1 Alpinisme et escalade Ce texte n`a pas pour objectif de faire l
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1 Alpinisme et escalade Ce texte n`a pas pour objectif de faire l
1 Alpinisme et escalade Ce texte n’a pas pour objectif de faire l’historique de l’évolution de l’alpinisme, des raisons de son apparition ou des conditions (sociales, économiques, psychologiques, …) qui ont conduit aux pratiques que nous connaissons aujourd’hui sous ce nom. Plus modestement, il vise à éclairer, pour ce qui concerne la période récente, l’apparition d’une rupture entre l’alpinisme, pris ici au sens très général d’une activité qui consiste à gravir des montagnes, et l’escalade, entendue comme la gestuelle permettant l’ascension de parois rocheuses. Telle est du moins la thèse que je défends ici. Naissance d’une nouvelle pratique : l’escalade De fait, dès ses origines, l’alpinisme a inventé des techniques d’ascension où l’escalade a immédiatement trouvé une place importante. Mais pendant plus de deux cent ans, elle n’est restée, pour l’essentiel, qu’un moyen servant à arriver au sommet d’une montagne. Et même si des « varappeurs » passaient beaucoup de temps à grimper sur des falaises ou des blocs loin des massifs montagneux, il s’agissait surtout de s’entraîner en vue de l’objectif final de l’ascension programmée en montagne. C’est ainsi qu’au début des années cinquante, le premier circuit d’escalade tracé dans la forêt de Fontainebleau, au Cuvier rempart, a été conçu pour être parcouru sans mettre pied à terre pour se rapprocher le plus possible de la réalisation d’une course en montagne où le retour est loin d’être immédiat et où l’effort exige des qualités d’endurance.1 Et Armand Charlet, le grand guide de l’après-guerre, n’hésitait pas à se moquer de ces parisiens s’escrimant à escalader des cailloux « tout juste bons à récurer des casseroles ». Aujourd’hui, la pratique de l’escalade est devenue pour beaucoup un but en soi, sans qu’une référence quelconque à la montagne soit nécessaire, au point qu’on est en droit de se demander si alpinisme et escalade sont encore des activités liées l’une à l’autre. Certes la seconde reste bien un moyen, quand on la pratique en montagne, pour atteindre un sommet, mais inversement, quand on s’y adonne sur une SAE ou sur une falaise « aseptisée »2, on peut légitimement se demander quelle est la nature du lien qui unit alors ces deux activités. 1 Ce circuit était même parfois parcouru crampons aux pieds pour s’entraîner aux courses mixtes. 2 J’utilise ici ce qualificatif (à connotation péjorative) pour désigner les falaises modernes équipées « béton » parce qu’il est fréquemment employé bien que je ne sois pas d’accord avec cette caractérisation. 2 D’autant que si le développement de l’escalade moderne est attesté par nombre d’indicateurs (pour n’en citer que deux, le nombre de falaises équipées « béton » et le nombre de SAE n’ont cessé d’augmenter, en France et dans le reste du monde3) ; on ne voit pas que la fréquentation de la montagne est évoluée de la même manière. Il y a donc de très nombreux grimpeurs qui font de l’escalade sans jamais faire d’alpinisme. Devant ce constat, il reste à comprendre les causes de cette disjonction entre ces deux pratiques. Je pense que cette disjonction a été produite par l'invention d'une pratique nouvelle sur un terrain de jeu créé à cette fin. On peut sans doute regretter cette évolution, voire même la combattre, mais le faire en critiquant l'équipement ''béton'' (notamment en qualifiant péjorativement cette pratique d’aseptisée) au nom de l'incapacité des grimpeurs à se protéger sans spiter en montagne est complètement irrecevable pour deux raisons essentielles. Tout d'abord, l'immense majorité des grimpeurs actuels ne va pas en montagne, bien consciente qu'il s'agit là d'une toute autre activité. Exiger d’un grimpeur de falaises équipées « béton » qu’il s’entraîne à poser des coinceurs, c'est comme si on demandait à un coureur de 100 mètres de s'entraîner à passer des haies, au cas où il y en aurait une d'oubliée sur la piste. Ensuite, c'est justement faire croire qu'il y a une continuité ''naturelle'' entre ces deux pratiques et par là engendrer les comportements qui sont (justement) dénoncés, comme le spitage de la voie Robbins/Hemming au Dru ou de Ula au Verdon4. Car il y a évidemment des grimpeurs ''modernes'' qui sont tentés par la pratique de la montagne et c'est tant mieux. Mais plutôt que de leur faire une leçon de morale (au demeurant bien peu efficace) il vaudrait bien mieux leur expliquer qu'ils vont faire une autre activité, avec d'autres règles sur un autre terrain. Et qu'effectivement les falaises équipées sont bien assez nombreuses pour pratiquer l'escalade sans qu'il soit nécessaire d'envahir le champ de l'alpinisme. Du coup il se pose de nouveaux problèmes, car la transition entre les deux activités devient paradoxalement plus difficile malgré (ou à cause de) l’augmentation considérable du niveau technique en escalade. Quand la transition est maîtrisée et que le grimpeur devient alpiniste, on voit s’ouvrir des 3 Pour des données quantitatives plus précises bien qu’un peu anciennes et d’autres indicateurs de développement, je renvoie à mon article Alpinisme et escalade : rupture ou continuité ? dans Deux siècles d’alpinismes européens, L’Harmattan, 2002. 4 Qui vient d’ailleurs d’être déséquipée pour retrouver son état initial, ce qui est une bonne chose à mon avis, parce qu’il n’y a pas de raisons pour qu’une pratique se développe en envahissant le territoire de l’autre. Ula a été ouverte dans une optique d’alpinisme, ceux qui souhaitent la faire doivent devenir des alpinistes. 3 voies avec du 8a dans des parois immenses (par exemple Eternal Flame propose des longueurs de 7c+ à 6000m dans les Tours de Trango), mais on peut aussi passer du 8a en falaise et appeler sa mère dans du 5+, 10m au-dessus d’un petit coinceur (en supposant qu’on sache le placer) dans une voie non équipée à demeure. Dans ce cas la frustration peut être immense et rendre la transformation du grimpeur en alpiniste impossible. En revanche, il est parfaitement exact de dire que si les falaises n'étaient pas équipées comme elles le sont aujourd'hui, il y aurait beaucoup moins de pratiquants. On doit même retourner la proposition: c'est parce que les falaises ont été équipées ''béton'' que l'escalade a connu ce développement spectaculaire. Ce n’est pas La vie au bout des doigts qui est à l’origine de l’apparition de la grimpe moderne, c’est la tige de 12 ! L’apparition de l’escalade « libre » comme norme dominante de pratique illustre parfaitement cette évolution. En France elle a commencé par rencontrer de vives oppositions, et dès le n° 3 d’Alpinisme et Randonnée, un habitué du Saussois, célèbre falaise de l’Yonne, critiquait la « minorité fort active (…) (qui) tente de ne se servir des points fixes que pour l’assurage ». Cette opposition était due au fait que les tenants de cette nouvelle forme de pratique ont commencé, comme le dit Jean-Claude Droyer, un des leaders de cette nouvelle orientation, à vouloir « confondre les sceptiques et démontrer la possibilité du progrès dans la difficulté » en choisissant comme « moyen le plus efficace, le dépitonnage, en particulier de quelques voies d’artificielle à la ferraille abondante autant que douteuse ». On conçoit que si l’escalade libre était restée marquée par la suppression des points d’assurance, elle n’aurait eu aucune chance de devenir la forme de pratique de masse qu’elle est devenue. Elle n’aurait pas permis en particulier le changement du statut de la chute en escalade. Tant que l’équipement était éloigné et/ou peu sûr, la chute était interdite et considérée comme un échec. La règle n°1 était « je ne dois pas tomber ». A partir du moment où l’équipement devient « béton », la chute devient un moyen de progression. En l’acceptant, le grimpeur atteint ses limites pour ensuite les repousser. L’explosion du niveau technique en escalade n’a été possible que grâce à l’équipement moderne. On le constate a posteriori en regardant ce qui s’est passé en Bohème tchèque par exemple, où la règle était l’escalade en tête en partant du bas et sans équipement préalable, avec la volonté de mettre un minimum de protections fixes. Il en est résulté des voies extraordinaires d’audace et d’exposition, un nombre non négligeable de morts et un niveau maximum de 7a/b. C’est évidemment très impressionnant mais on est loin de la difficulté maximum actuelle. Et on peut douter que Salathé, voie non 4 équipée du Capitan, ait pu être un jour parcourue en libre si le niveau technique n’avait pas explosé en quelques années grâce à la possibilité d’aller tester ses limites sur des voies équipées. Ou alors à quel prix !5 Une dernière illustration, plus anecdotique, illustre bien le sens de l’évolution vers un plus grand besoin de sécurité. En 1976, la FSGT décide d’équiper une falaise à Hauteroche, en Bourgogne, où toutes les voies, même les plus faciles, seraient équipées de la même manière, en réaction contre la norme dominante qui faisait qu’on ne trouvait que quelques rares pitons en place dans les voies en dessous du cinquième degré, les réservant ainsi à des grimpeurs ayant une bonne marge de sécurité. En revanche, ces mêmes grimpeurs, trouvaient un équipement beaucoup plus dense dans les voies de leur niveau. L’édition 1982 du Guide des sites naturels d’escalade de France édité par le COSIROC, livrait alors ce commentaire : « école très appréciée de ceux qui aiment grimper bien assuré ; certains trouvent son équipement dense un peu « rétro » ; il faut quand même saluer le fait que c’est à peu près la seule école dont l’équipement a été pensé en prenant en compte un grand éventail de niveau technique, et où les voies AD sont aussi bien assurées que les voies dures ». Et dans la même édition, juste en dessous, à propos de l’école voisine de Saffres, il était indiqué « équipement généralement excellent mais moins dense qu’à Hauteroche, voies de niveau modeste un peu exposées ». Celui qui à l’époque trouvait deux pitons sur les 40m de La montagne appréciera l’euphémisme ! L’édition de 1986 notait pour sa part, qu’Hauteroche était une « école très appréciée des grimpeurs qui aiment grimper bien assuré mais critiquée par ceux qui ne conçoivent l’escalade qu’exposée ». A partir de 1994, il n’y a plus trace de la critique d’un suréquipement et Hauteroche passe aujourd’hui pour une falaise « engagée » par rapport à ses voisines, alors que la densité de son équipement est restée la même qu’à l’origine, les points d’assurance ayant eux été remplacés par d’autres conformes aux normes actuelles 6. 5 De la même manière, l’ascension récente de Black Bean à Ceüse par Arnaud Petit « en trad’ » comme l’écrit la revue Grimper (65m en 8b protégés par 9 friends avec des chutes potentielles de 30m) n’a été possible que parce que la voie était équipée et qu’Arnaud a pu l’apprendre par cœur (ce qui n’enlève rien à sa performance). 6 Toutefois, la dernière campagne de rééquipement d’Hauteroche a commencé à diminuer l’espacement entre les points s’adaptant ainsi à la norme actuelle d’une escalade très sécurisée où la chute ne « doit » pas dépasser quelques mètres. Il s’agit bien là d’une confirmation de la tendance à une pratique spécifique de l’escalade, qui, pour être socialement acceptable doit adopter des normes techniques d’équipement de plus en plus précises. 5 De la différence entre alpinisme et escalade : le rapport à la mort En réalité, ce qui différencie fondamentalement l'alpinisme de l'escalade, c'est que le premier a effectivement un rapport au danger (et au danger le plus définitif, celui qui met la vie en jeu) que la seconde fait tout pour évacuer7. La mort n’est bien évidemment pas le but en alpinisme, mais elle est toujours plus ou moins présente dans l’activité et l’ignorer c'est le pratiquer dans l'inconscience. La meilleure chance de ne pas s'y tuer c'est de savoir que c'est possible. C'est d’ailleurs bien parce que le grand public s'est toujours rendu compte de ce risque mortel qu'il n'y a jamais eu beaucoup d'alpinistes. Et si l’alpinisme n’est pas la seule pratique sportive où ce risque existe (qu’on pense à la formule 1), c’est sans doute une des seules8 où, quand le risque se matérialise, les alpinistes en tant que collectivité ne « réclament pas des mesures » et ne modifient pas les conditions de la pratique en équipant la montagne pour la sécuriser (au contraire de la formule 1 où on modifie les circuits et on change les règlements)9. En escalade, au contraire, tout est fait pour éliminer le risque mortel, de l’équipement « béton » à la purge des falaises en passant par le scellement des prises instables. Et c'est la perception, par un nombre de plus en plus grand de pratiquants, de cette absence de risque mortel qui a permis à l'escalade de se développer. Bien sûr il y a hélas aussi des accidents mortels en escalade, mais qu’ils soient dus à des erreurs humaines ou à un malheureux concours de circonstances (par exemple une chute de 2m avec une réception brutale sur la tête10), ils sont de même nature qu’un accident mortel au foot ou au tennis de table, ils ne font pas partie de la pratique normale de l’activité. De plus, ce développement ne s'est pas fait pour l'essentiel sur le terrain de jeu de l'alpinisme, mais par la création d'un grand nombre de 7 On en trouve une confirmation involontaire dans un livre sur Les aventuriers de l'extrême (Le Scanff, 2000). Enquêtant sur les motivations de ces sportifs qui mettent leur vie en jeu, l'auteur a interrogé quinze personnes, marins, alpinistes, ''marcheurs des pôles''. Toutes ont risqué leur vie dans leur activité, sauf une, Liv Sansoz, grimpeuse de très haut niveau et dont le témoignage apparaît complètement en décalage avec celui des autres. Alors que l'auteur insiste souvent, et à mon sens à juste titre, sur le rapport à la mort constitutif de leur passion, il est étonnant, et caractéristique des incompréhensions que suscite cette nouvelle pratique, qu'elle place encore l'escalade parmi ces activités risquées, alors même que les propos de Liv Sansoz prouvent le contraire. 8 Peut-être avec les courses en mer. 9 Comparer, par exemple, les réactions après les morts de Senna et de Bérault. 10 Encore que dans ce cas un casque eu sans doute évité le drame ou qu’un équipement mieux pensé eu rendu la chute sans gravité. 6 nouveaux lieux de pratique: les fameuses falaises ''aseptisées'', qui sont bien souvent des bouts de rochers qui auraient été hier jugés sans intérêt par les alpinistes et qui alors méritent bien ce qualificatif entendu au sens médical d’une élimination du risque mortel. Il n'y a donc aucune raison de condamner une pratique au nom de l'autre, chacune a son intérêt qui ne peut être perçu que dans le respect de ses règles propres. Le débat n'est donc pas moral et les arguments (souvent euphémisés) qui poussent à discréditer une pratique au nom de la plus grande pureté d'une autre ont aujourd'hui un écho bien désagréable. Il ne s'agit pas de convaincre les pratiquants actuels de retrouver d'hypothétiques ''vraies'' valeurs mais de savoir s'ils ont le droit de pratiquer une activité qui leur plaise. Et faire de l'escalade sur coinceurs c'est faire de l'alpinisme, même sur une falaise de 15 mètres, car c'est retrouver la part d'incertitude dans l'assurance qui réintroduit le risque. C'est donc éliminer de cette activité les milliers de pratiquants qui y sont venus parce que ce risque n'existait plus. Car au fond, chacun sait bien que les grimpeurs modernes dans leur grande majorité (ils sont rappelons-le des centaines de milliers) ne viendront pas spiter la face nord du Jannu et qu'imposer le déséquipement des falaises au nom de ce risque imaginaire, c'est leur refuser le droit de pratiquer. On a du mal à voir au nom de quel argument on pourrait bien vouloir interdire ou stigmatiser une activité qui a fait la preuve, par un développement spectaculaire sans nuisances graves, qu'elle répondait à un besoin. D’autant plus que si on y regarde de près, la disparition de « l’espace des rêves » que déplorait Bernard Amy semble davantage relever du fantasme que de la réalité objective. Entre 1986 et 1999, sur 68 départements dotés en terrain d’aventure, 14 ont vu une réduction du nombre de kilomètres de voies existantes et sur ces 14, seuls deux (les Bouches du Rhône et les Pyrénées Atlantiques) ont eu une perte supérieure à 2 km. Ainsi, en Côte d’Or, l’extension des sites sportifs (de 20,4 à 30,3 km) est due principalement à la création de nouveaux sites et la réduction des voies d’aventure (1,2 km) est essentiellement due à l’équipement de Chambolle-Musigny, classé en terrain d’aventure en 1986 avec 45 voies et site sportif en 1999 avec 60 voies. Encore faut-il noter que seuls les trois secteurs proches du village ont été équipés et qu’il reste encore des voies vierges de tout équipement. Quant aux Bouches du Rhône, les voies en sites sportifs sont passées de 89,2 à 142,1 km et les voies en terrain d’aventure de 95,8 à 88,6 km. En 1986 sur les 48 sites recensés, on 7 en comptait 28 en aventure pour 13 sportifs, et en 1999 sur ces mêmes 48 sites, il y en avait 18 en aventure et 14 sportifs. En fait, il n’y a eu que 3 sites très secondaires (Saint-Tronc, l’Aiguille de la Floride et Mont-Menu) qui sont passés d’aventure à sportif.11 On voit qu’on est très loin de la « gangrène » des falaises aseptisées qui envahiraient irrésistiblement tout l’espace disponible. Et ce d’autant plus quand on remarque que dans les départements de montagne comme la Haute-Savoie, l’Isère ou les Hautes-Alpes, le développement spectaculaire des sites sportifs n’a pas empêché celui des terrains d’aventure. C'est pourquoi non seulement il ne faut pas avoir honte de ce qui a été accompli en France pour le développement de l'escalade telle qu'elle vient d'être définie, mais il est possible d’éprouver une grande satisfaction en voyant ce développement se poursuivre un peu partout dans le monde, ouvrant ainsi un nouveau lieu d'expression, de création, de plaisir à des publics de plus en plus étendus. Pourquoi l’escalade s’est-elle autonomisée ? Il reste en effet à expliquer pourquoi cette transformation a vu le jour à la fin du 20ème siècle, approximativement dans la décennie 70-80. Il y faut bien sûr des conditions objectives comme l’augmentation du temps libre qui est une tendance lourde liée aux progrès de productivité et aux luttes sociales et permet à des millions d’individus de pratiquer des activités de loisirs, notamment sportifs, il y faut aussi sans doute des transformations dans le rapport au corps, mais cela n’explique pas pourquoi c’est seulement il y a une quarantaine d’années que cette évolution a eu lieu. La raison profonde est à mon avis à chercher dans le développement, pendant cette période, de la mondialisation qui a vu s’ouvrir les marchés des capitaux, mettant les hommes et les territoires en compétition sur les marchés, de plus en plus nombreux, soumis à la concurrence internationale. Il en est résulté un accroissement des inégalités internes aux pays entre ceux qui sont soumis à cette concurrence et qui peuvent demander des revenus de plus en plus élevés en échange de leurs compétences reconnues par une demande mondiale et ceux qui sont attachés à leur territoire et ne produisent que des biens et des services répondant à une demande nationale par définition plus étroite. Il en résulta aussi une destruction d’emplois 11 Ces données sont tirées de la dernière éditions du guides des falaises du Cosiroc et depuis la statistique a sans doute évolué compte tenu de l’ouverture de nombreux autres sites sportifs sur des falaises qui n’étaient pas fréquentées, même par de purs alpinistes. 8 parmi les premiers (comme c’est le cas chez PSA qui va délocaliser quelques 3500 ingénieurs de France en Inde et au Brésil). Pour la compenser, il faut soit créer de nouveaux emplois du même type (mais la concurrence internationale rend cette solution très difficile) soit créer des emplois qui ne sont pas soumis à cette concurrence, comme ceux liés à l’administration (mais là les difficultés budgétaires des Etats ne permettent que peu de marges de manœuvre) ou comme ceux liés aux services de proximité, par nature non délocalisables. Parmi ceux-ci il y a tous les services liés aux loisirs. On a alors vu se développer de multiples offres de services, en particulier sportifs, correspondant à ce qui a parfois été perçu comme une explosion des formes de pratiques sportives ou un zapping du pratiquant passant de l’escalade au canyonning ou du VTT à l’accro-branche ou la via ferrata. En fait il faut y voir une réponse des collectivités territoriales cherchant à développer les emplois de leurs régions sur la base de leurs spécificités naturelles (montagnes, falaises, lacs, rivières, …) et des individus cherchant un travail en transformant leur passion de pratiquant en emploi rémunéré. Et si l’alpinisme à son origine s’est constitué sous l’impulsion d’une clientèle qui cherchait à explorer le monde et a suscité la création des compagnies des guides pour y répondre12, aujourd’hui ce n’est plus la demande d’activités sportives de pleine nature qui pilote le développement de ces pratiques, mais au contraire l’offre marchande de nouvelles activités qui débouche sur une consommation de masse. On l’a bien vu en escalade, où on est passé en quelques années de l’équipement des falaises par les pratiquants eux-mêmes à la mise en route de plans d’équipements départementaux en France, avec des fonds publics rétribuant des professionnels, sans parler des multiples falaises s’équipant dans le monde, que ce soit en Chine, à Cuba ou à Kalymnos, sous l’impulsion des grimpeurs à plein temps et/ou des fondations de type Petzl à l’occasion d’événement sportifs promotionnels. L’escalade peut-elle être démocratisée ? Ces évolutions sont encore en cours et doivent être prises en compte dans toutes nos tentatives pour continuer à œuvrer au développement de nos activités sur une base d’autonomie, de prise de responsabilité et d’ouverture au plus grand nombre. Notamment expliquer que l’escalade n’est pas « dangereuse » au sens où on y risquerait sa vie est une condition de sa démocratisation et une lutte contre sa marchandisation. On l’a vu, par exemple, quand la présidente du syndicat national des Brevetés d’état d’escalade (BEE) 12 C’est le client qui avait la volonté d’ouvrir un chemin et qui donnait son nom à la voie. 9 écrivait une lettre au ministre des sports pour revendiquer la « dangerosité » de l’escalade, justifiant ainsi l’existence de ses mandants13. Cependant, cette explication est loin d’être acceptée pour des raisons qui à mon avis tiennent à la manière dont l’escalade s’est autonomisée par rapport à l’alpinisme. Car si cette autonomisation est pour l’essentiel due à la « fabrication » d’un nouveau terrain de jeu supprimant objectivement le risque mortel, le lien avec l’alpinisme ne s’est pas pour autant rompu complètement et l’autonomisation est relative. Plus précisément l’image que les alpinistes donnent d’eux-mêmes en clamant leur singularité dresse un obstacle subjectif à l’autonomisation de l’escalade en continuant à la faire passer pour une activité « extrême » en sous-entendant que ce caractère extrême est du à ce rapport à la mort présent en alpinisme et donc par extension en escalade. Dès lors, les grimpeurs peuvent espérer bénéficier de la rente symbolique dont bénéficient les alpinistes. Cette rente naît précisément du rapport à la mort dont on a vu qu'il caractérisait l'alpinisme et quelques rares autres activités physiques. Dès l'origine de l'alpinisme, ses pratiquants ont eu une conscience aiguë de son existence. On peut citer l'exemple inaugural d'Horace Bénédicte de Saussure lors de son ascension du Mont-Blanc, qui fit retoucher la gravure le représentant assis sur la pente de neige et tiré par ses guides en se faisant portraiturer debout, libre de tout lien et nettement plus svelte14. Par son geste, M. de Saussure indiquait combien l'alpiniste a besoin du regard de l'autre, à condition qu'il soit lui-même à son avantage. Et dans son livre sur Les alpinistes en France, 1870-1950, Olivier Hoibian montre bien comment cette rente, d'abord issue d'un positionnement de l'alpinisme sous la forme d'un tourisme social et mondain, a ensuite trouvé sa source dans une ''nouvelle définition de l'excellence alpinistique'' s'inspirant de certains principes de l'excellence sportive en plein essor tout en s'en démarquant sur le thème bien connu de ''l'alpinisme activité à part''. Ce mouvement a connu son achèvement après la seconde guerre mondiale avec le ''modèle de l'alpinisme classique'' qui ne pouvait pas déboucher sur un marché de masse dans la mesure où ses principaux promoteurs 13 14 Voir Grimper, n°45, mai 2000. Pour Olivier Hoibian (2000), cette anecdote est peu significative et ne ferait qu'illustrer ''le souci de la prestance et de l'honorabilité qui prévaut alors parmi les agents de ces catégories sociales''. Je pense au contraire qu'elle est symptomatique de l'importance que les alpinistes ont toujours accordé aux représentations qu'ils donnent d'eux-mêmes et qui peut se vérifier en particulier dans l'abondance des récits qu'ils font de leurs exploits et qui sont présents dès les origines de l'alpinisme. 10 au premier rang desquels il faut évidemment citer Lucien Devies 15 , avaient surtout pour objectif de ''préserver leur pratique de la concurrence croissante des classes moyennes et populaires qui revendiquent une démocratisation des loisirs et du temps libre'' (Hoibian, 2000, p.331). Autrement dit une maximisation de leur rente symbolique. Les « conquérants de l’inutile » dont parle Lionel Terray bien loin de conquérir l’inutile, recherchent au contraire une forte utilité sociale dans une stratégie de distinction longuement analysée par Bourdieu pour d’autres activités.16 Mais en restant « accrochée » à l’alpinisme pour bénéficier partiellement de sa rente symbolique au travers de la catégorie de sport extrême, le développement de l’escalade ne peut pas déboucher sur une réelle activité de masse, comme le montre la composition sociologique de ses pratiquants avec une sur-représentation des fractions à fort capital culturel des classes moyennes supérieures. Si nous souhaitons ouvrir l’escalade à une population sociologiquement moins marquée, il est absolument nécessaire (mais évidemment pas suffisant) de ne pas la confondre avec l’alpinisme et donc de bien comprendre ce qui l’en différencie. 15 De 1948 à 1951, puis de 1957 à 1963 et de 1966 à 1970 il sera président du Club Alpin Français, tandis qu'il sera président de la Fédération Française de la Montagne de 1948 à 1973 et président du Groupe de Haute Montagne de 1945 à 1951. Enfin, il contrôle la rédaction, puis la direction des revues Alpinisme puis La Montagne et Alpinisme de 1935 à 1973. 16 Avec Louis Louvel nous avons largement développé les conséquences de cette logique de distinction pour la popularisation de l’escalade dans L’alpinisme ? Laisse béton ! (éd. du Scarabée 1995).