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Y a-t-il une vérité en morale ?
Votre professeur : Cédric Eyssette
http://eyssette.net
A/ Le relativisme moral est-il convaincant ?
1/ Le relativisme culturel
Si les croyances morales sont le fruit d’une évolution historique et sociale
ou bien de l’évolution naturelle, cela signifie qu’elles sont relatives à des
circonstances particulières. On arrive ainsi semble-t-il à une forme de
relativisme moral qui s’oppose à l’idée qu’il existe des normes morales
absolues.
Le relativisme culturel est la forme dominante du relativisme moral. L’idée
est ici que les normes morales sont relatives à la culture dans laquelle on vit.
Le relativisme culturel se fonde avant tout sur la reconnaissance de la
diversité des croyances morales selon les cultures. L’histoire, l’ethnologie
semblent montrer que les mœurs sont très variables à la fois dans le temps
et dans l’espace. Ce qui est considéré comme civilisé par l’un ou à un
certain moment, sera considéré comme barbare par l’autre ou à un autre
moment (et réciproquement).
2/ Montaigne & Lévi-Strauss
C’est cette pensée que l’on retrouve par exemple chez Montaigne qui
montre bien la relativité de ces termes : le barbare c’est toujours les autres,
et le civilisé c’est toujours nous !
On retrouve cette critique de la distinction entre barbares et civilisés chez
Lévi-Strauss, avec un sens particulier. Il s’agit pour Lévi-Strauss de
critiquer ce qu’on peut appeler l’esprit de la colonisation. En effet, l’une des
prétendues justifications de la colonisation était qu’il fallait bien civiliser les
peuples barbares. Le relativisme culturel s’oppose ici à toute idée d’une
hiérarchisation entre les cultures. Une telle hiérarchisation manifesterait en
fait une forme d’ethnocentrisme. Le jugement de l’individu repose alors sur
un biais : l’individu considère les valeurs de sa culture comme étant la
norme de référence à partir de laquelle il forme son jugement.
3/ Relativisme descriptif & relativisme normatif
Le relativisme culturel repose sur une démarche légitime, à la fois d’un
point de vue méthodologique et moral. Le relativisme culturel cherche en
effet à prendre en compte la réalité des pratiques morales, invite à dépasser
ses propres biais de jugement, et met en garde contre l’esprit de la
colonisation. Cependant, les arguments en faveur du relativisme culturel
sont-ils vraiment convaincants ?
Pour bien comprendre le sens du relativisme culturel, il faut d’abord
distinguer le relativisme culturel au sens descriptif, et le relativisme culturel
au sens normatif.
Au sens descriptif, le relativisme culturel désigne l’idée qu’il existe dans le
monde une diversité de croyances morales. Ici on cherche à décrire une
réalité en se demandant quelles sont les normes morales qui sont respectées
selon les cultures et l’époque.
Au sens normatif, le relativisme culturel désigne l’idée qu’il n’y a pas de
norme morale universellement valide. Ici on porte un jugement sur la
validité des normes morales, sur leur prétendue valeur.
Du coup, deux questions se posent : 1°) le relativisme moral descriptif est-il
vrai ? ; 2°) Le relativisme moral normatif est-il vrai ?
4/ Le relativisme moral descriptif est-il vrai ?
On peut tout d’abord douter de l’étendue de la diversité des croyances
morales. Les différences apparentes conduisent-elles toujours à une
diversité réelle ?
Il y a au moins trois manières de justifier ce doute (je reprends ici les
analyses que propose Florian Cova dans son article « Universelle et
pourtant variable : deux paradigmes linguistiques appliqués à la morale
») :
1°) La diversité apparente ne manifeste pas nécessairement une différence
de croyance morale.
Cette diversité s’explique parfois en fait par une différence dans des
croyances à propos de certains faits. Par exemple, à Bhubaneswar, en Inde,
manger du poisson pour une veuve, est considéré comme un mal. Or cette
croyance apparemment étrange de notre point de vue semble s’expliquer par
une diversité de croyances sur les propriétés du poisson (manger du poisson
serait un aphrodisiaque) et sur la mort (le défunt mari aurait la capacité de
savoir tout ce que fait sa femme). Par conséquent, si la veuve mange du
poisson, c’est une forme d’infidélité envers son mari : on retrouve ici une
croyance morale qui n’a rien d’étrange par rapport à nos propres croyances
morales.
2°) On a tendance à inférer une différence de croyances morales à partir d’
une différence de comportement, alors que ce comportement s’explique
parfois par des circonstances exceptionnelles.
Les croyances n’ont dans ce cas pas changé, mais les circonstances
conduisent les individus à adopter un comportement différent (l’individu
pouvant même aller jusqu’à agir contre ses propres croyances morales
habituelles). C’est le cas semble-t-il des Ikks du Kenya, dont l’égoïsme
apparent semble s’expliquer par la difficulté importante des conditions d’
existence. Souvenons-nous également de l’expérience de Milgram : c’est en
fonction des circonstances de cette expérience que l’individu se comporte
comme un bourreau, et non en fonction de croyances morales pervertes.
3°) On peut enfin, semble-t-il, dégager des intuitions morales fondamentales
à partir desquelles se constituent ensuite la diversité des systèmes moraux.
C’est ce que propose par exemple Haidt à partir du travail de Shweder : à la
base de tout système éthique il y aurait 5 types d’intuitions fondamentales
qui se rapportent respectivement à la souffrance d’autrui, à la justice et la
réciprocité (on retrouve ici l’éthique dominante des sociétés occidentales,
centrée sur l’individu et ses droits), à l’appartenance à un groupe, à l’
autorité et au respect (on retrouve ici les morales fondées sur les traditions
et les différentes institutions sociales), à la pureté et à la sainteté (on
retrouve ici les morales religieuses).
En définitive, même si le relativisme moral descriptif garde une certaine
pertinence, on peut douter que la diversité des croyances morales soit aussi
importante qu’il le prétend.
5/ Le relativisme moral normatif est-il vrai ?
Qu’en est-il du relativisme moral normatif ? Le plus souvent, le relativisme
moral normatif prétend tirer sa force du relativisme morale descriptif. En
effet, s’il y a une diversité des croyances morales, n’est-ce pas le signe qu’il
n’y a pas de normes morales universellement valides ?
L’argument tel quel n’est pourtant pas recevable. Supposons que le
relativisme moral descriptif soit vrai, cela signifie qu’il y a une diversité des
croyances morales selon les cultures. Mais cela n’implique pas qu’il n’y a
pas de vérité en morale : il se pourrait qu’on puisse distinguer parmi ces
croyances celles qui sont vraies et celles qui sont fausses. Autrement dit, le
fait qu’il existe des désaccords ne signifie pas qu’on ne puisse pas distinguer
qui a tort et qui a raison.
Pour passer du relativisme moral descriptif au relativisme moral normatif, il
faut un argument supplémentaire. Examinons ici deux tentatives possibles.
L’argument de la tolérance
(1) Il y a une diversité de croyances morales.
(2) Si on affirme qu’il y a une vérité en morale, on n’accepte pas la
différence de croyances morales et on est intolérant.
(3) Il ne faut pas être intolérant.
Donc : On ne peut pas affirmer qu’il y a une vérité en morale.
L’argument de la tolérance s’inscrit dans le refus de toute hiérarchie entre
les cultures, de toute forme d’ethnocentrisme, démarche dont nous avons
déjà souligné la part de légitimité.
Mais le problème avec l'argument de la tolérance est que cet argument se
mord la queue : il est en fait autocontradictoire. Si la conclusion est qu’on
ne peut pas affirmer qu’il y a une vérité en morale, alors on ne peut pas
affirmer qu’il ne faut pas être intolérant (prémisse 3), car c’est justement
soutenir qu’il y a au moins une vérité en morale, celle selon laquelle il faut
être tolérant !
De plus la prémisse 2 n’est pas pertinente : ce n’est pas parce qu’on accepte
l’idée de vérité en morale qu’on est nécessairement intolérant. On peut
accepter l’idée de vérité en morale et défendre l’idée que parmi ces vérités
morales, il y a justement une forme de devoir de tolérance, surtout si l’on
reconnaît la difficulté des individus à déterminer ce qu’est la vérité en
morale, ce qui devrait nous conduire à une certaine humilité, et à un
véritable dialogue avec les autres, sans préjuger qu’on est en possession de
la vérité.
Le relativisme moral normatif peut cependant proposer un autre argument,
plus difficile à réfuter que l’argument de la tolérance : un argument qui ne
part pas seulement de l’existence d’une diversité de croyances morales,
mais qui souligne qu’il y a en morale des désaccords qu’on ne parviendra
pas à résoudre, ce qui semble indiquer qu’il n’y a pas de vérité en morale
(car s’il y en avait une on pourrait résoudre le désaccord en déterminant qui
a tort et qui a raison).
L’argument des désaccords irréductibles
(1) Il y a des désaccords entre croyances morales qu’on ne peut pas
résoudre.
(2) S’il y avait une vérité en morale, on pourrait résoudre les désaccords, en
déterminant qui a tort et qui a raison.
Donc : il n’y a pas de vérité en morale.
Cet argument est en effet pertinent, car on ne voit pas du tout à première vue
ce qui pourrait faire qu’un jugement moral est vrai ou faux. C’est la
question que nous devons maintenant poser.
B/ Qu’est-ce qui peut rendre vrai ou faux un
jugement moral ?
1/ Jugements de fait et jugements de valeur
Pour déterminer dans quelle mesure nous pouvons parler de vérité en
morale, il faut d’abord distinguer deux types de jugements : les jugements
de fait et les jugements de valeur.
Un jugement de fait vise à décrire la réalité telle qu’elle est, tandis qu’un
jugement de valeur vise à évaluer un acte, une personne, etc. en fonction de
ce qui devrait être. On distingue souvent en ce sens le niveau descriptif et le
niveau normatif.
2/ Les jugements de fait : observation et démonstration
Comment peut-on établir la vérité d’un jugement ? Pour les jugements de
faits, on dispose de plusieurs procédures de vérification. Si j’affirme qu’il y
a un stylo rouge dans ma trousse, il suffit d’aller vers la trousse, de l’ouvrir
et de vérifier par observation qu’il y bien un stylo rouge dans ma trousse.
Pour des faits plus complexes, on pourra procéder par expérimentation
scientifique (nous retravaillerons ce point dans le cours sur l’épistémologie).
On peut d’autre part généraliser la notion de fait pour intégrer les vérités
mathématiques : c’est un fait que 2+2=4. Dans le cas des théorèmes
mathématiques, c’est alors la démonstration qui joue alors le rôle de
procédure de vérification.
Mais ces moyens sont-ils disponibles dans le domaine de la morale ? Peuton établir la vérité d’un jugement de valeur par observation,
expérimentation, démonstration ?
3/ Les jugements de valeur : pas d’observation, pas de démonstration
possible
Le premier problème est que le bien et le mal ne sont pas, semble-t-il, des
propriétés réelles des choses elles-mêmes, mais se rapportent plutôt à des
émotions ou des attitudes d’approbation ou de désapprobation en nous. C’
est la thèse de l’émotivisme, que défend notamment Hume. Dans ce cadrelà, comment peut-on établir la vérité d’un jugement de valeur ? Si le bien
et le mal ne sont pas des propriétés réelles des choses, ce ne sont pas des
propriétés qu’on pourrait observer dans le monde, et si le bien et le mal se
rapportent à des émotions, il n’y a pas de place pour une démonstration
rationnelle.
De plus, une démonstration suppose un fondement universellement admis
qui sert de cadre théorique à partir duquel on peut ensuite tirer, par
déduction logique, des théorèmes. Mais on ne voit pas vraiment ce qui
pourrait jouer le rôle, en morale, de fondement universellement admis.
4/ Faut-il abandonner l’idée de vérité en morale ?
Faut-il conclure que les notions de vérité et de fausseté n’ont aucun sens en
morale ? Il semble difficile d’aller jusque là.
N’y a-t-il pas tout d'abord certaines intuitions morales qui semblent robustes
? Comment pourrait-on prétendre que torturer un enfant pour le plaisir est
quelque chose de bien ? Il semble légitime de dire que la souffrance est
prima facie un mal, et que se soucier des autres est prima facie un bien.
Même si nos intuitions restent vagues, elles peuvent fournir une première
approche du domaine de la morale (certains philosophes défendent ainsi une
forme d’intuitionnisme moral).
D’autre part, nous avons la capacité de raisonner dans le domaine de la
morale. Certes nous ne pouvons pas prétendre démontrer la vérité d’un
jugement de valeur à partir de prétendus axiomes de la morale. Mais nous
pouvons tester la cohérence de nos jugements. Nous pouvons nous
demander si nos jugements sont cohérents avec les faits, avec les autres
jugements que nous faisons, et avec les justifications que nous proposons.
1°) Examen de la cohérence d’un jugement de valeur avec les faits.
Si quelqu’un affirme que l’homoparentalité n’est pas acceptable en raison des
conséquences sur les enfants, on peut critiquer ce jugement en montrant qu’il n’
est pas cohérent avec les connaissances que nous avons grâce à des études
sérieuses sur l’homoparentalité (cf. par exemple ce lien).
2°) Examen de la cohérence d’un jugement de valeur avec les autres
jugements que nous faisons.
L’idée ici est qu’il faut traiter de manière similaire les cas similaires. Si
télécharger, c’est comme voler, et si nous jugeons que voler est mal, alors
nous devrions considérer que télécharger c’est mal. Celui qui pense que
télécharger n’est pas un mal doit alors expliquer ce qui différencie le
téléchargement et le vol.
3°) Examen de la cohérence d’un jugement de valeur avec la justification
que nous proposons.
Il s’agit ici d’examiner le lien logique entre le jugement de valeur et l’
argument qu’on propose. Si quelqu'un affirme que manger de la viande ne
pose pas de problème moral parce que tout le monde mange de la viande, on
peut répondre : et alors ? Quel est le lien logique ? Ce n'est pas parce que
tout le monde fait quelque chose que cela justifie moralement de le faire.
En définitive, nous pouvons soumettre nos jugements moraux à un examen
rationnel. Nous pouvons alors viser non pas une démonstration certaine,
mais la cohérence la plus grande. L’idée de vérité et de fausseté a donc un
sens en morale, dans la mesure où nous pouvons tester la vérité et la
fausseté de nos jugements de valeur : si un jugement n’est pas cohérent, on
ne peut pas rationnellement en accepter la vérité.
Peut-on alors construire une théorie morale qui soit la plus cohérente
possible et qui nous permette de déterminer quels sont nos devoirs moraux
? C'est l'objet de notre prochain questionnement.