Je fais faire les portraits de mon pre et de ma mre
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Je fais faire les portraits de mon pre et de ma mre
De quelques figures du temps dans Le Déluge de J.- M. G. Le Clézio* MOHAMMED BENJELLOUN FACULTE DES LETTRES El Jadida O temps ! suspends ton vol, et vous, heures propres, Suspendez votre cours : Laissez-nous savourer les rapides délices Des plus beaux de nos jours ! Introduction D'une façon ou d'une autre, la notion de temps est inséparable de la conscience humaine de l'espace et de l'action. Les phénomènes naturels s'inscrivent dans une durée, ont un commencement, un déroulement et une résolution. De là vient probablement la perception toute relative de la vie et de l'âge. Les rythmes et les cycles ne sont pas les mêmes pour toutes les communautés, mais il y a lieu de noter qu'ils donnent à notre existence un sens et une finalité. Les philosophes nous apprennent à distinguer un temps authentique, métaphysiquement valorisé, et un temps mesuré, celui de notre monde (Heidegger1), mais c'est une distinction qui fait intervenir la triste et célèbre dichotomie du rationnel et du spirituel, du sacré et du profane, pour reprendre les termes du titre du livre de M. Éliade. Le temps de l'homme est ainsi le résultat de la succession irréversible des phénomènes, succession autrement déterminée par les lois de la causalité. Si, comme le pense Bergson, cette conscience du temps relève de l'expérience primaire de la durée, c'est parce qu'il existe un temps dit vécu, celui de nos souvenirs et de nos désirs, et un temps plus concret, le temps conçu, chronométrable celui-ci en dates et en moments * Paru originellement dans les Actes du colloque Le Temps en littérature, Textes réunis par Abdelghani El Himani, Université Sidi Mohamed Ben Abdellah, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Saïs-Fès, série « Actes », mai 2001, pp. 103116. 1 Voir notamment L'Etre et le temps, Paris, Gallimard, « Essais », 1927. perceptibles2. La langue, quant à elle, contient des paramètres qui rendent possible une telle description des temps en avant / pendant / après. Faute de temps, nous n’entrerons pas dans les détails. Le travail que nous présentons est plutôt thématique et littéraire. La bibliographie concernant le traitement linguistique et (ou) littéraire du temps est immense. Il est à rappeler cependant la distinction devenue classique : « temps de l'histoire » et « temps de discours »3 ou, pour utiliser une terminologie plus simple, « temps raconté » et « temps racontant ». Elle nous servira surtout à situer cet exposé qui, comme on le verra, tentera de décrire la forme que revêt le temps dans le récit de Le Clézio. Il ne s'agira donc pas d'une étude narratologique, mais d'une approche littéraire (thématique et stylistique) du roman du point de vue de certains rapports au temps raconté. C'est ainsi que dans un premier temps, je mettrai en évidence l'importance de ce thème dans l'œuvre de Le Clézio en général, et dans Le Déluge4 en particulier. Je m'arrêterai ensuite à deux passages de ce roman pour montrer comment, à travers le traitement particulier de certaines données temporelles, le récit se donne comme une méditation philosophique profonde sur la tragédie de l'être chronologique. 1. Roman et conscience du temps 1.1. Se jouer du temps Ce travail est né d'une intuition rapidement convertie en conviction : il existe dans le roman de Le Clézio une gestion inédite de la donnée temporelle, susceptible de nous éclairer sur sa vision du monde. Cette façon particulière de concevoir le temps apparaît dès les premiers romans pour revêtir, dans Le Déluge, une importance capitale. Dans Le Procès-verbal, par exemple, nous pouvons lire ce commentaire du personnage principal, Adam5 Pollo : II suffit que tu dises, « Quelle heure est-il ? »pour que je traduise : Quelle, interrogation de spécificité (...) Heure, le temps, notion abstraite, est divisible en minutes et en secondes (...) est ? L'existence ; encore un mot, un anthropomorphisme par rapport à l'abstrait (...) Il, est la généralisation du concept mâle à une Bergson écrit : « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs », in Essais sur les données immédiates de la conscience (1888), Paris, PUF, 1948, p. 76. 2 Voir, entre autres, G. GENETTE, Figures III, Paris, Le Seuil, 1972. Ricoeur écrit, par exemple : « Comprendre ce qu’est un récit, c’est maîtriser les règles qui gouvernent son ordre syntagmatique. En conséquence, l'intelligence narrative ne se borne pas à présupposer une familiarité avec le réseau conceptuel constitutif de la sémantique de l'action. Elle requiert en outre une familiarité avec les règles de composition qui gouvernent l'ordre diachronique de l'histoire. L'intrique (...) dans l'action totale de l'histoire racontée, est l'équivalent littéraire de l'ordre syntagmatique que le récit introduit dans le champ pratique », in Temps et récit, Paris, Le Seuil, 1983, p. 90. 3 4 Publié chez Gallimard en 1966. Y a-t-il dans le choix de ce nom une volonté de faire l'économie de quelques millénaires d'histoire de l'humanité ? 5 2 notion abstraite, le temps (...) Et toute la phrase a rapport à une histoire de temps. Voilà. Quelle heure estil ?6 La conscience du temps est donc présente dans l'œuvre de Le Clézio, et ce depuis les premiers récits. Nous avons cité ce passage du Procès-verbal, mais il ne constitue pas un exemple isolé. On pourrait même dire que le recueil de nouvelles, La Fièvre7 , est formé de nouvelles qui ont toutes ou presque le temps comme thématique centrale. Il est possible de citer ici « Le jour où Beaumont fit connaissance avec sa douleur »8, nouvelle entièrement centrée sur les sensations de folie que provoque, un jour, le mal de dents chez le personnage. Le dernier récit, « Un jour de vieillesse »9, tente de décrire l'agonie d'une vieille personne. Mais le texte le plus spectaculaire est, évidemment, « Arrière »10. Le Clézio y raconte la vie d'un jeune homme, en partant d'un moment arbitrairement choisi, pour remonter petit à petit à l'adolescence, puis à la petite enfance et enfin à cette étape où on n'est encore qu'un projet d'être vivant, l’« année zéro »11. La nouvelle s'articule autour d'une narration qui renverse, pour les dominer, les données d'un temps cauchemardesque et finalement inintelligible. La maîtrise du temps, à la fois rêve et origine du désespoir de la race humaine, passe par cette inversion étonnante de l'ordre des étapes de la vie. 1.2. Temps linéaire et construction du récit . De ce point de vue, le lecteur est frappé par la tendance du roman leclézien à se mouler dans la linéarité du quotidien telle qu'elle se manifeste dans la mise en récit de la scène vécue. Il n'y pas de souvenir du passé12, comme il ne peut pas y avoir de projection dans le temps à venir. Le présent investit l'écriture du roman. Les phrases qui ouvrent les chapitres le rappellent incessamment. Le deuxième jour, quand le soleil se leva, François s’habilla et sortit13 ; Le troisième jour, François Besson avait rendez-vous avec cette femme qui s'appelait Josette, à six heures, à l'angle du Prisunic14 ; Le sixième jour, François Besson rencontra la femme rousse 15. Ces incessants rappels trouvent leur résolution au dernier chapitre, quand, ayant perdu la vue, Besson se met à vivre autrement. Le temps n'a alors plus d'importance, il va s'écouler d'une manière différente : 6 Le Procès-verbal, Paris, Gallimard, 1963, pp. 55 - 56. 7 Publié chez Gallimard en 1965. 8 Ibid., pp. 60-86. 9 Ibid., pp. 203-230. 10 Ibid., pp. 100-106. 11 Ibid., p. 106. Sauf peut-être lorsque, étendu sur le sable et attendant que vienne la " tempête de l'avenir ", Besson se remémore son enfance. 12 13 Le Déluge, op. cit., chapitre 2, p. 72. 14 Ibid., chapitre 3, p. 91 15 Ibid., chapitre 6, p. 136. 3 Le treizième jour, le quatorzième jour, le quinzième jour, et les jours qui suivirent, il n'y eut plus de jour, mais une seule nuit éteinte qui durait tout le temps16. En renforçant cette structure linéaire, deux chapitres servent successivement d’introduction et de conclusion. Dans le corps du récit, ils ne sont marqués d'aucune numérotation. Le premier passage est ainsi entamé : Au commencement, il y eut des nuages, et des nuages, lourds et noirs, chassés par quelques vents, retenus à l'horizon par une ceinture de montagnes17. Le dernier chapitre s'ouvre sur cette phrase : -:De l'autre côté de la barrière de la nuit, maintenant ; il se peut que la mort soit proche, maintenant ; cette mort sale et pluvieuse, qui va envelopper toutes choses de son mince voile de cendre18. Entre les deux, se tisse l'histoire de François Besson. Du temps linéaire au temps arbitrairement ancré dans le récit, il n'y a qu'un pas. Il est allègrement franchi par le narrateur. En fait, l'acte narratif de la sélection et de la présentation de l'information la plus intéressante s'affirme ici comme gratuit, aléatoire, immotivé : « on aurait pu... mais si on la faisait commencer… » : Ceci est l'histoire de François Besson. On aurait pu la faire commencer plus tôt, quand il avait rencontré Josette, par exemple, ou bien quand il avait cessé de travailler comme professeur dans cette école privée, et qu'il était revenu habiter chez ses parents, dans la vieille maison délabrée au centre de la ville. Mais si on la faisait commencer là, François tesson était étendu sur un lit…19 Rien de plus arbitraire, nous semble-t-il, que de vouloir privilégier, dans la vie d'un homme, un moment plutôt qu'un autre. Dans un contexte où l'absurde qui gère notre existence la rend uniforme, plate, sans relief, il importe peu qu'on l'ait entamée maintenant plutôt que plus tard : Un jour, le 25janvier, à 15h30, sans raison apparente, elle se mit en mouvement20. Toutes proportions gardées, le choix des dates ne fait que corroborer l'idée d'une fatalité incompréhensible. On ne maîtrise pas le temps, parce que le temps n'existe pas en dehors de l'action : Pour elle non plus le temps n 'existait guère ; il coulait dans la pluie, indiciblement, très loin21. Ou encore, vers on%e heures moins sept, en ville, les bruits s'agglomèrent comme des salves de canon22. 16 Ibid., chapitre 13, p. 251. 17 Ibid., p. 9. 18 Ibid., p. 263 19 Ibid., p. 47 20 Ibid., p. 20. 21 Ibid., p. 41. 22 Ibid., p. 25. 4 2. Les figures 2.1. Du temps de la nuit à la nuit des temps Le fragment du chapitre central23 mérite une attention particulière. C'est une description de la nuit installée sur la ville. Bien entendu, ce fragment fait écho à deux autres fragments du roman. Le premier est la belle description du lever du jour, le second est celui qui évoque le milieu de la journée. Ces trois fragments, et ce ne sont pas les seuls, ont en commun une même démarche, font intervenir les mêmes procédés stylistiques : la métaphore24 de la mer. Le long passage descriptif, le lecteur ne tardera pas à le découvrir, s'investit d'une fonction dialectique de compensation. Il tend à remplacer l'évocation des étapes d'un acte sexuel. Au moment où les deux personnages, François Besson et Marthe, la femme rousse rencontrée dans le café, s'apprêtent à se donner l'un à l'autre, le narrateur s'active à décrire la nuit qui s'installe sur la ville : Sans se lever de sa chaise, il prit la main où brillait la bague jaune, et l'attira vers lui. Le reste du corps suivit doucement, comme un chariot qu'on tire (...) ils glissèrent ensemble dans la même chute molle, vers le parquet de linoléum (…)25 La chronographie est illusoire : elle ne fait que substituer aux personnes supposées réelles, des choses inanimées. Par la présence de certains verbes, l'acte sexuel est pleinement vécu, textuellement parlant. Il faut également rappeler que ce rôle de transposition ne devient possible que grâce à l'actualisation de certaines expressions intensivement suggestives. D'abord, l'attaque du passage est formée de cette phrase : Pendant ce temps-là, la nuit avait pu s'installer sur la ville26. où le verbe « s'installer » insinue une position fortement érotique. Ensuite, dans un double mouvement de thématisation de l'amour et de la mort, la description évolue vers le remplacement progressif des êtres terrestres par des entités plus abstraites, plus aériennes. La mainmise de l'obscurité est d'abord évoquée en termes de résistance, résistance du solide et du spatial : La mer était devenue impénétrable, dure comme une grande boule d'acier poli, et la terre ne pouvait plus s'y glisser mollement, le long des rivages. Mais on ne tarde pas à découvrir que le travail fertilisant du temps nocturne est de vaincre cette ténacité : Ce qui avait été si dur, les sols de béton et de marbre, s'ouvrait sous la pression des corps et les laissait couler dans son sein, tels des sables mouvants. Que s'est-il produit entre ces deux moments ? 23 Ibid., pp. 148-150. Nous donnons le texte en annexe. Voir Mohammed BENJELLOUN, La Métaphore dans l'oeuvre romanesque de JeanMarie Gustave Le Clézio. Etude stylistique, Thèse de Doctorat d'État, El Jadida, Université Chouaïb Doukkali, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, 1999. 24 25 26 Ibid., p. 147 C’est nous qui soulignons. 5 Par l'action d'une métaphore prodigieuse, la nuit s'est dotée des attributs fantastiques d'un être travaillé d'obscurité et de calme puissance. Ce « maître de la mort » s'est transformé en une « bouche gigantesque » qui n'en finit pas d'absorber, de sucer, de boire et de couvrir infiniment ce qui l'entoure : (...) ce qui était vrai, c'était cela, cette nuit éternelle, ce silence, cet infiniment insondable qui engloutissait tout. (...) L'océan de l'ombre sans dimension, où les vagues invisibles vont et viennent d'un bord à l'autre de l'éternité (...) Tout était consommé par lui, l'espace d'un dixième de seconde, tant il était avide de nourriture vivante. La métaphore œuvre ainsi à rendre intensément présent, puisque matière solide, ce qui semble échapper à l'existant, le temps de la nuit : Le temps, dimension de l'usure, était fait de ces aliments : secondes, secondes grains de sel en train de fondre doucement les unes dans les autres. Années de miel, siècles gras dissous magiquement dans les flots d'acide. Du temps de la nuit, on pourrait facilement passer à la nuit des temps, cette éternité insondable, cet infini sans nom ni mesure, cette ère des douces confusions : Et dans tout ce noir, il n'y avait plus de mesure. Les continents étaient des poussières, les galaxies d'autres poussières. Le bas et le haut étaient confondus, absolument semblables (...) Plus qu'un simple artifice narratif d'évacuation ou d'autocensure, le descriptif est ici le lieu d'une méditation sur la tragédie du temps irréversible, générateur de vie et de mort : Le noir de la nuit, le noir tombé du plus profond du de/ vide, était descendu sur la terre, et il régnait du vrai règne de la matière, c'est-à-dire sommeil, froide absence, maître de la mort. Sous son empire, les jours et les mois s'étaient tus, s'étaient agrandis dans l'ombre, et il n'y avait plus, pour couvrir les minuscules actions de la vie, qu'une éternité profonde dont la vibration monotone s'élargissait en tous sens, étalait extatiquement ses pétales somptueux de lumière tuée. Il y a donc une érotisation de l'univers, qui est la face obscure, c'est bien le cas de le dire, de l'action du « déluge » emblématique. Eros et Thanatos. 2.2. Quand le temps suspend son vol Inutile de rappeler, pensons-nous, que ce passage critique de l'œuvre annonce de plein fouet l'épisode du chapitre 12 où l'on voit Besson accomplir son acte sacrificatoire. En s'aveuglant volontairement, le personnage principal revit le retour dramatique à la nuit initiale. Par on ne sait quel mécanisme absurde du temps, la vie de François Besson devait aboutir à ce sacrifice expiatoire. De toute évidence, le temps épouse ici la forme du destin implacable qu'on n'a pas besoin de comprendre. Geste symbolique et très significatif, le personnage comprend que la montre qu'il porte à son poignet n'a plus de raison d'être : Le temps ne passait pas vite, et sur le poignet de Besson, à l'intérieur du hublot de la montre, l'aiguille des secondes progressait par petites saccades, interminablement. A la fin, il en eut assez ; il décrocha la montre, la posa sur un caillou plat, et avec un galet pointu, il la mit en mille morceaux27. 27 Ibid., p. 245. 6 Ne vient-il pas de découvrir la vanité de toute lutte contre sa fatalité ? N'est-il pas aussi venu le moment où il faudrait payer le prix de son orgueil ? N'est-ce pas surtout le rêve enfin réalisé de sentir dans ses entrailles le « souffle de l'éternité » ? Nous voici au cœur même du problème que pose ce roman : II y avait longtemps que ce moment devait arriver. Besson l'avait attendu depuis des années, depuis des siècles, peut-être (...) tout avait été tracé pour aboutir en ce point unique, sur cette plage de cailloux gris, dans cette journée, à cette heure (...) il ne pouvait pas revenir en arrière : le temps s'était coincé sur cet événement, sans possibilité d'avancer ou de rétrograder. C'était là, maintenant28. Paradoxalement, le temps qui conduit au suicide symbolique, un temps tyrannique et cruellement inévitable, est aussi celui où la vie devient authentique, arrêtée quelque part « entre le passé et l'avenir », éternellement la même : Les minutes sont passées. Les heures sont passées. "Les jours, les années sont passés. Tout est rentré l'un dans l'autre, se serrant, se fondant, devenant mécanique29. Ce qu'il reste à faire, c’est attendre30 que passe la « tempête de l'avenir ». Après elle : Au-delà, bien loin de ce lieu, le temps va continuer à avancer ses branches d'arbre qui grandit (...) et l'éternel est là ; non pas caché, mais omniprésent. Non pas recouvrant tout, mais à l'intérieur, au centre du centre du temps31. Conclusion très provisoire : le temps du « déluge » En intitulant son roman Le Déluge, Le Clézio nous fait revivre un mythe dont l'origine remonte à la nuit des temps. Cela dit, l'intérêt de l'auteur pour la mythologie est bien certain. Les thèmes et les symboles en surgissent partout dans ses textes. Dans le roman qui nous intéresse, le protagoniste suit, dans un « scénario apocalyptique », l'itinéraire d'un « Œdipe moderne »32. 28 Ibid., p. 247 29 Ibid., p. 248 30 Besson énumère les raisons de quitter la femme rousse : « 1) La jeune femme commençait à lui plaire. 2) II était fatigué. 3) II avait envie de voir ce qui se passait ailleurs. 4) Le lit était mauvais. 5) La jeune femme avait l’haleine forte et sentait parfois la sueur. 6) Le temps passait, et il fallait agir vite », ibid., p. 177. 31 Ibid., p. 249. (Voir F. WESTERLUND, « Vie urbaine - mort urbaine. La ronde et autres faits divers de Jean-Marie Gustave Le Clézio », Moderna Spré. Volume XCII, 1/1998 : 71-80. 1999. L'auteur mentionne, entre autres mythes chers à l’écrivain, ceux de Narcisse, d'Ariane, de David, d'Icare, de Jason... Il écrit par exemple, se référant à Marguerite LE CLEZIO, que « les personnages de La Ronde et autres faits divers sont des réinterprétations des héros mythiques ». On doit, par ailleurs, à WAELTI-WALTERS une étude des manifestations du thème d'Icare dans certains œuvres de Le Clézio : Icare ou l'évasion impossible : étude psycho-mythique de l'œuvre de Jean-Marie Gustave Le Clézio, Sherbrooke, Naaman, 1981. 32 7 S'inscrire dans la temporalité du « déluge », c'est, de toute évidence, jouer avec la vie et la mort33, jeu auquel excelle François Besson. Ne le voit-on pas, bravant tous les interdits et faisant fi du danger manifeste que constitue la geste de s'engager dans la digue34 par temps de tempête, ne le voit-on pas parvenu à une nouvelle vie ? Le roman leclézien est entièrement parcouru de moments où le réel se trouve démystifié, pour ne pas dire subverti. Un langage volontairement dérapant travaille à rendre méconnaissable un quotidien pourtant banal. Et, assez rapidement, il le faut le dire, un « verre »35, un morceau de « pain »36, une « ampoule électrique »37, une « radio à transistors »38, une « roue »39 deviennent des objets de culte, des merveilles. Les espaces eux aussi, tendent à rentrer dans cette catégorie. Un « dancing », un « supermarché » se retrouvent temples ou cathédrales. L'« église » se transforme en navire, les « immeubles » des géants qui ont pour mission d'encercler les personnages. Mais paradoxalement, la démystification du vécu passe par sa propre mythification. L'hyperbole est ici un piège du langage : elle gonfle le réel pour le faire éclater en mille morceaux incompréhensibles, parce que désarticulés40. Les petits mythes du quotidien s'investissent du rôle de saper le mythe grandiose de l'unité inviolable du monde. Nous devons cependant prendre garde à ne pas tomber dans le piège d'une lecture rapide. C'est que cette unité du monde, représentée par une très profonde synergie des êtres41, des objets, des phénomènes, des lieux et des perceptions est nécessaire au projet de 1'« extase matérielle »42. Mais elle peut être mauvaise, sinon dangereuse, engendrer la laideur ou conduire à la folie. Il lui manque souvent un équilibre salvateur dont l'être leclézien se pose en perpétuel quêteur43. La démystification du réel explique probablement le traitement inhabituel du temps dans le roman de l'auteur. Au temps « logique », raisonnable, déterminé par la « le déluge se distingue par son caractère non définitif. Il est le signe de la germination et de la régénération. Un déluge ne détruit pas parce que les formes sont usées et épuisées, mais il est toujours suivi d'une nouvelle humanité et d'une nouvelle histoire », J. CHEVALIER et A. GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982, p. 346. 33 34 35 36 Le Déluge, pp. 172 – 174. Ibid., p. 83-84. Ibid., p. 74 ; 197-198. 37 La Guerre, Paris, Gallimard, 1970, p. 80-82. 38 Ibid., p. 82-83. 39 Ibid.,p. 191. Voir R. HOLZBERG, L'Œil du serpent : La Dialectique du silence dans l'œuvre de Jean-Marie Gustave Le Clézio, Sherbrooke, Naaman, 1981. 40 Voir M. CAGNON et S. SMITH, « Le Clézio's Taoist Vision », The French Review, 6, vol. 47, 1974 ; J. ONIMUS, Pour Lire Le Clézio, Paris, PUF, 1994. 41 T. DI SCANNO, La Vision du monde de Le Clézio : cinq études sur l'œuvre, Napoli/Paris, Liguori/Nizet, 1983. 42 J.-X RIDON, Henri Michaux, Jean-Marie Gustave Le Clézio : l'exil des mots, Paris, Kimé, 1995. 43 8 succession par rapport à une quelconque échelle de valeurs, conditionné par l'importance ou la non-importance des événements (ce qui explique le sommaire ou la scène, c'est soit l'état psychologique ou affectif du personnage, soit la situation de la chose racontée dans l'économie globale de la fable), se substitue le temps de la « scène ». Ce qui structure le récit est alors la banalité du quotidien, le déroulement stupide des jours et des heures. Aux treize journées de cette étape décisive de la vie de Besson, correspondent les treize chapitres du roman. 9 Annexe Un extrait du Déluge Pendant ce temps-là, la nuit avait pu s'installer sur la ville. Le noir avait recouvert les bosses des maisons et les crevasses des rues. Empaquetées de silence, les ruines étaient bien droites vers le ciel où les nuages couraient sans qu'on puisse les voir. La mer était devenue impénétrable, dure comme une grande boule d'acier poli, et la terre ne pouvait plus s'y glisser mollement, le long des rivages. Les réverbères brûlaient sans arrêt au centre d'un halo de moustiques et de papillons. Très loin, par-dessus les toits, le feu d'un phare trouait de temps à autre le rideau de l'ombre et de la pluie. La nuit était pleine, noire, riche d'odeurs de fumée et de lueurs étouffées. Rien ne pouvait détruire ses barrières. Parfois, quelque chose passait, une voiture roulant à petite vitesse à travers les rues, ou bien une chauve-souris qui vibrait en quête d'un banc d'insectes. Mais cela ne durait pas. La lourde masse aveugle, tel un écoulement de confiture ou de mélasse, se refermait sur ces points brefs et les effaçait aussitôt. On était pris dans cette trappe. Il n'y avait rien à faire pour essayer d'en sortir. Le gouffre vertigineux et glacial entourait cette moitié de la terre, la tenait prisonnière de son immobilité immense. Pas d'objets, pas de lumières, pas de chaleur scintillante. Rien que la sécheresse de l'envers du désert, la dureté cristalline, la transparence opaque, le vide, le vide, le diamant. Qu'importait s'il y avait, ça et là, quelques plaques de moisissure, quelques petites boules humides et chaudes ? Elles ne dureraient pas. Elles seraient vite absorbées par la bouche gigantesque qui suçait, qui buvait tout le temps. Les minuscules étincelles naissaient dans la nuit, flottaient rapidement dans l'espace, tellement rapidement qu'elles auraient pu n'être que des illusions. Ce qui comptait, ce qui était vrai, c'était cela, cette nuit éternelle, ce silence, cet infiniment insondable qui engloutissait tout. Le noir. Le noir. L'océan de l'ombre sans dimension, où les vagues invisibles vont et viennent d'un bord à l'autre de l'éternité, l'océan aux houles serrées, le grand drap obscur dont les plis recouvrent sans cesse les choses mouvantes, s'approprie tout. Flux innommable, respiration du géant qu'on ne connaîtra jamais. Tout était consommé par lui, l'espace d'un dixième de seconde, tant il était avide de nourriture vivante. L'eau, le feu, les rochers, les étoiles pâles et les étoiles rouges, les soleils en train de bombarder , les explosions lentes et les coulées de lave, il dévorait tout cela sans jamais être rassasié. Le temps, dimension de l'usure, était fait de ces aliments : secondes, secondes grains de sel en train de fondre doucement les unes dans les autres. Années de miel, siècles gras dissous magiquement dans les flots d'acide. Rien ne restait. Rien n'avait plus de paix ici. Le repas se poursuivait sans relâche, et la digestion n'était jamais terminée. Et dans tout ce noir, il n'y avait plus de mesure. Les continents étaient des poussières, les galaxies d'autres poussières. Le bas et le haut étaient confondus, absolument semblables, et les cercles et les angles, et les droites parallèles et les spirales, et les couleurs, et les distances, et les poids, à les bien regarder, n'étaient plus que des points égaux. Ce qui avait été si dur, les sols de béton et de marbre, s'ouvrait sous la pression des corps et les laissait couler dans son sein, tels des sables mouvants. Tout était identique, dressé, et le monde aurait pu aussi n'être qu'une page écrite. Le noir de la nuit, le noir tombé du plus profond du ciel vide, était descendu sur la terre, et il régnait du vrai règne de la matière, c'est à dire sommeil, froide absence, maître de la mort. Sous son empire, les jours et les mois s'étaient tus, s'étaient agrandis dans l'ombre, et il n'y avait plus pour couvrir les minuscules actions de la vie, qu'une éternité profonde dont la vibration monotone s'élargissait en tous sens, étalait extatiquement ses pétales somptueux de lumière tuée, de couleurs retournées et laissant enfin voir la face de l'ombre. Sur la ville, un peu partout la nuit était collée. Dans les rues, l'air froid soufflait périodiquement, et glissait le long des volets fermés. Des trous de lumière blanche et rouge, au bas des immeubles, disaient : CAFE CINEMA BAR PIZZA MOTEL Les pigeons dormaient dans les recoins des corniches, la tête enfouie sous l'aile gauche. Il y avait aussi, au centre de la ville, une rivière au large lit couvert de cailloux et de ronces. La nuit s'était coulée dans le canal, et maintenant ce n'était qu'une crevasse charbonneuse qui avait l'air de communiquer avec le centre de la terre. Le bruit des eaux la brume, et c'était un bruit d noirceur et de peur. Un pont enjambait la rivière, tout près de la mer, avec trois arches immobiles. Les voitures avançaient sur la chaussée mouillée, traînant derrière elles deux étoiles rouges pleines de rayons embrouillés. Au loin, vers le nord, les montagnes s'étaient mélangées au grand trou du ciel. Et dans la campagne, ou bien le long des boulevards, beaucoup d'arbres dormaient debout. Ils n'étaient pas les seuls à dormir. Les hommes et les femmes dormaient aussi, à l'intérieur de leurs casemates, couchés dans leurs lits plats. Ils étaient innombrables, plusieurs millions sans doute, étendus et froids, les yeux révulsés et le souffle léger. Jacques Vargoz, par exemple. Ou bien Sophie Murnau, Noëlle Haudiquet, Hott Ben Amar. Sans le savoir, ils respiraient doucement l'infini abaissé jusqu'à eux. Ils goûtaient le calme de l'éternel, et leurs corps glissaient dangereusement sur la pente de la paix. Le lendemain, peut-être, quand le jour fiévreux se lèverait de nouveau, quelques-uns d'entre eux seraient restés prisonniers de la nuit, et ne se réveilleraient pas. Les enfants, roulés en boule dans leurs couchettes, se mettaient à rêver de monstres. Arraché brusquement à son sommeil, sans raison, l'un d'eux, les yeux ouverts, essayant vainement d'écarter les voiles noirs, allait commencer à hurler tout seul pour forer son point rouge de vie au centre du vide, pour créer, pour se dresser contre la plaque déserte, pour marteler à coups de ciseau dans la grande muraille inerte les mots qui le libéreraient : JE SUIS VIVANT. JE SUIS VIVANT. JE SUIS VIVANT. 2