Acte anormal de gestion - Gestion et Finances Publiques
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Acte anormal de gestion - Gestion et Finances Publiques
Contrôle fiscal - Seconde partie Benoît DELAUNAY Agrégé des facultés de droit Diplômé de l’Ecole HEC et de Sciences Po Paris Professeur à l’Université Paris Descartes Acte anormal de gestion et prix de transfert e sont les groupes de sociétés qui permettent de relier la problématique de l’acte anormal de gestion à celle des prix de transfert. Au demeurant, ce lien n’est établi qu’au prix d’un certain déséquilibre dans la relation. En effet, si les groupes, ou « entreprises associées » comme les désigne le modèle de convention fiscale OCDE ne sont concernés qu’au même titre que les autres sociétés non membres d’un groupe par l’éventualité de commettre un acte anormal de gestion, les prix de transfert ont, quant à eux, vocation exclusive à régir les rapports entre les groupes de sociétés1. Autrement dit, on ne parle de prix de transfert que dans les groupes de sociétés alors que l’acte anormal de gestion vise toutes les formes de sociétés. Aussi l’étude combinée des deux notions n’a-t-elle de sens qu’en se bornant à ce qui les réunit, c’est-à-dire les groupes de sociétés. On observe précisément, dans les relations intra-groupes, que les prix peuvent présenter une certaine fictivité dans la mesure où ils ne résultent pas de la rencontre naturelle entre l’offre et la demande en raison des relations privilégiées qui relient les entreprises associées. C Or, la facturation de transactions commerciales à un prix minoré ou majoré est un phénomène susceptible d’être appréhendé aussi bien par la théorie générale de l’acte anormal de gestion que par la théorie spécifique des prix de transfert. Plus exactement, pouvant constituer dans certaines hypothèses un acte anormal de gestion, les ventes ou achats consentis à des prix de faveur2 reçoivent l’appellation de prix de transfert dans le domaine de la fiscalité internationale. Définis comme ceux qui, « en raison de leur objet ou de leurs modalités, sont étrangères à une gestion commerciale normale »3, les actes anormaux de gestion rejoignent alors les prix de transfert, c’est-à-dire les prix qui peuvent être convenus entre des entreprises associées, membres d’un groupe, alors qu’ils ne l’auraient pas été si les entreprises n’avaient pas été liées et avaient respecté le prix de pleine concurrence (arm’s length price). On se souviendra que, dans le mécanisme des prix de transfert, les flux financiers au départ de la France sont ainsi gonflés de manière à réduire la base imposable en France et à l’augmenter d’autant dans un pays où la pression fiscale est moindre. Ils peuvent emprunter des formes multiples : achats à prix majorés ou ventes à prix minorés, rémunération anormale des prestations de services, versements de redevances excessives, relations financières entre sociétés liées… 1 4 CE 21 février 1990, SARL Solodet, RJF 4/90, n° 376. 5 CE 18 mars 1994, SA Sovermmarco-Europe, RJF 5/94, n° 532 à propos de la convention franco-suisse. 6 C. Vérot, concl. sur CE 11 avril 2008, SA Guerlain, Dr. fisc. 2008, n° 18, comm. 302, note M. Taly ; RJF 2008, chron. J. Burguburu, p. 667. Toutefois, les dispositions françaises relatives aux prix de transfert peuvent trouver occasionnellement à s’appliquer entre entreprises non associés. En ce sens, v. D. Gutmann, Droit fiscal des affaires, Montchrestien, 2ème éd., 2011, n° 787. 2 CE 2 juin 1976, RJF 1976/9, p. 265. 3 CE 6 mars 2006, n° 281034 ; RJF 5/06, n° 502. 114 Une autre illustration de la proximité entre les deux notions en cause est d’ordre procédural : l’administration fiscale peut choisir de passer, en cours d’instance, du prix de transfert à l’acte anormal de gestion pour redresser une entreprise4. Elle admet ainsi – ce que le juge confirme – le recours à une substitution de base légale entre l’article 57 et l’article 39 CGI dans un cas où l’administration ne parvient pas à démontrer l’existence du lien de dépendance entre les sociétés concernées5. Cette parenté a également été établie par un commissaire du gouvernement qui pouvait conclure que « toute aide accordée par une société mère à l’une de ses filiales à l’étranger, peut constituer un transfert de bénéfices au sens de l’article 57. Il n’y a transfert de bénéfices que si l’aide n’a pas été consentie dans le cadre d’une gestion commerciale normale (…). Le caractère normal de ces aides étant apprécié dans les mêmes conditions que s’il s’agissait d’avantages de même nature consentis à des filiales françaises »6. N° 2 - Février 2012 / Gestion & Finances Publiques 4. L’objet et les procédures On ajoutera enfin que la mise en œuvre de ces deux théories conduit au même effet : la rectification du résultat de l’entreprise par la réintégration des bénéfices indirectement transférés. La constatation d’un acte anormal de gestion conduit au refus de la déduction de la charge correspondante ou à la réintégration du manque à gagner cependant que l’identification d’un prix de transfert conduit l’administration à réintégrer dans le résultat le bénéfice qu’elle considère comme indirectement transféré à une société étrangère. De ces multiples rapprochements, on ne saurait bien sûr déduire une identité parfaite entre ces deux notions. L’acte anormal de gestion et les prix de transfert reposent en effet sur des fondements différents. Alors que le second s’appuie très explicitement sur l’article 57 du CGI selon lequel, pour l’établissement de l’impôt dû « par les entreprises qui sont sous la dépendance ou qui possèdent le contrôle d’entreprises situées hors de France, les bénéfices indirectement transférés à ces dernières, soit par voie de majoration ou de diminution des prix d’achat ou de vente, soit par tout autre moyen, sont incorporés aux résultats accusés par les compatibilités. Il est procédé de même à l’égard des entreprises qui sont sous la dépendance d’une entreprise ou d’un groupe possédant également le contrôle d’entreprises situées hors de France », l’acte anormal de gestion n’a pas de fondement textuel évident : le juge s’est appuyé sur la combinaison des articles 38 et 209 du CGI7 mais il est loin d’être acquis que cette théorie trouve véritablement son fondement dans le Code. Cette manière d’étudier de façon combinée les actes anormaux de gestion et les prix de transfert selon un tableau dressant ressemblances et dissemblances ne saurait en outre suffire car il n’épuise pas la totalité des relations unissant ces deux notions. Plutôt qu’un regard horizontal, il appert que l’analyse doit porter davantage sur une relation verticale qui fait apparaître combien la théorie des prix de transfert, plus située et plus étroite que celle de l’acte anormal de gestion, constitue néanmoins un puissant révélateur de la nature propre et des défis auxquels est confronté l’acte anormal de gestion aujourd’hui. Il en est ainsi un exemple d’application en même temps qu’il peut en être perçu comme un outil d’expérimentation. Dans cette perspective, le mouvement paraît être double. D’une part, il semble que les prix de transfert sont le prolongement de la théorie de l’acte anormal de gestion, telle qu’elle s’applique à la fiscalité internationale des groupes de sociétés. D’autre part, les prix de transfert constituent une clef permettant d’anticiper et de comprendre les évolutions des actes anormaux de gestion relevant de la fiscalité interne. I. Les prix de transfert, terrain d’application de l’acte anormal de gestion à la fiscalité internationale Instrument placé dans les mains de l’administration fiscale, qui lui permet de reconstituer une base d’imposition indûment minorée, la théorie des prix de transfert n’est autre qu’une illustration de la théorie de l’acte anormal de gestion circons- crite à un lieu et à une matière. C’est, en d’autres termes, une application de l’acte anormal de gestion, rationae loci, au domaine international et, rationae personae, au domaine des groupes de sociétés. Cette application est, à certains égards, proche d’une exacte duplication si l’on songe à ce que ces mécanismes ont de commun : d’une part, ils restreignent la liberté de gestion des entreprises ; d’autre part, ils s’appuient tous deux sur l’anormalité de l’opération entreprise. A. Un même cantonnement de la liberté de gestion des entreprises La mise en œuvre de l’acte anormal de gestion partage avec celle des prix de transfert la caractéristique de constituer les rares exceptions sinon dérogations que connaît le principe de non-immixtion de l’administration dans la gestion des entreprises. Ce principe de liberté, d’une grande importance en matière fiscale, implique on le sait que le contribuable n’est jamais tenu de tirer des affaires qu’il traite, le maximum de profit que les circonstances lui auraient permis de réaliser8. Les services administratifs sont ainsi vus comme n’étant pas les mieux placés pour porter une appréciation sur la gestion des entreprises. Dans cet esprit, le Conseil d’État a très récemment jugé que « c’est au regard du seul intérêt propre de l’entreprise que l’administration à qui il n’appartient toutefois pas de se prononcer sur l’opportunité du choix arrêté par une entreprise pour la gestion de sa trésorerie, doit apprécier si les placements auxquels celle-ci a procédé correspondent à des actes de gestion commerciale normale »9. Il en va naturellement différemment en présence d’une perte de risque exagérée. Dans les autres hypothèses, le contribuable dispose d’un droit à l’erreur, à une gestion maladroite, à une certaine inertie, voire à un désintéressement quand bien même de tels comportements ont pour effet de diminuer le rendement de la matière imposable. « En présence de deux techniques juridiques dont la finalité est identique, il est licite d’opérer un choix en fonction de la fiscalité »10. Le principe de liberté de gestion comporte cependant des limites qui résultent de la jurisprudence du Conseil d’État et de la doctrine administrative : si l’administration ne peut s’immiscer dans la gestion des entreprises, elle peut cependant remettre en cause les dépenses qui ne se rattacheraient pas à une gestion normale ou n’auraient pas été exposés dans l’intérêt direct de l’exploitation. Tel est le cas des actes anormaux de gestion comme des prix de transfert. Il n’est en revanche pas sûr que les finalités de l’acte anormal de gestion et des prix de transfert soient identiques. L’acte anormal de gestion, à la différence des prix de transfert, est principalement une évasion financière et non pas une évasion fiscale : « le contribuable abuse de l’entreprise, il la pille sans vergogne, il l’appauvrit dans le dessein d’avantager indûment une tierce personne ; certes cet appauvrissement entraîne une diminution de l’impôt à payer ; mais il ne s’agit là que de la conséquence et non de la cause de l’acte qui a été passé » 11. 7 CE 6 mars 2006, RJF 5/06, n° 502. CE 7 juillet 1958 ; Dr. fisc. 1958, n°44, comm. 938 ; GAF n° 33, p. 546. 9 CE 27 avril 2011, Société Legeps, Dr. fisc. 2011, n° 25, comm. 399, concl. 0L. Olléon, note O. Fouquet. 8 Gestion & Finances Publiques / N° 2 - Février 2012 10 11 Réponse ministérielle n° 10063, JO Débats, 25 avril 1970. En ce sens, M. Cozian, Problèmes de la fiscalité, document 6. 115 Contrôle fiscal - Seconde partie Sur ce plan, le prix de transfert se rapproche davantage de l’abus de droit que de l’acte anormal de gestion. Dans le cadre de l’acte anormal de gestion, la gestion anormale résulte principalement du fait que l’entreprise a agi délibérément en dehors de son intérêt alors que cette donnée est étrangère aux prix de transfert. Cela s’explique aisément par le fait que « le concept d’acte anormal de gestion est le fruit de l’acclimatation ou de la transplantation en droit fiscal du concept commercial d’acte non conforme à l’intérêt social »12. Lui-même transposition de l’acte anormal de gestion en droit fiscal international, la théorie des prix de transfert ne s’est pas trouvée affectée de la même caractéristique. C’est pourquoi une société membre d’un groupe ne saurait revendiquer son appartenance au groupe pour échapper au grief de l’acte anormal de gestion13 alors qu’en matière de prix de transfert une telle solution ne pourrait être retenue tant c’est l’objet même de la législation y afférente. Cette différence ne doit pas dissimuler l’essentiel : une égale prise en compte de l’intérêt fiscal du groupe ainsi qu’une référence identique et univoque à l’anormalité de l’opération envisagée. B. Un même fondement tiré de l’anormalité de l’opération entreprise Le point commun le plus évident qui relie l’acte anormal de gestion aux prix de transfert réside dans le critère de l’anormalité dont ils font chacun usage. Dans son appellation même, l’acte anormal de gestion place le critère de l’anormalité au cœur de ses composantes. Cette théorie s’applique sans discussion chaque fois qu’une entreprise a exposé une charge anormale, c’est-à-dire étrangère à une gestion commerciale normale par ses modalités ou par son objet. Le prix de transfert ne diffère pas fondamentalement de cette conception. En particulier, l’article 57 du CGI repose sur le postulat que la société française a contracté selon des conditions anormales en ce sens qu’un avantage a été accordé par la société établie en France à la société établie à l’étranger. Les méthodes employées pour procéder à l’identification d’un acte anormal de gestion et d’un prix de transfert ainsi que les méthodes de redressement de ces pratiques font également appel au critère tiré de l’anormalité entreprise. Si l’on retient comme approximation que l’acte anormal de gestion existe lorsque la charge ou le manque à gagner constatés par une entreprise sont excessivement élevés, on sait que l’un des moyens classiques pour le démontrer consiste à comparer les modalités de la transaction en cause avec celles d’une transaction intervenue dans le cadre de relations de marchés consenties entre personnes indépendantes. Le Conseil d’État a par exemple récemment jugé que l’appréciation du caractère anormal de la rémunération d’avances de fond consenties par une entreprise à une autre devait être évaluée par rapport à la rémunération que le prêteur pourrait obtenir auprès d’un établissement financier ou d’un organisme assimilé auprès duquel il placerait, dans des conditions analogues, des sommes d’un montant équivalent14. 12 P.-F. Racine, concl. sur CE 27 juillet 1984, Renfort Service, RJF 10/84, n° 1233, concl. p. 562. 13 CE 21 juin 1995, SA Sofige, RJF 8-9/95, n° 963, concl. Ph. Martin, p. 559. 14 CE 31 juillet 2009, SARL Jean-March Brocard, req. n° 301935. 116 De la même manière, l’article 57 alinéa 4 du CGI prévoit qu’en l’absence d’éléments précis permettant d’opérer les redressements, « les produits imposables sont déterminés par comparaison avec ceux des entreprises similaires exploitées normalement ». En matière de prix de transfert, le prix « normal » est en effet le prix de pleine concurrence, c’est-à-dire le prix pratiqué dans le cadre d’une transaction comparable entre entreprises indépendantes. La comparaison doit naturellement être pertinente. Ainsi, pour démontrer l’existence d’un avantage accordé aux filiales étrangères d’un groupe par rapport aux filiales françaises de ce groupe, l’administration ne saurait se borner à comparer les redevances facturées aux filiales françaises et celles facturées aux filiales étrangères du même groupe mais doit comparer les pratiques de facturation de la société française et celles d’une société autre exploitée dans des conditions normales15. On ne saurait toutefois inférer du critère de l’anormalité la constatation automatique d’un acte anormal de gestion ou d’un prix de transfert. Il a ainsi été jugé que les relations commerciales unissant les sociétés mères et leurs filiales pouvaient être interprétées de manière plus souple que les transactions réalisées entre sociétés indépendantes. Ainsi, il n’y a pas acte anormal de gestion si, dans ses relations commerciales avec sa filiale, une société mère ne réalise aucun bénéfice, à condition qu’elle ne réalise pas davantage une perte16. De même, le critère tiré de la facturation à un prix inférieur au prix de revient ne suffit pas à établir une gestion anormale mais encore faut-il que l’administration prouve que les prix consentis à l’intérieur du groupe étaient sans commune mesure avec ceux de la concurrence17. En effet, il convient d’apprécier prudemment l’écart entre le prix convenu pour une opération et le prix normal du marché. Comme le relevait le commissaire du gouvernement Philippe Martin dans ses conclusions sur l’arrêt SA Sovemarco-Europe, particulièrement illustratif des liens unissant l’acte anormal de gestion et les prix de transfert, « autant de pures libéralités, comme la prise en charge des frais incombant à autrui, peuvent paraître suspectes, autant il est difficile d’exiger que les prix convenus soient toujours analogues pour toutes les transactions impliquant un contribuable imposable en France. Un écart de prix par rapport à la moyenne peut sembler suspect lorsque les entreprises sont associées, ce qui est la raison d’être de l’article 57 du CGI, mais la négociation entre entreprises indépendantes peut aboutir, sans intention de libéralité, à des prix différents des prix usuels, pour des raisons tenant aux rapport de forces entre les parties ou à l’équilibre du contrat ». La convergence pourrait même être accrue entre acte anormal de gestion et prix de transfert si l’on voulait bien, comme le propose le professeur Martin Collet, débarrasser l’acte anormal de gestion de la référence contestable à l’intérêt de l’exploitation au profit d’un réinvestissement de l’idée d’anormalité, c’est-à-dire de contrariété aux usages. « En effet, déterminer le caractère normal ou anormal d’un acte de gestion au regard des usages implique de comparer des comportements (le compor15 CE 7 novembre 2005, Sté Cap Gemini, Dr. fisc. 2006, n° 14, comm. 311, concl. E. Glaser. 16 CE 24 février 1978, Dr. fisc. 1978, n° 30, p. 1212, concl. Rivière. 17 CE 26 juin 1996, SARL Rougier-Hornitex, RJF 1996.8-9.560. N° 2 - Février 2012 / Gestion & Finances Publiques 4. L’objet et les procédures tement particulier de l’entreprise par rapport aux comportements « moyens », généralement constatés »18. Il s’agit ainsi de réduire à la portion congrue les questions subjectives d’intention ou de mobile de l’acte de gestion et de se borner à apprécier des éléments matériels. « L’établissement de la preuve échappe ainsi aux ornières moralistes et aux jugements de valeur : la question n’est plus de savoir si l’entreprise a bien ou mal agi (dans ou contre son intérêt) mais si le comportement qu’elle a adopté est commun ou non » 19. Adopter une telle méthode, difficile à mettre en œuvre permettrait de mettre l’acte anormal de gestion en adéquation avec la théorie des prix de transfert, depuis longtemps attachée au critère de l’anormalité et au mécanisme comparatif. II. Les prix de transfert, laboratoire pour l’évolution de l’acte anormal de gestion en fiscalité interne L’hypothèse que nous formulons est que la théorie des prix de transfert, du fait de son caractère international marqué et de son application ciblée aux groupes de sociétés, loin de ne constituer qu’une application de l’acte anormal de gestion est également annonciatrice des évolutions qui pourraient ou devraient affecter ce dernier. En toute hypothèse, les prix de transfert se révèlent être un avant-poste permettant d’observer ce que pourrait être l’avenir de l’acte anormal de gestion. Le résultat de l’analyse est double : la charge de la preuve pour le contribuable pourrait paradoxalement s’en trouvée facilitée et la sécurisation des opérations des contribuables accrue. A. La facilitation de la charge de la preuve pour le contribuable Cette facilitation ne relève pas, a priori, de l’évidence. Il est même de coutume d’écrire que la charge probatoire incombant au contribuable est actuellement plus rigoureuse dans le cadre des prix de transfert qu’en matière d’acte anormal de gestion20. Il est en effet exact que l’article 57 du CGI relatif aux prix de transfert pose une présomption de transfert de bénéfices. Certes, cette présomption est conditionnée par une double preuve incombant à l’administration fiscale : cette dernière ne peut en effet imposer l’entreprise française à hauteur des avantages consentis à la filiale étrangère qu’à la double condition de démontrer qu’existe un lien de dépendance et un avantage accordé par la société établie en France à la société établie à l’étranger. La réunion de ces deux conditions entraîne une présomption simple de transfert indirect de bénéfices que l’entreprise située en France peut renverser à condition d’établir l’existence d’une contrepartie à cet avantage. Par conséquent, le contribuable peut combattre la présomption en démontrant que les avantages constatés ne se sont pas traduits par un transfert de bénéfices à l’étranger dès lors que l’entreprise en retirait une contrepartie dans le cadre d’une gestion normale. La charge de la preuve se trouve en quelque sorte partagée en matière de prix de transfert. Néanmoins, elle est généralement présentée comme d’autant plus sévère pour le contribuable que deux dispositifs alourdissent ses obligations. D’une part, l’article L 13 B permet à l’administration lorsque des éléments de comptabilité font présumer qu’une entreprise a opéré un transfert indirect de bénéfices au sens de l’article 57 du CGI, de demander à l’entreprise des informations et documents concernant la nature de ses relations avec les sociétés étrangères concernées et les méthodes de détermination des prix des opérations qu’elle effectue avec ces entreprises. D’autre part, l’article L. 13 AA LPF instaure, depuis 2009, pour les grandes entreprises une obligation documentaire de nature à permettre un contrôle plus efficace des échanges intra-groupe21. Au contraire, dans le cadre de l’acte anormal de gestion, la charge de la preuve pour le contribuable est, à première vue, moins lourde puisqu’elle semble reposer entièrement sur l’administration fiscale. En effet, cette dernière doit apporter à la fois la preuve de l’existence d’un avantage et celle de l’absence de contrepartie22. Les choses pourraient être ainsi résumées : dans le cadre de l’acte anormal de gestion, l’administration supporte l’intégralité de la charge de la preuve de l’anormalité de l’acte alors qu’une présomption existe en matière de prix de transfert. Cette présentation classique ne paraît pourtant plus pleinement conforme à la réalité. Au cours de la décennie écoulée, les règles probatoires en matière d’acte anormal de gestion ont beaucoup évolué en dessinant en quelque sorte un cercle et en revenant à leur point de départ. A la suite des arrêts Etablissements Lebreton de 200323, Sté Sylvain Joyeux24, et SELAFA Géomat25, la jurisprudence semble aujourd’hui fixée pour les actes anormaux de gestion commis dans les groupes de sociétés : si, par principe, une présomption de régularité est attachée aux factures présentées en bonne et due forme, il a été jugé que, lorsque cette facture émane d’une personne liée au contribuable, elle ne peut suffire à démontrer la déductibilité des charges qui s’y rapportent. Il revient alors à l’entreprise de démontrer l’existence et la valeur de la contrepartie, en fournissant d’autres éléments pour consolider la présomption dont la force probante a été amoindrie par le lien unissant l’auteur de la facture à son destinataire. Résultant de l’arrêt SELAFA Géomat, cet état du droit constitue une problématique proche de celle des prix de transfert et il est assez visible que les règles de preuve applicables en matière de prix de transfert ont été étendues en matière d’actes anormaux de gestion commis à l’intérieur d’un groupe. On pourrait s’en inquiéter en considérant que l’obligation désormais faite au contribuable de démontrer l’existence des contreparties en cause est moins favorable au contribuable et que l’influence des règles de prix de transfert s’est faite contre lui. C’est là une vision trop rapide du sujet. Comme ont pu le relever certains auteurs, il résulte des méandres de la jurisprudence que « la situation des contribuables accusés par l’administration d’avoir commis un acte anormal de gestion semble 21 18 M. Collet, « Contrôle des actes de gestion : pour un retour à l’anormal », Dr. fisc. 2003, n° 14, p. 536. 19 Ibid. 20 A. Fauchon, « La preuve de l’acte anormal de gestion », in C. Puigelier, La preuve, Economica, 2004, p. 150. V. également Ch. de la Mardière, La preuve en droit fiscal, Litec, 2009, n° 330. Gestion & Finances Publiques / N° 2 - Février 2012 P.-Y. Bourtourault et M. Bénard, « Les nouvelles obligations documentaires en matière de prix de transfert », Dr. fisc. 2011, n° 4, étude 121. 22 CE Plén. 27 juillet 1984, SA Renfort Service. 23 CE Sect. 20 juin 2003, Sté Ets Lebreton, Rec. 273, Dr. fisc. 2004, n° 5, comm. 200, concl. P. Collin. 24 CE 21 mai 2007, Sté Sylvain Joyeux, Dr. fisc. 2007, n° 46, comm. 970, concl. E. Glaser, note Ch. de la Mardière ; RJF 8-9/2007, n° 953 ; RJF 2007, n° 7, chron. O. Fouquet, p. 631. 117 Contrôle fiscal - Seconde partie se rapprocher très sensiblement de celle des contribuables qui doivent défendre une politique de prix de transfert puisque, dans les deux cas, il leur appartient d’apporter la preuve de l’existence de contreparties aux transactions en cause »26. Ce rapprochement tourne même peut-être à l’avantage des prix de transfert dans la mesure où, dans ce cas, « la preuve de l’existence et de la valeur des contreparties devrait être apportée ab initio alors qu’en matière de prix de transfert, la preuve de l’existence de contreparties ne doit être apportée que pour renverser la présomption de transfert de bénéfice si l’administration a d’abord réussi à démontrer l’anormalité du prix ». Dès lors, le recours à la méthode comparative qui en résulte pour les prix de transfert comme pour les actes anormaux de gestion peut être perçu comme une garantie pour le contribuable. L’administration ne saurait se borner à critiquer les comparables présentés par les contribuables. Elle doit également faire la preuve de la pertinence de ses analyses et justifier du caractère comparable des marchés, des produits et des niveaux de commercialisation. La présomption de transfert de bénéfices est subordonnée à la satisfaction de ces conditions, ce qui en limite sensiblement les effets pratiques. permettant de conforter les groupes de sociétés dont le bénéfice imposable est en grande partie déterminé par des prix de transfert. Pour faire face aux risques d’une réintégration du bénéfice transférer sur le fondement de l’article 57 du CGI, une entreprise française est autorisée à solliciter l’administration fiscale en lui soumettant un dossier décrivant les méthodes de calcul des prix de transaction intra-groupe afin qu’elle se prononce sur la conformité au droit du dispositif présenté. Des accords préalables sur les prix de transfert peuvent être conclus sur ce fondement. Ces accords permettent de lier non seulement l’administration fiscale française mais également celle d’autres États. Par ailleurs, dans l’objectif de ne pas réserver ce dispositif aux seules grandes entreprises mais au contraire de l’étendre aux PME, le législateur a prévu la possibilité d’un accord unilatéral donné par l’administration française. B. La sécurisation des opérations envisagées par le contribuable On peut penser légitimement penser que le rescrit est un exemple à méditer pour l’acte anormal de gestion. On objectera que les rescrits prix de transfert sont en nombre très confidentiel et que l’éparpillement de ce type de dispositifs n’est pas à conseiller. De même, on pourrait faire parallèlement valoir que la conjonction d’un groupe de sociétés et d’une mise en jeu de la fiscalité internationale présente des difficultés qu’on ne rencontre pas nécessairement dans le cadre interne des actes anormaux de gestion. Cependant, dans cette hypothèse, comment justifier l’existence d’un rescrit abus de droit ? Le premier dispositif applicable aux prix de transfert dont on pourrait s’inspirer est le rescrit. Suivant en cela les commentaires OCDE, la France a en effet introduit une procédure d’accord préalable en matière de prix de transfert d’abord par une instruction du 7 septembre 199927 puis légalisée par l’article 20 de la loi de finances rectificative pour 2004 et codifié à l’article L. 80 B, alinéa 7, du LPF. Dans la mesure où la pratique des contrôles fiscaux fait peser une incertitude juridique sur les entreprises, le législateur a créé un mécanisme Un second dispositif a trait à la diffusion de l’information sur les comportements constitutifs de prix de transfert. Ainsi, à titre d’exemple, le guide fiscal des prix de transfert à l’usage des PME ou le code de conduite relatif à la documentation des prix de transfert pour les entreprises associées au sein de l’Union européenne publié par la Commission européenne en juin 2006 constituent-ils des instruments précieux permettant de faire connaître aux opérateurs économiques – contribuables – les règles du jeu et de prévenir des comportements inadéquats. En dehors du système probatoire, le contribuable dispose, dans le cadre des prix de transfert, de certaines garanties pouvant constituer un modèle pour la théorie de l’acte anormal de gestion. 25 CE 16 mai 2008, SELAFA Geomat, Dr. fisc. 2008, n° 30, comm. 430, concl. F. Séners, note Ch. de la Mardière. 26 P.-Y. Bourtourault et M. Bénard, « Relations intragroupes, prix de transfert et acte anormal de gestion : vers une convergence des règles de preuve applicables aux opérations nationales et internationales », Dr. fiscal. 2009, n° 50, étude 576. 27 BOI 4-A-8-9 du 17 septembre 1999. 118 Ce faisant, la sécurisation du contribuable se trouve renforcée par les prix de transfert qui jouent ainsi, un rôle d’éclaireur, laissant entrevoir les voies et moyens d’une adaptation de l’acte anormal de gestion aux préoccupations fiscales contemporaines. Si l’étude de l’intérêt fiscal des groupes de sociétés peine encore s’imposer, l’intérêt de l’étude fiscale des groupes de sociétés n’est plus à démontrer. ■ N° 2 - Février 2012 / Gestion & Finances Publiques