CQM_DQM_Marque Je suis Charlie_La Tribune

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CQM_DQM_Marque Je suis Charlie_La Tribune
COMMENT S'OPPOSER AU DEPOT D'UNE MARQUE "JE SUIS CHARLIE"
OPINIONS
Dominique Mallo et Catherine Muyl |
L'Institut national de la propriété industrielle (INPI) a annoncé son refus d'enregistrer la marque "Je
suis Charlie". Mais il ne l'a pas encore clairement justifié. Les arguments ne manquent pas, pour
refuser le dépôt d'une telle marque. La notion d'ordre public pourrait être invoquée de Dominique
Mallo et Catherine Muyl, avocats à la Cour, Associés Taylor Wessing.
Le slogan « Je suis Charlie » a fait le tour du monde avec la fulgurance que permettent les réseaux
sociaux. Sa paternité a été revendiquée par Joachim Roncin, directeur artistique du magazine gratuit
Stylist qui a indiqué l'avoir diffusé sur son compte Twitter dans la demi-heure qui a suivi l'attentat
contre Charlie Hebdo le mercredi 7 janvier.
DE NOMBREUSES DEMANDES DE DEPOT DE MARQUE
Six jours plus tard, l'INPI, l'organisme français qui gère les marques françaises publiait un
communiqué de presse dans lequel il indiquait avoir reçu de nombreuses demandes de marques « Je
suis Charlie » ou faisant référence à ce slogan et déclarait avoir décidé de ne pas les enregistrer au
motif qu'« elles ne répondent pas au critère de caractère distinctif. En effet, ce slogan ne peut pas être
capté par un acteur économique du fait de sa large utilisation par la collectivité. » Et certains en ont
conclu avec soulagement que ce slogan ne pourrait donc pas être récupéré à des fins mercantiles. Un
peu hâtivement sans doute.
UNE POSITION DE L'INPI AMBIGUË
Tout d'abord, la position de l'INPI, institut français, ne préjuge pas de celle qui pourrait être adoptée
par ses homologues étrangers ou par l'OHMI, l'organisme qui gère les marques communautaires.
En second lieu, le communiqué de presse diffusé par l'INPI est une démarche très inhabituelle. Toute
demande d'enregistrement fait l'objet d'un examen individuel précis en fonction de critères qui ont été
définis par le législateur. L'INPI édite certes des recommandations dans lesquelles il peut expliquer
comment les examinateurs appliquent les règles mais il ne peut pas « décréter » que toutes les
demandes de marque appartenant à une catégorie définie par lui aboutiront à un refus.
LA FONCTION DISTINCTIVE DE LA MARQUE
La marque sert à distinguer les produits ou services d'une personne physique ou morale[1]. Elle
remplit donc une fonction distinctive et le caractère distinctif d'une marque s'apprécie à l'égard des
produits ou des services désignés[2].
On comprend donc que l'appréciation du caractère distinctif ne s'effectue pas in abstracto mais par
rapport aux produits ou services visés par la marque.
Ainsi un même signe tiré du langage courant par exemple « chocolat » peut être distinctif
pour désigner une voiture et non distinctif pour désigner des confiseries. En l'espèce la marque « je
suis Charlie » est une marque complexe c'est-à-dire qu'elle est constituée d'un assemblage de mots.
L'IMPRESSION D'ENSEMBLE PRODUITE PAR LE SIGNE
Le caractère distinctif d'une marque complexe doit faire l'objet d'une appréciation globale et il est de
jurisprudence constante que dans l'appréciation du caractère distinctif d'une marque complexe, les
juges doivent procéder à l'examen de l'impression d'ensemble produite par le signe. Dans ces
conditions, l'absence de distinctivité de toute demande de marque « Je suis Charlie » décrétée par
l'INPI dans son communiqué de presse, nous apparaît tout-à-fait discutable dans la mesure où cette
appréciation semble avoir été effectuée in abstracto.
Il existe de nombreux motifs qui peuvent conduire au refus d'enregistrer une marque ou à l'annulation
d'une marque. L'un des motifs les plus fréquemment invoqués est l'existence d'un droit antérieur.
JOACHIM RONCIN PEUT-IL S'OPPOSER A CES MARQUES ?
Toutes sortes de droits antérieurs peuvent être invoqués contre une marque et notamment, une autre
marque antérieure, un nom commercial ou bien encore un droit d'auteur. En l'occurrence, on peut se
demander si Monsieur Joachim Roncin, qui a déclaré vouloir s'opposer à l'utilisation de son slogan à
des fins mercantiles, pourrait s'opposer à ces marques en invoquant ses droits d'auteur. Ce n'est pas
certain.
En effet, si un slogan publicitaire peut très bien être protégé par le droit d'auteur (comme par exemple
« L'avenir du présent », « Un nom pour un oui », « C'est si simple le confort »), encore faut-il qu'il soit
original, c'est-à-dire qu'il porte l'empreinte de la personnalité de son auteur.
"JE SUIS CHARLIE" EST-IL ORIGINAL?
Ainsi, dans la légende qui veut que le roi du Danemark ait porté une étoile jaune pour manifester sa
désapprobation de la politique nazie, il s'agissait d'exprimer sa solidarité à l'égard de l'autre en
s'identifiant à cet autre. Par le port de cette étoile, il signifiait « Je suis juif ». Quelques décennies plus
tard, en 1963, le président américain Kennedy prononçait un discours dans lequel il exprimait sa
solidarité à l'égard des habitants de Berlin Ouest, en affirmant « Ich bin ein Berliner », « Je suis un
berlinois ».
On pourrait donc considérer que le slogan n'est pas original et donc pas protégeable par le droit
d'auteur. En outre, pour s'opposer à ces marques, Monsieur Roncin devrait engager contre chacune
d'elles une procédure devant le Tribunal de Grande Instance. Pas certain qu'il ait le désir et les
ressources de le faire.
CONTRAIRE A L'ORDRE PUBLIC ?
L'INPI a la possibilité de refuser d'enregistrer une marque qui est « contraire à l'ordre public ou aux
bonnes mœurs »[3]. La notion d'ordre public est une notion assez souple. En matière de marques elle
a été utilisée essentiellement pour empêcher l'enregistrement de marques faisant référence à des
drogues (CANNABIA, COCAÏNE FREE etc.) ou bien à des insultes (BAD MOTHER FUCKER, FUCK
THE DJ). Toutefois, elle a également pu être utilisée contre l'enregistrement de slogans.
Ainsi en 2003 lorsque l'association le Mouvement pour la France a déposé la marque « NON A LA
TURQUIE EN EUROPE », l'INPI a refusé de l'enregistrer au motif que la marque était contraire à
l'ordre public. La Cour d'Appel de Paris a confirmé cette décision en considérant que la marque
« constitue un slogan qui, contrairement à l'objet du droit des marques, n'a pas pour finalité de
distinguer des produits et services d'une entreprise de ceux d'une autre afin d'en garantir au
consommateur l'identité d'origine, mais d'instaurer au profit de l'association ... un privilège
d'exploitation purement politique sur l'emploi de ce signe »[4].
Selon la Cour, l'association avait cherché « à se voir accorder, par un détournement du droit des
marques, un droit privatif sur l'un des termes de ce débat ».
S'APPROPRIER UN SLOGAN CREE A DES FINS NON MERCANTILES
Il s'agit en effet d'un véritable détournement du droit des marques : la finalité de la marque est de
permettre au consommateur d'identifier l'origine du produit et de permettre aux entreprises de protéger
leurs investissements. Ce n'est pas de permettre aux opportunistes de monnayer leur réactivité. Et
c'est bien ce que pressent le citoyen même non spécialiste du droit des marques. Les personnes qui
ont déposé « JE SUIS CHARLIE » cherchent à s'approprier un slogan exceptionnellement populaire
qu'ils n'ont pas créé à des fins a priori mercantiles. Le droit des marques ne saurait cautionner une
telle démarche et la notion d'ordre public pourrait très bien être utilisée par l'INPI dans ce contexte.
Dominique Mallo
Catherine Muyl
Avocats à la Cour
Associés
Taylor Wessing
[1] Article L.711-1 du code de la propriété intellectuelle.
[2] Article L.711-2 du code de la propriété intellectuelle.
[3] Article L 711-3 (b) du Code de la Propriété Intellectuelle
[4] Cour d'Appel de Paris 4e Chambre Section A 9 juin 2004 Davts IP).