. dr. 1997. 135 s. - Fin du document -