A MONSIEUR ROLAND CHEMAMA

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A MONSIEUR ROLAND CHEMAMA
REPONSE OUVERTE A MONSIEUR ROLAND CHEMAMA, PSYCHANALYSTE
Monsieur,
C’est avec une profonde déception que j’ai pris connaissance des liens qui vous unissent au milieu
tauromachique (http://www.jies-arles.com/article-samedi-30-janvier-rencontre-taurine-autheatre-d-arles-42287380.html) ainsi que de la caution que vous accordez à la corrida en tant que
spectacle visible par des enfants (http://www.torofstf.com/Infos2008/040708petitionpsy.htm).
Alors qu’une approche analytique d’un tel sujet de société suffirait à en démasquer le réel, il est
particulièrement affligeant de trouver sous la plume d’un psychanalyste une mystification aussi
conforme aux attentes d’un lobby.
Affirmer, comme vous le faites, que la vue d’un bovin saignant sous les coups de plusieurs
hommes ne constitue pas un risque de traumatisme psychique pour les plus jeunes revient à nier
toute empathie de l’enfant pour un animal en souffrance auquel il s’identifie facilement.
Il n’est que de voir l’expression de malaise ou de dégoût lisible sur des visages d’enfants assistant
au supplice infligé à un animal, ou encore de prendre connaissance des témoignages d’adultes
ayant été profondément choqués par un tel spectacle au cours de leur enfance pour réaliser à quel
point cette exhibition de cruauté est malsaine et déstabilisante.
Si les textes visant à la protection de l'enfance font volontiers référence à la fois à la pornographie
et à la violence, c'est bien pour protéger le psychisme de l'enfant des messages donnant libre
cours à la pulsion. En l'occurrence, les apparats, les codes et les discours qui enrobent la violence
tauromachique ne dissimulent que très imparfaitement sa crudité pour le spectateur novice, à
fortiori l'enfant. Le message implicite qu’elle lui délivre alors est celui d’un sadisme autorisé –
donc légal - qui place la transgression cruelle au-dessus du légitime.
Il est vrai cependant qu’afin de préserver les liens sociaux ou familiaux dont ils dépendent, de
nombreux enfants n’auront pas d’autre choix que de se conformer au désir de leurs proches en se
laissant imprégner de cette ambiance mortifère, tandis que certains adolescents trouveront dans
l’image du torero un modèle identificatoire incitant à la prise de risques, avec les dangers
particuliers que l’on connaît à cet âge.
D’autres jeunes spectateurs, non dupes, ne reconnaîtront pas chez un animal stressé et
« préparé » la bête féroce qu’on leur a décrite si grossièrement, mais découvriront dans cette
mise à mort festive une illustration de tout ce qui peut réjouir une foule en termes de lâcheté,
d’injustice et de cruauté à l’égard d’un être sensible. Pour eux, le fait qu’ils ne puissent exprimer
librement leur ressenti auprès d’un entourage familial aficionado réduira d’autant plus leur
chance de surmonter la réaction de stress post-traumatique.
Parler de catharsis me semble ici abusif s’il s’agit bien comme je le crois, « dans le cadre d’une
réprésentation théâtrale, de la possibilité de réaliser imaginairement, par identification et sans
nuire à quiconque, un désir inconscient soutenu par un fantasme monstrueux . De cette abréaction
émotionnelle va naître le savoir que ce désir est impossible à réaliser car coupable. C’est donc un
pas vers la maturité civilisatrice que permet la catharsis. » Hélas, dans la corrida, le réel de la
souffrance et de l’agonie y constitue l’essence même du spectacle…
Enfin, concernant la confrontation socialisée que vous évoquez, il faudrait sans doute rappeler
que l’enfant n’a pas demandé à être témoin de la compulsion de répétition que manifestent des
adultes en proie à des tourments existentiels, pas plus que le taureau n’a choisi de mourir supplicié
(même si l’aficionado, sur un mode pervers, préfère occulter le ressenti de la victime pour n’y voir
qu’un partenaire consentant qui, finalement, « y trouverait son compte »).
Une fois de plus, les justifications apportées en faveur de la corrida et de la présence de mineurs
dans les arènes relèvent d’un déni multiple: déni de la jouissance perverse, déni du risque
traumatique, déni de la souffrance, déni de la cruauté (en un mot, un déni de la castration propre
au pervers).
Cette attitude de négation des torts causés portant atteinte à la condition animale aussi bien qu’à
la condition humaine me semble ainsi bien éloignée de ce que l’on serait en droit d’attendre d’un
psychanalyste, soucieux d’éthique par définition.
On notera toutefois qu’elle s’accorde parfaitement avec la défense des intérêts de tous ceux qui,
tirant profit de la surexploitation de l’animal sensible, s’efforcent d’en nier tous les droits, y
compris le droit de ne pas être torturé.
Dans ce contexte, votre présence aux conférences tauromachiques d’Arles trouvera ainsi toute sa
signification et votre intervention - judicieusement intitulée « Que refuse de voir l’animaliste ? »
(sic) – ne convaincra sans doute que les convaincus qui n’arrivent toujours pas à se demander ce
que refuse de voir l’aficionado.
Avec toute l’amertume que m’inspire une telle dérive, veuillez agréer, Monsieur, mes salutations
attristées.
Joël Lequesne,
Psychologue clinicien, ancien psychologue de l’Education Nationale
PS : Quelques liens vers des vidéos de corridas, dont je vous laisse le soin d’apprécier toute la
« dignité » :
http://www.dailymotion.com/video/x2j6yw_spot-contre-la-corrida-renaud_animals
http://www.dailymotion.com/video/x3nk1x_apprendre-a-tuer-pablo-knudsen2007_animals
http://www.youtube.com/watch?v=EZQ8wej1KSw
www.buzzmoica.fr/video/video-anti-corrida-contre-la-tauromachie-ames-sensibles-sabstenir-8530
« Tout ce verbiage sur la dignité, la compassion, la culture ou la morale semble ridicule lorsqu’il
sort de la bouche même de ceux qui tuent des créatures innocentes »
Isaac Bashevis Singer